Lacenaire/33

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Jules Laisné (p. 195-199).


CHAPITRE XXXIII.

Le procès. ― Physionomies d’accusés. ― Un drame bien charpenté.


Ce fut le 12 novembre 1835 que commença, en Cour d’assises, le triste procès qui amena Lacenaire devant la justice.

Un auditoire immense et une foule d’avocats en robe étaient venus assister à ces débats dont les principaux détails, connus d’avance, avaient excité au plus haut point l’intérêt. Tous les regards se tournaient vers les pièces à conviction, placées sur une table adossée au bureau des magistrats. On y remarquait des vêtements d’homme et de femme, un sac de paille imitant un sac d’argent, une porte d’appartement dont les panneaux étaient revêtus de voliges destinées à préserver de tout contact des inscriptions faites à la craie ; plus loin, une lime aiguisée, un carrelet ou tire-point et une hache.

Après le tirage au sort du jury, les accusés furent introduits. Un vif mouvement de curiosité accueillit leur entrée. Le premier qui parut fut Lacenaire. Jeune, frais, élégant, d’une figure riante, agréable et relevée par une moustache soyeuse, il franchit lestement un gradin placé devant lui, et, après avoir promené un regard plein d’aménité sur tout l’auditoire, s’assit avec aisance au banc d’infamie. Il engagea tout d’abord avec son avocat, Me Brochant, une conversation qu’interrompit souvent son sourire. Il paraissait entièrement étranger au débat qui se préparait, et son assurance contrastait de la manière la plus frappante avec l’attitude morne et silencieuse des deux complices que ses révélations avaient amenés à la Cour d’assises avec lui.

Lacenaire portait à la Cour d’assises un habit bleu fort propre, à collet de velours, et un pantalon noir. Il tenait de temps en temps à la main un mouchoir de fine batiste, ce qui était à cette époque une nouveauté luxueuse ; car, généralement, les hommes se servaient de foulards en soie.

Les soins que nécessitait sa défense, l’inquiétude qui aurait dû le travailler, ne l’avaient pas distrait de sa manie littéraire, et il avait remis à son défenseur, qui la faisait circuler parmi ses confrères, une pièce rimée dans laquelle il revendiquait la propriété de la fameuse chanson intitulée : Pétition d’un Voleur à un Roi son voisin.

Avril paraissait très préoccupé ; François avait le visage contracté et le maintien tranquille.

Tous deux, décemment vêtus, conservaient les allures de l’ouvrier parisien sous leurs redingotes neuves, et avaient le regard abbattu. Certes, il y avait bien de quoi, car jamais mélodramaturge au service du boulevard du Temple n’avait mieux tissé un drame que le hasard ne l’avait fait dans celui où ces deux hommes jouaient leurs têtes.

Afin qu’on saisisse d’un seul coup d’œil le côté dramatique de ces longs débats, nous allons, au risque de nous répéter, mais pour faciliter la besogne au lecteur, dessiner à grands traits la position respective des accusés entre eux.

Avril, se trouvant en prison, et persuadé que Lacenaire lui avait frustré sa part dans l’affaire de la rue Montorgueil, l’avait dénoncé comme auteur de cet attentat, auquel lui-même, Avril, n’avait pas participé, et s’était offert à le faire prendre.

François, arrêté pour une escroquerie et voulant se dégager des mains de la police, crut faire un coup de maître en révélant à la justice l’assassinat du passage du Cheval-Rouge dont il ne s’était pas mêlé.

Tous deux pensaient, sans s’être consultés, bien entendu, que la police ne ferait pas connaître à Lacenaire le nom de son délateur. François était convaincu qu’il garderait le silence sur la tentative de la rue Montorgueil ; Avril ne pouvait supposer qu’il parlerait du meurtre de Chardon.

Lacenaire, au dépôt, ayant été mis au courant de ces perfidies, il résolut de faire tomber la tête des deux traîtres avec la sienne, et, pour assurer jusqu’au bout sa vengeance, il s’astreignit à jouer à la Cour d’assises le rôle de ministère public, à réfuter pied à pied les défenses de ses complices afin de les confondre à chaque pas. Ceux-ci, en se débattant, dans les enchevêtrements de leurs crimes, contre ce mauvais génie, furent obligés de faire avec lui assaut de ruse et d’habileté. Là se trouvait l’intérêt de cette lutte judiciaire.

Quant à la Justice, elle avait, elle, un autre but. Soupçonnant, d’après les dépositions des habitants de la rue Montorgueil, d’après celles des médecins qui visitèrent le cadavre des Chardon, et par la présence inexpliquée d’un couteau ramassé sur le lieu du crime, qu’il y avait trois assassins apostés pour tuer le garçon de caisse, et que trois autres avaient participé au meurtre du passage du Cheval-Rouge ; la Justice, disons-nous, crut devoir faire tous ses efforts pour amener Lacenaire à découvrir le troisième criminel, ce sanglant inconnu, qui, selon son intime conviction, s’était servi du couteau brisé, trouvé dans la chambre de la vieille femme.

Des précautions extraordinaires avaient été prises pour empêcher, entre les accusés, une collision que les rumeurs de la prison signalaient comme imminente. La garde avait été doublée, et deux agents de la police de sûreté, placés derrière eux, surveillaient leurs mouvements.

Un instant avant l’ouverture de l’audience, Lacenaire se mit à causer amicalement avec les deux gendarmes au milieu desquels il était assis.

M. Dupuy, conseiller à la Cour royale de Paris, présidait la Cour d’assises ; M. Partarrieu-Lafosse, avocat-général, occupait le siège du ministère public ; Me Brochant, avocat stagiaire, défendait Lacenaire ; Me Laput était le défenseur de François ; Me Vidallot plaidait pour Avril. Les témoins étaient au nombre de cinquante-cinq.

— Accusé, levez-vous, dit M. le président à Lacenaire. Comment vous appelez-vous ?

— Pierre-François Lacenaire.

— Votre âge ?

— Trente-cinq ans.

— Votre profession ?

— Ancien commis-voyageur.

Les mêmes questions furent adressées aux deux autres accusés qui déclarèrent s’appeler Pierre-Victor Avril, menuisier, âgé de trente ans, né et domicilié à Issy.

Le greffier donna ensuite connaissance, aux trois complices, des actes d’accusation dressés contre eux.

Nos lecteurs étant déjà instruits des crimes qui leur étaient reprochés, il est inutile de mettre sous leurs yeux ces documents.

Pendant qu’on les lisait, Lacenaire conserva une attitude indifférente et distraite. Son sourire toutefois avait quelque chose de convulsif et de forcé ; il appuyait sa tête sur la barre et jetait de temps en temps de rapides coups d’œil sur ses co-accusés, lorsque l’accusation se reportait sur eux par suite de ses dépositions. Avril s’efforçait de paraître impassible ; François lançait à Lacenaire des regards pleins de menace et de courroux.

Celui-ci était presque endormi lorsque le greffier termina cette lecture, qui dura près de deux heures, et ce ne fut que lorsque le président relata les différents chefs d’accucation qui pesaient sur lui qu’il parut seulement s’arracher à sa torpeur. Il rajusta élégamment alors sa chevelure, et écouta sans s’émouvoir la longue nomenclature d’assassinats et de faux qui lui étaient imputés. L’audience fut suspendue un instant. À sa reprise, M. le président fit sortir Avril et François, et procéda à l’interrogatoire de Lacenaire, qu’il engagea à rester assis. L’accusé se leva et salua gracieusement.