Lacordaire intime - L’Ami et le Prêtre

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Lacordaire intime - L’Ami et le Prêtre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 45-79).
LACORDAIRE INTIME
L’AMI ET LE PRÊTRE

« Si c’est vers les âmes que tes affections se portent, aime-les, ô mon âme, mais aime-les en Dieu. Ramène avec toi toutes celles que tu pourras ramener; tu les entraîneras, parce que l’esprit de Dieu parlera par ta bouche. » Bien des siècles se sont écoulés depuis que saint Augustin laissait échapper ces paroles dans ces Confessions brûlantes où il exhalait devant Dieu ses remords et ses ardeurs; et cependant, lorsque naguère elles me tombaient sous les yeux, c’est à Lacordaire qu’elles me faisaient aussitôt penser. Si, parmi les orateurs sacrés que notre âge a connus, il en est un qui ait ramené les âmes, c’est assurément celui dont l’éloquence rassemblait sous les voûtes, longtemps désertes, de Notre-Dame, une l’ouïe telle que, depuis le moyen âge, la vieille basilique n’en avait point vue. Mais, s’il les a entraînées, ce n’est pas seulement parce que l’esprit de Dieu parlait par sa bouche, c’est aussi, c’est surtout parce qu’il les a aimées.

Cet amour du prêtre pour les âmes est le grand secret de l’action qu’il exerce. On peut dire que sa force est en proportion de son amour. Quelle est l’origine de cet amour, sur lequel ne s’est point exercée l’observation des psychologues, et qui a échappé aux classifications d’un Stendhal, parce qu’il était incapable même d’en concevoir l’idée ? Est-ce un sentiment d’une nature toute particulière, qui serait chez le prêtre un des fruits surnaturels de la vocation, qui se développerait par le ministère et qui se confondrait avec les autres devoirs du sacerdoce? Est-ce, en un mot, ce qu’on appelle, dans la langue religieuse, une grâce d’état? N’est-ce pas, au contraire, un sentiment plus pur, sans aucun doute, plus noble, plus relevé, mais cependant du même ordre que l’amour humain? Assurément, un vrai prêtre ne reculera, pour sauver une âme, devant aucune démarche, devant aucun péril ; il ira porter les sacremens à un malade dans un hôpital de pestiférés, et l’absolution à un mourant sur le champ de bataille. Cela, c’est le devoir. Mais l’intelligence des besoins d’un cœur, la participation aux souffrances qu’il éprouve, la divination des remèdes dont il a besoin, l’intime association à toutes les luttes qu’il engage, la joie de ses triomphes, la tristesse et presque l’humiliation de ses défaites, cela, c’est autre chose. C’est l’amour; et Lacordaire lui-même l’a écrit : « Il n’y a pas deux amours; l’amour du ciel et celui de la terre sont le même, excepté que l’amour du ciel est infini. »

Je crois ne rien avancer de profane ni d’irrespectueux, en disant que tous les grands pasteurs d’âmes, dont s’honore l’Eglise catholique, n’ont, à leur suite, entraîné tant de cœurs vers Dieu que par leur puissante faculté d’aimer. C’est une erreur de croire que les austères obligations du sacerdoce détruisent cette faculté chez le prêtre. Elles ne font que la transformer, en la dégageant des sentimens moins purs qui troublent le commun des hommes ; mais peut-être que, par cela même, elles la fortifient et la rendent plus durable, comme l’amputation des branches parasites ajoute à la vigueur du tronc. C’est encore Lacordaire qui va nous dire, en termes pleins de délicatesse, comment cette transformation s’opère : « Il serait singulier que le christianisme, fondé à la fois sur l’amour de Dieu et des hommes, n’aboutît qu’à la sécheresse de l’âme à l’égard de tout ce qui n’est pas Dieu. Seulement, il y a souvent de la passion dans les amitiés, et c’est ce qui les rend dangereuses et dommageables. La passion trouble à la fois les sens et la raison, et, trop souvent même, elle aboutit au mal, au péché. Ce qui ruine l’amour, c’est l’égoïsme, ce n’est pas l’amour de Dieu, et il n’y eut jamais sur la terre d’ardeurs plus durables, plus pures, plus tendres que celles auxquelles les saints livraient leur cœur, à la fois dépouillé et rempli, dépouillé d’eux-mêmes et rempli de Dieu. »

Sans y penser, sans doute, Lacordaire a retracé dans ces lignes l’histoire de sa vie morale. Son cœur dépouillé a été rempli de saintes amitiés ; mais avant de le remplir, il avait commencé par le dépouiller. Il était né, en effet, avec une nature ardente et rêveuse. Ses lettres de jeune homme nous le montrent en proie aux inquiétudes et aux mélancolies de son âge. Ce qui l’agite, c’est l’inconnu de sa destinée. A certains jours il rêvait la gloire; puis, le lendemain, il écrivait à un ami : « Je ne comprends pas comment on peut se donner tant de mal pour cette petite sotte. Vivre tranquille, au coin du feu, sans prétentions et sans bruit, est chose plus douce que jeter son repos à la renommée, pour qu’elle nous couvre en échange de paillettes d’or. » Parfois le désir de voir des pays nouveaux était la forme que prenait son inquiétude, et les seuls mots de Grande-Grèce le faisaient frémir et pleurer. Puis, au contraire, il se persuadait qu’il ne serait jamais content de lui que lorsqu’il posséderait trois châtaigniers, un champ de pommes de terre, un champ de blé et une cabane au fond d’une vallée suisse. Dans sa chambrette solitaire de la rue du Dragon, il rêvait d’une cure de campagne ; à peine avait-il passé le Pont-Neuf que ce rêve était remplacé par celui d’une vie active et brillante; et ces variations incessantes faisaient naître chez lui le dégoût de l’existence que son imagination avait à l’avance usée. « Je suis rassasié de tout, écrivait-il, sans avoir rien connu. » Il souffrait également de sa solitude et de l’inassouvi de son cœur. A Paris, au milieu de 800 000 hommes, il se sentait dans un désert. Il cherchait des amitiés humaines, et ces amitiés le fuyaient ou le trompaient. « Où est, s’écriait-il, l’âme qui comprendra la mienne? » Il n’avait plus d’intérêt, plus de goût à rien, ni aux spectacles, ni au monde, ni aux jouissances de l’amour-propre. Il sentait sa pensée vieillir et il en découvrait les rides à travers les fleurs dont son imagination la couvrait encore. Il commençait à aimer sa tristesse et à vivre beaucoup avec elle. Mais écoutons-le nous décrire plus tard le mal dont il avait souffert : « A peine dix-huit printemps ont-ils épanoui nos années que nous souffrons de désirs qui n’ont pour objet ni la chair, ni l’amour, ni la gloire, ni rien qui ait une forme ou un nom. Errant dans le secret des solitudes ou dans les splendides carrefours des villes célèbres, le jeune homme se sent oppressé d’aspirations sans but ; il s’éloigne des réalités de la vie comme d’une prison où son cœur étouffe, et il demande à tout ce qui est vague et incertain, aux nuages du soir, aux vents de l’automne, aux feuilles tombées des bois une impression qui le remplisse en le navrant. Mais c’est en vain ; les nuages passent, les vents se taisent, les feuilles se décolorent et se dessèchent, sans lui dire pourquoi il souffre. »

C’est l’accent et presque le langage de René. Supposez maintenant que René ne fût pas devenu chrétien et prêtre. Que lui serait-il arrivé? Probablement l’éternelle et banale histoire de l’homme. Il aurait cherché l’âme qui comprendrait la sienne et il l’aurait trouvée, car ces âmes-là, on les trouve ou, du moins, on croit les trouver toujours. Il aurait aimé ; il aurait plus ou moins souffert. Comme il avait le don littéraire, il aurait peut-être raconté son amour, et nous aurions un roman de plus. Puis il se serait consolé, et il aurait vécu de la commune vie, partagé entre des intérêts prosaïques et des affections placides.

Au lieu de cela, il est entré au séminaire à vingt-deux ans. Il y apportait une nature passionnée et un cœur vierge. Si minutieusement qu’ait été fouillée sa vie, la trace d’aucun sentiment romanesque n’a pu en effet y être découverte. Le Père Gratry raconte, dans ses Souvenirs, avec une grâce infinie, qu’il conserva deux ans certaine rose qui lui avait été jetée un soir de bal et qu’au moment où il résolut de consacrer sa vie à Dieu, rien ne lui en coûta autant que de jeter cette rose et de couper cette fibre de cœur. « Je sentis longtemps, ajoutait-il, le froid de cette coupure. » Rien de semblable dans la vie de Lacordaire; et si le témoignage de son pieux biographe, le Père Chocarne, ne paraissait pas tout à fait suffisant sur ce point, il faudrait bien s’en rapporter à celui de Lacordaire lui-même. Nous avons un assez grand nombre de lettres écrites par lui à des amis, à des camarades de son âge. On vient récemment d’en publier un gros volume. Elles sont toutes plutôt sévères et un peu mélancoliques. A peine, de temps à autre, une plaisanterie. Ecrivant à un de ses amis qui était aux eaux de Luxeuil, il lui demande des nouvelles de ses promenades, des incidens qui arrivent, des dames auxquelles il fait la cour, puis il ajoute : « Ah! mon Dieu, j’oublie que je parle à un sauvage, à un homme qui ne sait pas baiser une femme au front. » Mais il ne paraît pas que lui-même ait été moins sauvage que son ami, car il écrivait, à la même date, à l’un de ceux avec lesquels il était le plus intime : « J’ai aimé des hommes, mais je n’ai point encore aimé de femmes et je ne les aimerai jamais par leur côté réel. » Six mois après, il entrait au séminaire. Une de ses cousines a raconté qu’à ses premières vacances, il se promenait avec elle, à la campagne, lorsqu’il aperçut sur le haut d’une cabane une branche de chèvrefeuille : « Ah! ma cousine, s’écria-t-il avec pétulance, que je serais tenté de grimper là-haut, de cueillir cette branche et de vous l’offrir; mais avec mon habit, ce ne serait pas convenable. » — Qui croirait, si les deux témoignages n’étaient également sincères, que le Père Gratry a gardé deux ans la rose, et que le Père Lacordaire n’a même pas cueilli le chèvrefeuille?

Il est superflu d’ajouter que les émotions auxquelles avait échappé sa jeunesse furent inconnues à son sacerdoce. « Je suis toujours étonné, écrivait-il à un jeune homme, de l’empire qu’exerce sur vous la vue de la beauté extérieure et du peu de force que vous avez pour fermer les yeux. Je vous plains bien de votre faiblesse, et je l’admire comme un grand phénomène dont je n’ai pas le secret. Jamais, depuis que j’ai connu Jésus-Christ, rien ne m’a paru assez beau pour le regarder avec concupiscence. C’est si peu de chose pour une âme qui a vu Dieu une fois et qui l’a senti. » Mais cette vision de Dieu ne l’empêchait pas de regarder aussi les âmes et de s’attacher à elles. Ceux-là seulement qui en sentaient le prix et la beauté étaient, suivant lui, appelés au sacerdoce qu’il définissait : une immolation de l’homme ajoutée à celle de Dieu. Dans cette immolation même de tout sentiment égoïste et passionné, il trouvait la sécurité nécessaire pour se livrer aux attachemens que lui rendait indispensables la tendresse naturelle de son cœur. Avec l’accomplissement de ses devoirs de prêtre, ces attachemens ont rempli sa vie. Dans sa jeunesse il a aimé Montalembert; dans un âge plus avancé, l’abbé Perreyve. Il a aimé également Mme Swetchine, la comtesse Eudoxie de La Tour du Pin, et une personne moins connue, dont le nom revient cependant parfois dans ses lettres à Mme Swetchine. Nous ne possédons de sa correspondance avec Montalembert et avec l’abbé Pereyve que des fragmens. Celle avec Mme Swetchine et avec la comtesse Eudoxie de La Tour du Pin a été, au contraire, publiée tout entière. Une bienveillante communication m’a permis de tenir entre mes mains toutes ses lettres à Mme de V... Je voudrais le montrer tel qu’il apparaît dans ses relations avec ces trois femmes. La première fut pour lui une mère, et la seconde une amie. Quant à la troisième, on peut dire qu’elle fut l’amie.


I

A l’époque où celui que l’Eglise a nommé depuis saint Jérôme, et qui s’appelait alors Eusebius Hieronymus, quittait, pour revenir à Rome, le désert de Chalcide où il avait dompté, dans la pénitence et les larmes, les ardeurs de sa nature fougueuse, une veuve qui portait un nom illustre dans les fastes romaines, Marcella, fille d’Albine, venait de se convertir à la religion chrétienne et elle avait transformé son palais somptueux du mont Aventin en un lieu de réunion pieuse. Personnellement elle y vivait de la vie la plus simple, toujours habillée de vêtemens de couleur brune, et elle y avait ouvert un oratoire où les dames pieuses venaient prier. « Lorsque les affaires de l’Eglise me contraignirent à venir à Rome, a écrit le saint, comme j’évitais, par une retenue que je croyais nécessaire à mon propre salut, la fréquentation des dames de condition dont la piété jetait alors tant d’éclat, elle montra, pour me servir de l’expression de l’apôtre, une importunité si persévérante et, en même temps si touchante, qu’elle me força de m’écarter en sa faveur de la règle que je m’étais prescrite. » Saint Jérôme passa en effet sous le toit de Marcella les trois années de son séjour à Rome, et plus d’une fois, pendant ces trois années, au cours des ardentes controverses auxquelles il se trouva mêlé, Marcella eut occasion d’exercer sur lui sa douce et prudente influence. « Marcella, disait-il, eût voulu mettre sa main sur ma bouche pour m’empêcher de parler, » et dans une autre lettre : « Souvent mon rôle changeait en face d’elle, et de maître je devenais disciple. » Mais comme Marcella avait à un souverain degré (c’est encore Jérôme qui parle) le tact délicat des convenances, elle donnait toujours ses propres idées, lors même qu’elle ne les devait qu’à la pénétration de son esprit, comme lui ayant été suggérées par Jérôme lui-même ou par quelque autre.

Au bout de trois ans, Jérôme quitta cependant et ce palais du mont Aventin, transformé en couvent, et Rome elle-même, qui était toujours la ville élégante et lettrée par excellence, un peu le Paris d’aujourd’hui, pour se rendre à Jérusalem et pour y mettre en pratique, d’accord avec celle qui devait être un jour sainte Paule, son grand dessein de vie monastique. Mais durant les vingt années que Jérôme et Marcella demeurèrent séparés une pieuse correspondance les consolait de vivre éloignés l’un de l’autre, et « si leurs corps étaient séparés, leurs âmes étaient unies. » Aussi quand mourut Marcella, Jérôme adressa-t-il à la vierge Principia, qui lui avait fermé les yeux, une de ces lettres que les chrétiens de la primitive Église se communiquaient les uns aux autres et qui étaient l’équivalent d’une notice nécrologique de nos jours. Dans cette lettre, il faisait l’éloge de celle qu’il appelait notre Marcella, parce que, disait-il, « nous l’avons également aimée tous les deux et nous avons également partagé ses affections, » et il faisait connaître aux autres ce trésor dont il avait eu le bonheur de jouir si longtemps. Moins connue que Paula, moins publiquement associée qu’elle à la vie et aux austérités du grand propagateur de l’idée monastique, la pieuse et discrète Marcella n’a pas tenu une moindre place dans la vie du saint. À la fois cénobite et grande dame, ayant accepté la plupart des obligations de la vie monastique, sans être cependant tout à fait retirée du monde, elle fut le premier type de ce qu’une ironie peu justifiée appelle parfois une mère de l’Église.

Avec la différence des siècles et des personnes, il y a plus d’une ressemblance entre la liaison de Jérôme avec Marcella et celle qui a si longtemps uni Lacordaire et Mme Swetchine. Du vivant de Lacordaire, le nom de Mme Swetchine n’était guère connu. Je serais presque tenté de dire qu’il l’est un peu trop aujourd’hui. Je ne suis pas convaincu, en effet, que ceux qui avaient à cœur sa mémoire lui aient rendu le meilleur des services en la tirant de l’ombre amie où elle avait toujours vécu pour l’exposer au grand jour, sous les yeux d’un public indifférent. Je doute également qu’il fût nécessaire de consacrer à sa vie et à ses œuvres la matière de deux volumes in-octavo. Pour la faire connaître, il aurait suffi d’une de ces publications discrètes, destinées aux intimes, mais qui font peu à peu leur chemin dans le monde, révélant à ceux qui sont curieux de s’en enquérir des mérites cachés, sans vouloir les imposer de vive force à l’admiration générale. De même, un choix plus sévère parmi des productions auxquelles sa modestie n’attachait aucune importance aurait peut-être donné une plus juste idée de la finesse et de l’élévation de son esprit que cette affirmation un peu téméraire que « dans ses œuvres, des traits dignes de La Bruyère abondent à côtés d’élévations dignes de saint Augustin. » Ecrire au crayon, c’est comme parler à voix basse, a dit joliment Mme Swetchine elle-même. Or presque toutes ses œuvres étaient écrites au crayon, et en la faisant parler à voix haute, en substituant au crayon l’encre d’imprimerie, ses éditeurs ne semblent pas avoir compris le conseil indirect qu’elle leur donnait.

Il est rare que l’excès dans les publications et l’abus des superlatifs dans l’éloge n’amènent pas une certaine réaction. La réaction s’est produite en effet sous la forme d’un article ironique et malicieux de Sainte-Beuve, par lequel seul beaucoup de personnes connaissent aujourd’hui Mme Swetchine. Il ne serait pas juste cependant que les faciles malices de Sainte-Beuve fissent un tort sérieux à cette figure originale et fière. Née, à la fin du siècle dernier, en pleine corruption d’une cour russe, unie à un époux plus âgé qu’elle de vingt-cinq ans, élevée en dehors de toute pratique religieuse, mais attirée vers le christianisme par la pureté de sa nature, elle eut le courage, en dépit des railleries de Joseph de Maistre (qui cependant fut un peu son guide), de chercher par elle-même la vérité à travers une longue série de lectures et d’études théologiques d’où elle sortit catholique. Une prédilection naturelle l’attira vers notre pays, à une époque où il s’en fallait qu’une mutuelle sympathie rapprochât les deux nations; elle y passa quarante années de sa vie. Durant ces quarante années, elle vécut au centre d’une petite élite d’hommes de premier ordre qu’elle avait su rassembler autour d’elle, Cuvier, Montalembert, le Père de Ravignan, Alexis de Tocqueville, d’autres encore que je pourrais nommer. On a pu railler ce salon de la rue Saint-Dominique, à côté duquel (tout comme Marcella dans sa maison du mont Aventin) elle avait établi une chapelle où des jeunes femmes, en toilette élégante, allaient furtivement demander à la prière un secours contre les tentations du monde. Mais ce n’en est pas moins un des lieux où, pendant une longue période de temps, ont été échangés entre les hommes les plus distingués les plus nobles propos. Ce qu’il faut reconnaître et saluer en Mme Swetchine, plutôt qu’une émule de La Bruyère ou de saint Augustin (bien que des œuvres distinguées et touchantes soient sorties de sa plume), c’est, comme on l’a dit excellemment : « une chrétienne accomplie qui savait en même temps comprendre, avec une exquise délicatesse, les rapports de sa foi avec les mœurs et les sentimens de la société où elle vivait. » Pour une femme qui n’a jamais visé à la sainteté d’une Paula, c’est le plus fin des éloges, et si elle l’a mérité en quelque chose, c’est assurément dans ses relations avec Lacordaire, telles que la publication de leur correspondance nous les a fait connaître.

Lacordaire avait été présenté à Mme Swetchine par Montalembert à une époque critique de sa vie, c’est-à-dire au moment où il venait de rompre avec Lamennais : « J’abordais, a-t-il écrit, aux rivages de son âme comme une épave brisée par les flots... Par quels sentimens fut-elle ainsi poussée à me donner son temps et ses conseils? Sans doute quelque sympathie l’y portait, mais, si je ne me trompe, elle fut soutenue par la pensée d’une mission qu’elle avait à remplir près de mon âme. Elle me voyait entouré d’écueils, conduit jusque-là par des aspirations solitaires, sans expérience du monde, sans autre boussole que la pureté de mes vues, et elle crut qu’en se faisant ma providence, elle répondait à une volonté de Dieu. » Dans ces quelques lignes, Lacordaire a marqué d’un trait juste la nature de la relation si particulière qui s’ouvrit à cette date entre Mme Swetchine et lui, et qui devait durer vingt-sept ans. Du côté de Mme Swetchine, cette relation avait quelque chose de maternel et d’un peu protecteur ; du côté de Lacordaire, quelque chose de confiant et d’ingénu. Dans plus d’une circonstance, elle fut en effet sa boussole. Avec son esprit sûr, son tact de femme, sa connaissance du monde, elle prévint de sa part des résolutions inconsidérées, des mouvemens trop vifs, des démarches intempestives. De même que Marcella mettait parfois la main sur la bouche de Jérôme pour l’empêcher de prononcer des paroles imprudentes, de même Mme Swetchine (c’est à elle-même qu’est empruntée l’image) tenait Lacordaire par le pan de son habit, pour ralentir des mouvemens trop rapides ou trop brusques. C’est avec cet esprit de douce autorité qu’elle apparaît dans leur correspondance, et je ne crois pas que lettres plus originales aient jamais été échangées entre une femme et un prêtre. Rien qui rappelle les correspondances spirituelles que l’on connaît, telles que celle de Bossuet avec la sœur Cornuau, ou celle de Fénelon avec Mme de La Maisonfort. Ce ne sont pas des lettres de piété et encore moins des lettres de direction, car le directeur était plutôt Mme Swetchine. On pourrait dire que ce sont des lettres ecclésiastiques, car toutes les questions qui ont préoccupé l’Eglise catholique pendant un quart de siècle y sont traitées avec une grande hauteur de vues, et en même temps des lettres de cœur, car l’expression des sentimens personnels y tient une grande place.

Mme Swetchine environnait en effet la vie de Lacordaire de cette sollicitude affectueuse qui lui était d’autant plus nécessaire que sa mère lui avait manqué de bonne heure. Peu s’en fallut même qu’à une certaine époque il n’allât s’établir auprès d’elle, dans sa maison du mont Aventin. Mais si leur intimité ne fut jamais poussée aussi loin, jamais non plus, à travers les vicissitudes de la vie, l’attachement de Mme Swetchine ne fit défaut à Lacordaire, pas plus au prêtre encore obscur qu’au prédicateur en renom, pas plus au solitaire attristé de Sorèze qu’au Dominicain belliqueux. Cet attachement invariable n’avait rien d’exalté ni de complaisant. Mme Swetchine juge celui qu’elle aime; elle l’avertit; elle le blâme parfois; mais rien ne parvient à la détacher de lui : « Mon bonheur, lui écrivait-elle un jour, eût été de vous approuver toujours, mais ma tendresse n’en a pas besoin, et peut-être les violentes secousses auxquelles vous la soumettez renouvellent-elles avec plus de force une première adoption. Comme Rachel, j’ai pu quelquefois vous nommer l’enfant de ma douleur, et vous savez que souffrir ne décourage pas les pauvres mères. »

C’est, en effet, avec une confiance toute filiale que Lacordaire s’ouvre à Mme Swetchine sur tout ce qui le concerne. Il n’a rien de caché pour elle, ni ses troubles, ni ses incertitudes, ni ses espérances, ni ses découragemens. Constamment il parle de lui-même avec une humilité touchante : «J’ai trente-quatre ans, lui écrit-il, et il est vrai de dire que mon éducation n’est achevée sous aucun rapport. » En même temps, il sent vivement ce qui, dans son humeur, est de nature à faire souffrir les autres, et il s’en accuse : « J’aime, j’en suis certain, et profondément; et néanmoins il est vrai qu’il y a en moi quelque chose que je ne puis pas nommer et qui cause de la peine à ceux que j’aime. Ce n’est pas de l’âpreté : je suis doux; ce n’est pas de la froideur : je suis passionné. C’est quelque chose d’entier qui est trop non ou trop oui, une certaine difficulté de découvrir ce dont le cœur d’un ami a besoin, une habitude du silence qui me suit quelquefois sans que je m’en doute. Combien j’ai de peine à parler! » Aussi envie-t-il le don qu’ont les femmes de rendre leurs sentimens : « Les femmes ont cela d’admirable qu’elles peuvent parler tant qu’elles veulent, comme elles veulent, avec l’expression qu’elles veulent. Leur cœur est une source qui coule naturellement. Le cœur de l’homme, le mien surtout, est comme ces volcans dont la lave ne sort que par intervalles, après une secousse. »

Cette réserve et cette froideur apparente étaient, chez Lacordaire, un trait dont le contraste avec l’impétuosité naturelle de son caractère a été souvent relevé. Chez les natures passionnées qui ont pris de bonne heure l’habitude de se gouverner elles-mêmes, ce trait se retrouve souvent; la froideur et la réserve, d’abord volontaires, deviennent une enveloppe, un voile dont elles ne peuvent plus parvenir à se dégager. Mais si Lacordaire, à l’en croire du moins, ne savait pas parler, du moins il savait écrire, et Mme Swetchine devait être bien récompensée de la tendresse qu’elle lui témoignait, lorsqu’elle recevait des lettres comme celle-ci : « Ayez donc un peu compassion de ma nature sauvage ; je voudrais la changer, car je sens plus que jamais mes défauts, à mesure que le christianisme pénètre dans mon âme; malheureusement on désire plus qu’on ne fait. Que la confiance avec laquelle je vous ai toujours parlé de moi vous soit une preuve, sans cesse renaissante, de mon affection. Ma vie, dans ses plus petits détails, vous appartient tout entière, et vous ne me verrez jamais vous en rien ôter. Les nouveaux amis sont peu de mon goût. Je sens encore parfois qu’une âme qui passe me plaît et qu’autrefois je l’aurais aimée. Je ne vais guère plus loin; le temps est venu d’aimer Dieu uniquement et de vivre avec les destinées que sa bonté a unies à nous dans les chemins passés. »

Lacordaire ne donne cependant jamais ce spectacle, toujours un peu ridicule, d’un prêtre soumis à l’influence d’une femme. S’il consultait Mme Swetchine sur toutes choses, des conseils qu’elle lui donnait il prenait et laissait tour à tour. C’est ainsi que toute la diplomatie, qu’elle savait à l’occasion déployer, n’empêcha pas, entre l’archevêque de Paris Mgr de Quelen et lui, une rupture qui le retint longtemps éloigné, en lui fermant la chaire de Notre-Dame, et précipita peut-être son entrée dans l’Ordre des Frères Prêcheurs. Jamais elle ne put plier la nature, un peu roide, de Lacordaire à ces ménagemens et à cette souplesse que jugeait parfois nécessaires sa nature de femme et de Slave. Elle essuya plus d’une rebuffade de sa part, entre autres en 1843, quand sur la demande expresse de Mgr Affre, elle intervint pour obtenir qu’il consentît à dépouiller l’habit de saint Dominique et à prêcher à Notre-Dame en prêtre séculier. Sa main, disait-elle, tremblait en lui écrivant et en lui demandant si l’homme, en lui, serait complètement effacé et vaincu, s’il irait jusqu’au sacrifice d’une sorte de point d’honneur et de jouissance toute personnelle pour que la parole de Dieu fût noblement, libéralement, glorieusement annoncée. À cette diplomatique missive, Lacordaire répondit par une fière lettre que je voudrais pouvoir citer tout entière, tant y respire l’accent de l’honneur :

« J’irais, disait-il, donner dans Notre-Dame, à nos ennemis, le spectacle d’un religieux qui a peur, après avoir affiché le courage, qui se cache, après s’être montré, qui demande grâce et merci en raison de son déguisement volontaire ; cela n’est pas possible. Plus la situation est grave, plus les catholiques attendent de ma parole une éclatante revanche, moins je dois leur préparer une si douloureuse surprise. Il vaut mieux cent fois se taire que trahir leurs espérances. La religion n’a pas besoin de triompher; elle peut se passer de ma parole à Notre-Dame. Dieu est là pour la soutenir et l’honorer dans l’opprobre ; mais elle a besoin que ses enfans ne l’humilient pas eux-mêmes et ne déshonorent pas ses épreuves. » Et il terminait en disant : « Le caractère est ce qu’il faut toujours sauver avant tout, car c’est le caractère qui fait la puissance morale de l’homme. »

Ajoutons, pour clore l’épisode, que Lacordaire ayant tenu bon jusqu’au bout, ordre lui vint, du maître général des Dominicains, de céder, qu’il s’y refusa encore, et que la seule concession qu’on put obtenir de lui fut qu’il revêtirait le rochet et la mozette de chanoine par-dessus son costume de Dominicain. Ce fut dans ce bizarre accoutrement qu’on le força d’apparaître en chaire à Notre-Dame. Sourions de ces misères, mais ne négligeons pas cependant de constater quel progrès a fait, dans notre pays, à travers les temps et en dépit de certaines tentatives, l’esprit de tolérance et de liberté.

La relation de Lacordaire et de Mme Swetchine se poursuivit ainsi jusqu’à la fin, non pas sans dissentimens, mais sans refroidissement et sans nuage. Cette relation lui devint particulièrement douce et nécessaire durant la période de sa vie, où, volontairement retiré dans la maison d’éducation qu’il avait fondée à Sorèze, différant d’avec la plupart des catholiques sur la conduite qu’il convenait de tenir vis-à-vis du régime impérial, un peu suspect à Rome, un peu oublié des générations nouvelles, il ne se sentait plus d’intelligence avec l’opinion publique. Il gémissait des changemens et des défaillances dont, chaque jour, il était témoin parmi les compagnons de ses anciennes luttes, et il se raidissait dans une fidélité obstinée au fier idéal qu’il s’était fait du prêtre et du citoyen dans la société moderne. « Je tiens par-dessus tout, écrivait-il, à l’intégrité du caractère ; plus je vois les hommes manquer et faillir ainsi à la religion qu’ils représentent, plus je veux, avec la grâce de celui qui tient les cœurs dans sa main, me tenir pur de tout ce qui peut affaiblir ou compromettre en moi l’honneur du chrétien. N’y eût-il qu’une âme attentive à la mienne, je lui devrais de ne pas la contrister; mais lorsque, par suite d’une providence divine, on est le lien de beaucoup d’âmes, le point qu’elles regardent pour s’affermir et se consoler, il n’y a rien qu’on ne doive faire pour leur épargner les amertumes et les défaillances du doute. » Un peu de tristesse l’envahissait cependant, lui qui avait tant aimé ce siècle, qui avait cru le comprendre et en être compris, de se sentir aujourd’hui tellement isolé, tellement à l’écart du nouveau mouvement qui l’emportait. « Je suis, disait-il, comme un vieux lion qui a voyagé dans les déserts et qui, assis sur ses quatre nobles pattes, regarde devant lui, d’un air un peu mélancolique, la mer et ses flots. » La mélancolie gagnait en effet le vieux lion, et il ne pouvait s’empêcher de terminer une de ses dernières lettres à Mme Swetchine par ces mots, les plus tristes que j’aie relevés sous sa plume : « Adieu, chère amie: la vie est triste et amère! Dieu seul y met un peu de joie. C’est lui qui va me donner celle de vous revoir et de vous dire encore combien je vous aime dans votre vieillesse si éprouvée, et combien je me rappelle chaque jour tout le bien que vous m’avez fait. »

Bien que de beaucoup plus âgée que Lacordaire, Mme Swetchine ne devait le précéder dans la tombe que de quatre ans. Une de ses dernières pensées fut pour lui. Déjà sur son lit de mort, elle se fit apporter par M. de Falloux un étui qui contenait la vie manuscrite de saint Dominique. « Faites-moi le plaisir, lui dit-elle, de me lire la lettre qui est à la première page. » Quand M. de Falloux fut arrivé à cette phrase : « Je souhaite qu’un jour quelqu’un de vos neveux sache qu’il eut pour aïeule une femme dont saint Jérôme eût été l’ami, comme de Paula et de Marcella, et à qui rien ne manqua qu’une plume assez illustre et assez sainte pour dire ce qu’elle était... » elle l’interrompit. « Cette phrase, dit-elle, est désagréable ; elle est ridicule, appliquée à moi. » Puis elle reprit : « Du reste, là où je serai, blâme ou éloge, ce me sera bien égal. » Elle remit alors à M. de Falloux toute la correspondance de Lacordaire, en l’autorisant à en faire un jour l’usage qui lui semblerait bon. Conformément à son désir, cette correspondance a été publiée quelques années après la mort de Lacordaire, et si l’on peut regretter qu’un choix plus sévère n’ait pas présidé à la publication des œuvres de Mme Swetchine, ceux-là qu’intéresse l’histoire du mouvement religieux de ce siècle doivent, au contraire, se féliciter de ce qu’aucune n’ait été retranchée des lettres qu’échangèrent pendant vingt-sept ans le Jérôme et la Marcella de notre âge.


II

Au lendemain de la mort de la comtesse Eudoxie de La Tour du Pin, Lacordaire écrivait à une amie commune : « Elle a été pendant vingt ans une des forces de ma vie », et certes, dans la bouche d’un prêtre, c’est un rare témoignage rendu à une femme. Quelle était donc la personne à laquelle cet hommage s’adressait? J’ai eu la curiosité de m’en enquérir, comme on s’enquiert d’une miniature ancienne ou d’un pastel effacé, en se demandant quel en était le modèle ; mais je n’ai pu recueillir sur elle que peu de renseignemens. Elle était de vieille et forte race. Les La Tour du Pin sont originaires du Dauphiné, province fidèle mais fière, disaient en 1788 ses représentens aux États de Romans, où, de tout temps, l’humeur a été un peu verte et les têtes un peu chaudes. De bonne heure, les La Tour du Pin se sont divisés en plusieurs branches. — La comtesse Eudoxie, chanoinesse de Sainte-Anne, en Bavière, appartenait à celle des Gouvernet. « Le nom et l’état de la maison de Gouvernet, disaient des lettres de rémission obtenues de Louis XIII à la suite d’un duel, sont en Dauphiné aussi bien qu’en Languedoc dans un tel état d’estime pour les services et le rang de ceux qui le portent et tiennent, que nul n’oserait entreprendre contre eux. » Cette famille de La Tour du Pin semble avoir eu le privilège d’engendrer des femmes fortes. Turris fortitudo mea, dit la légende de ses armes. En 1692, Philis de La Tour du Pin, bien qu’appartenant à la religion réformée, ralliait ses coreligionnaires à la cause royale et défendait, à leur tête, les hautes vallées de la Drôme contre une invasion du duc de Savoie, qui menaçait de déborder l’armée de Catinat. On l’appelle encore dans le pays : l’héroïne du Dauphiné. Une autre fille de la même race, Lucrèce de La Tour du Pin de la Charce, fut, pendant trente-sept ans, à la fois prieure du monastère de Saint-Césaire et gouvernante héréditaire de Nyons, qui était le centre des possessions de sa famille. Quelque chose de la vigueur de ces femmes semble avoir coulé, avec leur sang, dans les veines de la comtesse Eudoxie. Son père, chevalier de Saint-Louis, était mort en 1822. D’opinions royalistes très exaltées, elle s’était, après la révolution de 1830, retirée avec sa mère à Versailles, dans cette vieille ville, pleine de souvenirs monarchiques, où l’exiguïté de leur fortune leur faisait préférer, sans doute, la dignité d’un vieil hôtel un peu délabré au confortable bourgeois d’un appartement parisien.

Quelle fut l’occasion de ses premières relations avec Lacordaire qui remontent à 1834, je n’ai jamais pu le découvrir, car il y avait loin, de la fière demoiselle légitimiste, au collaborateur de Lamennais dans l’entreprise toute récente de l’Avenir. Mais souvent la vie met ainsi en contact deux âmes différentes qui se prennent par où elles devraient se séparer, et qu’un attrait mutuel du cœur réunit par-dessus les divergences de l’esprit. Au moment où s’ouvre la correspondance, c’est-à-dire en 1837, Lacordaire était en relations avec Mme de La Tour du Pin depuis trois ans. Après avoir occupé, pendant deux ans, avec éclat, la chaire de Notre-Dame, il venait d’en descendre et de partir pour Rome, découragé par les attaques incessantes dont, malgré ses succès, il ne cessait d’être l’objet dans le monde religieux. Il vivait à Rome, assez triste et solitaire. Mme de La Tour du Pin, de son côté, venait de perdre une mère tendrement chérie, et Lacordaire la savait dans un grand état d’abattement, incertaine elle-même de ce qu’elle allait devenir. Aussi les premières lettres qu’il lui adresse se ressentent-elles de leur disposition commune: « Hélas! quand nous reverrons-nous? lui écrit-il. Quand nous promènerons-nous sous les ombrages de Versailles? Quand nous retrouverons-nous sous les voûtes de Notre-Dame? Dieu unit les hommes et les disperse. Il frappe les cœurs qui s’étaient rencontrés; il ne nous laisse que la mémoire des temps qui ne sont plus, et ces larmes involontaires au souvenir des amis. Prions-le de nous permettre de nous revoir sur la terre. Je vous renouvelle tous mes sentimens tristes et dévoués, et l’hommage d’un cœur qui, vous ayant une fois connue, emportera partout votre souvenir. »

Mais, après ces premiers momens donnés à la mélancolie, l’énergie de la nature recouvrait ses droits chez Lacordaire. Il y avait de l’indomptable en lui, et ni les difficultés avec lesquelles il se trouvait souvent aux prises, ni les malveillances qu’il rencontrait sur sa route ne parvenaient à l’abattre. Et puis, il avait trouvé un asile à Saint-Louis des Français, où il s’occupait d’un travail de longue haleine qui remplissait suffisamment ses journées et lui donnait la satisfaction d’apporter sa part de travail sacerdotal à l’Eglise. Il se sentait calme et heureux : il avait la conscience d’être au port. Il n’en était pas de même de son amie, qui continuait à se consumer dans la mélancolie. Lacordaire l’en reprend avec une infinie douceur. Il voudrait lui redonner le goût de la vie. Il cherche à l’y rattacher par quelque occupation à laquelle elle pourrait se consacrer et par l’idée du bien qu’elle pourrait faire aux autres. Sa propre vie qui, depuis sa sortie du séminaire, a passé par tant de traverses, lui sert d’exemple pour la réconforter, et il ajoute : « Une femme, je le sais, n’est pas un prêtre; mais outre que nous sommes tous prêtres dans un sens large, la femme a été douée par Dieu d’une influence extrêmement puissante, surtout dans la société chrétienne. Je ne crois pas qu’une femme chrétienne puisse sous ce rapport adresser le moindre reproche à sa destinée. »

Cette période d’abattement ne devait avoir également qu’un temps chez Mme de La Tour du Pin. Peu à peu, la vigueur de la race dont elle était issue reprenait le dessus en elle, et au travers des lettres que lui adresse Lacordaire, nous la voyons revenir à sa véritable nature, qui était fortement trempée. La confiance qu’il lui témoigne est très grande. Rarement une détermination est à prendre dans sa vie sans qu’il la consulte à l’avance. Le mérite est d’autant plus grand de sa part que Mme de La Tour du Pin paraît avoir été d’un esprit un peu chagrin et contredisant. Dans la vie de Lacordaire, elle joue un rôle assez inattendu : celui de censeur. Souvent elle le morigène ; elle prend le contre-pied de ses desseins. Elle ne croit pas au succès de ses entreprises; elle lui en fait apercevoir les difficultés. Elle raille son optimisme inextinguible. Loin de prendre ces contradictions en mauvaise part, Lacordaire l’y encourage et l’en remercie : « Vous êtes, lui dit-il, du petit nombre d’amis que je serais bien aise d’entendre dire du mal de moi, même quand ils ont tort. » Et dans une autre lettre : « Croyez-moi tout à vous, malgré tout, c’est dire malgré vos éternelles défiances au sujet de tout ce qui m’arrive. Si j’étais un homme sujet par caractère à m’abattre, vous me renverseriez comme une pauvre petite fleur; heureusement, sans être un chêne et quoique d’une nature timide, je trouve dans un coin de mon cœur un peu de fermeté. Bien m’en prend quand vous me faites la guerre, et soyez sûre, du reste, que je ne vous en veux pas. »

Une seule fois, cependant, Lacordaire se plaint, mais c’est parce que Mme de La Tour du Pin, au lieu de le juger sur ce qu’il a dit ou écrit, s’en rapporte aux propos qu’elle entend tenir sur son compte et lui prête des opinions qui ne sont pas les siennes. Les légitimistes ne pouvaient pardonner à Lacordaire l’attitude qu’il avait prise au lendemain de la révolution de Juillet. L’Avenir, dont il avait été un des principaux rédacteurs, avait séparé la cause de l’Eglise de celle de l’ancienne monarchie. A leurs yeux c’était un grief irrémissible. Certain sermon sur la Vocation de la nation française, où il avait parlé en chaire de l’avènement de la bourgeoisie, avait mis le comble à leurs préventions. On l’appelait couramment un tribun. Mme de La Tour du Pin s’était fait sans doute l’écho de ces accusations, car Lacordaire lui répondait cette fois sur un ton ferme, et, tout en se défendant contre des imputations qu’il jugeait injustes, il lui marquait nettement la situation indépendante qu’il entendait garder, entre l’opposition royaliste et le gouvernement : « Je fais des fautes, sans doute, comme tout homme, mais infiniment moins que vous ne pensez, et si, au lieu de ouï-dire, vous aviez, droit devant vous, mes actions, vous connaîtriez quel degré de malice et de ruse il y a dans l’esprit de parti pour dénaturer les faits, les paroles et les idées. Je n’ai jamais écrit une ligne, ni dit un mot qui puisse autoriser la pensée que je suis un démocrate. J’ai été, depuis vingt ans que date ma conversion au christianisme, uniquement et profondément monarchique, mais hostile seulement à la monarchie absolue, telle qu’elle est en Russie et en Autriche, telle qu’elle n’a jamais été en France, même sous Louis XIV. Après cinquante ans que tout prêtre français était royaliste jusqu’aux dents, j’ai cessé de l’être. Je n’ai pas voulu couvrir de ma toge sacerdotale un parti ancien, puissant, généralement honorable, et d’une autre part me donner au gouvernement nouveau, lequel m’aurait protégé au moins, béni, sacré, comme tant d’autres. Je suis resté à découvert de tous côtés, sous la seule protection de Dieu et de mes œuvres. Est-ce donc là une position qui n’explique pas tout, et si, à force de grâces intérieures et de douceur de cœur, je conserve assez de liberté pour ne pas tomber et pour rire encore avec mes amis, est-ce de l’optimisme, ou n’est-ce pas plutôt la force d’un honnête homme qui connaît son mal et n’y succombe pas? Jugez-moi donc sur ce que vous avez vu de moi, de vos yeux, et entendu de vos oreilles, et croyez que tout est possible aux partis, quand ils croient avoir intérêt à perdre un homme. »

Lacordaire a bien encore quelques sujets de querelle avec la comtesse Eudoxie, mais c’est à propos de ses éternelles méfiances. Il lui reproche d’avoir le génie des monstres et d’en voir partout. Il n’y a rien de si rare que les monstres, lui dit-il, et comme, en lui écrivant, elle avait oublié de mettre sur l’adresse de sa lettre l’indication du département, il ajoutait : « Votre lettre pouvait passer trois semaines avant d’avoir épuisé tous les Flavigny. Vous auriez ensuite conclu de mon silence quelque lamentable histoire sur l’inconstance du cœur humain et ses mystérieuses énigmes. En mettant : Côte-d’Or, tout s’évanouit. »

Ces petites difficultés n’enlevaient rien à la douceur d’une affection d’autant plus solide, peut-être, que les esprits étaient plus différens, et qu’elle avait pour fondement l’intelligence des cœurs. Les esprits peuvent se diviser ; les cœurs s’entendent toujours. « Je ne me rappelle pas avoir souffert de vous une seule fois, chose rare même entre amis, » lui disait-il un jour, et les vicissitudes de la vie ne devaient en rien distendre le lien qui les unissait. Leurs relations ne dataient encore que de quatre années, lorsque, à la veille du jour solennel où il allait prendre au couvent de la Minerve l’habit de saint Dominique, il terminait sa lettre en lui disant : « Pour moi, quelque habit que je porte et en quelque lieu que j’aille, je n’oublierai jamais votre amitié et toutes les marques que vous m’en avez données dans un temps plus heureux pour vous que celui d’aujourd’hui, et où j’avais bien peu de consolations. Un religieux n’a pas de prospérité à attendre ; je ne puis donc vous dire que je vous serai fidèle dans la prospérité, mais si grande que soit la paix de l’âme où je parvienne, votre souvenir y demeurera toujours. » Et onze ans après, il lui écrivait encore, non plus de Rome, mais de Toulon : « Dites-moi un peu vos pensées. Les miennes, malgré tant de courses, ne m’entraînent jamais loin de vous. Je suis comme l’hirondelle qui revient toujours, excepté quand la mort lui a coupé les ailes. »

Ce n’était pas à Lacordaire, c’était à Mme de La Tour du Pin que la mort devait couper les ailes. Elle fut enlevée prématurément le 5 mai 1851, et c’est dans la douleur de sa mort que Lacordaire lui rendait ce glorieux témoignage : « Elle a été une des forces de ma vie. » « Un ami fidèle est une protection forte, dit l’Écriture, et celui qui Fa trouvé a trouvé un trésor ! » Combien plus précieux devient le trésor, si cet ami est une amie. Lacordaire avait pourtant fait vœu de pauvreté ; mais, si rigoureuse que soit la règle monastique, elle ne va pas jusqu’à dépouiller ceux qui l’embrassent des richesses du cœur.


III

La correspondance de Lacordaire avec Mme de V… s’ouvre par un billet qu’il lui adresse le 18 avril 1836. Elle se termine le 29 octobre 1861 par une lettre qu’il n’avait même plus la force d’écrire de sa main et qu’il se bornait à signer. Le 21 novembre suivant il expirait ; elle-même mourait quatre ans après. Ils étaient à peu près du même âge. Leurs deux vies se sont donc écoulées côte à côte, et le lien qui les unissait n’a jamais été rompu.

D’où vint entre eux la première attache ? Il est assez difficile de le deviner, car ils étaient nés singulièrement loin l’un de l’autre. M me de V... appartenait, par sa naissance comme par son mariage, au monde légitimiste. Son mari, galant homme, dont le nom revient souvent à travers la correspondance, était un abonné de la Quotidienne, et cette divergence d’opinions donne lieu, dans leurs lettres, à d’assez fréquentes plaisanteries. Mme de V... ne paraît pas cependant avoir été aussi vive que son mari sur les sujets politiques. Autant qu’on peut deviner son caractère à travers les lettres que lui adresse Lacordaire (car les siennes ont été détruites), c’était moins un esprit supérieur qu’une âme noble et tendre, passionnément dévouée à ceux qu’elle aimait, et s’ingéniant à les servir avec une délicatesse et une générosité discrètes. On en pourra juger par ce trait.

Lacordaire était pauvre. Il avait traversé quelques années auparavant une période difficile. Lorsque, après deux années de vie commune avec Lamennais, il avait rompu avec lui et quitté la Chesnaye, c’était avec trois écus dans sa poche et un habit d’été, qu’en plein hiver, il était arrivé à Paris. La mort de sa mère l’avait mis en possession d’une rente de douze cents francs, qui constituait tout son avoir, et le capital de cette rente fondait rapidement entre ses mains imprévoyantes. Les deux ou trois personnes qui étaient au courant de cette situation s’en inquiétaient pour lui. Comment Mme de V... en fut-elle informée? Probablement par Mme Swetchine, qu’elle connaissait également. Elle crut pouvoir y porter remède en prenant l’archevêque de Paris comme intermédiaire d’une proposition généreuse. Lacordaire refusa par une lettre pleine de dignité. « Grâce à Dieu, répondit-il, je n’ai besoin de rien, je suis libre et content. Si la Providence m’avait fait défaut par le cours naturel des choses, j’aurais trouvé fort doux qu’elle le rétablit par votre cœur; mais il n’en est pas ainsi. Je conserverai dans mon souvenir le plus intime la marque d’attachement que vous m’avez donnée et vous prie de me conserver aussi les sentimens dont vous m’avez fait jouir depuis plusieurs années et dont vous m’avez donné cette marque dernière. »


A partir de ce jour la glace est rompue. Lacordaire ne lui écrit plus : Madame la comtesse, mais chère amie, et l’intimité commence. Aussi est-elle une des premières personnes avec lesquelles il s’ouvre sur son grand dessein de rétablir en France l’Ordre de Saint-Dominique et d’aller d’abord à Rome pour en revêtir l’habit. Ce dessein rencontrait peu d’encouragement chez ceux auxquels Lacordaire l’avait confié. « Ces choses-là sont dans la main de Dieu, avait répondu l’archevêque de Paris, mais sa volonté ne paraît pas s’être manifestée. » Mme Swetchine le laissait faire plus qu’elle ne le poussait. Mais chez Mme de V... l’opposition fut des plus nettes, et pendant un court séjour qu’il fît chez elle à la campagne de vifs débats s’élevèrent entre eux. Ce n’était pas la carrière qu’elle souhaitait pour lui. Elle avait rêvé la gloire, les hautes fonctions de l’Eglise, d’abord un canonicat, puis un évêché, et il allait sacrifier tout cela à des projets lointains et chimériques. Lacordaire tint bon. Il était de ces hommes qui prennent leur parti intérieurement, après des réflexions fortes, et qu’aucune influence ne parvient ensuite à ébranler. Mais il craignait que cette obstination de sa part n’eût contristé une amitié trop sensible, et il s’en expliquait avec elle dans une lettre qu’il lui adressait quelques jours après, déjà sur le chemin de Rome. « Me voici déjà bien loin de vous, lui disait-il, malgré tous vos bons conseils, et lundi prochain je serai à Rome. Ce n’est pas que je n’aie beaucoup pensé aux raisons que vous m’avez données et qui, déjà fortes par elles-mêmes, l’étaient encore par l’affection désintéressée qui les dictait. Mais vous concevez qu’il est difficile de déraciner une idée qui a fait son trou dans notre esprit et vers l’accomplissement de laquelle une force qui est dans les choses nous pousse... Laissez-moi me confier à Dieu qui m’a tant protégé depuis mon enfance et qui m’a donné une amie telle que vous. Je compte tout à fait sur votre amitié. Ne vous découragez pas parce que je n’ai pas cédé à votre influence dans une affaire capitale. Nous n’en aurons pas de semblables et de si impossibles à traiter tous les jours. »

Près de dix-huit mois devaient encore s’écouler avant que Lacordaire pût mettre son dessein à exécution, et durant ces dix-huit mois, coupés au reste par un long séjour en France, il ne perd aucune occasion de la familiariser peu à peu avec son projet. « Il faudra, lui écrit-il, vous habituer à ma grande robe de laine blanche. Nous n’aurons plus que cet hiver-ci pour rire un peu. Ou plutôt soyez persuadée que, si l’habit ne fait pas le moine, le moine non plus ne perd rien de ce qui est vrai et simple, bon et digne d’envie. Nous serons donc les meilleurs amis du monde et rien ne nous empêchera de nous promener avec votre mari aux Ch... ou à B... »

Le retour de Lacordaire à Paris suspendit la correspondance, qui ne consiste plus qu’en quelques petits billets insignifians. Mme de V... n’était pas encore réconciliée avec l’idée de la robe blanche. Mais si opposée qu’elle demeurât aux projets de Lacordaire, sa générosité naturelle ne lui permettait pas de s’en désintéresser complètement. Le pli qu’elle avait tenté de faire accepter par lui, en se servant de l’intermédiaire de Mgr de Quélen, était toujours resté entre les mains de ce dernier. Elle eut la pensée que peut-être elle pourrait renouveler son offre avec plus de succès. Elle consulta cependant l’abbé Affre, alors vicaire général. « M. Lacordaire qui a refusé un secours personnel, ne refusera point un secours destiné à favoriser son futur établissement, » répondit celui-ci. Et quelques jours après Lacordaire la remerciait simplement : « Je n’ai pas besoin de vous dire que je suis heureux de toutes les nouvelles preuves d’attachement que vous m’avez données depuis huit jours. Ce souvenir m’accompagnera toujours et contribuera à alléger les peines que Dieu, sans doute, me réserve dans le cours de ma vie. A demain et à toujours. » Et comme il allait quitter Paris quelques jours après, il terminait un dernier billet par ces mots : « Du courage ! »

Dans les premiers jours de mai 1839, Lacordaire partait en effet pour la seconde fois, emmenant avec lui deux compagnons de voyage. Tous trois devaient revêtir à Rome l’habit de saint Dominique dans les premières semaines de juin. A Milan, il s’arrêtait quelques jours, et de là il écrivait deux longues lettres, l’une à Mme Swetchine, qui a été publiée dans le volume de leur correspondance, l’autre à Mme de V... « Si je vous avais écrit toutes les fois que ma pensée s’est tournée vers vous, vous auriez déjà reçu bien des lettres de moi, » lui disait-il, en commençant; et après lui avoir donné quelques détails sur son voyage il continue : « Je vous écris dans un grand moment de douceur, parce que je suis ravi de mes deux compagnons de voyage depuis huit jours, et que j’ai emporté de Paris des souvenirs qui m’accompagnent partout. Vous pensez peut-être que ces souvenirs devraient se tourner en regrets et que ma joie ressemble pas mal à de l’ingratitude. Vous auriez tort. Il y a des regrets consolans. Peut-on songer à ce qui est bon, aimable, sincère, sans qu’une certaine joie tombe dans l’âme, même avec des larmes?... Votre pensée me console donc et ne m’attriste pas, malgré l’absence. Je songe que Dieu m’avait préparé en vous une amie véritable et sûre, dans un moment où ma vie devait avoir à supporter une épreuve décisive. Je songe avec une joie douce à tout le bien que vous m’avez fait et que d’anciens amis ne pouvaient pas me faire. Je vois en vous Dieu et vous-même, et par ce mélange vous n’êtes pas tout à fait absente, parce que Dieu n’est absent jamais. Je vous le dis du fond de mon cœur. Je me reporte vers vous avec un sentiment qui est doux, qui est pur, qui est plein. Cela est rare ici-bas, parce que quelque chose manque presque toujours dans les affections, et ce vide entremêlé fait beaucoup souffrir. J’ai bien peu rencontré d’âmes qui ne causent pas de souffrances. Mes amis sont aux vêpres, à la cathédrale. Je vous écris seul, mais ils vont revenir, heureusement pour moi, pour que je ne vous écrive pas avec trop d’attendrissement ce que je voulais vous dire. Dites bien à votre mari que je le regarde comme un ami, malgré la différence de nos âges, et que, quoi que la Providence fasse de moi, les jours que j’ai passés chez lui se représenteront toujours à ma pensée. »

Lacordaire passa l’année de son noviciat près de Viterbe, au couvent de la Quercia, dont il adresse à Mme de V... une jolie description. Pendant toute cette année, la correspondance fut entre eux très régulière, une lettre toutes les trois semaines environ. Dans toutes ces lettres, Lacordaire prend un soin évident de dissiper les préventions et les appréhensions de son amie. « J’espère, lui écrit-il, que l’habit de saint Dominique me rendra plus saint, mais non pas moins attaché à votre personne. » Dans une autre lettre, il lui expose en détail les obligations de sa vie monastique, et il cherche à la réconcilier avec les rigueurs de la règle dominicaine. « C’est une vie de chanoine, lui écrit-il. Vous vouliez à toute force que je fusse chanoine ; vous voyez que j’ai tout juste accompli vos vœux. »

On sent bien cependant, à travers ces lettres, que Mme de V... demeure rebelle. Une crainte la domine : c’est que l’Ordre de Saint-Dominique n’absorbe Lacordaire et ne le retienne en Italie. Elle n’a qu’une pensée : son retour à Paris. Aussi se trouve-t-elle entraînée à travailler, en quelque sorte malgré elle, au rétablissement de l’Ordre en France. Elle s’occupe de l’achat d’une maison, à Charonne, qui pourrait devenir le siège d’un premier couvent. Ce projet ayant échoué, elle voudrait que Lacordaire accepte une chaire à la Sorbonne que M. Cousin aurait été, à ce qu’il paraît, disposé à lui offrir. Il faut que Lacordaire lui explique longuement qu’ayant attaqué avec une extrême vivacité le monopole universitaire, il serait peu honorable pour lui de profiter de ce monopole. Elle s’attache alors à une autre idée. L’archevêque de Paris étant à toute extrémité, elle presse Lacordaire de se mettre sur les rangs pour lui succéder. Et le futur Dominicain de lui répondre cette lettre assez verte : « Le vœu que vous formez de me voir parmi les prétendans est, n’en déplaise à votre intelligente amitié, un vœu qui me coûterait bien cher s’il se réalisait. Concevez-vous l’enfer qu’il doit y avoir dans le cœur de tous ces braves gens qui prêchent l’abnégation évangélique, et qui calculent leur vie pour avoir un évêché, ne disant pas un mot, ne faisant pas un geste qui puisse être un obstacle à leur chimère ? Le dernier frère convers dominicain est plus heureux cent fois et plus respectable que tout ce monde. Pensez-vous d’ailleurs qu’un évêché convînt à ma nature, et que je serais bien à l’aise, sous l’amas de paperasses et de notes administratives qui constituent aujourd’hui la vie d’un évêque ? Laissons donc là, je vous prie, les évêchés, et contentons-nous d’assister à la distribution qui s’en fait, avec le sincère désir qu’ils arrivent à de bons prêtres. Ni vous ni moi, chère amie, ne verrons la nouvelle Eglise que Dieu prépare à la France. Il lui faudra plus d’un siècle pour se former; mais, à moins que notre patrie ne périsse, elle se formera inévitablement. Or, c’est tout que l’avenir; et celui qui ne veut triompher que dans son moment imperceptible est semblable à l’homme qui préférerait manger un pépin que le planter pour faire un arbre à sa postérité. Les amateurs de pépins sont innombrables, depuis l’oiseau-mouche jusqu’aux curés et autres qui aspirent à la mitre. Ne soyez pas du nombre, je vous en prie, et que l’amitié ne vous fasse rien perdre de la grandeur naturelle de votre esprit. « 

Cependant le noviciat de Lacordaire touchait à son terme. Sa prise d’habit allait avoir lieu, et il lui faudrait quitter la Quercia. Où irait-il le lendemain? Après d’assez longues irrésolutions, il écrivit au Maître général des Dominicains une très belle lettre dans laquelle il demandait, en son nom et au nom de son compagnon, la permission de demeurer encore trois ans à Rome, au centre de l’Ordre, pour s’initier à ses traditions, tout en déclarant « qu’ils continuaient d’appartenir à la France par leur baptême, par ses malheurs et ses besoins, par leur foi profonde en ses destinées, par leur âme tout entière et qu’ils voulaient vivre et mourir ses enfans et ses serviteurs. » Mais ce n’était pas sans appréhension que Lacordaire communiquait cette lettre à Mme de V... Il se sentait si loin maintenant, si obscur, si moine, et il redoutait une explosion de son amitié. Au premier moment elle se résigna. Il est donc assez difficile de comprendre ce qui se passa entre eux quelques mois après, et pourquoi Lacordaire, après avoir laissé sans réponse deux lettres consécutives, finit par lui adresser ces lignes si dures : « La confiance entre difficilement dans le cœur de l’homme et s’en retourne vite. Laissons couler le temps sur ces ruines que vous avez faites. Je bénirai Dieu si jamais il renoue les temps interrompus et met un baume sur une blessure dont je voudrais guérir. » La blessure devait cependant guérir plus vite qu’il ne pensait. Une nouvelle lettre, où Mme de V... implorait probablement son pardon, lui arriva dans un moment douloureux. Lacordaire s’était pris d’une affection passionnée pour un jeune homme qu’il avait amené de France, et avec lequel il avait pris l’habit. Ce jeune homme était à l’agonie, lorsque Lacordaire reçut la lettre de Mme de V... Comment avoir le courage de couper de sa propre main les liens d’une affection ancienne au moment même où la mort tranchait ceux d’une affection nouvelle ? Du chevet de son ami mourant, Lacordaire écrivit donc à son amie repentante quelques lignes affectueuses. Mais il ne voulut pas, cependant, rentrer en correspondance régulière sans avoir avec elle une explication sur le malentendu qui les divisait. «Vous me le dites vous-même dans votre lettre du 24, lui écrivait-il : Il n’est pas en moi de m’associer aux grandes idées. Je ne prends point cette phrase à la lettre ; mais il est de fait que vous ne m’avez jamais paru vous intéresser aux destinées de l’Eglise, à l’avenir du monde. Vous me faisiez dans votre cœur une vie heureuse, bien accommodée, ornée d’une gloire sans péril ; je vous semblais presque fou et ingrat de repousser un sort si clair. C’est là ce que vous avez appelé constamment ne pas vous comprendre. Eh bien! si, je vous comprends; il n’y a rien de si facile que de vous comprendre. Qui ne comprend la joie de l’aisance, d’une vie sûre et modérée, des jouissances de l’amitié? Qui ne comprend que, humainement parlant, cela vaut mieux que de ressusciter un Ordre, de vivre dans un cloître, de sacrifier sa vie à mille devoirs obscurs et à mille chances de ruine? Mais jamais homme fort et bien doué s’arrêta-t-il, qu’il eût agi pour Dieu ou pour soi, dans de telles espérances? Si je vous avais écouté, je serais en apparence le plus heureux homme du monde, et en réalité j’aurais à lutter à la fois contre tous les instincts de ma nature et contre les remords d’une conscience manquant sa voie. J’aurais eu, dites-vous, la gloire de parler et d’écrire, et n’est-ce donc rien? C’est beaucoup quand on a reçu de Dieu cette seule vocation; ce n’est rien à qui en a reçu une autre. Qu’eussiez-vous donc dit si j’avais eu la vocation d’être missionnaire en Chine, et si j’avais quitté Paris, pour le plaisir de m’exposer à mourir de faim ou à avoir la tête tranchée, sans parler du reste? Qu’auriez-vous dit des martyrs de la primitive Église, qui sans doute me valaient bien? Ne voyez-vous pas, chrétienne ou non chrétienne, que les plus grands hommes n’ont jamais choisi la voie aisée? Je vous accuserais bien à mon aise, si je voulais, d’incompréhension. Mais à quoi sert de se renvoyer des accusations? C’est un malheur pour moi de vous savoir rebelle à des desseins auxquels j’ai consacré ma vie ; mais ce malheur n’emporte pas pour moi que tout doive être fini et impossible entre vous et moi. J’ai été le premier à penser que la pauvre amitié pouvait trouver sa place partout. Vous seule avez paru un instant croire le contraire. C’est là ce qui m’a horriblement blessé... »

Après cet orage, la relation reprit son cours, mais la pauvre amitié continuait à passer par bien des épreuves. Mme de V... ne pouvait mettre un terme à ses inquiétudes. Sans cesse elle se forgeait des chimères. Après un nouveau séjour en France, Lacordaire était revenu à Rome, ramenant avec lui neuf novices. Le couvent de Saint-Clément leur avait été concédé, et, dans la pensée de Lacordaire, ce couvent serait devenu le berceau de la province dominicaine de France. Tout à coup, sans que rien eût pu faire prévoir un coup aussi rude, ordre arriva aux novices de se disperser. Moitié du petit troupeau était envoyée au couvent de Bosco dans le Piémont, l’autre moitié à la Quercia, et défense était faite à Lacordaire de s’occuper désormais des novices ramenés par lui. Un moins ferme eût plié sous l’orage et renoncé à son entreprise. Lacordaire tint bon, et il demeura seul à Rome, inébranlable dans son dessein et dans sa confiance. Mais Mme de V... était en proie à des transes mortelles. Elle voyait déjà Lacordaire plongé dans les cachots de l’Inquisition, et elle voulait qu’il se dérobât par la fuite aux périls dont elle le voyait environné. Il fallait que Lacordaire la rassurât, d’abord en la raillant doucement, puis en opposant de nouveau à l’idéal de vie douce et paisible qu’elle rêvait pour lui, la vocation du serviteur de Dieu, telle qu’il la comprenait. « Chère amie, lui écrivait-il, vous m’étonnez toujours par le charme de votre esprit et la faiblesse de vos conseils. Vous êtes comme le passager d’un navire qui, au premier vent, demande toujours qu’on pousse à la côte, et ne peut se figurer qu’on arrive plus vite avec la tempête. Soyez donc tranquille, une bonne fois. Avant qu’on ne me mette en prison, vous avez bien des choses à voir. Cela pourra venir avec le temps, car Dieu sait à quoi est réservée notre vie; mais les événemens qui compromettraient ma liberté l’auraient atteinte sous l’habit séculier comme sous le froc. Non, mon amie, vous me reverrez. Vous me reverrez toutes les fois que je le voudrai et je le voudrai toutes les fois que les intérêts de l’Eglise me le permettront. Le sort tranquille que vous me souhaitez est-il fait pour l’homme? Arrange-t-on sa vie à l’ombre ou au soleil, selon son plaisir? Oh! que je voudrais vous voir une âme non pas moins aimante, mais sachant, malgré l’affection, encourager aux fortes œuvres! Vous me disiez l’autre jour que les hommes vivent d’idées et les femmes de sentimens. Je n’admets pas cette distinction. Les hommes vivent aussi de sentimens, mais de sentimens quelquefois plus hauts que les vôtres, et c’est ce que vous appelez des idées, parce que ces idées embrassent un ordre plus universel que celui auquel vous vous attachez le plus souvent. Chère amie, on ne fait rien sans l’amour ici-bas, et soyez persuadée que, si nous n’avions que des idées, nous serions les plus impuissans du monde. »

La régularité et la fréquence de cette correspondance devaient cependant diminuer avec le retour de Lacordaire en France, sans cesser jamais complètement. Depuis le moment où il revint à Paris avec l’habit de saint Dominique, jusqu’à celui où il s’établit définitivement à Sorèze, Lacordaire ne cessa de mener une vie de Frère pérégrinant (c’est ainsi que s’appelaient autrefois les Dominicains missionnaires), allant prêcher de ville en ville, à Bordeaux, à Strasbourg, à Nancy, ou bien rendant visite aux divers maisons de son Ordre, qui se développait rapidement. Par sa générosité inépuisable, Mme de V... fut pour beaucoup dans la rapidité de ce développement, et les Dominicains d’aujourd’hui ne savent peut-être pas tout ce qu’ils doivent à cette bienfaitrice inconnue. Il y eut de sa part une intervention constante, discrète, ignorée de tous et d’autant plus méritoire qu’au début elle avait été plus opposée à l’entreprise. Elle s’était cependant familiarisée avec cette nouvelle existence dont elle s’était exagéré les rigueurs, et la robe de moine avait cessé de lui faire peur. Elle avait même obtenu que Lacordaire se fît peindre en Dominicain, ne se doutant peut-être pas qu’elle favorisait ainsi un de ses secrets desseins. « Exposez, avait-il dit au peintre, qui lui demandait l’autorisation de faire figurer ce portrait au Salon : ce sera une manière de faire connaître mon habit. » Mais le Salon fermé, le portrait partait pour le château de B... où il était suspendu en belle place. Lacordaire en plaisantait : « Je suis ravi de savoir mon portrait si bien placé dans votre salle à manger, offert à l’admiration de ceux qui viennent vous voir, évêques, curés, gentilshommes. Voilà des conversations pour bien longtemps, et qui sait si un jour, quand vous et moi nous serons morts, je ne deviendrai pas pour votre postérité un vieux parent d’avant la Révolution et tout ce qui peut s’ensuivre d’un portrait, quand la Providence le veut? » Ce portrait de Chasseriau existe encore. Il a figuré en 1883 à l’Exposition des portraits du siècle. Il représente Lacordaire avec une figure pâle, émaciée, et de grands yeux noirs un peu durs. Il plaisantait dans cette même lettre, et avec raison, sur cet air de dureté que le peintre lui avait donné et qui n’était pas dans sa physionomie véritable, car il avait au contraire les yeux remarquablement brillans et doux. « Il parle peu, mais il dit tant du regard, » écrivait Eugénie de Guérin qui ne l’avait vu qu’une fois.

Cependant l’affection de Mme de V... demeurait toujours un peu inquiète et ombrageuse. Si, pendant ses fréquentes absences, Lacordaire restait trois semaines ou un mois sans lui écrire, elle se croyait oubliée, sacrifiée à des intérêts nouveaux. Elle se plaignait, et Lacordaire se montrait à son tour un peu froissé de ses plaintes : « Votre lettre du 30 janvier, chère bonne amie, lui écrivait-il de Bordeaux, m’a causé quelque peine. Il semble que notre amitié ne vieillit pas avec les années, et qu’elle soit toujours pour vous sujette au doute qui environne tout ce qui est nouveau. Parce que je ne vous écris pas juste au bout de trois semaines, parce que je reçois ici un bon accueil, voilà que vous m’accusez, dans votre cœur, de vous oublier, de sacrifier l’ancien au récent, d’être une feuille qui vole au premier vent venu. Est-il rien de plus injuste?... J’aurais donc le droit de récriminer contre vous ; mais j’aime mieux vous certifier de nouveau la réalité de mon attachement, non seulement créé par la reconnaissance, mais par un goût sincère pour votre cœur, par une estime très haute de vos facultés, par une sympathie générale. J’ai d’ailleurs été trop malheureux, en bien des rencontres, pour oublier jamais ceux qui m’ont alors aimé. Vous avez été l’une des trois ou quatre personnes qui m’ont encouragé et sauvé dans des temps difficiles ; plus mon existence se consolidera, si jamais elle doit se consolider, plus je me rappellerai avec tendresse ceux qui auront contribué, en me tendant la main dans les mauvais jours, à arriver enfin à la stabilité. Je manque assurément de bien des qualités ; mais je crois posséder jusqu’à la superstition la tendresse fidèle, le respect du passé, la mélancolie des souvenirs. Seulement je ne puis pas donner autant qu’un autre à la nature, à cause de tous mes devoirs, et j’avouerai aussi que j’éprouve une peine à votre occasion, c’est de vous voir rester si étrangère d’esprit aux œuvres de ma vie. Les œuvres d’un homme, c’est tout son être, toute son activité, toute son histoire. Elles peuvent être hasardeuses; elles ne doivent qu’inspirer par là plus d’intérêt. Je souffre donc assurément de voir une âme avec laquelle je suis aussi intime, se tenir à l’écart de mes desseins ; j’en souffre, mais comme d’une anomalie mystérieuse que je respecte, me plaignant moi-même d’avoir si peu de puissance pour persuader une personne que j’aime autant. Le jour où Dieu permettra que ce nuage disparaisse sera un des plus beaux jours de ma vie ; je le hâte de tous mes vœux, et, demeurât-il toujours, pourtant je ne douterais point de vous ; je croirai toujours à votre cœur, à votre intelligence, à votre dévouement, auxquels rien n’aura manqué que le don de me faire un plaisir de plus. »

Cependant ces agitations s’apaisent avec les années, mais en même temps la correspondance devient moins active et moins familière. Était-ce que les sentimens avaient changé? Non. Mais l’intensité de sa vie et de ses devoirs absorbait de plus en plus Lacordaire et lui laissait moins de temps pour l’amitié. Et puis l’expansion est un don de jeunesse. A mesure qu’il avance dans ce chemin dont parle Dante, l’homme se renferme davantage en lui-même, et lorsqu’il en a dépassé le milieu, il vit d’une vie de plus en plus intérieure et solitaire, jusqu’au jour où, dernier témoin d’un passé disparu, il n’est plus connu et compris que de lui-même. Nous avons vu que les dernières années de Lacordaire s’écoulèrent dans une demi-retraite à Sorèze. Viventi, hospitium, morienti sepulcrum, utrique beneficium, disait-il lui-même, non sans quelque secrète mélancolie. Autrefois Mme de V... souhaitait pour lui la gloire et la paix. C’était la paix, mais ce n’était plus la gloire. Pendant ce temps, elle-même continuait de vivre à Paris ou à B... de la vie tranquille d’une femme qui n’est plus jeune, et qui se livre tout entière à ses devoirs de famille et de monde. Les préoccupations étaient devenues différentes. On s’en aperçoit au ton des lettres, de plus en plus rares. Le mot de madame y revient souvent. Parfois Lacordaire y ajoute celui d’ancienne amie. Ainsi s’amortissent avec les années presque tous les sentimens humains. Cependant on retrouve encore parfois, dans ces lettres, comme un écho affaibli des anciennes tendresses. « Il m’arrive souvent, lui écrit Lacordaire, de regretter le temps où j’allais vous visiter à B... Vous y reverrai-je jamais? Dieu seul le sait, mais quoi qu’il arrive, le temps n’efface point les souvenirs que vous m’avez laissés. »

Il devait cependant la revoir à B..., mais dans des circonstances singulièrement tristes. Pour Lacordaire, la mort fut à la fois prématurée et lente à venir: prématurée, car il mourut à cinquante-neuf ans ; lente, car la lutte dura longtemps entre le mal qui l’emportait et une constitution originairement robuste qu’avaient épuisée les fatigues et les austérités. Lorsque l’illusion ne fut plus permise, l’affection, qui n’avait fait que sommeiller, se réveilla et se traduisit de la part de Mme de V... par d’ardens témoignages. Il n’est presque pas une lettre de Lacordaire, durant la dernière année de sa vie, qui ne contienne l’expression de sa reconnaissance pour quelque marque de sollicitude et de dévouement. Trop faible pour écrire, il ne pouvait déjà plus que signer. Deux fois Mme de V... fit pour le voir le voyage de Sorèze. Enfin elle obtint qu’au retour d’un séjour infructueux aux bains de mer, Lacordaire vînt passer quinze jours à B... Vingt-deux ans s’étaient écoulés depuis que Lacordaire, encore jeune prêtre, avait fait son premier séjour dans ce même lieu, avant de partir pour Rome, et que, inébranlable en son dessein de revêtir l’habit de saint Dominique, il avait repoussé avec fermeté les objections d’une amitié désespérée. Bien des événemens s’étaient succédé depuis lors; bien des changemens étaient survenus en eux et autour d’eux; mais leurs deux cœurs étaient demeurés les mêmes, et pendant que sous ces ombrages, dont Lacordaire parle si souvent dans ses lettres, Mme de V... accompagnait ses pas mourans, il dut sentir, au plus profond de son cœur, combien il avait eu raison de dire dans sa vie de Marie-Madeleine : « Il faut avoir vécu pour être sûr d’être aimé. »

témoin de son extrême difficulté à marcher, Mme de V... lui envoya une voiture. Dès qu’il fut de retour à Sorèze, Lacordaire l’en remerciait : « Je me suis servi hier pour la première fois du coupé qui a beaucoup plus tardé avenir que vous ne pensiez. Il est très doux et de couleur sérieuse. Néanmoins je suis très confus de monter en cet équipage et de voir tout ce que vous avez fait. Si je guéris, vous aurez bien certainement contribué pour une très grande part à ma santé, en même temps qu’à ma consolation. Mais Dieu seul sait ce qui arrivera, et la faiblesse, s’il est possible, augmente tous les jours. » Le sentant perdu, elle voulait venir le voir à Sorèze une dernière fois. Il fallut qu’il l’en détournât. « La conversation me fatigue beaucoup et je souffrirais de ne pouvoir vous faire bon accueil. Vous m’obligerez d’abandonner ce projet d’où il ne pourrait sortir pour moi aucune consolation, mais un embarras de cœur et d’esprit, et une fatigue physique. » La dernière lettre est pour empêcher Mme de V... d’envoyer de Paris à Sorèze le docteur Rayer, alors célèbre. Quelques jours après arrivait une première dépêche expédiée par un serviteur fidèle : « Le Père Lacordaire administré, très mal. » Puis le lendemain une seconde : « Le Père Lacordaire est mort. » Ces dépêches, encore dans leurs enveloppes, ont été enfermées, par Mme de V... elle-même, dans un coffret de bois qui contenait toutes les lettres du Père. Depuis sa mort, qui survint quatre ans après, ces lettres n’en étaient jamais sorties. Je suis le seul auquel on ait bien voulu les confier. Lorsque j’ai ouvert ce coffret, il m’a semblé qu’il s’en exhalait comme un délicat parfum, et ma main n’a pas remué sans une respectueuse émotion ces reliques de deux âmes qui se sont aimées.

IV

J’ai montré ce que fut Lacordaire comme ami. Je voudrais dire un mot de ce qu’il fut comme prêtre ; je n’ajouterai pas : et comme moine. Je ne saurais, en effet, prendre sur moi de résoudre la question que s’est posée son biographe, le Père Chocarne, lorsque, après avoir révélé le secret, inconnu de tous, des pénitences incroyables que Lacordaire s’imposait, il s’est demandé s’il avait eu tort ou raison de soulever le voile qui cachait les mystères de sa vie monastique. Certaines âmes, en effet, ont pu être édifiées d’apprendre que ce prédicateur populaire, ce membre de l’Académie française, avait, en plein XIXe siècle, renouvelé, dans l’intimité de sa cellule, ces macérations dont le récit étonne et laisse presque incrédule lorsqu’on les rencontre dans la vie des saints de la primitive Eglise. Mais d’autres âmes, trop faibles sans doute, ont pu se demander si la sévérité de la règle de Saint-Dominique n’aurait pu en elle-même lui sembler suffisante, et s’il n’aurait pas mieux servi la grande cause à laquelle il avait voué sa vie en conservant pour elle ses forces, plutôt qu’en épuisant son corps et en abrégeant assurément ses jours. Ce sont là questions trop hautes pour être traitées par un profane, et comme tel je m’abstiendrai de le faire. A ceux-là seulement que les récits, un peu trop détaillés peut-être, du Père Chocarne ont fait sourire ou s’indigner, je me bornerai à dire qu’avant de s’indigner ou de sourire il faut comprendre, et qu’il est certains états d’âme dont il faut avoir le secret avant de les juger. En 1845, Lacordaire avait été prêcher le Carême à Lyon. Dans cette ville, où les ardeurs religieuses se sont toujours montrées si vives, le succès dépassa tous ceux qu’il avait obtenus auparavant. C’était du délire. Un soir que son sermon avait excité particulièrement l’enthousiasme, on l’attendait à dîner. Il ne venait pas. Quelqu’un alla le chercher. Il le trouva pâle et en larmes au pied d’un crucifix. « — Qu’avez-vous, mon Père? lui dit-il. — J’ai peur ! — Peur de quoi? — De ce succès. — » Lorsqu’une âme en est arrivée à ce degré de scrupule, il ne faut pas s’étonner si elle cherche à corriger par la pénitence des mouvemens intérieurs qui nous paraissent des faiblesses pardonnables, et la pénitence, surtout lorsqu’elle est ignorée, silencieuse, enfouie, mérite toujours le respect.

Celui qui était si dur envers lui-même était doux envers les autres. Il savait garder envers les âmes faibles les ménagemens dont elles avaient besoin et les conduire par des chemins qui ne fussent point trop âpres. Ce n’est pas cependant que la direction proprement dite ait tenu la place principale dans la vie de Lacordaire. Il ne faut chercher en lui ni un François de Sales, ni un Fénelon. Sa puissance était ailleurs, dans sa parole, dans son action sur les esprits. « Je ne confesse point, disait Duguet, un des grands directeurs du XVIIe siècle, mais on dit que j’ai le don de consolation. » De Lacordaire, on aurait pu dire qu’il avait le don de persuasion. Les trente premières années du siècle avaient vu naître une génération, élevée vis-à-vis de la doctrine catholique dans les sentimens d’une indifférence dédaigneuse, quand ce n’était pas ceux d’une hostilité déclarée. L’Eglise était considérée comme une grande ruine, respectée des uns, méprisée des autres; mais parmi les esprits qui naissaient à la vie et au mouvement des idées, personne ne songeait à chercher un abri sous son toit. Lacordaire avait entrepris de restaurer l’édifice. Il en avait montré l’antique ordonnance et la beauté extérieure. Les brèches que le temps avait faites à ses murailles, il s’était efforcé de les réparer. Il conduisait ceux qui le suivaient jusqu’au seuil; il les aidait à le franchir, et, s’il ne les guidait pas toujours jusqu’à l’autel qui s’élevait au fond, c’est qu’une autre main se trouvait là pour les y amener. Ces temps où le Père Lacordaire prêchait la station de l’Avent et le Père de Ravignan celle du Carême qui était suivie de la retraite et de la communion pascales, sont demeurés, en ce siècle, l’âge brillant de la prédication catholique. Mais le rôle de Lacordaire n’était pas seulement, comme il le disait avec trop d’humilité, de préparer les esprits. Ceux qui l’ont poursuivi d’une constante malveillance ont singulièrement exagéré les choses en disant qu’il n’a jamais converti personne. Beaucoup d’âmes se sont au contraire adressées à lui, et il a goûté dans leur commerce la meilleure récompense d’une vie consacrée aux rudes travaux de l’apostolat : « C’est à Notre-Dame, au pied de ma chaire, a-t-il écrit, que j’ai vu naître ces affections, et ces reconnaissances dont aucune qualité naturelle ne peut être la source et qui attachent l’homme à l’apôtre par des liens dont la douceur est aussi divine que la force... »

Ce qui est vrai, c’est que sa vie, toujours militante et longtemps errante, ne lui permettait pas d’exercer la direction sous sa forme la plus habituelle, celle des entretiens et de la confession. Il avait surtout recours à la correspondance. Aussi la correspondance tenait-elle une grande place dans sa vie. Tous les jours, il y consacrait plusieurs heures. Chose qu’on aurait quelque peine à croire, si ceux qui ont vécu avec lui n’étaient d’accord pour l’affirmer, il était très méthodique dans ses habitudes. Non seulement sa chambre ou sa cellule, mais sa table même étaient toujours très bien rangées. Papier, plumes, crayons, canif, étaient disposés toujours à la même place. Il s’asseyait devant cette table à une heure, toujours la même, et il commençait à écrire avec rapidité, d’une petite écriture fine, serrée, sans ratures, un grand nombre de lettres qu’on trouvait ensuite disposées en pile sur un coin, toujours le même, de son bureau. Avec la même régularité, lorsqu’il était à Paris, il se rendait au confessionnal à certains jours et à certaines heures fixées. Il attendait dans la sacristie que l’heure sonnât, et au premier coup de l’horloge on le voyait ouvrir la porte et apparaître avec la régularité d’un automate, ce qui amenait quelquefois un sourire sur les lèvres de ses pénitens et pénitentes. La direction a donc occupé, dans la vie de Lacordaire, une place plus grande qu’on ne l’a dit. C’est surtout dans la seconde moitié de sa vie et vis-à-vis des jeunes gens qu’elle s’est développée. L’influence qu’il a exercée sur les jeunes gens et qui s’est fait longtemps sentir dans le monde catholique, ses méthodes d’éducation qui sont encore en honneur dans certains établissemens religieux, mériteraient une étude à part. Je me bornerai à marquer, par un trait, quelle conscience il apportait dans la direction de ces jeunes âmes. Lorsqu’il fut question de sa candidature à l’Académie française, Lacordaire dut venir passer quelques jours à Paris. Il avait annoncé son retour à Sorèze pour un certain samedi. On voulait le retenir ce jour-là pour une démarche importante : « Non, répondit-il ; c’est le jour où je confesse, et l’on ne peut pas savoir quel trouble une confession retardée peut amener dans la vie d’une âme. »

En dehors de ses Lettres à des jeunes gens, la seule correspondance spirituelle de Lacordaire que nous possédions ce sont ses lettres à la baronne de Prailly. Elles ont été publiées vingt-trois ans après la mort de Lacordaire, quatre ans seulement après la mort de Mme de Prailly, mais par un acte exprès de sa volonté, comme un témoignage de reconnaissance envers celui qu’elle appelait son premier et son seul vrai père. Elles pouvaient l’être sans inconvéniens. La vie de Mme de Prailly fut, en effet, une de ces vies unies et transparentes qui peuvent apparaître au grand jour sans qu’aucun sentiment de discrète pudeur en soit choqué. Les lettres que lui adresse Lacordaire ne marquent point d’autres étapes que celles d’une ascension, lente et soutenue, vers le plus haut degré de perfection et d’austérité chrétiennes qui soit compatible avec la vie du monde. Elle était née dans ce riche milieu de la bourgeoisie industrielle où, il y a cinquante ans, on donnait encore aux jeunes filles une éducation religieuse plus apparente que sérieuse. Ce fut le hasard d’une rencontre avec Lacordaire, coïncidant avec une grave maladie, qui lui donna la secousse dont elle avait besoin pour sortir de cette indifférence. « Je commence, lui écrivait-elle, à mieux comprendre ma nature, inconnue d’elle-même jusqu’ici. Je sens mon intelligence qui s’ouvre à toutes les idées, mon âme émue par toutes les pensées nobles et généreuses. Il me semble que j’avance dans un monde nouveau et chaque pas m’apporte une jouissance infinie. Il y a vraiment des jours de bonheur, même dans la souffrance, quand la vie et la lumière vous arrivent si puissantes. » Et de son côté Lacordaire lui écrivait : « Quiconque arrive à connaître Dieu et à l’aimer, n’a rien à désirer, rien à regretter. Il a reçu le don suprême qui doit faire oublier tout le reste. »

Ces deux courts fragmens suffisent à résumer l’esprit qui inspirait la direction de Lacordaire. C’est l’amour de Dieu, c’est ce don suprême qu’il s’efforce de communiquer à une âme encore mondaine; mais, pour y parvenir, il s’applique à développer ses facultés et à élever son esprit, tout en dilatant son cœur. Il la conduit tout droit à Jésus-Christ, par les voies directes et larges sans l’attarder aux petites pratiques. Lorsqu’il reçoit ses premières confidences, il la trouve en proie à des peines intérieures où il voit la marque d’une nature ardente et noble. « Les âmes faibles et peu élevées, lui écrit-il, trouvent ici-bas un élément qui suffit à leur intelligence, et qui rassasie leur amour. Elles ne découvrent pas le vide des choses visibles, parce qu’elles sont incapables de les sonder fort avant. Mais une âme que Dieu, dans la création qu’il en a faite, a rapprochée davantage de l’infini, sent de bonne heure la limite étroite qui la resserre. Elle a des tristesses inconnues sur la cause desquelles longtemps elle se méprend ; elle croit volontiers qu’un certain concours de circonstances a troublé sa vie, tandis que son trouble vient de plus haut. Il est remarquable, dans la vie des saints, que presque tous ont senti cette mélancolie dont les anciens disaient qu’il n’y a pas de génie sans elle. En effet la mélancolie est inséparable de tout esprit qui va loin et de tout cœur qui est profond. Ce n’est pas à dire qu’il faille s’y complaire, car c’est une maladie qui énerve quand on ne la secoue pas, et elle n’a que deux remèdes : la mort ou Dieu. »

Aussi, quand Mme de Prailly se confie à lui, la première chose dont il s’occupe pour guérir cette mélancolie, c’est de régler et de remplir sa vie. Il se réjouit de ce qu’elle n’ait pas attendu le déclin de l’âge pour renoncer au monde et à ses frivolités superbes, et de ce qu’elle apporte à Dieu une âme encore jeune, encore susceptible d’illusions et non pas vidée et défaite. Mais cette âme, il veut la nourrir. L’ignorance est un grand ennemi. Que croire quand on ne sait pas? Qu’aimer quand on n’a pas vu? Les lectures de chaque jour alimentent l’esprit et le dégoûtent des choses vaines. Il ne veut point cependant de lectures frivoles ou mièvres. Il faut aller aux grandes choses. Quand on peut lire Homère, Plutarque, Cicéron, Platon, David, saint Paul, saint Augustin, sainte Thérèse, Bossuet, Pascal et d’autres semblables, on est bien coupable de perdre son temps dans les niaiseries d’un salon.

Cette vie des salons, cette vie frivole et facile à laquelle Mme de Prailly était accoutumée par son éducation lui paraît d’abord le grand ennemi. « Si une goutte de la foi des saints tombait en vous, lui écrit-il, vous n’auriez pas assez de larmes pour vous pleurer, pour pleurer votre vie lâche, molle, insignifiante, si pleine d’orgueil et de la satisfaction des sens. » Sous l’influence de Lacordaire, elle se détache peu à peu de cette vie. Sa santé toujours chancelante l’aide à se séparer du monde. Elle passe de longs mois dans le Midi, dans la solitude de sa villa de Costebelle. Mais alors une autre inquiétude s’empare de celui qui la dirige, c’est qu’elle n’en arrive à se trop détacher de la vie elle-même, et qu’elle ne tombe dans, une sorte d’indifférence. « Lorsque l’âme est arrivée à un certain degré d’élévation vers Dieu, lui écrit-il, elle méprise facilement la vie, et c’est alors que Dieu l’y rattache par l’idée du devoir. La vie est un office important, quoique bien souvent nous n’en voyions pas l’utilité. Simples gouttes d’eau, nous nous demandons en quoi l’océan a besoin de nous : l’océan pourrait nous répondre qu’il n’est composé que de gouttes d’eau. Ne haïssez donc pas la vie, tout en vous en détachant. »

Après avoir ainsi arraché cette âme à la vie du monde et l’avoir rattachée à la vie du devoir, Lacordaire s’efforce ensuite de lui procurer la paix. Il avait évidemment affaire à une nature ardente, inquiète, jamais satisfaite d’elle-même, soupirant toujours après un état où elle ne se trouvait pas. C’est avec douceur qu’il la reprend. « Il faut éviter de vous laisser aller à la tristesse et à rabattement. Rien n’est plus nuisible à la santé du corps et de l’âme. Saint Paul dit que la joie et la paix sont les fruits de l’esprit de Dieu. Il y a en lui une plénitude qui chasse la mélancolie, comme le soleil levant chasse les ombres. Arrivez donc à la joie. C’est le grand signe de Dieu. Je vous le souhaite de tout mon cœur en partant. Vous êtes encore trop humaine et pas assez divine. C’est le reproche après le vœu. »

Une des souffrances de Mme de Prailly, c’était l’inégalité de sa ferveur. Les âmes du XVIIe siècle, dans leur langue spéciale, se plaignaient de n’avoir pas assez de sensible en ce qui concernait Dieu. Mme de Prailly s’en plaignait également, et Lacordaire trouvait pour l’en consoler d’ingénieuses raisons. « La vie spirituelle est pleine d’écueils et de vicissitudes. Nous ne sentons pas toujours Dieu avec la même vivacité ; la tristesse alors s’empare de nous, et le monde, au-dessus duquel nous nous sommes mis, ne peut pas non plus combler ces vides momentanés de notre cœur : nous sommes comme une barque, sans voiles ni rames, qui ne tend à aucun port. Il faut nous faire à ces épreuves. Dieu nous les envoie dans sa miséricorde pour nous dégoûter de la terre et nous porter à souhaiter ardemment de voir nos liens brisés. »

Je ne voudrais pas multiplier indéfiniment ces citations. Les correspondances spirituelles sont toujours un peu monotones et tout le monde n’a pas le goût de cette littérature spéciale. Ce qui relève cependant l’intérêt de ces lettres de Lacordaire à Mme de Prailly, c’est qu’il n’y apparaît pas seulement dans son rôle de directeur, tantôt consolant et tantôt réprimandant; avec la parfaite simplicité qui était en lui, il s’y laisse encore apercevoir tel qu’il était, avec ses alternatives d’ardeur et d’abattement, sujet lui-même à la tristesse, au découragement, aux défaillances intérieures, mais toujours soutenu par une indéfectible foi dans la Providence et faisant tourner à son perfectionnement moral toutes les épreuves qu’elle lui envoyait. Ces épreuves furent nombreuses dans les dernières années de sa vie. Même en s’ensevelissant à Sorèze il n’avait pas trouvé le repos. Jusque dans le sein de l’Ordre restauré par lui, il rencontrait des oppositions, des malveillances. Des appuis lui faisaient défaut, des amitiés le trahissaient. Il n’essayait point de dissimuler l’amertume qu’il en éprouvait, et, comparant, avec une humilité touchante, son état d’âme à celui de sa pénitente, peu s’en faut qu’il ne se mette au-dessous d’elle : «Je suis bien aise que vous vous sentiez arrivée à la paix. C’est le grand signe et le grand bien. Je ne sais si je le possède, et si je l’ai jamais eu. Des troubles, des tristesses montent souvent dans mon âme, car j’ai vu et j’apprends sans cesse des choses tristes. Mais il est vrai qu’une certaine force me ramène au repos en Dieu. Il faut que l’âme, à la fin de sa carrière mortelle, tombe de ce monde comme un fruit mûr. C’est là sans doute à quoi Dieu tend par toutes les misères qu’il nous envoie. Mais la souffrance ne détache pas toujours et ne donne pas toujours la paix. Heureux ceux qui ne souffrent pas en vain! »

Tel nous apparaît Lacordaire, comme ami et comme prêtre, dans l’intimité de sa correspondance. Mme Swetchine avait raison de dire : « On ne le connaîtra que par ses lettres. » Je voudrais que de ces lettres, aujourd’hui éparses dans sept volumes différens et qui n’ont pas toutes le même intérêt, il fût fait un choix sobre et judicieux. Ce choix en rendrait la lecture plus facile et sa mémoire y gagnerait. Si profonde a été, en effet, depuis un demi-siècle, la transformation de nos goûts littéraires, qu’à quelques personnes, d’un goût sévère, son éloquence semble aujourd’hui un peu vieillie. « L’orateur et l’auditoire, a-t-il écrit dans sa Vie de saint Dominique, sont deux frères qui naissent et meurent le même jour. » Et il est bien mort cet auditoire qui suivait autrefois les conférences de Notre-Dame, mort avec cette foi dans les idées générales un peu vagues, avec cet enthousiasme un peu crédule pour la liberté, avec ce goût pour les phrases un peu redondantes, toutes choses fort nobles au demeurant, qui ont caractérisé la génération de 1830. Et comme l’auditoire est mort, l’orateur ne lui a qu’à demi survécu. Mais l’homme est encore vivant dans ces lettres à la fois éloquentes et simples, écrites au courant de la plume, sans l’ombre d’une recherche de pensée et de style. « Plus j’aime quelqu’un, écrivait-il à Mme de Prailly, plus je suis simple dans mes relations avec lui, soit que je parle, soit que j’écrive, sauf les occasions naturelles qui obligent à s’élever davantage. J’écris vite et sans art, et j’ai un invincible éloignement pour le style quand il ne vient pas tout seul, par la nature menu ; du sujet. Croyez donc que je vous montre mon âme quand je vous dis ce que je pense, et ne m’en demandez pas davantage. » C’est bien, en effet, l’âme de Lacordaire qu’on retrouve dans ses lettres, et cette âme fut une des plus nobles, une des plus ouvertes à tous les sentimens délicats, fiers, généreux qui aient respiré dans la poitrine d’un homme. Or Vauvenargues l’a dit, mais Lacordaire aimait à le répéter : « Tôt ou tard on ne jouit que des âmes. »


HAUSSONVILLE.