Lamiel/01

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Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 1-13).


LAMIEL




CHAPITRE PREMIER

CARVILLE


Je trouve que nous sommes injustes envers les paysages de cette belle Normandie, où chacun de nous peut aller coucher ce soir. On vante la Suisse ; mais il faut acheter ses montagnes par trois jours d’ennui, les vexations des douanes et les passeports chargés de visas. Tandis que, à peine en Normandie, le regard, fatigué des symétries de Paris et de ses murs blancs, est accueilli par un océan de verdure.

Les tristes plaines grises restent du côté de Paris, la route pénètre dans une suite de belles vallées et de hautes collines ; leurs sommets chargés d’arbres se dessinent sur le ciel, non sans quelque hardiesse, et bornent l’horizon de façon à donner quelque pâture à l’imagination, plaisir bien nouveau pour l’habitant de Paris.

S’avance-t-on plus avant, on entrevoit à droite, entre les arbres qui couvrent les campagnes, la mer, la mer sans laquelle aucun paysage ne peut se dire parfaitement beau.

Si l’œil, qu’éveille aux beautés des paysages le charme des lointains, cherche les détails, il voit que chaque massif forme comme un enclos entouré de murs de terre ; ces digues, établies régulièrement sur le bord de tous les champs, sont couronnées d’une foule de jeunes ormeaux.

La vue dont je viens de parler est précisément celle qu’en venant de Paris et en approchant de la mer on trouve à deux lieues de Carville. C’est un gros bourg où s’est passée, il y a peu d’années, l’histoire de la duchesse de Miossens et du docteur Sansfin.

Du côté de Paris, le commencement du village, perdu au milieu des pommiers, gît au fond de la vallée ; mais à deux cents pas de ses dernières maisons, dont la vue s’étend du nord-ouest vers la mer et le mont Saint-Michel, on passe, sur un pont tout neuf, un joli ruisseau d’eau limpide qui a l’esprit d’aller fort vite, car toutes choses ont de l’esprit en Normandie, et rien ne se fait sans son pourquoi, et souvent un pourquoi très finement calculé. Ce n’est pas là ce qui me plaît de Carville, et quand j’y allais passer le mois où l’on trouve des perdreaux, je me souviens que j’aurais voulu ne pas savoir le français. Moi, fils de notaire peu riche, j’allais prendre quartier dans le château de Mme  d’Albret de Miossens, femme de l’ancien seigneur du pays, rentrée en France seulement en 1814. C’était un grand titre vers 1826.

Le village de Carville s’étend au milieu des prairies, dans une vallée presque parallèle à la mer, que l’on aperçoit dès que l’on s’élève de quelques pieds. Cette vallée, fort agréable, est dominée par le château ; mais ce n’était que de jour que mon âme pouvait être sensible aux beautés tranquilles de ce paysage. La soirée, et une soirée qui commence à cinq heures avec la cloche du dîner, il fallait faire la cour à Mme  la duchesse de Miossens, et elle n’était pas femme à laisser prescrire ses droits. Mme  de Miossens n’avait que trente ans et ne perdait jamais de vue son rang si fortement fait considérable ; et de plus, à Paris, elle était dévote, et le faubourg Saint-Germain la plaçait volontiers à la tête des ventes et des quêtes. C’était, du reste, le seul hommage que ce faubourg consentît à lui rendre. Mariée à seize ans, à un vieillard qui devait la faire duchesse (le marquis d’Albret, ce vieillard, n’avait perdu son père que lorsque la duchesse de Miossens arrivait à sa vingt-huitième année), elle avait dû passer toute sa jeunesse à désirer les honneurs qu’une duchesse recevait encore dans le monde du temps de Charles X. La duchesse n’avait pas infiniment d’esprit.

Telle était la grande dame chez laquelle je passais le mois de septembre, à la condition de m’occuper, de cinq heures à minuit, des commérages et des petites aventures de Carville ; c’est un lieu que l’on ne trouvera pas sur la carte et dont je demande la permission de dire des horreurs, c’est-à-dire une partie de la vérité. Les finesses, les calculs sordides de ces Normands ne me délassaient presque pas de la vie compliquée de Paris.

J’étais reçu chez Mme  de Miossens à titre de fils et petit-fils des bons MM. Lagier, de tout temps notaires de la famille d’Albret de Miossens, ou plutôt de la famille Miossens qui se prétendait d’Albret.

La chasse était superbe dans ce domaine et fort bien gardée ; le mari de la maîtresse de la maison, pair de France, cordon-bleu et dévot, ne quittait jamais la cour de Charles X, et le fils unique, Fédor de Miossens, n’était qu’un écolier. Quant à moi, un beau coup de fusil me consolait de tout. Le soir, il fallait subir M. l’abbé Du Saillard, grand congrégationiste chargé de surveiller les curés du voisinage. Son caractère, profond comme Tacite, m’ennuyait ; ce n’était pas un caractère auquel, alors, je voulusse prêter attention. M. Du Saillard fournissait des idées sur les événements annoncés par la Quotidienne à sept ou huit hobereaux du voisinage.

De temps à autre arrivait dans le salon de Mme  de Miossens un bossu bien plaisant ; celui-là m’amusait davantage : il voulait avoir des bonnes fortunes, et quelquefois, dit-on, y réussissait.

Cet original s’appelait le docteur Sansfin, et pouvait avoir, en 1830, vingt-cinq ou vingt-six ans.

S’il n’avait pas voulu tenir à être un don Juan, ce médecin eût été passable ; fils unique d’un riche fermier des environs, Sansfin s’était fait médecin pour apprendre à se soigner ; il s’était fait chasseur pour paraître toujours armé aux yeux des gens du village qui auraient été tentés de se moquer de lui ; il s’était confédéré avec le profond abbé Du Saillard pour se donner un air de puissance dans le pays.

Le docteur n’eût pas fait de sottises et même eût pu passer pour homme d’esprit s’il eût été sans bosse ; mais ce malheur en faisait un être ridicule, car il voulait faire oublier sa bosse à force de démarches savantes.

Le docteur eût été moins ridicule, habillé, vêtu comme tout le monde ; mais on savait qu’il faisait venir ses habits de Paris, et, par une prétention vraiment insupportable pour un bourg normand, il avait pris pour domestique un coiffeur de la capitale ; et il ne voulait pas qu’on se moquât de lui !

Le médecin était donc en possession d’une tête ornée d’une magnifique barbe noire beaucoup trop ample et disposée avec un art infini. La tête n’eût pas été mal, mais, comme dans la chanson de Béranger, un corps manquait à cette… De là, la prédilection de Sansfin pour le spectacle. Assis au premier rang d’une loge, il paraissait un homme comme un autre ; mais, quand il se levait ou laissait voir un petit corps chétif vêtu à la dernière mode, l’effet était irrésistible.

— Voyez donc cette grenouille ! s’écriait quelque voix du parterre.

Quel mot pour un bonhomme à bonnes fortunes !

Un soir, nous dessinions sur la cendre du foyer — voyez l’excès de notre désoccupation — les lettres initiales des femmes qui nous avaient fait faire les sottises les plus humiliantes pour nos amours-propres ; je me souviens que c’est moi qui avais inventé cette preuve d’amour. Le vicomte de Sainte-Foi dessina M et B ; puis la duchesse, sans sortir de son ton de hauteur, exigea de lui tout ce qu’il lui serait possible de raconter sur ses folies de jeune homme faites pour M et pour B. Un vieux chevalier de Saint-Louis, M. de Malivert, écrivit A et E ; puis, après avoir dit ce qu’il pouvait dire, il remit les pincettes au docteur Sansfin ; un sourire se dessina sur toutes les lèvres, mais le docteur écrivit fièrement D, C, J, F.

— Quoi ! vous êtes bien plus jeune que moi et vous avez quatre lettres écrites dans le cœur ? s’écria le chevalier Malivert, à qui son âge permettait de rire un peu.

— Puisque Mme  la duchesse a exigé de notre obéissance le vœu d’être sincères, dit gravement le bossu, je dois mettre quatre lettres.

Depuis trois heures qu’on avait fini un dîner excellent et composé de primeurs apportées de Paris par les laquais de la duchesse, nous étions là huit ou dix qui travaillions péniblement pour soutenir une conversation languissante ; la réponse du docteur mit la joie dans tous les yeux, on se serra autour du foyer.

Dès les premiers mots, les expressions cherchées du bossu firent rire, tant son sérieux était étrange. Pour comble de gaieté, les belles D, G et J, F l’avaient toutes aimées à la fureur.

Mme  de Miossens, mourant d’envie de rire, nous faisait signes sur signes pour que nous eussions à modérer notre gaîté.

— Vous allez tuer la poule aux œufs d’or, disait-elle à M. de Sainte-Foi, placé à côté d’elle, et faites passer le mot d’ordre : Modérez-vous, messieurs.

Le docteur était si attentif à ses idées que rien n’était capable de le réveiller. Je crois qu’il inventait les détails d’un roman par lui préparé à l’avance, et, en les racontant, il en jouissait. Ce qui lui manquait, comme il le prouva de reste par la suite, lorsque la fortune vint frapper à sa porte, c’était une once de bon sens. Ce soir-là, le bon docteur nous disait, non seulement ses bonnes fortunes, mais encore le détail des sentiments et nuances de sentiments qui avaient dicté les actions des infortunées D, C et J, F, souvent négligées par leur vainqueur.

Le vicomte de Sainte-Foi eut beau appeler le docteur marquis de Caraccioli, en mémoire de cet ambassadeur des Deux-Siciles auquel Louis XVI disait :

— Vous faites l’amour à Paris, monsieur l’ambassadeur ?

— Non, sire, je l’achète tout fait.

Rien ne put réveiller le docteur.

Mme  de Miossens, si l’on voulait oublier sa hauteur, avait des manières charmantes et était parfaitement heureuse quand on la faisait rire ; elle jouissait de la gaîté des autres, mais, à la vérité, sa hauteur s’opposait à ce qu’elle se permît rien de ce qu’il faut pour faire naître la gaîté.

Cette duchesse avait des manières admirables et d’une perfection si douce, que, quoique ce fût la chasse qui me ramenât deux ou trois fois l’an dans son château de Carville, pendant deux jours ses façons d’agir me faisaient illusion et je lui croyais des idées ; elle n’avait pourtant que la perfection du jargon du monde. Ce qui m’amusait et m’ôtait la sottise de prendre cette maison au sérieux, c’est qu’on ne pouvait pas reprocher à cette duchesse d’avoir une seule idée juste ; elle voyait toutes choses du point de vue d’une duchesse, et encore dont les aïeux ont été aux croisades.

La révolution de 1789 et Voltaire n’étaient pas des choses odieuses pour elle, c’étaient des choses non avenues. Cette absurdité allait jusqu’aux moindres détails, et cette manière, par exemple, d’appeler le maire de Carville M. l’échevin, consolait de tout mes vingt-deux ans et m’empêchait de prendre au sérieux aucune des impertinences qui pullulaient au château et en chassaient tous les voisins. La duchesse ne pouvait réunir dix personnes autour de sa table qu’en payant dix francs par tête à son cuisinier, outre des gages énormes et tous les comptes payés comme à un cuisinier ordinaire.

Au fond, Mme  de Miossens s’ennuyait amèrement ; l’homme qu’elle détestait le plus, comme un infâme jacobin, était heureux à Paris et y régnait. Ce jacobin n’était autre que l’aimable académicien généralement connu sous le nom de Louis XVIII.


Au milieu de cette vie de campagne où elle s’était précipitée par dégoût pour Paris, la duchesse n’avait d’autre distraction que le récit des commérages du village de Carville, dont elle était fort exactement instruite par une de ses femmes de chambre, Mlle  Pierrette, qui avait un amant au village. Ce qui m’amusait, c’est que les récits de Pierrette employaient les termes les plus clairs, souvent d’une énergie bien plaisante à les voir écoutés par une dame dont le langage était un modèle de délicatesse souvent exagérée.

Je m’ennuyais donc un peu au château de Carville, lorsqu’il nous arriva une mission dirigée par un homme d’une grande éloquence, M. l’abbé Le Cloud, qui, dès le premier jour, fit ma conquête.


La mission fut une vraie bonne fortune pour la duchesse qui, tous les soirs, avait un souper de vingt personnes. À ces soupers, on parlait beaucoup de miracles. Mme  la comtesse de Sainte-Foi et vingt autres dames des environs, que chaque soir l’on voyait au château, parlèrent de moi à M. l’abbé Le Cloud comme d’un homme dont on pourrait faire quelque chose. Je remarquai que ces dames fort nobles et pensant si bien ne croyaient guère aux miracles, mais les protégeaient de toute leur influence. Je ne manquais pas un discours de M. l’abbé ; bientôt ennuyé des mièvreries qu’il fallait dire aux gens du pays, il me montra de l’amitié ; et, comme il était loin d’avoir la prudence de l’abbé Du Saillard, il me dit une fois :

— Vous avez une belle voix, vous savez bien le latin, votre famille vous laissera deux mille écus tout au plus, soyez des nôtres.

Je réfléchis beaucoup à ce parti qui n’était pas mauvais. Si la mission eût duré un mois encore à Carville, je crois que je me serais enrôlé pour un an dans la troupe de l’abbé.

Je calculais que je ferais des économies pour revenir passer une bonne année à Paris, et, comme j’avais horreur du scandale, en revenant à Paris recommandé par l’abbé Le Cloud, j’eusse pu arracher une place de sous-préfet, ce qui alors m’eût semblé une haute fortune. Si, par hasard, je trouvais un plaisir vif à improviser en chaire comme M. l’abbé Le Cloud, je suivrais ce métier.