Lamiel/08

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Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 100-107).


CHAPITRE VIII

FÊTE DANS LA TOUR


Il était parvenu à faire faire du mouvement à la duchesse, en engageant Lamiel, ce qui, du reste, n’avait pas été difficile, à ne pas vouloir retourner au château. La duchesse avait acheté un jardin qui touchait à la chaumière d’Hautemare et, sur l’emplacement de ce jardin, elle avait fait bâtir une tour carrée qui, à chaque étage, se composait d’une chambre magnifique et d’un cabinet. Ce qui avait décidé la duchesse à se passer ces fantaisies coûteuses, c’était le désir de montrer aux habitants de Carville, trop infectés de jacobinisme, une véritable tour du moyen âge, ce qui ne manquerait pas de leur rappeler ce que les seigneurs de Miossens étaient à leur égard autrefois. La tour, élevée sur l’emplacement du jardin, était une copie exacte d’une tour à demi ruinée qui se trouvait dans le parc du château. Le docteur parvint à vaincre certaines objections que ne manquait pas d’élever l’avarice de la duchesse, en lui représentant que l’on pouvait se servir, pour la nouvelle tour, de pierres de taille carrées qui formaient l’ancienne. Puis, la tour élevée, il remarqua que les maçons de campagne n’avaient pas aligné parfaitement les pierres de taille ; alors on fit venir de Paris des ouvriers ciseleurs qui, en taillant ces pierres à une profondeur de six pouces à quelques endroits, entourèrent la tour d’ornements en ogives empruntés à l’architecture sarrasine dont l’on voit de si beaux restes en Espagne. À cette époque de la vie de la nouvelle tour, elle produisit un effet immense sur tous les châteaux du voisinage.

— Cela est à la fois utile et agréable, s’écria le marquis de Fernozière ; en cas de révolte des jacobins, on peut se réfugier dans une tour de ce genre et y tenir fort bien huit ou dix jours, jusqu’à ce qu’on ait pu rassembler la gendarmerie des environs. Dans les temps plus tranquilles, la vue d’un si beau monument donne à penser aux manoirs du voisinage.

Le docteur s’arrangea de façon que, en moins de quinze jours, cette idée fut répétée vingt fois devant la duchesse. Elle fut au comble du bonheur. Le manque de succès auprès des châteaux du voisinage était un des malheurs de sa vie, et l’ennui où elle languissait avant la maladie de Lamiel ajoutant une nouvelle pointe au chagrin plus ou moins réel dont elle croyait que sa vie était environnée, à chaque fois, quand, en se promenant, un de ces châteaux du voisinage venait à frapper sa vue, elle jetait un petit cri de profonde douleur. Le docteur n’avait pas manqué à se faire avouer la cause de ce petit cri ; il avait prétendu que ce cri pouvait annoncer une horrible maladie de poitrine. Il se figura plus d’un mois l’état de ravissement où le succès de la tour avait jeté Mme  de Miossens. La passion qui, dans le fait, lui donnait plus de peine à combattre chez elle, était l’avarice. Il voulut lui porter un grand coup et, tout bien préparé, il s’écria un jour de l’air de la plus profonde conviction :

— Convenez, madame, d’une chose bien heureuse, cette tour vous coûte cinquante ou cinquante-cinq mille francs tout au plus, eh bien ! elle vous donne pour plus de cent mille francs de bonheur. La vanité des petits hobereaux qui vous entourent a enfin plié bagage ; ils rendent hommage au rang élevé où la providence vous a appelée. Daignez les inviter à un grand repas que vous leur donnerez pour inaugurer la tour d’Albret. (On avait donné ce nom à la tour en l’honneur du maréchal.)

Depuis plusieurs mois, le docteur travaillait à réconcilier la noblesse des environs avec l’humeur un peu singulière de la duchesse. Il fit pénétrer cette idée dans tous les châteaux que cette prétendue hauteur, qui les avait choqués, n’était point de la hauteur véritable, mais simplement une mauvaise habitude de l’esprit contractée à Paris et dont, d’ailleurs, la duchesse commençait à sentir le ridicule.

La duchesse donna un repas splendide pour inaugurer la tour d’Albret. Il y avait cinq étages, et le docteur voulut qu’il y eût cinq tables, une à chaque étage. On éleva une baraque en planches à dix pas de la tour pour servir de cuisine ; on plaça des tables dans une prairie voisine où furent invités tous les parents des élèves de Hautemare. La division singulière de la bonne compagnie en cinq tables produisit naturellement une extrême gaîté qui fut redoublée par le ton vraiment aimable avec lequel, pour la première fois de sa vie, la duchesse répondit aux compliments qu’on lui adressa. Ce changement fut le chef-d’œuvre de Sansfin.

Il avait fait venir des musiciens qui se présentèrent par hasard à la nuit tombante, lorsque toutes les jeunes femmes des cinq tables commençaient à regretter qu’on n’eût pas eu l’idée de faire finir par un bal une journée aussi aimable. Sansfin remonta en courant et annonça que Mme  la duchesse avait eu l’idée de faire arrêter une troupe de musiciens qui se rendaient à Bayeux.

Les arbres de la prairie se trouvèrent illuminés comme par hasard, et le bal commença pour les paysannes. Le salon le plus élevé de la tour, celui du cinquième étage, fut réservé aux dames pour les changements de toilette que rendait nécessaires ce bal improvisé. Pendant la demi-heure qu’elles consacrèrent à ce soin, le docteur Sansfin expliquait aux gentilshommes du voisinage comment, sans qu’on eût songé à rien, la tour d’Albret se trouvait une forteresse fort difficile à prendre.

— Vos ancêtres, messieurs, se connaissaient en choses de guerre, et, comme les maçons ont suivi exactement le plan de la vieille tour, sans songer qu’ils préparaient des chaînes pour les gens de basse classe, ils ont fait une forteresse qui pourra servir de refuge à toutes les honnêtes gens, si jamais les jacobins se remettent à brûler les châteaux.

Cette idée consolante compléta le charme de cette journée. Les dames dansèrent de huit heures à minuit, et leurs maris, tout occupés de la tour, ne pensèrent que fort tard à faire replacer les chevaux à leurs voitures. Les paysans dansèrent jusqu’au jour. Le docteur était monté à cheval et avait fait arriver dans la prairie des barriques de bière et même de vin.

Cette journée changea de tout au tout la manière d’être de la duchesse avec ses voisins, et ce fut aussi l’époque où elle oublia entièrement la manière barbare dont la nature avait traité cet homme si aimable, le docteur Sansfin.

Lamiel vit toute la fête, enfermée dans la voiture de la duchesse que l’on avait fait avancer au milieu de la prairie et dont on avait levé les glaces. La duchesse vint voir plus de vingt fois si sa favorite n’était pas incommodée par l’humidité. Son avarice, passion dominante jusque-là, était tout à fait subjuguée.

Huit jours après cette fameuse fête à la tour d’Albret qui restera longtemps célèbre dans l’arrondissement de Bayeux, l’on vit arriver à Carville une grande voiture de déménagement arrivant de Paris. Elle était remplie de manouvriers, de tapissiers et d’étoffes de toute espèce, propres à meubler un château. Ils meublèrent à ravir les cinq chambres superposées l’une sur l’autre et qui formaient la tour gothique. La duchesse, ayant chassé l’avarice, se trouvait le cœur vide et tombait dans l’amour des excès, et projetait déjà un second dîner.

La chambre du second étage, destinée à Lamiel, fut arrangée d’une façon ravissante et Lamiel déclara au docteur qu’elle voulait l’habiter. En vain le docteur lui demanda à genoux de considérer que cette chambre, fort humide, rendrait malade une personne forte comme une paysanne, tandis qu’elle avait déjà l’espèce de santé d’une femme du grand monde, Lamiel fut inflexible. Le docteur se ravisa qu’il y avait déjà cinq mois que la vanité naissante de la jolie Normande apprenait toujours quelque chose du docteur ; toujours ce docteur avait raison, toujours l’esprit de Lamiel était dans une position inférieure à l’égard de celui du docteur. L’esprit prudent de celui-ci se livra à plusieurs expériences, mais enfin il s’assurait du vrai principe du caprice de cette enfant.

— Déjà la vanité, déjà l’orgueil de son sexe ! s’écria-t-il. Il faut que je me hâte de céder, ou je place ici le germe d’une aversion qui peut s’étendre sur les belles années de cette charmante fille, quand arrivera l’époque où sa conquête sera vraiment une chose agréable pour un pauvre homme disgracié tel que moi.