Lao-tseu traduit par Jules Besse/Livre 2

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Traduction par Jules Besse.
Ernest Leroux (p. 79-163).


XXXVIII



Dans un homme supérieur la vertu ne laisse deviner aucun agissement. C’est même pour cela qu’il est vertueux.

La vertu du vulgaire ne se laisse pas oublier. C’est même pour cela que le vulgaire n’est pas vertueux.

L’homme d’une vertu supérieure pratique le Non-agir et sa vertu passe inaperçue. La vertu du vulgaire procède à ses pratiques et il n’échappe à personne que le vulgaire se livre à des agissements.

La haute charité est pratiquée avant que personne ne s’en doute.

On croit prendre sur le fait la justice suprême et l’on ne prend sur le fait que sa contrefaçon.

La haute fidélité au culte et aux rites est observée sans qu’on aperçoive nulle part un agissement qui corresponde à des pratiques. Tout au plus voit-on pour l’observer se retrousser des manches aussitôt ramenées sur les bras.

Voilà pourquoi, après avoir laissé passer la Doctrine sans la voir, on laisse passer la vertu sans y faire attention. Voilà pourquoi, après avoir laissé passer la vertu sans la voir, on laisse passer sans y faire attention la haute charité. Voilà pourquoi, après avoir laissé passer la haute charité sans la voir, on laisse passer sans y faire attention la justice suprême. Voilà pourquoi, après avoir laissé passer la justice suprême sans la voir, on laisse passer la haute fidélité au culte et aux rites sans y faire attention.

Cette haute fidélité au culte et aux rites, dès qu’on y mêle la droiture et la sincérité, est superficielle, et au contraire, quand on l’observe dans la plus grande confusion d’idées, commence.

Le haut savoir d’antan, dès qu’on se mêle de l’exprimer par la parole, n’a que l’éclat éphémère des fleurs, et au contraire, quand on le porte avec toute l’apparence de la stupidité, commence.

Voilà pourquoi le Non-agir est pour les hommes supérieurs le solide et pourquoi les agissements sont le superficiel pour eux.

Voilà pourquoi le Non-agir est pour les hommes supérieurs le fruit et pourquoi les agissements n’ont dans leur idée que l’éclat éphémère d’une fleur.

Voilà pourquoi, renonçant au superficiel et à jeter l’éclat d’une fleur éphémère, les hommes supérieurs se règlent sur ce qui va être dit dans le chapitre suivant.


XXXIX



Les choses du passé n’ont eu que la peine de passer.

Le Ciel n’a qu’à être pur. La Terre n’a qu’à être indéfiniment paisible. Le génie de l’homme n’a qu’à laisser fonctionner des organes. Le vide n’a qu’à se laisser remplir. Les hommes n’ont qu’à se laisser vivre. Les rois et les feudataires n’ont qu’à se laisser donner leur titre.

Pour remplir toute leur destinée pas besoin d’autre effort.

Du jour où l’on pensa que le Ciel a autre chose à faire qu’à être pur, on commença à craindre qu’il ne fondît. Du jour où l’on pensa que la Terre a autre chose à faire qu’à être indéfiniment paisible, on commença à craindre qu’elle ne fût sujette à des perturbations. Du jour où l’on pensa que le génie a autre chose à faire qu’à laisser faire ses organes, on commença à craindre qu’il ne se dissipât. Du jour où l’on pensa que le vide a un autre effort à faire que de se laisser remplir, on commença à craindre qu’il ne fût las. Du jour où l’on pensa que les hommes ont autre chose à faire qu’à se laisser vivre, on commença à craindre qu’ils ne s’éteignissent. Du jour où l’on pensa que les rois et les feudataires peuvent être de hauts et puissants princes sans être nécessairement pour cela des modèles, on commença à craindre qu’ils ne fussent renversés.

Voilà pourquoi l’origine du noble est à chercher dans l’idée du vil. Voilà pourquoi l’origine du haut est à chercher dans l’idée du bas.

Voilà pourquoi quand les rois et les feudataires, ayant à parler de leur personne, se traitent couramment de « Rebut de la société » de « Pas grand’chose » et de « Pauvre d’esprit »[1], on peut se demander si ce n’est pas pour mieux suggérer qu’ils ont l’âme haute et noble.

Voilà pourquoi, pour mieux suggérer qu’ils possèdent des chars innombrables, ils se disent sans char du tout.

Voilà pourquoi ils désirent tant ne pas être estimés comme du jade et souhaitent même être déclarés aussi communs que des cailloux.


XL



Être rebelle à tout agissement voilà le seul agissement que la mise en pratique de la Doctrine exige.

Un esprit mou voilà tout ce que la Doctrine exige pour être pratiquée.

Pour être le monde, le monde se croit tenu à tous les agissements : il ne parvient à être que par le Non-agir.


XLI



Parmi les lettrés qui entendent parler de la Doctrine les uns font du zèle pour la pratiquer, les autres croient devoir écouter avec une attention telle qu’on se demande s’ils sont encore vivants ou déjà morts, d’autres enfin, craignant de n’être pas à la hauteur, croient devoir prendre un air béat.

Voilà pourquoi nous nous permettrons de leur adresser ces paroles initiatrices :

Quand on voit clair dans la Doctrine, on a la sensation d’y voir clair comme dans un four. Quand on fait les plus grands progrès dans la Doctrine, on doit avoir l’impression de s’en éloigner tous les jours un peu plus. Comparée aux autres doctrines, la Doctrine doit donner l’impression d’avoir à elle seule plus de trous et de lacunes que toutes les autres doctrines ensemble. La vraie et grande vertu doit donner l’impression du vide. L’homme d’une candeur immaculée doit plutôt faire l’effet d’un homme qui aurait des taches dans sa vie. La vraie et grande vertu, quand elle se répand dans le monde, doit sembler insuffisante.

Devant la vraie et grande vertu bien établie on doit avoir l’impression de quelque chose de frivole. De l’homme qui va droit au but on doit plutôt penser Quelle girouette ! Devant la Doctrine on doit avoir la sensation d’un grand carré qui n’aurait pas d’angles, d’un grand vase qui ne serait pas près d’être achevé, d’une grande parole qui resterait en route et d’une grande forme qui resterait confuse. Devant la Doctrine on doit avoir la sensation qu’elle est une énigme et qu’on serait bien en peine de lui donner un nom. De la Doctrine on doit emporter l’impression qu’elle est la seule qui excelle à commettre des erreurs et n’en est pas moins pratiquée en toute perfection.


XLII



Du jour où la Doctrine eut un disciple, deux disciples pour la pratiquer firent du zèle, trois disciples crurent devoir l’écouter avec une attention telle qu’on put se demander s’ils étaient encore vivants ou déjà morts, elle eut pour l’écouter avec un air béat tous les hommes, tout le monde eut par dessus la tête du principe yin et n’en prit pas moins à cœur le principe yang,[2] tous les hommes, devenus de profonds intellectuels, passèrent pour être d’accord, rien ne répugnant autant aux hommes que d’être traités de « Rebut de la société » de « Pas grand’chose » et de « Pauvres d’esprit » ce n’est pas autrement que les rois et les principicules se traitèrent en public.

Voilà pourquoi la grande affaire c’est d’obtenir tantôt que le déclin de la Doctrine augmente, tantôt que la renaissance de la Doctrine diminue.

Voilà pourquoi je ne me donne pas la peine d’enseigner autre chose que ce que des hommes ont déjà enseigné avant moi.

Voilà pourquoi les entêtés qui s’obstinent à jeter un pont entre ce qu’on sait et ce qu’on saura, je n’aurai pas la satisfaction de les voir de sitôt disparaître.

Voilà pourquoi moi-même je passerai pour aimer comme un père la vulgarisation de la philosophie.


XLIII



Or de tous les enseignements répandus dans l’empire mon enseignement est le plus mou. De tous les hommes que cet enseignement pourrait faire courir pas un, fût-il classé parmi les esprits forts de l’empire, n’arriverait à pénétrer l’impénétrable Doctrine que cet enseignement répand.

Voilà pourquoi toute ma science personnelle se borne à connaître les avantages du Non-agir.

Voilà pourquoi tout mon enseignement consiste dans le silence.

Voilà pourquoi ceux qui arrivent à concevoir tous les avantages du Non-agir, ils sont plutôt rares ici-bas.


XLIV



Ceux qui arrivent à concevoir les avantages du Non-agir qu’aimeraient-ils ? la gloire ? la culture de leur moi ?

Que préféreraient-ils ? la culture de leur moi ? l’argent ?

Le gain leur serait-il moins odieux que la perte ?

Aussi estiment-ils que se passionner pour quelque chose c’est nécessairement se dépenser beaucoup, qu’amasser connaissance sur connaissance c’est nécessairement perdre copieusement son temps.

Aussi savent-ils se contenter du Non-déshonneur, du Non-danger et de la simple possibilité d’une longue vie.


XLV



La grande perfection doit laisser l’impression d’un vase fêlé qui laisse échapper son contenu.

La grande plénitude de nos facultés doit donner l’impression du vide et de quelque chose en train de s’élaborer.

La grande rectitude doit laisser l’impression de quelque chose de contourné.

La grande habileté doit donner l’impression de grandes maladresses commises.

En se produisant dans le siècle, l’esprit de décision doit laisser l’impression d’un bégaiement incurable.

Pour tout mouvement l’homme qui se vainc vraiment lui-même doit se permettre un souffle froid.

Un souffle chaud c’est toute la récréation qu’un homme qui se vainc vraiment lui-même peut se permettre.

Dans le farniente pur et simple toutes les saines pratiques d’un bon gouvernement sont comprises.


XLVI



Dans les temps où la Doctrine fleurit dans l’empire, tous les chevaux qui galopent dans l’empire ne sont plus utilisés que pour leur crottin.

Dans l’empire, quand la Doctrine n’y fleurit pas, on s’adonne à l’élevage du cheval de guerre dans toute l’étendue de la zone kiao[3].

Le plus grand malheur qui puisse arriver à l’empire c’est la possibilité du désir. La pire des calamités qui puisse échoir à l’empire c’est qu’on s’y croie suffisamment ignorant. La pire des erreurs dans l’empire c’est qu’on y souhaite arriver à quoi que ce soit.

La seule chose à savoir suffisamment dans l’empire c’est que la connaissance la plus ordinaire du rudiment suffit.


XLVII



S’ils ne passaient point le seuil de leurs portes, les hommes pourraient connaître tout ce qui se passe ici-bas.

S’ils ne regardaient point par leurs fenêtres, les hommes pourraient entrevoir la Doctrine, cette doctrine du ciel.

Vaste enquête — petite science.

Voilà pourquoi les saints ne font pas un pas, dussent-ils avoir devant eux l’omniscience.

Voilà pourquoi les saints regardent dans le vide, dussent-ils avoir devant eux leur plus notoire contemporain.

Voilà pourquoi, eussent-ils l’espoir de perpétrer un chef-d’œuvre, les saints s’en tiennent au Non-agir.


XLVIII



L’homme qui se livre aux agissements de l’étude veut chaque jour en savoir plus long. L’homme qui met en pratique la Doctrine, la connaissance qu’il a de la Doctrine de jour en jour diminue. Elle diminue et encore diminue jusqu’à ce qu’il perde de vue la Doctrine. Il perd de vue la Doctrine, et c’est alors qu’il la pratique dans toute son étendue.

C’est en persévérant jusqu’au bout à ne rien faire pour s’emparer de l’empire qu’on obtient l’empire.

L’homme qui en arrive aux agissements pour s’emparer de l’empire est insuffisant.


XLIX



Les saints n’ont pas d’idées arrêtées.

Sur la mentalité des cent familles ils règlent leur mentalité. Si j’excelle à quelque chose, ils déclarent que tout va bien. Si je n’excelle à rien, ils me reconnaissent de grandes dispositions à me bonifier. Si j’annonce que je crois tenir la vérité ils laissent entendre que la chose ne leur paraît nullement invraisemblable. Si je me rétracte, ils n’en reconnaissent pas moins que j’ai de grandes dispositions à mettre la main dessus.

Les saints, dans l’empire, ne font pas autre chose qu’aspirer de l’air dans leurs poumons. S’il leur arrive de gouverner, un chaos c’est leur esprit.

Quand tous et toutes écoutent et regardent dans la direction des saints, les saints regardent tous et toutes comme de grands enfants.


L



Du jour où la vie fit son apparition[4] l’obsession de la mort entra.

Treize apprentis de la vie : treize apprentis de la mort. Dès qu’un homme se sent vivre mort d’agité s’ensuit.

Pourquoi en treize lieux plutôt qu’en un la vie des hommes s’écoule-t-elle ? parce qu’ils s’exagèrent l’importance de l’agitation dans la vie.

Que n’écoutent-ils ceux qui excellent à ordonner confortablement la vie ! Ces saints hommes ne voyagent que sur la terre ferme et seulement quand ils sont sûrs de ne rencontrer ni rhinocéros, ni tigre, ni hommes malintentionnés, militaires ou pas. Il faut qu’ils aient la certitude qu’un rhinocéros ne les trouera pas de sa corne, qu’un tigre ne les déchirera pas de ses griffes et que des militaires, cherchant l’occasion de les occire, n’en trouveront pas les moyens.

Pourquoi cette prudence ? parce qu’ils n’ont aucune idée d’un séjour qui serait réservé aux morts.


LI



La Doctrine consiste à se laisser vivre.

Toutes les pratiques de la vertu consistent à laisser se développer la vertu.

La grande affaire se réduit à un projet.

Le seul effort à faire c’est d’en finir avec tout nouvel effort.

Voilà pourquoi il n’est pas un homme qui ne puisse faire honneur à la Doctrine même tout en faisant déjà honneur à la vertu. Voilà pourquoi, sans se faire prier, spontanément et invariablement, tous les hommes sont capables de faire honneur à la vertu et à la Doctrine.

Voilà pourquoi, tout l’enseignement de la Doctrine consistant à se laisser vivre et à laisser croître, grandir, se développer, tendre à perfection, mûrir, s’entretenir et se contredire la Doctrine, les saints vivent et n’ont pas l’air de se douter qu’ils vivent, les saints ont une occupation et ne croient pas au mérite de ce qu’ils font, les saints trouvent le moyen d’être des hommes d’état éminents sans faire acte de gouvernement.

C’est ce qu’on appelle une vertu profonde.


LII



Du jour où l’on attribua au monde un commencement, le monde se trouva avoir une mère comme toutes les autres.

Du jour où le monde eut sa mère, après avoir enquêté sur la mère, on crut pouvoir enquêter sur son enfant. Du jour où l’on enquêta sur l’enfant de cette mère, on récidiva. La race de ceux qui gardent à cet enfant sa mère, on ne la verra pas de sitôt s’éteindre ici-bas[5].

Ne plus flâner à sa fenêtre, condamner sa porte et jusqu’à la fin de sa vie ne plus s’appliquer à rien, passer sa porte, vaquer à une occupation et n’en pas moins être inutile à la société, avouer qu’on n’y voit goutte et dans cet aveu voir une grande lumière, conserver son esprit mou et voir là-dedans un grand effort, quand on pourrait utiliser ses lumières recourir aux lumières d’autrui, sentir sa misère sitôt qu’on cesse de ne plus faire attention à soi, c’est ce qu’on appelle énoncer la règle jusqu’à se répéter.


LIII



Ma crainte c’est de faire des docteurs qui, ayant leur siège fait, s’en tiendraient à la grande Doctrine. Ma crainte c’est d’avoir des sectateurs qui feraient du zèle pour pratiquer la grande Doctrine. Ma crainte c’est d’avoir des disciples qui ne songeraient qu’à la propager.

Ma crainte c’est qu’on s’exagère l’importance de la grande Doctrine et que des snobs se plaisent à y trouver leur voie.

Ma crainte c’est que les belles résidences, jugées superflues pour qui possède la Doctrine, soient désertes, que les meilleures terres, jugées superflues pour qui possède la Doctrine, restent en friche, que les greniers, jugés superflus pour qui possède la Doctrine, demeurent vides, que les belles vêtures, les belles armes, la gourmandise, le goût de la boisson et les riches colifichets soient jugés superflus pour qui possède la Doctrine.

Oh ! plutôt que de vanter la Doctrine faire l’éloge des voleurs et des brigands !


LIV



Les plus aptes à jeter en eux les fondements de la vertu ne se tirent plus de cette opération préparatoire.

Les plus habiles à conserver en eux la vertu, toujours sur leurs gardes ne se dévêtent plus.

Si les hommes se contentaient d’assurer à leurs ancêtres une suite ininterrompue de descendants et d’offrandes, s’ils se préparaient ainsi à la vertu, la vertu en eux-mêmes serait bien vite réelle, la vertu dans leur famille serait bien vite surabondante, la vertu dans leur village grandirait bien vite, la vertu dans leur royaume serait bien vite florissante, leur vertu serait bien vite universellement propagée.

Voilà pourquoi d’après eux-mêmes ils pourraient se faire une idée de tous les individus. Voilà pourquoi d’après une famille ils pourraient se faire une idée de toutes les familles. Voilà pourquoi d’après une localité ils pourraient se faire une idée de toutes les localités. Voilà pourquoi d’après un royaume ils pourraient se faire une idée de tous les royaumes. Voilà pourquoi d’après un empire ils pourraient se faire une idée de l’univers.

Moi-même comment sais-je à quoi m’en tenir sur la vertu dans l’empire ? en sachant ce qui suit.


LV



Les hommes en qui la vertu est solide, leur mentalité soutient la comparaison avec celle du nouveau-né.

Ils n’ont pas l’air de se douter que les insectes venimeux piquent, que les griffes des bêtes féroces déchirent et que les serres des oiseaux de proie ravissent.

Comme le nouveau-né ils ont des os et des muscles peu puissants et pourtant les plus rudes mains ne se tirent pas de leur étreinte.

Ils n’ont, comme le nouveau-né, aucune idée de ce que peut signifier l’union des sexes, et ils n’en donnent pas moins les signes d’une extraordinaire virilité.

Comme le nouveau-né, sans parvenir à s’enrouer, ils crient tout le jour, et ils n’en sont pas moins le plus puissant facteur de l’union dans leur famille.

Ces hommes-là savent dire harmonieusement des choses ordinaires. Ils savent exprimer dans le langage le plus ordinaire d’évidentes vérités. Augmenter sa vie leur apparaît comme une calamité. Respirer leur apparaît comme un maximum d’effort à faire.

Leur grande affaire, arrivés à la force de l’âge c’est de prendre pour modèles les petits vieux.

Ce qui revient à dire que ces adeptes de la Doctrine s’abstiennent de toute espèce de pratiques et qu’ils renoncent dès l’aube à toute activité.


LVI



Ceux qui connaissent la Doctrine seraient bien en peine de dire ce qu’ils savent.

Ceux qui parlent le mieux de la Doctrine seraient bien en peine de savoir ce qu’ils disent.

Ils bouchent leurs fenêtres, condamnent leur porte. Ils font taire leur esprit mordant. Ils condescendent à expliquer leur galimatias. Ils modèrent leurs lumières jusqu’à en paraître éteints. Ils s’assimilent à la poussière.

Tout ce qu’on s’accorde à trouver dans les hommes de qui l’on dit : « Ils sont silencieux ou incompréhensibles » ils le réunissent en eux.

Ce que l’on aime ils n’arrivent pas à l’aimer. Ce que l’on communique ils n’arrivent pas à le communiquer. Ce qu’on trouve avantageux ils n’arrivent pas à le trouver utile. Ce qu’on juge enviable ils n’arrivent pas à l’envier. Ce à quoi l’on attache le plus grand prix ils n’arrivent pas à l’estimer quelque chose. Ils n’arrivent pas à concevoir le peu d’importance de ce à quoi les hommes n’attachent aucun prix.

Voilà pourquoi quand ils participent au gouvernement de l’empire, l’empire est universellement respecté.


LVII



De droites intentions pour gouverner ça mène à un extraordinaire abus de la force armée.

À contempler l’homme qui ne fait rien pour s’emparer des cœurs dans l’empire l’empire d’un grand engouement est pris.

Comment sais-je qu’il en est ainsi ? voici :

C’est quand on dresse le plus de barrières pour protéger le peuple que le peuple est le plus misérable. C’est quand le peuple est le plus âpre au gain et le mieux outillé que la folie met en péril l’état et la famille. C’est quand la science se vulgarise le plus et quand les intellectuels pullulent qu’il surgit le plus de maniaques et de bizarreries. C’est quand il se promulgue le plus de lois et d’ordonnances qu’il y a le plus de voleurs et de brigands.

Voilà pourquoi des saints ont pu dire : « Je ne fais rien pour cela, et pourtant de lui-même le populaire se transforme. Je place au-dessus de tout mon repos, et pourtant de lui-même le populaire est plein de bonnes intentions. Je ne lève pas même le petit doigt, et pourtant de lui-même le populaire s’enrichit. Je n’ai pas même à en formuler le désir et le populaire est simple d’esprit. »


LVIII



Sous les gouvernements qui ont un minimum de lumières les peuples jouissent d’un maximum de confort.

Sous les gouvernements à l’attention desquels rien n’échappe les peuples manquent de tout.

Derrière le mal il y a le bien. Du bien c’est ce que le mal recouvre. Qui sait où l’un et l’autre commencent et finissent ? Qui peut dire : Je suis sans droiture ou je ne suis pas mauvais ? L’homme qui croit à sa rectitude est un homme qui retourne à son astuce. L’homme qui se croit bon est en passe de devenir un monstre. L’homme qui a ces deux travers est le plus illusionné des hommes. Son illusion qui est de tous les jours est de toutes les illusions la plus opiniâtre.

Voilà pourquoi le saint laisse plutôt l’impression d’un homme qui semble bien arrivé à une perfection relative sans qu’on puisse dire précisément si on l’envie ou non.

Voilà pourquoi le saint laisse l’impression d’un homme qui semble plutôt anguleux sans qu’on puisse dire précisément s’il est ou non pointu.

Voilà pourquoi le saint laisse l’impression d’un homme qui fait l’effet d’être à sa place sans qu’on puisse dire précisément si l’on a oui ou non affaire à un déclassé.

Voilà pourquoi le saint laisse l’impression d’un homme qui semble irradier des lumières sans qu’on puisse jamais dire si l’on est ébloui ou pas.


LIX



Pour gouverner les hommes et faire les affaires du Ciel il n’est rien de tel que de s’en occuper aussi peu que possible. De ceux-là seulement on peut dire « Ils s’en occupent aussi peu que possible » qui chaque matin se remettent à s’en occuper aussi peu que possible. Ils ne se remettent chaque matin à s’en occuper aussi peu que possible que s’ils proclament toute l’importance qu’il y a à s’en occuper aussi peu que possible et si à s’en occuper aussi peu que possible ils ont un continuel penchant. Pour qu’ils aient un considérable et continuel penchant à s’en occuper aussi peu que possible, il faut que ce penchant vainque tous leurs autres penchants. Pour que ce penchant vainque tous leurs autres penchants, il faut qu’ils ne sachent pas jusqu’où peut aller ce penchant. Pour qu’ils ne sachent pas jusqu’où peut aller ce penchant, besoin est que ce penchant leur conquière tous les cœurs dans leur royaume. Pour qu’ils conquièrent les cœurs de toutes les mères de famille dans leur royaume, besoin est que ce penchant les entraîne à tout instant et ne fasse que croître toute leur vie durant.

Mais alors ils ont ce qu’on peut appeler une base profonde, une base sûre et la Doctrine de ceux qui ont longuement vécu et beaucoup vu.


LX



L’effort à développer pour gouverner un grand royaume ne doit pas dépasser la peine qu’on prend pour faire frire un petit poisson.

Pour l’homme d’état qui gouverne l’empire et qui s’inspire de la Doctrine, l’évocation des esprits et le surnaturel ne sont pas des principes de gouvernement.

Ne croyant pas aux esprits et fermé au merveilleux, il se contente de ne pas nuire aux hommes. Et pour arriver à ce résultat, il n’a pas besoin d’évoquer des revenants.

Comme lui, les saints ne nuisent pas aux hommes.

Pas plus que ceux qui gouvernent l’empire en s’inspirant de la Doctrine ne nuisent aux saints, les saints ne nuisent à ceux qui, s’inspirant de la Doctrine, gouvernent l’état.

Voilà pourquoi c’est à croiser les bras et à se les recroiser que la vertu consiste.


LXI



Un grand royaume n’a pas plus de mal à s’arrondir qu’un fleuve à grossir dans son cours inférieur. Tous les petits états de l’empire, comme autant d’affluents, le gonflent.

La politique d’un grand royaume dans le monde est toute féminine.

Rien qu’en restant immobile[6], la femme vainc son mâle ; et son action est un minimum d’action.

Voilà pourquoi les grands royaumes, rien qu’en étant au-dessous de tout pour l’énergie et l’initiative, s’incorporent les petits royaumes.

Voilà pourquoi, sans pour ainsi dire se donner la peine d’être autre chose qu’au dessous de tout, les petits états donnent aux gros l’envie de les incorporer.

Voilà pourquoi la méthode à suivre consiste pour les uns à ne rien faire ou à faire un minimum d’effort pour annexer et pour les autres à faire un minimum d’effort ou mieux pas d’effort du tout pour se donner.

Le désir des grands royaumes ne doit pas aller au delà d’agglomérer et de nourrir des hommes. Le désir des petits royaumes ne doit pas aller au delà d’être admis à servir des hommes.

En principe, pour que le désir des grands et petits états soit satisfait il convient que d’un côté comme de l’autre l’action dépensée soit un minimum d’action.


LXII



Le fond de la Doctrine c’est que tout est obscur. Ce sont des ténèbres que les hommes qui excellent à tout estiment. C’est à des ténèbres que s’attachent les hommes qui n’excellent à rien.

Les paroles que les hommes peuvent échanger sont tout au plus de belles paroles. Les belles actions que les hommes accumulent sont tout au plus de respectables agissements.

La Doctrine, comment les hommes n’excelleraient-ils pas à la pratiquer quand ils la pratiquent rien qu’en disant J’y renonce ?

Voilà pourquoi à l’époque où l’on institua un fils du Ciel et trois ministres, les trois ministres et le fils du Ciel, plutôt que de tenir devant eux une tablette de jade et de se faire précéder d’un quadrige, aimaient mieux faire des progrès dans les pratiques de la Doctrine rien qu’en restant commodément assis.

Qu’est-ce donc qui jadis faisait priser si haut la Doctrine ? c’est que sans enquête, sans application, en moins d’un jour, grâce à elle on trouve ; c’est qu’au moment où, faisant le plus de fautes contre la Doctrine, on dit « Je renonce à la Doctrine » on la connaît à fond.

Voilà pourquoi, quand la Doctrine préside au gouvernement de l’empire, l’empire est universellement respecté.


LXIII



Le saint pratique uniquement le Non-agir. Il s’occupe exclusivement de la Non-occupation. Il goûte à l’insipide. Il voit du même œil le grand et le petit. La différence de beaucoup et de peu lui échappe. Il ne hasarde aucune distinction entre les injures et les bienfaits. L’idée qu’il a du facile il se la fait du difficile. Il entreprend de faire de grandes choses comme il se met aux petites.

Les plus épineuses affaires du siècle commençant nécessairement par des broutilles, les plus graves affaires de ce monde commençant nécessairement par des bagatelles, l’aptitude du saint au Non-agir est jusqu’à la fin de sa vie remarquablement grande.

Voilà pourquoi il est capable d’accomplir les grands desseins du Non-agir.

Le tout frivole, aboutissant nécessairement à un minimum de vérité et tout ce qui semble facile aboutissant nécessairement à d’inextricables difficultés, le saint laisse plutôt l’impression d’un homme dans une grande gêne pour se prononcer.

Voilà pourquoi, même au soir de la vie, le saint n’a pas d’objection contre la vie.


LXIV



Le repos, l’homme arrivé à la Doctrine ne fait aucune difficulté de le garder. L’homme arrivé à la Doctrine se laisse facilement aller à la songerie. L’homme arrivé à la Doctrine se décide facilement pour un colifichet. La subtilité de son esprit, l’homme arrivé à la Doctrine la laisse facilement oisive. On a le sentiment qu’il pratique une doctrine qu’il ne possède pas encore. On a l’impression que son gouvernement n’est encore qu’une ébauche de gouvernement. Lui-même on le compare à un arbre qu’un homme embrassera malaisément par la suite mais encore en puissance dans une tige mince comme un cheveu, ou à une tour de neuf étages encore en puissance dans un peu d’argile, ou à une promenade de mille li dont un promeneur n’aurait pas encore fait le premier pas.

Celui qui agit échoue. Celui qui s’attache à une chose la perd.

Voilà pourquoi le saint n’agit point et n’échoue point. Il ne s’attache à rien : c’est pourquoi il ne perd point.

Le peuple s’applique, et le plus ordinairement échoue au moment de réussir. C’est qu’il est attentif à la fin comme au commencement et qu’il se prescrit de ne pas manquer son affaire.

Voilà pourquoi le saint fait consister ses désirs dans l’absence de tout désir. Il n’estime point les biens d’une acquisition difficile. Il fait consister son étude dans l’absence de toute étude. Récidiviste, il retourne à ce que les hommes considèrent comme des errements.

Pour aider les hommes, il est tout de premier mouvement, et pourtant il n’ose se livrer à un seul agissement.


LXV



Ceux des anciens qui excellaient à mettre en pratique les enseignements de la Doctrine ne se proposaient pas d’éclairer le peuple : ils se proposaient plutôt l’obscurantisme comme méthode de gouvernement.

Le peuple est difficile à gouverner parce qu’il s’exagère l’étendue de sa jugeotte.

Voilà pourquoi l’homme d’état qui tente de gouverner par la diffusion des lumières est le fléau de son pays. Voilà pourquoi l’homme providentiel qui le gouverne au petit bonheur fait les beaux jours du royaume.

L’homme qui a connu ces beaux jours et ce fléau sait aussi quel est le gouvernement modèle. Capable de savoir quel est le modèle des gouvernements, il le définit : Un gouvernement enclin à faire les ténèbres, profondément enclin à faire les ténèbres, inaccessible aux intelligences, opposé à tout agissement, un retour à ce grand principe directeur : la suprême docilité à être le jouet des circonstances fortuites.


LXVI



Reines sur toutes les eaux qui descendent des monts, les mers et les rivières le sont parce qu’elles sont au-dessous d’elles.

Voilà pourquoi les prétendants au pouvoir doivent donner à entendre qu’ils s’estiment au-dessous du peuple. Voilà pourquoi, s’ils veulent avoir le pas sur le peuple, ils doivent donner à entendre que dans leur pensée ils ne viennent qu’après lui.

Voilà pourquoi le saint peut peser continuellement sur le peuple sans que le peuple se plaigne de la charge. Voilà pourquoi le saint peut avoir continuellement le pas sur le peuple sans que le peuple le lui envie.

Voilà pourquoi tout l’empire aime tant s’effacer devant le saint et s’efface devant lui sans jamais se lasser.

Voilà pourquoi le saint, ne contestant la première place à personne, ne rencontre personne pour la lui disputer.


LXVII



Dans l’empire, quand des hommes m’adressent la parole, tous ces grands enfants me font l’effet de dégénérés.

Ils ne sont que cela : de grands enfants. Voilà pourquoi, qu’ils soient ou non des dégénérés, depuis beau temps ils ne sont pour moi qu’une vanité.

Je possède trois trésors auxquels je tiens et qui d’ailleurs ne tentent personne.

Le premier, c’est mon parti pris d’aimer les hommes comme de grands enfants ; le second, c’est mon petit train ; le troisième, c’est ma timidité devant l’agissement et la peur que j’ai de me mettre en avant.

J’ai pour les hommes l’affection susdite : voilà pourquoi j’ai le courage de les supporter.

Je mène le petit train susénoncé : voilà pourquoi je n’en suis pas à joindre les deux bouts.

Je suis, comme je viens de le dire, timide devant l’action et n’ose me mettre en avant : voilà pourquoi je peux prendre mon temps avant de me reconnaître un talent consommé.

Aujourd’hui, s’il me fallait cesser d’aimer les hommes comme de grands enfants et par là-même de les supporter, aujourd’hui s’il me fallait cesser mon petit train et par là-même de joindre les deux bouts, aujourd’hui s’il me fallait cesser de céder la place à tout le monde et par là-même de conserver le dernier rang, j’en mourrais.

Avec ce parti pris d’aimer les hommes comme de grands enfants, quand on les combat on les vainc, quand on veille sur eux on est ferme.

Quand le Ciel veut sauver un homme, il lui suggère de prendre ce parti d’aimer les hommes comme de grands enfants.


LXVIII



Même à la tête d’une armée, l’homme qui excelle à pratiquer la Doctrine n’a pas d’idée belliqueuse. Même au plus fort du combat, l’homme qui excelle à pratiquer la Doctrine n’a pas d’animosité. Même quand il vainc des ennemis, l’homme qui excelle à pratiquer la Doctrine ne leur est pas hostile. Même quand il a des hommes à son service, l’homme qui excelle à pratiquer la Doctrine estime qu’il est au-dessous d’eux.

Cela s’appelle la vertu qui consiste à ne pas lutter.

Cela s’appelle être bon ménager des forces de l’homme.

Cela s’appelle ne faire qu’un avec le Ciel et avec le grand principe de l’antiquité, principe au-delà duquel on ne peut aller.


LXIX



Si j’étais dans le cas de me servir d’une arme ou de la parole, je n’oserais jamais être celui qui commence et je n’oserais pas davantage riposter. Je n’oserais jamais avancer d’un pouce et je n’oserais pas davantage reculer d’un pied.

Ce qui revient à dire qu’en face de l’action je n’agirais pas, que si un homme retroussait ses manches pour m’attaquer je ne retrousserais pas les miennes, que si l’on mettait la main sur moi je ne ferais pas usage de mes armes, que si un homme me traînait par terre je ne le considérerais pas comme un ennemi.

On ne peut rien faire de pis à un ennemi que de ne pas le considérer comme un ennemi.

Pour arriver à ce résultat de n’être l’ennemi de personne, j’en oublierais presque les trois trésors que j’ai déclaré posséder.

Voilà pourquoi quand deux armées en présence sont d’égale force, c’est celle qui donne des signes de pitié qui vainc.


LXX



Mes paroles sont très faciles à comprendre, très faciles à pratiquer. Elles disent que l’homme capable de savoir quoi que ce soit on ne l’a jamais vu sur la terre, que l’homme capable de pratiquer quelque doctrine que ce soit on ne l’a jamais vu sous les cieux.

Nos phraseurs ont eu des ancêtres. Nos hommes d’action ont eu de princiers précurseurs.

Il n’y eut jamais que cela : des ténèbres.

Voilà pourquoi moi-même je n’en sais pas plus long. L’homme qui me fera savoir ce qu’est l’homme et ce que je suis je lui reconnaîtrai un merveilleux esprit et alors à mes yeux j’acquerrai quelque prix.

Voilà pourquoi, dût le saint presser contre son estomac une tablette de jade, le saint n’en jette pas moins sur ses épaules un manteau grossier.


LXXI



Dès qu’on sut quelque chose, le nombre des choses qu’on ne sut pas devint infiniment grand.

Dès que l’homme eut conscience de son ignorance, le désir de tout savoir lui rongea l’esprit. Il n’y eut plus qu’un immense rongement d’esprit.

Seuls les saints semblèrent échapper à ce rongement d’esprit. D’autres soucis rongeants qui leur sont particuliers les rongent. Voilà pourquoi le désir de savoir quelque chose ne leur ronge pas l’esprit.


LXXII



Du jour où le peuple ne craignit pas de montrer une crainte respectueuse, le désir d’inspirer une crainte de ce genre fut désordonné, on observa tout le temps les distances, on fut mécontent pour la vie durant. Il n’y eut plus que du mécontentement. Ainsi s’explique leur mécontentement.

Voilà pourquoi quand des saints se reconnaissent, ils ne se regardent pas. Voilà pourquoi, quand des saints ont de l’amitié l’un pour l’autre, d’interminables saluts les saints ne s’honorent pas.

Voilà pourquoi les saints, cessant de se comporter comme il vient d’être dit, se règlent sur ce qui va être dit dans le chapitre suivant.


LXXIII



Qui sait si l’homme qui met son courage à oser trouve la mort ou si l’homme qui met son courage à ne pas oser trouve la vie ? Qui sait si de deux choses l’une nous est utile ou l’autre nous nuit ? Qui sait précisément ce que le ciel abomine ? Et le pourquoi de tout où est l’homme qui le sait ?

Voilà pourquoi le saint donne plutôt l’impression d’un homme difficile à se décider.

La Doctrine, cette doctrine du ciel, ne conteste rien à personne et excelle à convaincre tout le monde. Elle ne peut être formulée par la parole et pourtant elle répond à tout. Elle ne bat le rappel auprès de personne, et c’est à qui lui viendra. Simplement et pourtant excellemment la Doctrine n’est qu’à l’état de plan.

Les filets du Ciel sont immenses. Nul n’en distingue les mailles et tout le monde est pris.


LXXIV



Quand le peuple, désespéré, en est au point de ne plus craindre la mort, comment espérerait-on lui faire un épouvantail de la peine de mort ?

Supposé au contraire que le peuple, heureux de vivre, craigne constamment la mort, et qu’un crime isolé mais extraordinaire se produise : j’empoignerais le coupable, et tout le monde serait d’accord pour me le laisser juger et tuer. Qui oserait l’imiter ?

Le Ciel est un éternel exécuteur des hautes œuvres. Et pourtant il se trouve des bourreaux volontaires qui osent se substituer à lui. Ils ressemblent au charpentier d’occasion qui s’essaie sur une charpente. Il est bien rare que cet imbécile ne s’entaille pas les mains.


LXXV



Quand le peuple meurt de faim c’est parce que ses dirigeants croient à la nécessité de gaver un gouvernement. Voilà pourquoi le peuple meurt de faim.

Quand le peuple est difficile à gouverner c’est parce que ses dirigeants croient devoir faire acte de gouvernement. Voilà pourquoi le peuple est difficile à gouverner.

Quand le peuple trouve la mort légère c’est parce que ses dirigeants enquêtent sur les importants problèmes de la vie. Voilà pourquoi le peuple trouve la mort légère.

Pour une fois au moins le détachement de la vie est plus sage que l’attachement qu’on a pour la vie.


LXXVI



Quand l’homme naît c’est que des êtres faibles ont été faibles. Quand l’homme meurt c’est que des êtres, appliqués à quelque chose, ont fait quelque effort.

Quand le végétal naît c’est que l’enveloppe molle de son germe a été fragile. Quand le végétal meurt c’est que ses parties molles ont durci.

Voilà pourquoi avec l’application et l’effort on fait l’apprentissage de la mort. Voilà pourquoi avec le parti pris d’être mou et de ne résister à rien on fait l’apprentissage de la vie.

Voilà pourquoi une armée appliquée qui fait effort pour vaincre ne vainc pas.

Voilà pourquoi quand l’arbre est en pleine force on l’abat.

Voilà pourquoi à la grandeur de l’application et de l’effort il faut attribuer une importance minime et pourquoi du parti pris d’être mou et de ne résister à rien il faut faire le plus grand cas.


LXXVII



Cette doctrine du ciel est pratiquée aussi vite qu’un arc est tendu.

Elle admet que le haut et le bas se valent, que l’homme qui paraît en savoir le plus long continue à ne pas savoir grand’chose. À l’esprit humain déjà insuffisant elle ajoute une insuffisance de plus. Cette Doctrine du ciel montre la vanité de la science dans les hommes qui croient en savoir le plus long : et pourtant elle souhaiterait que l’instruction présentât plus d’insuffisance, de trous et de lacunes.

Au contraire les doctrines du siècle laissent entendre que les lacunes et les insuffisances de l’esprit humain sont peu de chose pour faire bénéficier d’un progrès problématique les hommes qui croient en savoir le plus long.

Qui pourrait se flatter d’en savoir plus long que les autres et de faire bénéficier le monde d’un savoir certain ? seulement le fou qui croirait s’être mis dans la tête et posséder à fond la Doctrine.

Voilà pourquoi les saints ont une occupation et ne croient pas au mérite de ce qu’ils font. Voilà pourquoi les saints sont bons à tout et ne sont fixés sur quoi que ce soit. Voilà pourquoi l’idée de mettre la main sur la sagesse c’est aux saints qu’elle ne vient jamais.


LXXVIII



Ici-bas rien de plus mou que l’eau, et pourtant elle vient à bout des pierres les plus dures. L’eau, meilleure que tout, est irremplaçable.

Le mou vainc le dur. Cette faiblesse vainc la force.

Dans l’empire tous savent cela, et de ce fait d’expérience personne n’est capable de tirer les conséquences pratiques.

Voilà pourquoi des saints ont pu dire : « Celle qui reçoit toutes les immondices du royaume c’est l’eau, providence des génies de la Terre et des grains. Celle qui reçoit tout ce qu’on rebute c’est l’eau, reine de ce monde. »

Parler irréprochablement revient à répéter les paroles des saints.


LXXIX



Du jour où l’on aperçut deux grands intérêts à concilier, il y eut l’intérêt à les concilier de plus.

Comment un résultat pareil pourrait-il passer pour excellent ?

Voilà pourquoi les saints, prenant leur parti des contrats, se refusent pourtant quant à eux à se prévaloir des contrats.

Voilà pourquoi, dès qu’on nota une tendance à rédiger des contrats et à porter devant des tribunaux des litiges, les saints n’eurent aucune tendance à prendre le chemin des tribunaux.

La Doctrine, cette doctrine du ciel, consiste dans le Non-attachement à ces choses. La règle, les gens de bien ne la cherchent pas dans ces choses mais en eux.


LXXX



Faites en sorte que votre royaume soit le plus petit des royaumes. Faites en sorte que de tous les peuples votre peuple soit le moins important. Faites en sorte que le peuple ait des armes pour dix ou au plus pour cent hommes et qu’il ne s’en serve pas. Faites en sorte que le peuple supporte difficilement l’idée de la mort sans que l’inquiétude le pousse à voyager comme les agités loin de son pays. Faites en sorte que le peuple, s’il a une grande quantité de barques et de chars, n’y monte point, que le peuple, s’il a une grande quantité de cuirasses et des armes, ne les fourbisse point. Ramenez le peuple à l’usage des cordelettes nouées[7]. Faites en sorte que dans le peuple chacun trouve sa nourriture savoureuse et ses habits de tous les jours beaux et bons. Faites en sorte que le peuple trouve agréables ses usages et que le peuple se plaise à sa simplicité. Faites en sorte que, vos gens et ceux du royaume voisin pouvant s’apercevoir, le chant du coq et les aboiements des chiens pouvant s’entendre des deux côtés des frontières, vos gens arrivent à l’extrême vieillesse et à la mort sans avoir eu même l’envie de visiter le royaume voisin.


LXXXI



La vérité, exprimée, n’est pas belle[8].

De belles paroles sont incapables de dire la vérité.

Les plus beaux raisonnements, exprimés, n’ont rien de décisif. Eût-on à dire quelque chose de décisif, il serait impossible de le faire passer pour excellent.

Ce que l’homme sait le mieux c’est qu’il est une énigme. L’homme qui la résoudrait resterait inconnu.

La sainteté consiste à emmagasiner un minimum d’idées.

Déjà par le seul fait de se résoudre à l’action les hommes cessent d’exceller à vivre. Déjà par le seul fait de se civiliser les hommes cessent de se multiplier.

Sans qu’on puisse dire précisément en quoi, la Doctrine, cette doctrine du ciel, est utile. Cette Doctrine des saints est pratiquée sans qu’on puisse dire précisément comment.

  1. Formules d’humilité alors usitées.
  2. Deux principes qui, unis, constituent tous les êtres, et dont Lao-tseu parle ici bien peu respectueusement.
  3. Une zone de terrain qui s’étendait des faubourgs de la capitale jusqu’à une distance de cent li. Le li = environ 600 mètres.
  4. C’est-à-dire du jour où l’homme eut conscience de la vie…
  5. V. Chap. i et vi.
  6. Les yeux baissés.
  7. L’usage de ces cordelettes n’a jamais été déterminé. Lao-tseu semble conseiller de ramener le peuple à la barbarie.
  8. C’est-à-dire pour qu’elle ne soit pas belle il suffit qu’elle soit exprimée.