Laurence Albani/II

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Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 19-46).


II


DÉRACINEMENT


Le vieux jardinier n’avait pas menti. Les Albani habitaient déjà l’Almanarre, lorsque, au commencement du dix-huitième siècle, le duc de Savoie et le prince Eugène débarquèrent une petite armée sur la côte, et que la ville d’Hyères eut pour gouverneur un Irlandais chansonné par Jean de Cabanes, écuyer, ce lointain prédécesseur de Mistral :

Noumo à la villo un gouvernour
Que se tauxo à dous louis per jour[1]

Plus tard, en 1756, ils avaient pu voir blanchir à l’horizon dans la passe qui sépare la pointe de Giens et Porquerolles, les voiles de la flotte destinée au siège de Port-Mahon. Ils formaient alors une famille solidement racinée, à la veille de franchir l’étape qui séparait la bourgeoisie et la noblesse. La Révolution avait coupé court à cette ascension. Elle les avait fait descendre, comme tant d’autres, par le morcellement forcé de la propriété. Le petit officier de l’ancien régime qui se faisait appeler M. d’Albani avait quatre enfants. À sa mort, le partage de ses terres aboutit à créer quatre groupes, déjà plus gênés. Le père d’Antoine, issu d’un de ces groupes, avait lui-même trois frères. Chacun des quatre Albani et pour son lot juste de quoi vivre indépendant, mais à la condition de mettre la main à la besogne. Les petits-fils du demi-noble étaient, dès lors, des demi-paysans. Antoine, le fils de l’un d’entre eux, ne se distinguait plus des ouvriers agricoles employés à son bien que par un reste de finesse dans ses manières et dans ses sentiments. De cette finesse, sa fille aînée avait seule hérité. Marie-Louise et Marius, eux, avaient complètement dépouillé l’élément bourgeois pour n’être plus que des cultivateurs, avec les qualités et les défauts de cette classe laborieuse et fruste. De là, cette hostilité du jeune homme pour Laurence. Si Marie-Louise, de trempe plus bonasse, ne partageait pas son antipathie, elle ne comprenait pas mieux le caractère de cette sœur qui semblait vraiment d’une autre race. Tous les déclassements sociaux, qu’ils s’accomplissent par en haut ou par en bas, aboutissent à la destruction du foyer. Ils en brisent l’unité pour une raison très simple : les membres de la famille qui s’abaisse ou qui grandit sont rarement au même étage de cette descente ou de cette montée. En tout état de cause, Laurence aurait été pour son frère un principe de malaise, parce qu’il l’aurait toujours sentie trop autre. Une circonstance d’un ordre exceptionnel avait encore aggravé ce malaise en accentuant cette différence : l’adoption de la jeune fille par une étrangère, à laquelle Marius avait fait une allusion haineuse. Le père lui avait répondu avec une énergie qui prouvait quelle place cet épisode occupait dans la vie d’une famille où les grands événements étaient le gel et la pluie, le cours des primeurs, l’horaire des trains de légumes et de fleurs, ou bien, comme aujourd’hui, l’occasion d’une coupe de bois avantageuse.

Pour les Albani, cette histoire n’était cependant que du passé. Pour Laurence seule, elle continuait. Le moindre incident la lui rendait présente : le regard de son frère, lorsqu’il l’accueillait avec un visage ennemi, comme ce matin, – l’aspect de son père, qu’elle aimait tant, lorsqu’elle le voyait, comme ce matin encore, les mains salies, la face salie, presque haillonneux dans des habits de tâcheron, – les propos de sa sœur, lorsque, assise auprès d’elle, toujours comme ce matin, l’autre l’accablait de ses commérages. Aussi, en s’en allant de son pied leste, loin de la colline incendiée, éprouvait-elle, une fois de plus, cette impression d’accablement qu’elle se reprochait sans cesse, car elle reconnaissait les qualités des siens : les belles vertus de dévouement de ses parents, le courage de Marius au travail, la bonté de cœur de Marie-Louise. Hélas ! Le contraste était trop fort entre ce milieu et l’atmosphère où le caprice de charité d’une grande dame imprudente l’avait fait respirer deux ans. Elle allait donc, suivant un sentier dont chaque détour lui rappelait les promenades avec cette bienfaitrice disparue, parmi les lentisques aux baies noires et rouges, les cades épineux, les cistes odorants, les romarins en fleur, les oliviers sauvages. Devant elle, Hyères pressait ses maisons autour de la ruine de son château, sous les contreforts colossaux de sa vieille église. À gauche, les montagnes de Toulon découpaient leur masse dénudée. À droite, c’était la mer et les îles, et la jeune fille revivait en imagination cette époque de son existence, si récente à la fois et si lointaine, si perdue, qu’elle doutait de sa propre mémoire. Était-ce bien à elle qu’était arrivée cette fantastique aventure ? Avait-ce été des choses réelles, sa subite entrée dans un monde bien au-dessus de sa naissance, et où elle s’était si vite trouvée à l’aise, puis ce retour non moins subit dans ce cadre où elle avait pourtant grandi, où elle avait voulu revenir, qu’elle ne renierait jamais, et elle en souffrait par ses fibres les plus intimes ?

Oui, tout était vrai de cette brusque saute de sa destinée. Le paysage le lui jurait avec tous ses horizons, ces plantes de maquis avec toutes leurs feuilles, tous leurs parfums, ce vent dans les pins et sur la brousse, qui roulait de la fraîcheur dans du soleil. Elle se revoyait à dix-huit ans. Il y avait trois années de cela. Et elle revoyait l’heure où elle avait, pour la première fois, rencontré lady Agnès Vernham. Laurence était occupée, dans la grange ouverte du rez-de-chaussée de leur maison, à préparer des paniers de violettes, de mimosas et d’œillets, qui seraient expédiés à Paris par le train du soir. Lady Agnès, à qui l’on avait indiqué Antoine Albani comme l’un des bons jardiniers du pays, était venue pour savoir s’il ne lui procurerait pas quelques pieds de mandariniers corses, à planter chez elle. Une enfant l’accompagnait, sa fille, âgée de dix-huit ans, comme Laurence, mais tellement frêle et pâle, que celle-ci, après tant de jours, ressentait encore le frisson de pitié qui l’avait saisie, à voir le jeune et charmant visage de cette condamnée. Millicent Vernham devait, en effet, mourir cinq mois après cette visite. C’était pour cette chère malade que lady Agnès venait dans le midi de la France, depuis plusieurs hivers. Elle avait fini par acheter une villa dans un coin retiré d’Hyères. La vieille cité provençale, où débarqua saint Louis, reste, comme on sait, avec Cannes, un des points de notre côte préférés par les Anglais. De cette oasis de palmiers et de roses, ils aiment tout, et le climat d’abord, cette douceur africaine, attestée le long des routes claires par les grands agaves bleuâtres, qui tordent leurs poignards épineux, par les vertes raquettes grasses des figuiers de Barbarie, par les gigantesques yuccas dressant les énormes houppes et les pointes acérées de leurs feuilles longues, étroites et dures. Parmi ces végétaux aux formes exotiques, un charme attire encore les Anglais : celui des mœurs locales conservées intactes. Il y a là une vie de province qui se juxtapose à la vie cosmopolite des hôtels et des villas, et qui continue après la fermeture. Ces colonisateurs-nés en goûtent le pittoresque, surtout quand ils sont eux-mêmes un peu artistes. C’était le cas de lady Agnès Vernham qui dessinait et peignait sans beaucoup de talent, mais avec cette patience appliquée que les hommes et les femmes de sa race apportent à développer leur petit don d’amateur. Dès cette première visite à la maison des Albani, ses doux yeux bleus, ces yeux de grande girl étonnée qu’elle gardait malgré la maternité, l’âge, les chagrins, avaient été ravis par ce tableau à la Mistral : Laurence assise et rangeant ses fleurs dans des paniers d’osier. Son beau visage méridional, aux traits si fins, se détachait en chaude pâleur sur le fond plus obscur de la grange, où devant les grands tonneaux, s’amoncelaient des faux et des haches, des pioches et des bêches, des bannes et des vases de terre. Un radieux soleil s’épandait sur la plaine, au loin, et, tout près, sur les planches de violettes, d’un bleu pourpre dans leur vert feuillage, sur les larges touffes barbelées des artichauts, – sur des carrés d’asperges abandonnés, dont les fils blonds s’échevelaient dans la lumière. Tout contre la maison, de fins mimosas remuaient leurs chatons d’or au-dessus d’anciennes jarres à huile, à profil d’amphores, débordantes d’anthémis jaunes ou blancs. La margelle d’un puits surgissait plus loin, avec une noria que faisait tourner une jument coiffée d’œillères. Un jeune garçon la surveillait, qui était Marius. Au delà, et derrière un sombre bouquet d’orangers, chargés de fruits clairs, Albani, sa femme et Marie-Louise taillaient une vigne, aux ceps énormes, trapus et rabougris comme des arbustes. On entendait les lames des ciseaux à deux sarments, qui tombaient sur la terre rouge. À deux mains trancher d’un coup sec les vieux sarments, qui tombaient sur la terre rouge. À l’horizon, bleuissait la ligne de la mer. On était à la fin de l’automne, vers ce même moment de la saison où Laurence évoquait, après trois ans, cette première apparition de la grande dame étrangère, alors inconnue d’elle. Lady Agnès et sa fille se tenaient à la porte de la grange, comme extasiées par cette scène de libre travail rustique dans cette lumière du paysage. Combien Laurence avait été prise, elle aussi, et tout de suite, par la grâce de ces deux silhouettes : l’une, celle de la fille, si souffrante, mais si délicate, – l’autre, celle de la mère, encore si belle avec ses cheveux d’un blond pâle, adouci par un blanchissement précoce, qui mettait sur eux comme un voile d’argent !

Oui, cette première rencontre était bien vraie, trop vraie aussi les épisodes qui avaient suivi et qui s’évoquaient en visions nostalgiques dans la mémoire de la jolie Provençale en route vers la ville. Ç’avait été d’abord, et aussitôt après leur début de conversation sur l’envoi d’un panier de fleurs, une demande, presque intimidée, de lady Agnès, que la jeune fille lui permît d’esquisser un croquis d’elle dans le cadre de cette grange. Laurence la revoyait assise sur un escabeau de bois, et commençant, sur une page blanche d’album, un crayonnage qu’elle avait continué l’après-midi et les jours suivants. Millicent Vernham se réchauffait frileusement au soleil, allant et venant avec son kodak, pour prendre des instantanés, ou bien absorbée dans une lecture qu’interrompaient parfois des crises d’une toux spasmodique. Une angoisse passait alors dans les claires prunelles de la dessinatrice. Les diverses personnes de la famille avaient fait la connaissance des étrangères, au cours de ces quelques séances, et chacune de ces présentations avait infligé à Laurence une appréhension à demi humiliée, dont elle avait eu un peu de honte. C’étaient pourtant son père et sa mère, c’étaient sa sœur et son frère, ces braves gens dont elle avait tant craint qu’ils ne hasardassent un geste, qu’ils ne prononçassent une parole dont leurs visiteuses pussent sourire. Mais non. La grande dame avait trouvé le moyen de mettre ce petit monde à l’aise, avec une grâce dont la jeune fille l’avait admirée et aimée davantage… Et elle se revoyait, elle-même, peu de temps après, allant à son tour rendre visite à la portraitiste, retenue chez elle par une aggravation de l’état de sa malade. Elle retrouvait son émotion devant le portail. Sur un des piliers en pierre de liais elle épelait, le nom, gravé au ciseau, que l’Anglaise avait donné à sa demeure méridionale : Mireio Lodge. Vers la villa montait un couloir de cyprès enguirlandés de roses. Laurence s’était tant complu à le suivre et à reconnaître dans tout l’enclos ce génie des jardins, que possédait, comme beaucoup de ses compatriotes, l’habitante de cette maison rustique, si recueillie sous ses bougainvilliers et ses banks. Toutes les fleurs de l’arrière-saison du Midi étaient-là, enchantant de leur féerie ce paradis de palmiers et de citronniers, de cèdres et de chênes verts, de yuccas et d’agaves. Les violettes, les narcisses, les safrans, les jasmins, les cyclamens mariaient dans l’air tiède leurs arômes légers ou puissants. De larges feuilles de nénuphars s’étalaient sur une pièce d’eau. Ici, une pergola revêtue de frémissants feuillages, plus loin des acacias de toute essence groupés en massifs, là des gazons ponctués d’anémones blanches, mauves et rouges, variaient l’aspect des allées, – et, au-dessus de la porte de la villa, deux panneaux rapportés d’Italie, en terre cuite émaillée de bleu, évoquaient : l’un, la Madone, les paupières baissées, les bras croisés sur sa poitrine, l’autre, l’Ange annonciateur, tenant aux doigts une branche de lis.

Cette poésie des fleurs et du tendre symbole religieux, Laurence pouvait la comprendre. Un jardin lui aurait été donné pour y vivre et non pour en vivre, elle se sentait capable de le disposer ainsi, comme un Éden de corolles et de parfums, au lieu que l’intérieur de la maison, sitôt le seuil passé, lui avait révélé le mystère ensorceleur d’une existence qu’elle ne soupçonnait même pas. Là encore se reconnaissaient les traits d’un caractère profondément, intimement anglais. Partout de vieux meubles de Provence, avec les chaudes teintes brunes de leur noyer ancien, disaient le goût du bibelot local, soigneusement recherché et respecté. Des curiosités ramassées à travers les deux hémisphères disaient, elles, le goût du lointain voyage. Ces soies brodées, sur ce pan de mur, avaient été rapportées du Japon ; des Indes, ce grand Bouddha laqué sur sa fleur de lotus ; de Damas, ces tapis fauves en poil de chameau ; du Maroc, cette aiguière en cuivre ciselé ; d’Italie, ce long coffret peint à la détrempe ; d’Espagne, la vieille étoffe brochée de ce paravent ; d’Égypte, ce haut cercueil peint, en forme de momie, près de la porte. Sur la tablette supérieure d’une longue bibliothèque basse, des vases de bronze Chinois garnis de fleurs, alternaient avec de fragiles statuettes de Tanagra, protégées par des cloches de verre. Les dos des livres soigneusement rangés achevaient de donner comme un charme de cellule studieuse à cette espèce de musée, qu’ennoblissait une toile de Burne-Jones représentant lady Agnès, un violon à la main. Ce portrait, un des rares qu’ait peints le maître préraphaélite, accentuait encore l’expression gravement fervente de cette physionomie. Les yeux clairs se noyaient de rêve, le menton un peu fort affirmait la volonté, et la bouche, aux coins tombants, presque amers, décelait la mélancolie. Oui, c’était bien la dame de cette retraite, aménagée pour qu’il n’y arrivât que des impressions rares et choisies, une vie tamisée comme la lumière du jour, qu’adoucissaient les petits rideaux de soie vert pâle, tendus aux carreaux d’en bas des fenêtres. Avec quelle grâce elle accueillait l’humble visiteuse ! Celle-ci en avait des larmes au bord des paupières, quand elle se reportait, en souvenir, – c’était le cas, une fois de plus, ce matin-ci, – à cette première visite, aussitôt suivie de tant d’autres.

Et les images ce précipitaient, se multipliaient devant l’esprit de la jeune fille : Millicent Vernham d’abord, dans son lit, de plus en plus malade, sa pâleur sur ses oreillers garnis de dentelle, et, dans ce visage émacié, les larges prunelles fiévreuses des yeux trop grands. Peu à peu. Laurence avait trouvé le moyen de venir aux nouvelles chaque jour, tantôt quand elle allait à la gare pour des colis de fleurs, l’après-midi, tantôt à la brune, le travail du jardin achevé. Le dimanche, son père et son frère jouaient aux boules, en bras de chemise, sur la route qui monte à l’Ermitage de Costebelle. Sa mère et sa sœur tricotaient et recevaient quelques voisines. Elle s’échappait, elle, pour passer de longues heures auprès de la mourante. La petite boîte, faussement ancienne, que Laurence portait chez l’antiquaire d’Hyères aurait suffi à lui remémorer ces visites. Lady Agnès était la veuve d’un cadet de grande famille, employé dans le Civil Service, et qui avait occupé des postes dans l’Amérique du Sud et en Extrême-Orient. La femme du diplomate avait trompé les longues oisivetés de ces exils en s’adonnant à toutes sortes d’occupations. C’est ainsi qu’en Chine, elle avait appris l’art de la laque. Revenue en Europe, elle y avait joint un talent plus simple : celui du vernis imaginé par Scriban, le rival de Martin. Laurence la trouvait assise au chevet du lit de sa fille, et qui procédait à l’une des opérations de ce délicat travail, aujourd’hui posant sur l’objet à décorer – un coffret, d’ordinaire – une solution de sel et de vinaigre pour le préserver de la piqûre des vers, demain un apprêt de blanc de Meudon pulvérisé au tamis fin ; une autre fois, elle découpait, dans de vieilles gravures, les figures destinées à être collées sur le bois, puis vernies et lustrées avec un léger tampon de mousseline jusqu’à obtenir le brillant de l’émail. Voyant la souple Provençale s’intéresser à cette minutieuse mais facile besogne, lady Agnès lui avait offert de lui en apprendre les secrets. Intimes et jolies visions d’un premier contact avec une existence plus fine, plus conforme aux secrets instincts que portait en elle, à son insu, l’héritière des humbles jardiniers de l’Almanarre. Mais n’était-elle pas aussi l’arrière – petite-fille des demi-nobles de l’autre siècle ? … Et voici qu’à ces évocations de grâce et de charme, de sinistres souvenirs se mêlaient brusquement ; – celui de lady Agnès sanglotant au chevet du lit d’agonie de Millicent, – celui, surtout, de cette morte, et de son visage si blanc, si mince, la bouche immobile et décolorée, les narines pincées, les paupières fermées, celui, enfin, de lady Agnès, sous les eucalyptus de la gare, montant dans le train dont un wagon emportait vers l’Angleterre le cercueil de son enfant.

Laurence avait bien cru que cette catastrophe marquait la fin de ses relations avec la grande dame étrangère à qui Mireio Lodge représenterait des émotions trop douloureuses. Elle se rappelait avoir passé maintes fois, durant les mois qui avaient suivi, devant le portail. Elle épiait, avec un battement de cœur, l’apparition du fatal écriteau : Villa à vendre, sur un des piliers… Et un jour, quel saisissement ! – c’était en juin, comme elles étaient occupées, elle et sa sœur, à cueillir des cerises dans le petit verger attenant à la maison, Marie-Louise lui avait soudain crié, du haut de son échelle : « Té ! La dame anglaise dans l’allée ! » La silhouette de lady Agnès s’approchait, en effet, entre les rosiers, une lady Agnès vêtue de noir, toute blanche de cheveux, maintenant. Le chagrin avait creusé ses joues, attendri ses tempes, meurtri ses paupières. « Elle a pris quinze ans de plus, » avait dit encore Marie-Louise. Mais quelle grâce toujours dans ses gestes et dans son regard ! … Puis, les événements s’étaient succédé, si rapides. Ç’avait été, d’abord, la conversation de Laurence avec la revenante, devant qui elle s’était mise – elle en avait eu honte et remords sur le moment – à sangloter d’émotion, elle d’ordinaire si maîtresse d’elle-même, si repliée. Elle entendait la mère de la morte lui murmurer en l’embrassant :

– « Vous l’aimiez donc bien ? »

Ç’avait été, le lendemain, à sa rentrée du travail, l’accueil singulier de ses parents. Son père se tenait assis, sur le banc de pierre, au seuil de la maison, les yeux graves, et, quand il avait parlé à sa fille, la voix presque intimidée. Elle connaissait trop bien ce trait de cette nature, cette gêne par excès de sensibilité, quand cet homme, rude de manières et de mœurs, mais délicat de cœur, avait à toucher quelque sujet qui l’intéressait profondément ! Les prunelles de Mme Albani brillaient, au contraire. Elle frémissait tout entière du besoin de prononcer les mots devant lesquels reculait son mari :

– « Nous ne sommes pas très heureux, cette année, » avait-il fini par dire, comme hésitant, « avec cette baisse des vins… Il va falloir que je vende le mien sans gagner un centime à l’hecto, pour débarrasser les tonneaux avant la prochaine vendange… »

– « Sers-lui donc la chose comme elle est, mon homme, » avait interrompu la mère. « Refuserais-tu, Laurence, d’aller chez quelqu’un où tu tirerais deux cents francs par mois, logée, nourrie, blanchie, habillée ? … »

– « Pas en condition, bien sûr, » avait rectifié gentiment le père. « Une Albani, ça, jamais ! … Comme une demoiselle de compagnie qui mangerait à table avec sa patronne. »

– « Enfin, » avait conclu la mère, avide d’aboutir, cette dame anglaise te voudrait avec elle pour voyager. Depuis qu’elle a perdu sa fille, elle ne se connaît plus. Tu la lui rappelles. Elle est veuve. Elle n’a plus d’enfants… »

Et, dans les prunelles trop noires de la Méridionale, devenues dures, un éclair, avait passé qui signifiait : « Si tu en héritais, pourtant ? »

Que d’impressions contradictoires ces quelques répliques avaient infligées à la jeune fille ! Quelle tendre sympathie, toute mêlée de pitié, envers son père dont elle comprenait que ce geste lui poignait le cœur : ouvrir la porte à son enfant pour qu’elle s’en allât de la maison ! Elle devinait, au brisement de ce regard, comme honteux, qu’une clause secrète avait dû être introduite dans le contrat projeté, et c’était vrai que lady Agnès offrait d’avance une somme, à titre d’indemnité pour le départ de l’ouvrière non rétribuée qu’était Laurence. Quel douloureux froissement, aussitôt réprimé par le respect, devant sa mère et cette âpreté au gain ! Quel éblouissement épouvanté à cette perspective brusquement ouverte d’une autre existence ! Quel involontaire élan d’enthousiasme pour la bienfaitrice dont la personnalité l’attirait si profondément ! … Laurence avait dit « oui » à cette proposition, comme dans un rêve. Et dans la perspective de ces deux années et demie, ces incidents, pourtant si nets dans son esprit, lui paraissaient, en effet, des rêves. Un rêve, ce départ pour Paris, emportée par cet automobile ; et tour à tour, devant la campagnarde sédentaire de l’Almanarre, avaient défilé la banlieue de Toulon, les gorges d’Ollioules, celles de Roquevaire, la plaine d’Aix, Aix elle-même et ses palais, la Durance et ses grèves. Un rêve, Avignon et ses remparts, le Rhône impétueux au pied des Cévennes. Un rêve, Lyon et ses quais, ses longues places, son brouillard, puis les coteaux de la Bourgogne et les échalas de leurs vignes, dont elle avait regardé les cépages, avec l’étonnement d’une vendangeuse du Midi pour cette culture si nouvelle. Un rêve, enfin, Paris, et ces courses à travers la grande ville qui l’avaient métamorphosée en quelques jours comme par le coup de baguette d’une fée. L’imprudente lady Agnès avait voulu, elle l’avait promis au père, – que sa protégée fût traitée en demoiselle. Comment Laurence aurait-elle discerné les sentiments très complexes qui actionnaient cette dangereuse générosité ? Le souvenir de sa fille morte attendrissait la mère de Millicent et lui donnait le besoin de combler, de gâter la charmante créature qu’elle avait vue si pitoyable pour sa chère malade. Il s’y joignait la fantaisie de se faire une compagne à son goût. Séparée de sa famille par une brouille déjà ancienne, elle se trouvait très seule au monde, maintenant. Et puis, elle avait en elle de l’esthétisme, ce goût égoïste des femmes riches qui transforment choses et gens autour d’elles en décors et en figurants. Combien elle s’était amusée, durant ce séjour à Paris, aux naïfs déconcertements de la petite Albani, chez les fournisseurs où elle la menait, pour lui commander tout le détail des objets nécessaires à une complète transformation ! Et la jeune fille se revoyait dans une des chambres du somptueux hôtel de la place Vendôme, où elles étaient descendues, toute saisie devant sa propre image. La glace de la grande armoire lui montrait une Laurence qu’elle n’aurait pas osé souhaiter d’être, si ressemblante et cependant si différente. Elle restait comme dépaysée dans le luxe de cette toilette, savamment composée par l’Anglaise pour faire valoir sa grâce un peu sauvage. Cet étonnement devant cette apparition lui avait soudain donné la terreur de l’être nouveau qu’elle allait devenir. Une autre fille de sa condition aurait éprouvé une joie vaniteuse, à sentir ses pieds minces pris dans des bas de soie, des étoffes légères autour de sa taille souple, et sur la noire épaisseur de ses cheveux ondulés un chapeau dont les lignes la rendaient encore plus jolie. Mais non. Une inexprimable détresse l’avait, au contraire, envahie. Lady Agnès, qui venait la chercher pour sortir, l’avait trouvée assise sur un fauteuil et le visage inondé de larmes.

– « Qu’as-tu, ma pauvre enfant ? » avait-elle demandé en la prenant dans ses bras, et la tutoyant pour la première fois.

– « Je pense à mes parents, » avait répondu Laurence.

Et lady Agnès l’avait serrée sur son cœur pour cette parole à laquelle la jeune fille n’avait pas ajouté l’autre phrase, qui se prononçait anxieusement dans sa pensée : « Où tout cela me mènera-t-il ? »


  1. On nomme à la ville un gouverneur — Qui se taxa à deux livres par jour.