Laurence Albani/IX

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 243-276).


IX


ACCORDAILLES


La bonne femme ne croyait pas si bien dire : réellement, Laurence ne savait plus ce qu’elle voulait. D’avoir brisé ainsi, violemment et brusquement, avec Libertat, l’étonnait elle-même, et non moins le motif qui l’avait soulevée contre le rival de Pascal dans ce subit mouvement d’une impulsive aversion. Elle achevait, comme on l’a dit plus haut, de découvrir son propre cœur. C’était bien à Pascal qu’elle avait, dans un élan de passion, sacrifié Virgile, et elle en éprouvait un remords. Comment sauver le petit, maintenant ? Pour se délivrer de ce remords, elle tendit toutes les forces de son esprit à imaginer un autre moyen. Hélas ! Elle avait déjà passé en revue toutes les hypothèses. Elle les avait toutes rejetées. Elle se fixa sur une, pourtant, qui lui parut plus réalisable que les autres : que son père acceptât de prendre l’enfant chez lui. Il se plaignait si souvent qu’il lui manquât un ouvrier.

– « Je me fais vieux, » disait-il. « Autrefois, je travaillais pour deux. À présent, ce n’est plus que pour un et demi. Marius va partir pour le régiment. Autrefois, un Piémontais vous demandait trente sous de sa journée. À présent, c’est des quatre francs, des cinq francs qu’ils veulent. Avec ça, le vin se vend chaque année moins cher. Il y en a trop. Tout le monde arrache ses oliviers pour planter de la vigne. J’aurais besoin d’une autre paire de bras, et pas trop chère. »

Cette paire de bras, elle était là. Le petit Virgile, c’était le demi-ouvrier rêvé. Hélas, encore ! L’objection restait la même : comment expliquer que le voisin Couture se séparât de cet aide, sur lequel il ne tarissait pas en éloges ? … C’était si simple. Le départ de Pascal pour l’Algérie justifiait tout. Du moment qu’il quittait le pays, il était trop naturel qu’il n’emmenât pas Virgile… Oui, à condition qu’il se prêtât à cette combinaison. Hélas, encore et encore ! Quand Antoine Albani viendrait lui dire : « Il paraît que tu t’en vas, j’ai bien envie de prendre ton gosse, » il parlerait. Il dirait le crime, à moins qu’elle, Laurence, n’obtînt de lui une promesse de silence. Hélas, toujours ! Ce silence ne suffirait pas. Ce passage de l’enfant d’une bastide à l’autre exigerait une négociation avec le père Nas, longue, peut-être. Où vivrait le petit, pendant ce temps-là ? Elle ne pouvait pourtant pas le garder caché dans la cabane. Et voici qu’au terme de sa méditation, la jeune fille se heurtait au même obstacle. Pour sauver l’enfant, il fallait que Pascal consentît non seulement à se taire, mais à lui donner cet asile qu’il venait de lui refuser si durement. Elle-même, qui osait l’implorer pour le malheureux, de quel geste de colère il l’avait chassée ! Mais pourquoi ? Parce qu’il se soupçonnait un rival. Ce rival, elle venait de rompre avec lui pour toujours. Si, pourtant, Pascal apprenait cette rupture ? … Laurence n’eut pas plus tôt conçu cette idée qu’elle remettait déjà son chapeau pour retourner chez le jeune homme. Sur le point de sortir de sa chambre, elle s’arrêta. Ce n’était plus au danger de Virgile qu’elle pensait maintenant. Elle allait revoir celui qui l’aimait. Il l’aimait, et voici qu’elle sentait qu’elle aussi l’aimait ! Elle ne le savait pas, quand il lui avait demandé d’être sa femme et qu’elle avait refusé. Elle ne pouvait plus se tromper sur les émotions qu’elle éprouvait, à présent. Cette pénible scène avec Libertat lui en avait révélé trop vivement la nature. Mais, puisqu’elle aimait Pascal, c’est maintenant que tout devenait si simple. Il suffisait qu’elle allât lui dire :

– « Je ne veux pas que tu partes. Moi aussi, je t’aime. Tu m’as demandé de t’épouser. Si tu veux encore, c’est oui. » Elle s’entendit mentalement prononcer ces paroles et ajouter : – « Tu ne refuseras pas à ta femme la première chose qu’elle t’aura demandée ? … »

Cette première chose, ce serait de ne pas perdre Virgile.

– « Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? » se dit-elle. Si souvent elle avait vu des fleurs s’ouvrir en une matinée parce que c’était le temps, de même l’éclosion totale de son amour s’était accomplie seulement depuis ces quelques heures. Toute joyeuse d’agir désormais dans la vérité de son cœur, elle en tremblait, cependant. Elle ne se comprenait pas encore elle-même. D’instinct, elle voulut mettre un peu de temps entre cette minute de plénitude intérieure et le geste qui fixerait pour toujours sa destinée. Le souvenir de Virgile lui en donnait un prétexte, et, se parlant tout haut : – « Il faut pourtant qu’il mange, ce petit. »

Comme la nuit précédente, elle passa dans la cuisine se munir de quelques provisions. Une seule crainte l’angoissait, cette fois, non pas que sa sœur, toujours à besogner dans le champ, lui lançât quelque brocard sur ses allées et venues, mais que, sur la route là-bas, à peine sortie de la maison, elle n’aperçut un automobile. On devine lequel. Bah ! Que Pierre Libertat se fût ravisé et voulût une autre explication, ce n’était qu’un ennui à supporter. L’incertitude était finie. Vaine appréhension, d’ailleurs ! Sur le long ruban poudroyeux ne se voyaient que les charrettes des cultivateurs, cheminant au trot ralenti de leurs bêtes. Laurence arriva ainsi à Pomponiana, sans autre rencontre. Là, un saisissement l’attendait. La porte de Mouvette, leur cabane, était fermée, et la clé enlevée. Elle appela et frappa. Aucune réponse. Un malheur était-il arrivé ? Elle regarda autour d’elle, en proie à quelle anxiété ! Un grand garçon de dix-sept ans marchait parmi les roches, les jambes nues jusqu’au-dessus du genou. Il pêchait des oursins, à la place même où Virgile aurait dû être, occupé au même travail. C’était le fils d’un gardien d’une villa voisine et qu’elle connaissait. Devançant toute demande, ce garçon lui cria le premier :

– « Vous cherchez le petit Nas, mademoiselle Albani ? »

– « Oui », dit Laurence, un peu rassurée par ce fait que Virgile eût donné de sa présence à Pomponiana l’explication convenue entre eux. Sans quoi, l’autre aurait-il posé cette question ?

– « Il est parti pour chez M. Couture, » reprit le pêcheur, « rapport à son frère. »

– « À son frère ? » interrogea-t-elle, de nouveau saisie.

– « Ah ! Vous ne savez pas ? » dit le jeune garçon.

Il interrompit sa pêche et s’avança sur les rochers, où la plante de ses pieds nus se crispait sans qu’il prit garde aux aspérités, dans sa hâte de colporter une nouvelle à l’importance de laquelle il participait en l’annonçant. Et, à mi-voix, quand il fut près de Laurence :

– « Oui, » continua-t-il, « on a retrouvé Victor noyé dans l’étang, aux Salins-Neufs. C’est le père Brugeron, le vieux de l’Ermitage, qui a fait le coup, – qu’on raconte, – pour lui voler sa bicyclette. Il l’a vendue à un de Toulon. Lui, pas malin, est venu à Hyères avec. Il crève un pneu et, pour le faire réparer, où va-t-il ? Juste dans la boutique où le père Nas avait acheté le vélo. On reconnaît le numéro. Alors, comme on cherchait Victor depuis trois jours, on mène l’homme chez le commissaire. Naturellement, l’homme a nommé Brugeron. On a arrêté Brugeron. Paraît qu’il sera guillotiné. Il ne l’aura pas volé ! … Virgile était comme vous. Il ne savait rien de tout cela. Il ne quittait jamais de l’Almanarre. Moi, on me l’avait contée, la chose, en ville, tout à l’heure. Je la lui ai apprise. Et voilà ! »

– « Et il est allé chez M. Couture ? »

– « Oui. Il y a une demi-heure. »

– « Il est allé chez Couture ? … » se redisait Laurence de plus en plus inquiète. Elle se hâtait vers la bastide, toujours rose entre ses palmiers, où se jouait en cet instant, elle s’en rendait bien compte, la dernière scène de cette tragédie secrète. Évidemment, Virgile avait couru supplier son patron de ne pas le dénoncer. À présent que la mort de Victor était connue, on en rechercherait les causes. L’enfant était assez intelligent pour l’avoir compris et quel danger il courait. Comment le jardinier l’avait-il reçu, dans son actuelle disposition d’esprit ? Laurence le revoyait, maniant son bêchard avec une colère à peine contenue. Il n’avait certes pas frappé l’enfant. Elle tremblait qu’il ne l’eût empoigné par la peau du cou, comme il l’avait dit, et traîné à son père. D’ailleurs, même si Pascal n’avait pas exécuté sa menace, comment lui demanderait-elle de se taire, à présent qu’un innocent était accusé, ce misérable Brugeron qu’elle connaissait depuis sa petite enfance ? Elle-même permettrait – elle une si criante injustice ? Brugeron était un vieillard de septante et tant d’années, – pour compter comme dans le Midi, – et qui vivait de mendicité depuis un temps immémorial. Il habitait, grâce à la charité d’un propriétaire indifférent, une hutte en pisé, jadis destinée à contenir des outils de jardinage, au bord d’un coin de vigne abandonné et sur la lisière du bois qui s’étend de Costebelle à l’Almanarre. Il couchait là, sur un lit de branches de pins, à même la terre battue. Avec des briques ramassées de côté et d’autre, il s’était construit un âtre rustique, auquel il avait adapté un tuyau de tôle, recueilli dans des décombres, et qui dépassait à peine son toit, garni de tuiles cassées. Un peu de fumée, aperçue à travers les fûts des grands arbres, étonnait le promeneur étranger, qui demandait :

– « Mais qu’est-ce qui brûle, là-bas ? »

– « C’est le père Brugeron qui fait sa cuisine, » répondit l’indigène, interrogé ainsi.

La mine rubiconde du vieux mendiant attestait qu’il ne vivait pas de privations. Dans toutes les fermes on lui donnait : ici des œufs, là du fromage, plus loin du pain, ailleurs de la viande, du vin partout, de l’huile, du sucre, du tabac. Personne, jamais, ne l’avait vu dépenser un sou des aumônes qu’il recueillait dans son chapeau crasseux, à la porte de Notre-Dame-de-Consolation, la blanche église dont le clocher domine Costebelle. De temps à autre, il descendait à la gare, pour échanger une poignée de pièces de cuivre contre quelques pièces d’argent que le mendiant thésauriseur cachait ensuite, mais où ? Sa barbe inculte, quasi verdâtre, encadrait une de ces faces, hébétées et rusées, où il semble qu’il n’y ait plus rien d’humain, tant la chasse animale à la nourriture en a bestialisé l’expression. Ses prunelles, comme aplaties entre ses paupières rouges, dardaient un regard de défiance, qui faisait dire aux hivernants : « Quel bandit ! » quand ils croisaient, sur les routes, ce dépenaillé courbé sous sa besace, traînant les pieds dans des espadrilles boueuses, le chef coiffé d’un feutre usé et sans couleur, dont la pluie, le soleil et la poussière avaient corrodé le tissu. Près de son nez variqueux d’ivrogne, suppurait une énorme loupe qu’il envenimait en l’écorchant sans cesse de ses doigts noirs, aux ongles durs comme des griffes. Cette difformité achevait de donner un aspect hideux au bonhomme. Les autorités toléraient cette existence en marge des lois, aucune plainte n’ayant jamais été portée contre lui, depuis trente années qu’il s’était retiré dans sa hutte. Comme il se parlait tout haut à lui-même, en gesticulant, le long des chemins, les gens le croyaient aliéné Par ce reste de superstition ancestrale qui persévère dans les campagnes, cette folie soupçonnée le revêtait d’un caractère mystérieux. Il était tout voisin d’être tabou. Le vieillard n’ignorait pas ce prestige. Il en jouait, pour extorquer des subsides avec d’obscures menaces, jamais exécutées, mais qui avaient fini par l’entourer d’une malveillance universelle. Il faisait peur, et on ne l’aimait pas. La joie avec laquelle le jeune garçon pêcheur d’oursins avait annoncé son exécution serait partagée par tout le monde, et l’accusation portée contre lui ne trouverait pas un incrédule.

Tout cela, Laurence le savait, et c’est la gorge serrée qu’elle entra dans l’enclos où elle avait laissé Pascal, ce même matin, arrachant ses pommes de terre. Personne. Le bêchard gisait, jeté là au milieu des mottes soulevées. Le cœur battant, elle marcha vers la maison. Elle entendit que l’on parlait. La porte d’entrée était grande ouverte. Elle la franchit sans sonner, et marcha droit vers la pièce d’où étaient venues les voix, silencieuses maintenant. Cette chambre, située au rez-de-chaussée, servait à Pascal Couture de bureau pour tenir ses écritures, et de salle à manger, quand, trop occupé par le travail de sa terre, pour faire lui-même sa cuisine, il prenait une vieille femme de l’Almanarre à la journée. On pense bien qu’il s’était bien passé d’elle depuis la disparition de Virgile, qu’il tenait tant à cacher. La porte de cette pièce était fermée. Dans son impatience, la jeune fille l’ouvrit d’un geste impulsif. Elle vit un spectacle qui la paralysa d’étonnement. Couture était assis, le coude sur la table, la tête appuyée sur sa main gauche. De sa droite il tenait les deux mains du petit garçon, assis à côté de lui et qui le regardait. L’homme et l’enfant se taisaient l’un et l’autre, dominés par une émotion trop forte pour s’exprimer. Il y avait sur le visage de Pascal comme une agonie de tristesse résolue, et, sur celui de Virgile, une espèce d’attente à demi extatique. Laurence fit un pas en avant. À ce bruit, tous deux tournèrent la tête, pris d’une anxiété, moins aiguë chez l’enfant que chez l’homme.

– « Ah ! c’est toi ! » dit celui-ci avec un visible soulagement.

Il s’était levé dans un sursaut, et, posant la main sur la tête de Virgile demeuré assis :

– « Tu avais raison, Laurence, » continua-t-il, « et moi, j’étais injuste. Non, le petit n’est pas mauvais. Ce qu’il a fait, le pauvre, est affreux. Mais il le sent que c’est affreux. Il dit qu’il le sent, et je crois ce qu’il dit. Ce matin, je ne l’aurais pas cru. Tu te rappelles, je ne voulais pas recevoir sous mon toit un Caïn. Mais il n’est pas un Caïn. S’il en était un, il ne serait pas venu comme il est venu. Il a su, tout à l’heure, que le corps de son frère est retrouvé, et aussi que le père Brugeron est arrêté, à cause de la bicyclette. Il l’a vendue, et on l’accuse d’avoir noyé Victor pour la lui voler. Alors, lui, le petit, est arrivé me raconter ça, et me dire : « Monsieur Couture, je ne veux pas qu’on lui coupe le cou, à cause de moi. Je vais chez le commissaire, tout avouer, et me livrer. Seulement, avant, je veux vous demander pardon à vous, je sais, par Mlle Laurence, que vous m’en voulez beaucoup. Je vous jure, quand j’ai poussé Victor, je n’ai pas compris ce que je faisais. Ce n’était pas pour le tuer. Je n’ai pas pensé à ça. Si je ne l’ai pas aidé, c’est que je ne pouvais pas, il a disparu si vite ! Il a été enlisé. Il ne s’est pas débattu. Si je n’ai pas appelé au secours ensuite, c’est qu’il n’y avait personne. Quand j’ai vu le père Brugeron, j’ai pris peur. Il est si méchant, ce vieux ! Il a ramassé la bicyclette, et moi je me suis sauvé. Mais je dirai tout. On ne lui coupera pas le cou. Seulement, si j’allais en prison, après que vous m’auriez pardonné, que vous m’auriez embrassé, ça me consolerait ; et puis, ça serait juste. » Et je lui ai pardonné, et je l’ai embrassé, parce qu’il n’a pas voulu qu’un innocent paie à sa place. »

Et, serrant contre sa poitrine la tête de l’enfant :

– « Non ! Non ! Ce n’est pas un Caïn qui aurait senti comme ça ! »

– « Ah ! Pascal, » fit la jeune fille, « comme j’aime que, toi aussi, tu sentes comme ça ! »

Une tendresse avait passé dans sa voix, qui émut le jeune homme, car sa voix, à lui, tremblait un peu pour continuer :

– « Il faut agir, et vite, pour que le père Brugeron ne reste, pas arrêté une heure de plus… Tout ce que tu nous as dit, Virgile, est bien exact ? La bicyclette était restée accrochée à un tamarin, sur le talus ? »

« Oui, monsieur Couture, » répondit l’enfant.

– « Et le père Brugeron a bien regardé de tous les côtés, avant de la ramasser ? »

– « Oui, monsieur Couture. »

– « Et les joncs du marais cachaient… Enfin, tu as compris ? »

– « Oui, monsieur Couture », dit l’enfant tout bas, « il ne pouvait pas voir. »

Il baissa la tête, puis éclata en sanglots. Pascal lui flatta les cheveux de la main, comme avait fait Laurence sur le tas de cailloux, la veille, d’un geste qu’il aurait eu pour son fils, et, comme la veille, sous cette caresse pitoyable, cette crise convulsive s’apaisa peu à peu, tandis que les deux témoins de ce remords, si émouvant chez un être si jeune, se regardaient, en proie, l’un et l’autre, à une même inquiétude. Laurence fut la première à l’exprimer :

– « Mais, s’il se livre, c’est le procès, la maison de correction… Qu’est-ce que nous pourrons pour lui, alors ? Rien… »

– « Il ne faut pas qu’il se livre, » dit Couture, « et il ne faut pas que Brugeron reste en prison… Il y a un moyen… Seulement… Ah ! j’étais si fier de n’avoir jamais menti ! … »

– « Mais ce ne sera pas mentir, » interjeta vivement Laurence.

Elle devinait et le projet de Pascal et l’objection dressée dans cette conscience d’honnête homme simple. Dieu ! Que Libertat était loin, et comme elle admirait, et comme elle aimait le pauvre goy, pour les générosités de ses pitiés et les délicatesses de ses scrupules !

– « Je comprends, » insista-t-elle. « Ce que Virgile a vu, Brugeron arrivant et ramassant la bicyclette, tu vas déposer que c’est toi qui l’as vu ? »

– « C’est vrai, pourtant, que je l’aurais vu, » fit Pascal, « si j’avais passé à cette même place un quart d’heure plus tôt. Car j’y ai passé. Dire que je chassais tout à côté, dans le bois du Ceinturon ! … Tout de même, » conclut-il d’un air sombre, « je ne l’ai pas vu. »

– « Que faire alors ? » gémit Laurence.

– « Ça, » dit Pascal, résolument, et, prenant l’enfant par les épaules, il se rassit. Puis les yeux dans ces yeux, humides encore de larmes :

– « Oui, je ferai ça pour toi, petit, de mentir. Tu vois ce qu’il m’en coûte. Souviens-t’en toute ta vie, et pense comme c’est honteux de tromper, puisque j’en ai honte, même quand c’est pour te sauver. Pense encore que, si je te sauve, c’est pour que tu t’en souviennes aussi toute ta vie, et que tu rachètes ce que tu as fait. Tout se rachète. C’est ce que nous croyons, nous autres chrétiens… Promets que tu redeviendras un bon chrétien. Promets. »

– « Je promets, » dit l’enfant avec une gravité bien au-dessus de son âge.

– « Je vais chez le commissaire, » continua Pascal. « Je déposerai comme tu viens de dire, Laurence, en racontant aussi que j’avais Virgile avec moi. On croira que Victor est tombé dans le marais, par un accident. Ça paraîtra tout naturel que Brugeron, ayant trouvé la bicyclette, ait voulu la vendre. Il ne sera puni que dans la mesure où il le mérite. »

– « Et ensuite, vous me garderez, monsieur Pascal ? » implora Virgile.

– « J’essaierai », répondit Pascal. « Il faut que j’en parle avec Nas. Après ce que je t’ai vu faire : vouloir t’accuser pour que l’innocent ne soit pas puni à ta place, je peux te garder. »

– « Tout à fait ? » fit le petit. « Si je pouvais ne jamais retourner chez eux ? »

D’un mouvement de la tête, il désignait la direction de Hyères.

– « Tout à fait », répondit Pascal.

Pendant cette dernière partie de leur entretien, l’enfant s’était de plus en plus serré contre son protecteur. Son tressaillement au nom de son père, puis le rassérènement soudain de son obscur visage, à cette perspective d’une libération définitive, témoignaient trop de souffrances subies « chez eux » comme il disait. Du coup, il se réapprivoisait à la vie. Il en donna une preuve bien spontanée et bien naïve, quand Pascal eut ajouté :

– « Encore une fois, la chose presse. Je vais à la ville. »

– « Et moi, monsieur Couture, » dit le petit garçon, « je continue les pommes de terre. »

Quelques minutes plus tard, Laurence pouvait le voir, en effet, qui maniait le bêchard de Pascal, de toute la force de ses petits bras, et avec la joie d’une délivrance. Elle-même restait dans la maison, résolue d’attendre le retour du jeune homme. Il était parti sans lui dire adieu, signe qu’à travers les émotions de cette dernière heure, la rancune de sa jalousie n’avait pas cédé. Quand rentrerait-il ? Le cadran de la vieille horloge provençale, qui remplissait la chambre de son monotone battement, marquait onze heures et demie. Tant d’événements dans un si court espace ! Il faudrait à Couture, avec sa boiterie, une demi-heure au moins pour gagner la ville, une demi-heure pour déposer chez le commissaire. Il voudrait aller chez le père Nas. Il ne serait pas de retour avant deux heures. Laurence avait le temps de courir elle-même chez elle, pour que son absence ne fût pas l’objet de nouveaux commentaires, de s’asseoir à la table de famille et de revenir à la bastide, afin de préparer au généreux Pascal de quoi déjeuner, quand il rentrerait. La pièce, mi-bureau mi-salle à manger, où avait eu lieu l’explication, donnait sur la cuisine, dont la porte restait entr’ouverte. L’arrivée du petit garçon avait évidemment surpris le jeune homme, comme il disposait tout pour son repas du milieu du jour. Le fourneau était allumé, des œufs et un morceau de viande placés auprès d’une assiette. Quelques pots, quelques verres, trois casseroles de terre, une bouillotte, des couverts en métal, une table – grossièrement équarrie, deux chaises de bois, une lampe à pétrole fixée au mur garnissaient pauvrement ce pauvre recoin. Laurence considérait tous ces objets, témoins de la vie rude et solitaire du jardinier, avec un sourire attendri : celui d’une ménagère qui regarde son futur royaume et le voit par avance tout changé.

– « Je reviens dans une heure, » dit-elle enfin, du seuil de la maison, au pauvre Virgile, qui continuait de s’efforcer sous le soleil. De grosses gouttes de sueur roulaient déjà sur son petit visage, amaigri par l’angoisse et les privations de ces derniers jours.

– « Oui, » continua-t-elle, « j’ai vu que M. Couture est parti sans manger. Il faut qu’il trouve quelque chose de chaud quand il rentrera. »

– « Mais, je suis là, » fit l’enfant.

– « Non, » répondit-elle. « C’est mon affaire. Je suis meilleure cuisinière. Toi, travaille à ton champ, pour que M. Couture voie ton courage. »

– « Oh ! j’en aurai, » dit l’enfant.

Puis, embarrassé :

– « Mademoiselle, si M. Couture quitte le pays, je l’ai entendu qu’il parlait de cela avec un monsieur de Marseille, – est-ce que vous croyez que mon papa, il me laissera partir avec lui ? »

– « Je le crois. »

– « Ah ! tant mieux ! Vous savez, c’est eux qui m’ont rendu méchant pour mon frère… »

Et, plus embarrassé encore :

– « Dites donc, mademoiselle Laurence, c’est-il vrai que vous allez vous marier à Toulon, et devenir une madame ? »

– « Pourquoi me demandes-tu ça ? »

– « Parce qu’on le prétend. Alors, si papa ne me laisse pas aller avec M. Couture, est-ce que vous me prendriez avec vous comme domestique ? Je ne sais pas, mais j’apprendrai. Dites : vous ne me laisserez pas chez eux ? »

– « Aux gens qui te raconteront que je me marie à Toulon, » dit la jeune fille, « tu répondras que ce n’est pas vrai. Continue ta besogne sans t’inquiéter, et, si tu as faim, toi aussi, je t’ai apporté de quoi manger. »

Elle lui tendit les quelques provisions dont elle s’était munie, et, comme elle se retournait, en s’en allant du côté de la maison Albani, elle l’aperçut qui s’asseyait sur une motte de terre, entre deux coups de pioche. Il mordait de grand appétit dans le chanteau de pain qu’elle venait de lui donner, – signe que la vie reprenait en lui, avec l’espérance.

– « Il est sauvé, » pensait-elle, avec un renouveau d’espérance, elle aussi. Quel contraste avec son anxiété, quand, tout à l’heure, elle suivait en sens inverse ces mêmes petits chemins aménagés entre les pièces de terre cultivées, celle-ci en artichauts, une autre en rosiers, celle-là en vigne.

– « Ce Pascal, comme il est bon ! C’est le cœur de lady Agnès. »

Et, se rappelant ce que lui avait dit le petit garçon :

– « Rien d’étonnant qu’il soit devenu jaloux. On parle de moi et de l’autre, à Hyères, et il l’aura su. On ne parlera plus. Ah ! qu’il sera heureux ! Que nous serons heureux ! »

L’allégresse de la résolution enfin prise l’éclairait d’une joie intérieure d’autant plus complète qu’il s’y mélangeait cette jolie fierté de tant estimer, d’admirer celui qu’elle aimait maintenant, et qu’elle allait épouser. Cette lumière qui rayonnait d’elle étonna Françoise Albani, revenue du bois, et toute anxieuse de reprendre la conversation sur la démarche de Pierre Libertat. Mais la nouvelle rapportée par Marie-Louise, qui la tenait du facteur, de la mort du petit Victor Nas et de l’arrestation du père Brugeron, dériva le cours des idées de la vieille femme. La brève collation se passa en commentaires sur cet étonnant événement. Laurence les écoutait, avec un tremblement d’entendre un soupçon quelconque, émis sur le véritable auteur du meurtre. Il n’en fut rien. D’ailleurs, comment une semblable idée aurait-elle pu naître avec l’alibi du séjour auprès de son patron ?

– « Pauvre petit Virgile Nas ! » finit-elle par dire en se levant de table. « Je vais jusque chez Pascal voir comment il est. »

– « Bien triste, pour sûr, » fit Marie-Louise. « D’abord, de cette mort, et puis, si ses parents s’avisent de le reprendre, à présent qu’ils n’ont plus que lui ? »

– « Voilà comment on se voit les uns les autres, » se disait Laurence, en suivant, pour la troisième fois de la journée, le chemin entre la campagne des Albani et la campagne de Couture. « On ne connaît des gens que des moitiés de vérité, et alors on leur fait des peines, sans le savoir. Je n’en ferai plus à Pascal. »

Virgile, quand elle arriva près de la bastide, continuait de travailler dans le champ, presque tout entier retourné. Elle fut sur le point de l’interroger : jusqu’où avaient été ces propos Hyérois auxquels il avait fait allusion ? Non. Elle était trop fière. Pour échapper à cette tentation, elle passa sans interpeller l’enfant. Entrée dans la maison, elle raviva le feu du fourneau, chercha dans l’armoire à linge un des tabliers de grosse toile bleue que Couture gardait pour sa cuisinière d’occasion, et, quand il arriva vers les deux heures, comme elle l’avait prévu, il la trouva en train de moudre le café, auprès des œufs, battus dans un bol pour l’omelette. Dans la casserole s’échappait le fumet des carottes qui cuisaient avec le veau. La table de la salle à manger était nettoyée. Le couvert mis sur une serviette blanche, au milieu de laquelle fleurissait, dans un vase, un large bouquet de roses rouges. La surprise cloua le jeune homme sur le seuil. Il avait avec lui Virgile, dont la face épanouie annonçait l’heureux résultat de la double démarche auprès du commissaire et auprès du père Nas. Il serrait de ses petites mains le bras du protecteur. Jamais naufragé n’a étreint son sauveteur d’un geste plus passionné, sur cette mer redoutable dont la ligne lointaine s’azurait à l’horizon, par la porte ouverte, derrière ce groupe immobile.

– « Retourne achever l’ouvrage, mon petiot, » fit Pascal après une minute de ce silence étonné.

Et, quand l’enfant eut obéi :

– « Qu’est-ce que cela signifie, Laurence ? » interrogea-t-il.

– « Cela signifie que tu n’as pas mangé depuis ce matin, » répondit-elle, « et que tu seras bien content, quand je t’aurai fait sauter ton omelette. »

Elle allait pour prendre le bol. Il lui saisit la main, en répétant :

– « Qu’est-ce que cela signifie ? »

– « Que tu n’as pas eu si tort de me vouloir comme ménagère. Tu vois. »

Elle continuait à rire. Puis, soudain rougissante :

– « … Et que si tu as toujours l’idée de m’avoir pour femme, c’est oui. »

– « Laurence ! » balbutia-t-il, éperdu. « Laurence ! C’est bien vrai ? »

– « Oui, c’est vrai, aussi vrai que tu vas me faire gâcher ton déjeuner, si tu ne me laisses pas continuer. »

Elle se dégagea pour ressaisir son bol et jeter les œufs sur la poêle, enduite d’huile, tandis que Pascal, comme incapable de surmonter son émotion, s’appuyait au mur et disait :

– « C’est trop de chance, cette fois ! Le petit sauvé, le commissaire qui a déjà relâché Brugeron sur mon témoignage. « J’ai tout de suite cru que c’était un accident, » a-t-il prétendu, en me parlant de Victor. Le père Nas qui me le donne. Ah ! ce n’est pas du brave monde. « J’aime mieux ne plus le voir, » m’a dit Mme Nas. « Il me ferait trop regretter l’autre. » Faut être juste. Elle n’est pas sa mère. Enfin, pour dix mille francs, ils me le donnent… Et puis toi, ma femme ! … Je retourne à Hyères tout de suite, chez le notaire. J’y ai passé, en quittant les Nas. Je n’ai pas signé, mais je lui ai demandé de préparer l’acte de vente. On ne vend plus, maintenant, puisqu’on ne part plus. »

– « Il vaut mieux vendre, » dit Laurence, « et partir tous pour l’Algérie, comme tu voulais… Oui, » insista-t-elle, « ça vaut mieux, pour l’enfant. »

Elle était penchée sur le fourneau. Pascal ne voyait que sa nuque un peu frêle et si blanche, sous ses noirs cheveux relevés. Ses yeux se dérobaient et son visage. Une question lui monta aux lèvres, qu’il n’osa pas poser. Elle acheva son humble besogne de servante, et, comme elle lui présentait l’omelette dorée sur un plat de terre brune, elle lui sourit cette fois, d’un sourire si doux, une telle loyauté émanait d’elle, qu’un remords lui vint, d’avoir pensé ce qu’il avait pensé. Quand ils furent dans la petite salle et qu’elle eut posé le plat sur la table, il l’attira contre sa poitrine, en lui disant le même mot qui l’avait froissée sur les lèvres de Libertat, la veille. Maintenant, elle en vibrait tout entière :

– « Ma Laurence ! »

– « Oui, ta Laurence, » répondit-elle en lui rendant son étreinte et son baiser.

Et se dégageant :

– « Allons, viens manger. Je vais te servir, mon cher mari. »