Lausanne à travers les âges/Aperçu/12

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Collectif
Librairie Rouge (p. 47-50).


XII

La société lausannoise. — Séjours de Voltaire et de Gibbon. — Le Dr Tissot.

Le pays de Vaud n’offrait que peu d’occasions aux citadins de se faire des situations : toutes les fonctions importantes et rémunératrices étaient réservées aux bourgeois de Berne ; le commerce et l’industrie étaient nuls ; l’agriculture, dans le marasme.
Poêle de la salle du Conseil communal (1749).
Deux genres de carrière seulement étaient ouverts aux Vaudois désireux de demeurer au pays : l’état ecclésiastique et l’enseignement. Ceux qui avaient de l’ambition s’expatriaient, les uns pour se lancer dans des entreprises financières, où plusieurs ont fait fortune ; les autres, pour conquérir des grades dans les armées étrangères. Tels furent, pour ne parler que des généraux : David de Saussure, David de Crousaz, Georges de Polier, Samuel et Victor de Constant, David Grenier en Hollande, Albert de Treytorrens en Suède, E.-F.-L. de Loys de Middes, J.-F. de Polier, et David de Constant en France, David de Crousaz en Sardaigne, F.-N. de Crousaz, Fr.-Fr. de Treytorrens au service d’Espagne et Paul-Ph. de Polier au service de la compagnie anglaise des Indes orientales, Warnéry en Pologne et bien d’autres.

Ces officiers venaient, le plus souvent, prendre leur retraite à Lausanne ; ils y formaient une société d’élite avec les intellectuels du temps : le philosophe J.-P. de Crousaz, les historiens Ruchat et Loys de Bochat, l’orientaliste Georges-Pierre Polier de Bottens, le physicien Loys de Cheseaux, le professeur Alexandre-César Chavannes, les jurisconsultes Clavel de Brenles et Samuel Porta, etc. Sans être devenue opulente, Lausanne s’était enrichie ; l’atmosphère s’était modifiée : vers le milieu du siècle, elle était devenue une ville savante et policée : Voltaire faisait jouer Zaïre à Mon Repos, par Mme de Constant d’Hermenches et la marquise de Langalerie, devant le doyen Polier, le grand Haller et le Dr Tissot. Sa présence et celle de Gibbon contribuèrent à éveiller les esprits et valurent à notre cité un renom de frivolité qui en fit un lieu de villégiature aimée des étrangers. Beaucoup de jeunes gens, attirés par les mœurs aimables de la société de Lausanne, venaient d’Angleterre ou d’Allemagne y faire leur éducation. Des gens de tout âge et de tout pays y accouraient pour recevoir les soins éclairés du Dr Tissot[1], l’auteur de l’Avis au peuple sur sa santé, qui s’acquit une réputation européenne par ses cures et ses écrits. Cet homme éminent, né en 1728, mort en 1797, fut consulté par le roi de Pologne, par l’électeur de Hanovre, par le duc de Choiseul et le Sénat de Venise ; ils lui offrirent de brillantes positions ; il les refusa ; il accepta cependant de Joseph II une chaire à l’université de Pavie, en 1781 ; mais il la quitta, après deux ans de professorat. À son départ de Pavie, une table de marbre avec une inscription rappelant son enseignement fut placée dans une des salles de l’université.

En 1779, l’empereur Joseph II, âgé de vingt-huit ans, fit un grand voyage en Europe sous le nom de comte de Falkenstein ; il vit à Paris M. Necker, et à Genève, Horace-Bénédict de Saussure ; il s’arrêta à Lausanne, le 25 juillet. D’après une relation manuscrite, due à la plume de César de Saussure, il descendit à l’hôtel du Lion d’or[2], tenu alors par le sieur Traxel ; il fit demander le Dr Tissot, qui fut frappé des connaissances étendues du jeune monarque. M. le Bailli voulut lui présenter ses hommages, mais il se fit excuser disant qu’il ne recevait pas de visite ; il s’était imposé la même consigne à Genève et ailleurs. Après un tour de ville, il fut conduit par son hôte sur la terrasse de la générale de Constant pour voir la vue ; là se trouvait réuni le monde élégant de Lausanne, M. de Cazenove, M. de Polier, M. de Crousaz, etc. ; il eut un mot aimable pour chacun et se retira à huit heures du soir, laissant tous les Lausannois qui avaient eu l’honneur de l’approcher sous le charme de son affabilité.

Avec l’indiscrétion qu’ont parfois les mères quand est en jeu l’intérêt de leur progéniture, Mme Blaquières lui tint ce petit discours : « J’espère, M. le comte, que vous pardonnerez à la tendresse d’une mère la liberté que je prends de vous recommander mon fils cadet. Depuis quelque temps, il a l’honneur d’être au service de S. M. impériale ; comme je sais que vous êtes très bien en cour, je vous supplie de bien vouloir prendre sous votre haute protection mon fils, moyennant qu’il s’en rende digne par une bonne conduite. » L’empereur s’informa du régiment et de la compagnie où servait le jeune officier, Mme Blaquières s’empressa de lui remettre l’adresse de son fils, l’empereur lui dit : « Mais, madame, faites mieux ; écrivez ce soir à votre fils ; envoyez-moi votre lettre à mon auberge et je la lui ferai tenir. »

Le lendemain matin, à cinq heures, il prenait la route de Moudon. Ses équipages se composaient de deux chevaux de selle et de trois berlines à six chevaux fournis par le voiturier Lacombe de Genève. Il vit à Berne le grand Haller qui, étant malade, le reçut en bonnet de nuit et en robe de chambre, à moitié couché sur une bergère.

Vers la fin du dix-huitième siècle, la société de Lausanne était plus animée que jamais. Dans les salons de M. Deyverdun, de Mme de Charrière de Bavois et de Mme Huber on rencontrait l’abbé Raynal, le spirituel chevalier de Boufflers, M. et Mme Necker et leur fille Mme de Staël, le prince Henri de Prusse, Mme de Montolieu née Polier, auteur des Châteaux suisses, Mme de Charrière de Colombier, née van Tuyll, auteur de Calixte, le prince Galitzin, le futur doyen Bridel, le jurisconsulte de Seigneux, Benjamin Constant, Frédéric-César de la Harpe, Joseph de Maistre, le marquis de Sâles, l’énigmatique baronne d’Holca, qui restaura, en 1792, la paroisse catholique de Lausanne[3]. C’était une vraie école de tolérance : sous l’égide protestante, le catholique le plus dévôt s’y rencontrait avec le voltairien le plus endurci.

La tourmente révolutionnaire mit fin pour un temps à ces mondanités. De 1790 à 1797, plus d’un millier d’émigrés français et savoyards fuyant la Révolution et la Terreur se réfugient à Lausanne, où se trouvent, à un moment donné, un archevêque, deux évêques, cent soixante prêtres ou religieux, un prince, sept ducs et duchesses, deux cents comtes et gentilshommes, vingt officiers, cent magistrats, deux cents négociants et artisans réfugiés. Et l’on vit un jour, à l’hôtel de ville, trois duchesses mangeant à la gamelle.

Mentionnons, à titre de curiosité, que, de 1766 à 1796, les fonctions de bourgmestre furent remplies par un ancien officier au service de France, Antoine de Polier-Saint-Germain, qui fit construire, pour son compte, sur la place de Saint-François, à côté de l’église, la belle maison qui appartenait en dernier lieu à M. Aug. Grenier, et que l’on a démolie, en 1896, pour construire le nouvel hôtel des postes. Ce magistrat avait soixante et un ans au moment de son élection ; il demeura en charge jusqu’à l’âge de quatre-vingt-onze ans ? il faut croire que ses administrés et le Deux-Cents ne lui rendaient pas la vie trop dure. Il devait être fort bien en cour à Berne, car, en 1793, le sénat de la république lui décerna, en récompense de ses longs et utiles services, la chaîne et la médaille d’or d’Hettlingen, distinction fort rare. Il est l’auteur d’un traité de morale intitulé : Du gouvernement des mœurs dont la 3me édition parut chez Lemaire à Bruxelles en 1784.

  1. M. Victor Bergier nous a remis le curieux document qui suit qu’il a trouvé dans les papiers de Mlle Lucie de Charrière (décédée à Lausanne le 30 décembre 1904). Ce document au bas duquel une main inconnue a mis le nom de Tissot était adressée à Monsieur Muller « Grand comis » à Morges.

    On remarquera que la plupart de ces grands personnages, venus sans doute à Lausanne pour consulter le Dr Tissot, étaient logés chez l’habitant, ce qui s’explique par le petit nombre des hôtels et leur peu de confort. Quand on songe aux difficultés que présentaient alors les voyages, on demeure surpris d’une pareille affluence d’étrangers en un même moment.

    Liste des Étrangers & Étrangères qui sont a Lausanne en juillet 1773 :

    Chés Mr De Chandieu au Chêne : Monsieur l’Eveque De Noyon avec Mrs De Bussy, De Baliviere & son Secretaire.

    Chés Mr De Mezery : Le Prince D’Elbœuf avec Le Chevalier De Romainville & Professr Coupé ; — Madame De Brionne avec Mlle de Loraine sa fille ; — Mr Van Schoonowen Gillard & D’Erlach ; — Milord Percy fils du Duc De Northumberland ; — Milord Studtlatre ; — Les Dames Champion Guibs & Neine & Mesdelles Stivens & Magué ; — Mrs Spiter & Sauderson.

    Chés Mr De Chandieu et au res de chaussée de Mr Bergier d’Illens sur St françois : La Duchesse régnante de Wirttemberg avec Mrs De Schmidal conseiller Intime de la Cour de Bayreuth, De Kinsberg Conseiller Privé etc. & De Frölich autre Conseiller & Melle Decheneshaus.

    Chés Mr De Bottens : La Comtesse De Clermont Tonnére & La Marquise De Chauchency.

    Chés Mr Vullyamoz au Chêne : La Comtesse De Champagne.

    Chés Madame De Prelaz sur St françois : Le Comte & la Comtesse de Rohan Chabot. — Mr & Made la Comtesse De Barail, La Marquise De Montcherais & Melle De Barail leur tante ; — Un Lord frère du Duc de Vonshière, Mr De St Germain son Gouverneur, La femme et famille de ce dernier.

    Chés Mr De Villardin : La Comtesse de Lagnon & la Vicomtesse de Pons.

    Chés Mr L. Porta ; Les Comtes De Razomovsky, Mrs De Petricheff, De Marignan & Cavalinsky.

    Au Lyon d’or : Le Comte De Hautefort Grand d’Espagne de la ie Classe ; — Le Comte Salsfilldh.

    Chés Mr Dhuc a Belle vuë : Le Chevalier Blois, Milady son Epouse & Made sa Mère.

    Chés Mr De St Cierge a Bercher : Le Chevalier Brugton, Milady son Epouse, leur famille & Madame sa Mère.

    Chés Mr De Montagny entre la Ville & Ouchy : Les Barons Warnstaadt & Malsboury.

    Chés Mr D’arnay : Les Barons De Manteufell & De Heykin & Mr Wagner leur Gouverneur ; — Le Comte De Wedell avec le Conseiller De Koppenfels son Gouverneur.

    Chés Maisonny en Etraz : Le Baron De Vallette françois & plusieurs Croix de St Louïs ; — Mrs De Kopper Oncle & Neveu.

    Chés Mr le Cons : Polier en Bourg : Me Du Plessis femme du Commissaire des Gardes suisses & sa fille.

    Chés la Viollet en Etraz : Une Chanoinesse De Remiremont avec plusieurs gentilshommes ; — Le Comte De Rohan Chabot de Jarnac.

    On attend le Prince De Carignan et son fils, sa femme fille de ma Dame De Brionne qui doivent arriver de Turin & prendront lapartement de Mr le Conseiller Polier sur St François ; — L’Evêque de Castres ; — Le Duc De la Rochefoucaut ; — Milord Kavendisch ; — La Comtesse d’Egmont ; — Le Comte Falletty Ecuyer du Duc de C… ; — Le Comte de Fainckenstein & Mr Mag Dowald ; — La Princesse De Pignatelly, celle de Lignes, celle de Lembale ; — Le Comte Bonfioly Malvetzy ; — Mr Veston et sa famille ont loué la Chablière de Mr Constant.

  2. L’auberge du Lion d’or, a été fermée en 1842, mais on voyait encore son enseigne, il y a une quarantaine d’années sur le numéro 16 de la rue de Bourg. C’est au Lion d’or que le major Davel fut invité à souper par le major de Crousaz, le boursier Milot et le banneret Polier de Bottens, la veille de son arrestation. C’était le meilleur hôtel de la ville ; sa table était réputée. Dans ses souvenirs d’émigration, le fameux gastronome Brillat-Savarin célèbre les mérites de sa cuisine en ces termes : « Quels bons dîners nous faisions en ce temps-là à Lausanne, au Lion d’or. Moyennant quinze batz, nous passions en revue trois services complets, où l’on voyait, entre autres, le bon gibier des montagnes voisines, l’excellent poisson du lac de Genève, et nous humections tout cela, à volonté et à discrétion, avec un petit vin blanc limpide comme eau de roche et qui aurait fait boire un enragé. » Beaucoup d’autres notabilités ont logé au Lion d’or, entre autres l’orateur Fox en 1788 ; en 1797 le général Bonaparte s’y arrête. En 1810, c’est l’ex-impératrice Joséphine qui y descend, en 1814 Marie-Louise, en 1815 la reine Hortense, en 1822 le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III et ses deux fils, et la même année Capo d’Istria.
  3. La baronne d’Holca habitait l’Avant-Poste, à la chaussée de Mon-Repos. C’est là qu’avec l’assentiment des autorités, elle organisa des cultes auxquels les émigrés, alors nombreux à Lausanne, étaient admis. Voir la notice que le R. P. J.-J. Berthier lui a consacrée sous le titre : « La baronne d’Holca, restauratrice de la paroisse catholique de Lausanne. » Fribourg 1894. Imprimerie catholique suisse.