Le Drame dans l’épopée celtique

La bibliothèque libre.
Le drame dans l’épopée celtique
Anatole Le Braz

Revue des Deux Mondes tome 22, 1904


LE DRAME
DANS
L’ÉPOPÉE CELTIQUE

Dans sa magistrale étude sur la Poésie des races celtiques, — la seule esquisse d’ensemble qui ait encore été tentée, jusqu’à présent de la littérature de ces peuples, — Renan, après avoir passé en revue les divers genres où les Celtes se sont exercés, conclut en ces termes : « Peu de races ont eu une enfance poétique aussi complète que les races celtiques : mythologie, lyrisme, épopée, imagination romanesque, enthousiasme religieux, rien ne leur a manqué. »

Rien ne leur a manqué ? Mais ne semble-t-il pas, et sur la foi de cette énumération même, qu’il leur a manqué une chose capitale, une chose essentielle, le théâtre ? C’est aussi bien ce qui ressort de tout l’article. Ou plutôt, ce qui paraît établi jusqu’à l’évidence par cet article, ce n’est pas seulement que le théâtre a manqué aux Celtes, c’est encore, c’est surtout qu’il ne pouvait pas ne pas leur manquer. Quel est, en effet, le portrait que Renan nous trace de l’âme celtique ? C’est une âme solitaire, retranchée du monde, sans besoin ni désir de communication avec le dehors, condamnée dès lors à s’alimenter de sa seule substance : « Elle a tout tiré d’elle-même et n’a vécu que de son propre fonds. » De là son originalité, sans doute, mais aussi sa faiblesse : un individualisme ardent, fermé, sinon hostile, à tout ce qui dépasse le cercle de la famille, du clan, de la tribu ; l’incapacité de sortir de soi, de se mêler à la vie sociale, de s’accommoder au temps, de se plier aux évolutions nécessaires, conditions de toute existence et de tout progrès. Pour maintenir une intégrité illusoire, elle s’est usée à lutter contre l’inéluctable, dans une opposition stérile, sans espoir et sans issue. Ainsi s’explique la tristesse dont ses chants sont empreints, — tristesse, non point révoltée ni farouche, mais plaintive et résignée, comme il convient à des natures douces, passives, « essentiellement féminines. » Une sensibilité toute en profondeur, une imagination exaltée jusqu’au vertige, voilà ses dons. Ce sont les dons d’une race élégiaque, d’une race lyrique. « Dans le grand concert de l’espèce humaine, dit Renan, aucune famille n’égala celle-ci pour les sons pénétrans qui vont au cœur. »

Mais n’est-ce pas nous avertir par-là même que le génie dramatique lui est totalement étranger ? Et, si l’art du théâtre est, de tous les arts littéraires, le plus objectif, le plus impersonnel, si la première vertu qu’il exige du poète, c’est la faculté de réaliser en soi, puis de projeter au dehors, en autant de créations distinctes, les « dix mille âmes » dont parle Coleridge à propos de Shakspeare, n’est-il pas évident a priori qu’un tel art n’a pu qu’être ignoré d’une race toute subjective, d’une race qui n’a jamais su, de l’univers, que sa propre âme et qui s’est enivrée de ses songes au point de les tenir pour la suprême, pour l’unique réalité ? La conclusion, en effet, s’impose. Mais il reste à vérifier dans quelle mesure cette race est bien telle qu’on nous la dépeint.

Non pas, certes, que l’admirable étude de Renan ne soit vraie, d’une vérité générale. Nul n’était mieux qualifié que lui pour saisir et fixer jusqu’en leurs plus délicates nuances les caractères d’un groupe ethnique dont il demeurera probablement le type le plus achevé et, comme on dit, le plus représentatif. Mais, précisément parce qu’il fut une expression si complète de sa race, — c’est-à-dire de la plus individualiste des races, — il n’a pas été sans pécher plus d’une fois par excès d’individualisme. Volontiers il se mire lui-même dans l’histoire ; volontiers il prête aux figures qu’il anime les traits de sa riche personnalité. Ou je me trompe fort, ou il a pareillement défini l’âme celtique d’après un modèle tout intérieur et tout personnel. Voyez les mots qui reviennent sans cesse sous sa plume : voluptés solitaires de la conscience, charmante pudeur, grâce de l’imagination, délicatesse de sentiment, idéal de douceur et de beauté posé comme but suprême de la vie, tout, jusqu’à cette féminité qui lui paraît « essentielle »[1] à la race, tout, dis-je, contribue à nous donner des Celtes une peinture renanisée.

Joignez que l’article sur la Poésie des races celtiques porte nécessairement sa date. A l’époque où Renan le composa[2], les monumens de cette poésie étaient encore mal connus. Ceux mêmes que l’on connaissait n’en présentaient qu’une image souvent mensongère, presque toujours inexacte. Des deux principaux recueils de textes dont Renan put consulter la traduction, l’un, celui des Mabinogion, avait dépouillé, en passant par l’anglais de lady Guest, la saveur robuste et parfois un peu violente de son bouquet original. Quant à l’autre, le Barzas-Breiz[3], bien que son authenticité n’eût pas encore été sérieusement contestée, sa valeur documentaire n’avait pas laissé d’inspirer des doutes à Renan lui-même, comme en témoigne certaine note où l’on voit qu’il flaira la supercherie longtemps avant que Luzel ne l’eût ouvertement dénoncée.

Si l’article sur la Poésie des races celtiques avait été rédigé quelque quarante ans plus tard, il est à croire qu’il nous eût donné de l’« enfance » des Celtes un tableau tout différent. En l’espace de ces quarante années, l’étude des littératures celtiques s’est, on peut le dire, renouvelée de fond en comble. Les travaux des Gaidoz, des d’Arbois de Jubainville, des Loth, des Ernault, des Dottin, pour ne parler que de la France, ont jeté sur la physionomie de ces peuples une lumière qui en accuse singulièrement le relief. Au lieu d’une race douce, timide, isolée dans son rêve et dédaigneuse de l’effort, voici surgir, au contraire, des natures véhémentes, passionnées, presque bru taies, avides d’action, ivres de mouvement et de bruit.

Parcourons les longues listes d’épopées que nous ont conservées les manuscrits irlandais du XIIe siècle. La seule inspection des titres a déjà son éloquence. Ce ne sont que Feis, « fêtes, » Longes, « navigations, » Cath, « combats, » Orgain, « massacres, » Togail, « prises de forteresses, » 'Tain, razzias de « bestiaux, » Aithed, « enlèvemens de femmes. » Que si l’on pénètre dans les récits, on est transporté dès l’abord en pleine barbarie, une barbarie fastueuse et superbe. La société apparaît uniquement fondée sur la guerre. On se bat à tout propos et hors de propos ; on se bat entre chefs de peuples, on se bat entre particuliers ; et, lorsque l’on a fini de se battre, en ce monde-ci, c’est pour recommencer dans l’autre. Un hymne irlandais célèbre en ces termes Labraid, roi des Morts :


Salut, Labraid, rapide manieur d’épée !
Le plus brave des guerriers, plus fier que les mers !…
… Il recherche les carnages, il y est très beau !…
O toi qui attaques les guerriers, salut, Labraid[4] !


Les honneurs se mesurent à la bravoure : le guerrier le plus vaillant est roi, et, parmi les artisans, l’artisan suprême est l’ouvrier du fer, le forgeur d’armes. Sur le même rang que les héros figurent les druides et les filé ; les premiers, parce que leurs incantations magiques sont toutes-puissantes contre l’ennemi ; les seconds, parce que leurs chants exaltent les courages et confèrent l’immortalité. La fonction du poète même est une fonction belliqueuse.

D’autre part, la guerre faisant une large consommation d’hommes, le souci de chaque famille est d’engendrer le plus possible d’enfans mâles. Toute la législation irlandaise du mariage est dominée par cette préoccupation. Et c’est ainsi qu’à côté de l’union durable, il y a l’union temporaire, l’union annuelle. On prend une compagne pour un an, puis on la cède à qui la veut acheter. Car la femme s’achète : son tarif, fixé par les lois, équivaut en moyenne au prix de trois bêtes à cornes[5]. Vainement chercherait-on dans ces rudes épopées ce culte idéal de la femme, si prôné par Renan, encore moins cette délicatesse et ce mystère que les Celtes ont, à l’entendre, portés dans les choses de l’amour. C’est en regardant de sa fenêtre, un jour d’hiver, écorcher dans la neige un veau dont un corbeau vient boire le sang, que tressaille et s’émeut pour la première fois le cœur de la belle Derdriu : « Le seul homme que j’aimerai, s’écrie-t-elle, aura ces trois couleurs : les cheveux noirs comme le corbeau, les joues rouges comme le sang, le corps blanc comme la neige[6]. » Survient juste à point un des fils d’Usnech, Noïsé le chanteur, qui réunit précisément les trois qualités voulues. Derdriu aussitôt de s’échapper vers lui et de le frôler.


D’abord, il ne sut qui elle était.

— Elle est belle, dit-il, la génisse qui passe près de nous.

— Il faut bien, répondit-elle, que les génisses, quand elles sont grandes, aillent où sont les taureaux.

— Tu as près de toi, reprit Noïsé, le taureau de la province, le roi d’Ulster.

— Je veux, déclara Derdriu, faire mon choix entre vous deux, et ce que je prétends avoir, c’est un jeune taureau comme toi.


Ce sont, on le voit, des propos hardis, et d’une galanterie dénuée de tout raffinement. Noïsé, apprenant qui est la jeune fille et se rappelant qu’une prophétie tragique est sur elle, commence par la repousser. Furieuse, Derdriu lui saute au visage et, l’empoignant par les oreilles : « À ces deux oreilles, s’écrie-t-elle, s’attacheront le ridicule et la honte, si tu ne m’emmènes avec toi[7] ! » Cet argument triomphe de la résistance de Noïsé, et il se laisse entraîner à un amour qu’il sait devoir lui être fatal.

Telles sont ces natures impétueuses et toutes primitives. Nous sommes loin de « l’extrême douceur de mœurs » que Renan a cru respirer « dans les compositions idéales des races celtiques[8]. » Car ce qui vient d’être dit de l’ancienne civilisation irlandaise s’applique aussi bien à l’ancienne civilisation bretonne. Partout éclate, chez ces peuples, la fièvre, la fureur d’agir. Leur littérature est à leur image. Savante, compliquée même, assujettie à des règles souvent puériles, elle n’en est pas moins une littérature d’action, toute gonflée de sève héroïque et irrésistiblement orientée vers le drame. Le caractère et le tour éminemment dramatiques de la poésie des Celtes, qu’on la prenne d’ailleurs en Armorique, en Galles ou en Irlande, voilà, me semble-t-il, ce que Renan n’a pas assez vu et ce que je voudrais essayer ici de faire ressortir.

« Les qualités de l’épopée irlandaise, dit M. Dottin, sont surtout le mouvement, le relief et la vie[9]. » Elle n’est pas dramatique seulement en son fond, par les conflits farouches de sentimens et les violentes oppositions de caractères où elle se complaît : elle l’est encore dans la forme, en dépit de ce nom d’épopée qu’on lui attribue, faute, je pense, d’une appellation plus exacte. Le récit proprement dit n’occupe, en effet, dans ces compositions, mélangées de prose et de vers, qu’une place relativement restreinte. Il semble n’être là que pour relier entre eux les différens épisodes de l’œuvre, permettre à l’imagination de les situer, et servir d’indications scéniques ou de gloses explicatives, en quelque sorte. Le reste, qui est le principal, comprend des dialogues en prose, avec, çà et là, des parties versifiées, constituant soit de véritables monologues lyriques, comme nous en avons dans Corneille, soit des chœurs à la manière antique, qui seraient, toutefois, plus directement intéressés à l’action. Par le dehors comme par le dedans, ces prétendues épopées sont donc, en réalité, des drames, — drames fragmentaires, incomplets, inorganisés même, si l’on veut, mais qui, pour la plupart, n’en témoignent pas moins chez leurs auteurs d’un sens inné de la grandeur tragique. Il n’y a, si l’on veut s’en convaincre, qu’à parcourir les morceaux du Cycle d’Ulster qui ont été publiés sous la direction de M. d’Arbois de Jubainville[10]. Celui qui a pour titre : L’histoire du cochon de Mac-Dathô a l’avantage d’être court : c’est l’unique raison qui me le fait choisir de préférence à d’autres.

Mac-Dathô, roi du Leinster, possède, en son chien Ailbé, capable à lui seul de défendre toute la province, un trésor que lui envient deux de ses voisins : Ailill, roi de Connaught, et Conchobar, roi d’Ulster. Désireux, l’un et l’autre, d’acquérir l’incomparable animal, ils envoient à Mac-Dathô des messagers, porteurs des offres les plus séduisantes. La pièce s’ouvre, pour ainsi parler, au moment où les deux ambassades se rencontrent, sans s’être concertées, dans le palais du roi de Leinster. Le lieu de la scène nous est ainsi présenté : « Le château de Mac-Dathô avait sept portes ; à chacune d’elles aboutissait un chemin. Il y avait aussi sept foyers et sept chaudrons, un bœuf et un cochon dans chacun d’eux ; chaque passant plongeait une fourchette dans le chaudron : si, du premier coup, il atteignait un morceau, il le mangeait ; s’il ne réussissait pas la première fois, il ne pouvait recommencer. » Introduits dans la chambre de Mac-Dathô, les envoyés de Connaught, puis ceux d’Ulster, exposent l’objet de leur mission. Et voilà Mac-Dathô fort perplexe. A quelque détermination qu’il s’arrête, qu’il refuse de céder son chien ou qu’il s’en prive en faveur de l’un des deux rois, il se fait au moins un ennemi et déchaîne la guerre sur son peuple. Pour gagner du temps, il ajourne sa réponse et commande de distraire les messagers par d’opulens festins. Mais, lui, ses angoisses sont telles qu’il en perd le boire, le manger, le dormir. Vainement sa femme essaie de pénétrer la cause de son mal : il s’obstine dans un sombre silence.

Obéissant à la tension des âmes, le discours, ici, quitte le terre à terre de la prose pour se hausser au diapason lyrique, la parole fait place au chant, et c’est dans le rythme de la strophe que la reine du Leinster exhale douloureusement ses inquiétudes d’épouse, et sa plainte de confidente dédaignée :


L’insomnie a envahi
La maison de Mac-Dathô.
Il délibère sur quelque affaire ;
Il ne veut parler à personne.
Il se tourne et se retourne, loin de moi, contre le mur,
Le héros irlandais aux brillans exploits.
Sa femme prudente se demande
Pourquoi il ne peut trouver le sommeil.


Mac-Dathô rétorque avec dureté :


Crimthand Nia Nair a dit :
«Ne confie point ton secret aux femmes
« Secret de femme est mal caché.
« Confie-t-on sa bourse à un esclave ? »


Ces rudesses sont dans les mœurs des maris. La « prudente » épouse ne s’en émeut, ni ne s’en laisse décourager. Elle se fait seulement plus souple et plus persuasive :


Que diras-tu à ta femme,
Sinon ce qui t’embarrasse ?
L’idée qui ne te vient pas
Peut venir à l’esprit d’un autre.


Elle a conscience de la supériorité que lui assurent sur son maître barbare les ressources d’une intelligence déliée. Déjà, dans ces vieilles communautés celtiques, la femme se révèle plus ingénieuse, plus subtile, plus dépourvue aussi de scrupules que le mari. Lorsque Mac-Dathô, vaincu par les sollicitations de la sienne, lui ouvre enfin son cœur, elle a tôt fait de le tirer d’ennui.


Je vais te donner un conseil
Qui ne te sera point funeste :
Promets-leur le chien, à tous deux.
Qu’importent ceux qui tomberont à cause de lui !


Ravi de la simplicité d’une solution à laquelle son épaisse droiture n’eût peut-être jamais songé, Mac-Dathô se lève, au matin, tout heureux, et, docile à la consultation féminine reçue, la veille, sur l’oreiller conjugal, mande successivement les messagers des deux rois, promet aux uns comme aux autres de leur livrer à la même date le chien convoité par leurs maîtres, puis les renvoie dans leurs patries respectives, également satisfaits. Et c’est comme qui dirait la fin de l’exposition qui n’est déjà pas si malhabilement conçue.

A l’acte suivant, nous sommes encore dans le dûn de Mac-Dathô, car l’unité de lieu est presque aussi religieusement observée que dans une tragédie classique. Les gens d’Ulster et de Connaught s’empressent par deux voies différentes au rendez-vous, mais ayant cette fois à leur tête les princes Ailill et Conchobar. Pour accueillir dignement ces visiteurs d’importance, Mac-Dathô, conformément à un usage toujours en vigueur dans les campagnes bretonnes, a fait tuer en leur honneur son cochon, d’où le titre du récit, — un fameux cochon, il faut croire, puisqu’on l’engraissait du lait de trois cents vaches depuis sept ans. Il sera d’ailleurs flanqué de quarante bœufs, sur les tables du repas, sans parler de quantité d’autres victuailles. Des lits sont dressés pour les convives, et Mac-Dathô préside lui-même au service. Les guerriers de Connaught occupent une des moitiés de la salle, les guerriers d’Ulster l’autre moitié. Entre eux, sur le monceau des viandes accessoires, trône l’énorme cochon.


— Il a l’air bon, ce cochon, dit Conchobar.

— Oui, vraiment, répond Ailill, — mais, ô Conchobar, comment le découpera-t-on[11] ?


Grave question, en effet. Le soin de faire les parts était estimé à très haut prix, dans le protocole de ces temps héroïques. On se le disputait comme une gloire et comme un profit, le découpeur ayant droit au meilleur morceau de la bête, lequel était la queue, lorsqu’il s’agissait d’un cochon. Ce n’est donc pas sans une arrière-pensée de provocation qu’Ailill apostrophe ainsi Conchobar. Et Bricriu le sait bien, Bricriu l’Ulate, dit « à la langue empoisonnée, » qui joue dans ces antiques épopées le rôle d’un Thersite irlandais. Médiocrement ami des coups pour lui-même, il n’est jamais plus content que lorsqu’il les voit pleuvoir sur les autres. Sournois, caustique et fielleux, il excelle à faire naître les batailles. Et l’occasion présente est vraiment trop propice pour qu’il n’attise pas le feu qui couve. Comment on découpera le cochon ? Est-il besoin de le demander, dans une salle où sont rassemblés les plus vaillans héros de l’Irlande ? « A chacun sa part selon ses exploits, » suggère hypocritement le venimeux personnage. Et il ajoute in petto : « Avant que les parts soient faites, plus d’un aura joué du poing sur le nez de son voisin. » L’avis, du reste, ne peut manquer de plaire à des tempéramens excessifs, d’humeur impatiente, toujours en quête de horions à donner ou à recevoir. Déjà, comme dans mainte noce bretonne d’aujourd’hui, les mots aigres s’échangent d’une table à l’autre, les défis se croisent. On évoque les récens combats, chacun exaltant ses prouesses ou rabaissant celles de l’adversaire.


— Vous avez laissé entre mes mains bien des bœufs gras, lors de la victoire des gens de Luachra-Delad !

— Tu as laissé chez nous un bœuf plus gras encore, ton frère Cruachniu, fils de Ruadlom, des collines de Conalad…


Nul, cependant, n’ose accomplir le pas décisif. Le premier, Cêt, fils de Maga, a cette témérité. Il bondit de sa place, se campe debout auprès du cochon, et, brandissant un couteau : « Qu’on trouve, dit-il, parmi tous les guerriers d’Irlande, un homme pour me disputer l’honneur de faire les parts ! » L’assemblée, que son audace a frappée de stupeur, ne lui répond d’abord que par le silence. Puis une voix se hasarde, celle de Loégairé. Et, après Loégairé, c’est Oengus ; après Oengus, Eogan ; après Eogan, Munremur ; après Munremur, Mend, fils de Salcholcan ; après Mend, Celtchair ; après Celtchair, Cûscraid le Bègue, le propre fils de Conchobar. Tous prétendent à tour de rôle revendiquer pour soi le privilège réservé au plus brave. Mais, pour leur clore la bouche, Cât n’a qu’à faire appel à leur mémoire. Il n’est pas un d’eux ou de leurs pères qu’il n’ait terrassé dans quelque combat.

La scène est de grande allure, le dialogue, d’une belle verve jaillissante et pressée. Un à un, les Ulates, contraints de confesser tacitement leur honte, courbent la tête et se rassoient. « Cêt a humilié toute la province d’Ulster. » Toute ? Non pas. A l’instant le plus solennel, alors que l’angoisse des vaincus est à son comble et que déjà le vainqueur fait le geste de planter son couteau dans la chair fumante, voici paraître subitement le convive inattendu, l’hôte sans qui l’on avait compté, — Conall, surnommé le Triomphateur. L’espérance rentre au cœur des Ulates : de joie, Conchobar agite en l’air sa couronne. Et Conall s’informe : « C’est à nous à faire nos parts : qui les a faites ? » On lui désigne Cêt, debout au milieu de la salle. D’une voix assurée, il prononce la phrase sacramentelle : « Est-il juste, Cêt, que ce soit toi qui découpes le cochon ? » Une nouvelle et puissante source d’émotion tragique va naître de la rencontre de ces deux hommes. On trouverait difficilement au théâtre un « duel » plus saisissant. Si brève que soit la scène, les phases en sont nettement graduées, jusqu’à l’effet final. Qu’on se représente donc les deux guerriers face à face, séparés seulement par le gigantesque porc rôti, cause du litige, dont la fumée odorante les ennuage. C’est d’abord sur le mode lyrique qu’ils s’interpellent. Cêt chante :


Salut, Conall,
Cœur de roche !
Sauvage ardeur, feu guerrier !
Tu as l’éclat du cristal,
Ton sang bout de colère,
Cœur de lion !
Couvert de blessures, toujours victorieux,
Le fils de Findchôem s’est dressé devant moi.


Et Conall reprend :


Salut, Cêt !
Cêt, fils de Maga,
Noble héros !
Cœur de cristal !
Beau comme un cygne !
Vaillant guerrier, très vaillant,
Océan courroucé,
Beau taureau en fureur,
Cêt fils de Maga !
On célébrera notre lutte corps à corps,
On célébrera notre combat.
Il en sera parlé en Fer-Brot,
On en racontera l’histoire en Fer-Manach.
Les héros vont voir le lion du furieux combat,
Les cadavres sur les cadavres, dans le château, cette nuit.


Après cet échange de complimens, ce salut des épées, en quelque sorte, l’attaque et la riposte s’engagent :


— Lève-toi donc et cède-moi la place, dit Conall.

— Qui te donne ce droit ? répondit Cêt.

— Tu as le droit, dit Conall, de ne pas me céder sans combat. Cêt, j’accepte de lutter avec toi. J’en jure le serment que jure mon peuple : depuis le premier jour que j’ai tenu un javelot dans la main, il ne m’est pas souvent arrivé de dormir sans avoir, pour reposer ma tête, la tête d’un homme de Connaught. Il ne s’est point passé un seul jour, une seule nuit, que je n’aie tué quelque ennemi.

— C’est vrai, dit Cêt, tu es un meilleur guerrier que moi. Mais, si Anlûan était dans ce château, lui, du moins, pourrait lutter contre toi. Quel malheur qu’il ne soit pas ici !

— Il y est, dit Conall[12].


Où donc ? On n’a pas eu le temps de se poser la question que, joignant le geste à la parole, le terrible Triomphateur exhibe à son poing une tête fraîchement coupée qu’il portait suspendue par les cheveux à sa ceinture. Et, la faisant tourner comme une fronde, il l’envoie frapper en pleine poitrine le champion de Connaught, dont la bouche ne se rouvre plus que pour vomir des flots de sang. La tête est celle d’Anlûan, que l’Ulate s’était arrêté à cueillir en route : d’où son retard au rendez-vous.

Voilà, ce me semble, un coup de théâtre que notre drame romantique eût pu envier au vieux poète irlandais. Celui-ci s’est manifestement appliqué à en tirer tout le parti possible, et l’on ne voit pas qu’il y ait si mal réussi. On dirait qu’un secret instinct d’art l’a de même averti qu’après cette fin de scène, d’une barbarie si grandiose, les suites de l’aventure, en se prolongeant, couraient le risque de n’offrir plus qu’un médiocre intérêt. Il les conte avec une hâte visible, et comme par pure déférence envers la convention qui veut qu’à toute histoire il y ait un dénouement. Nous apprenons ainsi coup sur coup comment Conall, demeuré maître de faire les parts, ne manqua pas de s’adjuger la queue du cochon, et qu’il la dévora tout entière, encore qu’il fallût neuf hommes pour la soulever ; comment il en résulta un massacre général entre gens d’Ulster et de Connaught ; comment Mac-Dathô lâcha son chien au milieu des combattans, « pour voir de quel côté il irait ; » comment enfin cet animal, « fort intelligent, » se rangea du parti des vainqueurs et fit des vaincus une ample pâtée.


On serait assurément mal venu à chercher, dans cette œuvre d’un génie inégal, une composition très serrée. L’art, toutefois, n’en est point absent, et des beautés y éclatent, qui ne sont pas niables, et qui sont bien, si je ne me trompe, des beautés d’ordre dramatique. J’ai dit à quelle considération j’avais obéi, en choisissant, pour ma démonstration, l’Histoire du cochon de Mac-Dathô. Elle n’est qu’un exemple au hasard entre vingt autres. Qu’on prenne toute l’épopée irlandaise : le sentiment tragique y transpire à chaque page. M. d’Arbois de Jubainville n’a rien avancé de paradoxal, quand il a dit de ces poèmes, déclamés, chantés et peut-être mimés par les filé dans les dûn des rois, aux veillées d’hiver, ou devant les multitudes, en plein air, aux grandes assemblées périodiques de mai, d’août et de novembre, qu’ils ont été pour l’Irlande d’autrefois ce que sont aujourd’hui pour nous le théâtre et même le café-concert[13].

Ce qui est vrai de l’épopée irlandaise ne l’est pas moins de l’épopée galloise. Thomas Stephens, dans sa Literature of the Kymry, observe avec raison que « les Mabinogion sont pleins de dialogues » où l’on peut voir comme autant d’embryons scéniques. Il ne serait même pas excessif de dire que, dans la plupart de ces récits, c’est l’élément dramatique qui joue le rôle prépondérant. Contentons-nous d’en donner ici pour preuve le poème de Kulhwch et Olwen, précisément cité par Renan[14].

La belle-mère de Kulhwch, fils de Kilydd, a résolu de se venger sur lui d’avoir été épousée de force, en secondes noces, par son père. Elle lui fait donc cette prédiction : « Ton flanc ne se choquera jamais à celui d’une femme, que tu n’aies eu Olwen, la fille d’Yspaddaden Penkawr. » Et, à l’instant même, il se sent pénétré jusqu’aux moelles de l’amour de cette jeune fille inconnue. Il n’aura de repos, dorénavant, qu’il ne fait trouvée et qu’elle ne soit devenue sienne. Sur le conseil de Kilydd, sa première démarche est pour aller demander le secours tout-puissant d’Arthur. Le voilà parti, sur un coursier à la tête gris pommelé, « au sabot brillant comme un coquillage. » A sa hanche pend une épée « couleur de l’éclair du ciel. » Son manteau est de pourpre : sur ses chausses et ses étriers, « il y a de l’or pour la valeur de trois cents vaches. » Il arrive, prompt comme le vent, jusqu’au seuil du palais d’Arthur. Mais, là, il est contraint de parlementer avec l’homme d’armes de garde à l’entrée :


— Ouvre la porte.

— Je ne l’ouvrirai pas…

— Pourquoi ?

— Le couteau est dans la viande, la boisson dans la corne. On s’ébat dans la salle d’Arthur. On ne laisse entrer que le fils de roi d’un royaume reconnu ou l’artiste qui apporte son art… Toi, on t’offrira des viandes cuites et poivrées… là où mangent les gens des pays lointains… On t’offrira une femme pour coucher avec elle, et les plaisirs de la musique. Demain, dans la matinée, quand le portail s’ouvrira devant la compagnie qui est venue ici aujourd’hui, c’est toi qui passeras le premier et tu pourras choisir ta place dans la cour d’Arthur…

— Je n’en ferai rien… Si tu ouvres la porte, c’est bien ; si tu ne l’ouvres pas, je répandrai honte à ton maître, à toi déconsidération, et je pousserai trois cris tels, à cette porte, qu’il n’y en aura jamais eu de plus mortels depuis Pengwaed, en Kernyw… jusqu’à Esgeir Oervel en Iweidden. Tout ce qu’il y aura de femmes enceintes en cette île avortera : les autres seront accablées d’un tel malaise que leur sein se retournera et qu’elles ne concevront jamais plus[15] !


Troublé devant une contenance si hautaine, le portier de service va conter l’affaire au roi. Il faut qu’elle soit grave, pour justifier un tel manquement au cérémonial de la cour. Aussi n’est-ce pas sans un vif mouvement de surprise qu’Arthur s’informe de ce qu’il peut bien y avoir de nouveau à la porte. L’autre, alors, de s’écrier, avec une grandiloquence dont l’accent fait penser à certaines tirades du théâtre d’Hugo :


— Les deux tiers de ma vie sont passés, ainsi que les deux tiers de la tienne. J’ai été à Kner-Se et à Asse, à Sach et à Salach, à Lotor et à Fotor ; j’ai été à la grande Inde et à la petite ; j’étais à la bataille des deux Ynyr, quand les douze otages furent amenés de Llychlyn ; j’ai été en Europe, en Afrique, dans les îles de la Corse, à Kaer Brythwch, à Brythach et à Nerthach ; j’étais là, lorsque tu tuas la famille de Cleis, fils de Merin, lorsque tu tuas Mil Du, fils de Ducum ; j’étais avec toi, quand tu conquis la Grèce en Orient ; j’ai été à Kaer Oeth et à Anoeth ; j’ai été à Kaer Nevenhyr ; nous avons vu là neuf rois puissans, de beaux hommes. Eh bien ! je n’ai jamais vu personne d’aussi noble que celui qui est à la porte d’entrée en ce moment !


On comprend qu’Arthur ne fasse pas languir un tel visiteur.


— Si tu es venu au pas, retourne en courant ! Que tous ceux qui voient la lumière, qui ouvrent les yeux et les ferment, soient ses esclaves !… C’est pitié de laisser sous la pluie et le vent un homme comme celui dont tu parles.


Kulhwch est donc introduit. L’étiquette veut que l’on descende de selle sur le montoir de pierre placé près de la porte. Mais Kulhwch a décidément le mépris de toute étiquette, et c’est à cheval qu’il fait son apparition. La scène est largement traitée.


KULHWCH. — Salut, chef suprême de cette île ! Salut, aussi bien en haut qu’en bas de cette maison, à tes hôtes, à ta suite, à tes capitaines ! Que chacun reçoive ce salut aussi complet que je l’ai adressé à toi-même. Puissent ta prospérité, ta gloire et ta considération être au comble par toute cette île !

ARTHUR. — Salut aussi à toi !… Assieds-toi entre deux de mes guerriers. On t’offrira les distractions de la musique et tu seras traité comme un prince… futur héritier d’un trône, tant que tu seras ici. Quand je partagerai mes dons entre mes hôtes et les gens de loin, c’est en ta main que je commencerai dans cette cour à les déposer.

KULHWCH. — Je ne suis pas venu ici… pour gaspiller nourriture et boisson. Si j’obtiens le présent que je désire, je saurai le reconnaître et le célébrer ; sinon, je porterai ton déshonneur aussi loin qu’est allée ta renommée, — aux quatre coins du monde.

ARTHUR. — Puisque tu ne veux pas séjourner ici, tu auras le présent qu’indiqueront ta tête et ta langue, aussi loin que sèche le vent, que mouille la pluie, que tourne le soleil, qu’étreint la mer, que s’étend la terre, — à l’exception de Kaledvwich, mon épée ; de Rongomyant, ma lance ; de Gwyneb Gwrthucher, mon bouclier ; de Karnwenhan, mon couteau ; et de Gwenhwyvar, ma femme. J’en prends Dieu à témoin, je te le donnerai avec plaisir. Indique ce que tu voudras.

KULHWCH. — Je veux que tu mettes en ordre ma chevelure.

ARTHUR. — Je le ferai.


Prier quelqu’un de vous arranger les cheveux était, paraît-il en ces temps-là, une façon de lui faire entendre qu’on était de sa parenté. Séance tenante, Arthur prend un peigne d’or, des ciseaux aux anneaux d’argent, et rend à Kulhwch l’office demandé. Puis :


Je sens que mon cœur s’épanouit vis-à-vis de toi ; je sens que tu es de mon sang : dis-moi qui tu es.

KULHWCH. — Je suis Kulhwch, le fils de Kilydd, fils du prince Kelyddon, par Goleuddydd, ma mère, fille du prince Anllawdd.

ARTHUR. — C’est donc vrai, tu es mon cousin. Indique tout ce que tu voudras, et tu l’auras ; tout ce qu’indiqueront ta tête et ta langue, sur la vérité de Dieu et les droits de ton royaume, je te le donnerai volontiers.

KULHWCH. — Je demande que tu me fasses avoir Olwen, la fille d’Yspaddaden Penkawr, et je la réclamerai aussi à tes guerriers.


Ces guerriers, le barde gallois ne perd pas l’occasion de nous les nommer tous à la file, en un vaste dénombrement homérique qui ne tient pas moins de dix-neuf pages dans la traduction de M. Loth. Après quoi, le dialogue reprend :


ARTHUR. — Je n’ai jamais rien entendu au sujet de la jeune fille que tu dis, ni au sujet de ses parens. J’enverrai volontiers des messagers à sa recherche : donne-moi seulement du temps.

KULHWCH. — Volontiers : tu as un an à partir de ce soir, jour pour jour.


Les messagers reviennent sans avoir rien trouvé. Kei, alors, Kei, le héros prestigieux, le compagnon favori d’Arthur, s’offre à se mettre en campagne avec Kulhwch, jusqu’à ce que celui-ci ait découvert la dame de ses rêves ou constaté qu’elle n’existe point. D’autres guerriers, puis, en fin de compte, Arthur lui-même, se joignent à eux. Ce n’est pas ici le lieu de les suivre dans leur merveilleuse aventure, semblable à toutes les histoires de « princesses lointaines » dont s’enchanta l’imagination du moyen âge. Je m’en voudrais cependant d’omettre la jolie scène où Kulhwch et sa fiancée idéale se trouvent pour la première fois en présence l’un de l’autre. C’est dans la hutte du berger Custennin, gardien des moutons du terrible Yspaddaden Penkawr. La jeune fille est vêtue d’une chemise de soie rouge-flamme et porte autour du cou un collier d’or, également rouge, rehaussé de pierres précieuses et de rubis. Ses cheveux sont « plus blonds que la fleur du genêt, » sa peau « plus blanche que l’écume de la vague ; » la forme de sa main est pareille au « trèfle des eaux, » et sa gorge est de la nuance délicate de celle du cygne. Elle entre et va s’asseoir sur le banc principal, auprès de Kulhwch, qui, du plus loin qu’il l’a vue, a deviné que c’était elle.

KULHWCH : — Jeune fille, c’est bien toi que j’aimais ! Tu viendras avec moi pour nous épargner un péché à toi et à moi. Il y a longtemps que je t’aime !

OLWEN. — Je ne le puis en aucune façon : mon père m’a fait donner ma foi que je ne m’en irais pas sans son aveu, car il ne doit vivre que jusqu’au moment où je m’en irai avec un mari. Ce qui est, est ; cependant je puis te donner un conseil, si tu veux t’y prêter. Va me demander à mon père ; tout ce qu’il te signifiera de lui procurer, promets qu’il l’aura, et tu m’auras moi-même. Si tu le contraries en quoi que ce soit, tu ne m’auras jamais, et tu pourras t’estimer heureux si tu t’échappes la vie sauve.

KULHWCH. — Je lui promettrai tout, et j’aurai tout.


Il le fait comme il l’a dit. Au prix de quels travaux et de quelles épreuves, c’est ce qu’il faut voir dans les Mabinogion. On se convaincra par la même occasion que, si je n’avais dû me borner, j’aurais pu puiser, dans ce seul récit, une dizaine d’autres exemples aussi probans pour ma thèse. Parlons mieux : tout le récit n’est proprement qu’une sorte de conte dramatique où le conteur s’efface, disparaît presque, pour laisser vivre, agir, converser devant nous les personnages. S’il est vrai que l’épopée gaélique remplit, en quelque sorte, l’office d’un théâtre dans les dûn irlandais, on peut dire qu’il en fut de même des Mabinogion pour les cours galloises. Ils font penser à des ébauches de tragédies romanesques qui seraient demeurées par endroits à l’état de scénarios.

C’est aussi, toutes proportions gardées, l’impression que donnent, dans la littérature armoricaine, les courts chants épiques, d’inspiration non plus savante, mais populaire, désignés sous le nom de gwerziou. Déjà, lors de l’apparition du Barzaz-Breiz, Ch. Magnin comparait certaines ballades de ce livre à de « petites tragédies pleines de poésie et d’entrain, » à des « scènes vraiment touchantes et très dramatiquement conduites[16]. » On pourrait, je le sais, objecter aujourd’hui que l’art de l’adaptateur y était sans doute pour quelque chose. Sous couleur de nous présenter un tableau complet de l’ « histoire poétique » de la Bretagne, le Barzaz-Breiz nous donne surtout la mesure du très ingénieux talent du vicomte de la Villemarqué soit à redresser les écarts de la muse armoricaine, soit à lui prêter ses propres inventions.

Mais Ch. Magnin aurait connu les chants authentiques de la race, tels qu’ils sont réunis dans les Gwerziou Breiz-Izel, qu’il n’eût pas eu à changer de sentiment. Tout au contraire. Leur lecture n’eût fait que le confirmer dans son opinion. Loin d’ajouter à la beauté dramatique des ballades populaires qu’il a retouchées, l’auteur du Barzaz-Breiz en a le plus souvent affadi le caractère et atténué l’accent. On ne sophistique pas impunément la nature. Nul art, si savant soit-il, n’égalera jamais la libre fougue de cette poésie sans apprêt. Il y a dans les Gwerziou Breiz-Izel une vie, une force, une émotion que l’on chercherait en vain au même degré dans le Barzaz-Breiz. Luzel a eu raison d’écrire que « le cœur du peuple bat en ces chants spontanés[17]. » Chacun d’eux raconte, ou plutôt met en scène, sous forme impersonnelle, quelque épisode poignant de la chronique paysanne. Toujours la matière est tragique, et c’est toujours aussi en manière de drame qu’elle est traitée. Le poète n’intervient pas dans son œuvre, sauf, parfois, au début, pour recommander l’attention. La plupart du temps, il nous jette in medias res. Rien de plus rapide que l’exposition. En quatre vers, nous sommes renseignés sur la psychologie du personnage principal.


Jeanne Le Judec est demoiselle,
Et ne daigne filer sa tâche
Que si le fuseau est d’argent,
La quenouille, de corne ou d’ivoire.


C’est assez pour nous avertir qu’un cœur si fier aura des façons peu communes de souffrir. Et, tout de suite, nous voici en pleine action :


— Petite Jeanne Le Judec, entendez-vous,
Aussi blonds que l’or sont vos cheveux ;
Fussent-ils plus blonds de moitié,
Vous n’épouserez pas Philippe Ollivier.
Il est allé à Guingamp, depuis jeudi,
Et c’est pour recevoir les Ordres.


Le coup est droit. Jeanne le supporte, en apparence, sans broncher. Peut-être se refuse-t-elle à croire à la trahison. Elle continue, comme si de rien n’était, d’ourler en silence les mouchoirs qu’elle destinait à son fiancé. Aussi bien, songe quelque bonne voisine, « pour orner le calice » du nouveau prêtre, « ils seront charmans. »

A l’acte suivant, même décor. Philippe Ollivier, de retour de Guingamp, se présente au manoir des Le Judec. Démarche peu charitable, dont, s’il n’eût dépendu que de lui, il eût sans doute préféré se dispenser. Mais il cède à une volonté impérieuse, devant laquelle il a toujours tremblé, celle de sa mère. C’est elle, c’est cette mère qui, par orgueil, a exigé que son fils, au mépris du serment juré, fût prêtre ; c’est elle qui, par orgueil encore, exige qu’il fasse aux parens de la jeune fille qu’il a trompée la politesse insolente de les inviter à sa première messe. Outre qu’il est d’usage de convoquer le plus de monde possible à ce genre de cérémonie, elle estime évidemment que son triomphe ne serait pas complet, s’il n’avait le clan des Le Judec pour témoin. Et cela, notons-le en passant, est d’une observation, sinon très humaine, en tout cas très bretonne, comme aussi le caractère faible, timoré, de l’homme, en contraste si formel avec la sauvage énergie de la mère ou la hautaine force d’âme de la fiancée. Le poète populaire a vu combien ses compatriotes sont des êtres indécis et flottans, livrés à la domination de la femme, qui est vraiment, dans cette race, le sexe fort, le sexe qui sait vouloir. Philippe Ollivier franchit donc, la mine honteuse, le seuil où naguère encore, dès que ses vacances de clerc le ramenaient au pays, il accourait le cœur si joyeux.


— Bonjour et joie à tous, en cette maison !
Le vieux Le Judec, où est-il ?


Il a soin de spécifier que c’est au père qu’il en a, tant il redoute de se retrouver en présence de la fille. Et nous entendons le vieux Le Judec qui réplique, courroucé :


— Que cherches-tu autour de ma maison
Si tu ne comptes pas te marier ?
— Vieux Le Judec, je vous convie
A venir à ma première messe,
A y venir (vous et les vôtres) le plus possible…
Il n’y a que votre fille Jeanne que j’excepte.


Mais Jeanne est aux écoutes dans quelque coin sombre de la vaste cuisine ; et, dressée brusquement en face du parjure, elle déclare, d’un ton résolu, dont l’ironie ne fait qu’accentuer l’amertume :


Le trouve mauvais qui voudra,
Je serai à votre première messe ;
Et j’y verserai à l’offrande quatre pistoles,
Plus une douzaine de mouchoirs.

Ceux-là mêmes, nous le devinons, qu’elle croyait ourler pour ses noces, Le rappel de ce détail, à cette place, est d’une éloquence singulièrement émouvante : il nous fait, en quelque sorte, toucher du doigt le triste changement accompli. Là-dessus finit le second acte du drame.

Au troisième, nous sommes dans l’église de la paroisse. Tous les proches, tous les amis, toutes les connaissances de la famille Ollivier s’y sont donné rendez-vous. Leur foule est si nombreuse qu’elle reflue par l’ouverture du porche jusque dans le cimetière. Jeanne Le Judec arrive à son heure, parée comme il convient pour une telle fête. Dès l’abord, elle demande :


— Dites-moi, compagnie,
La messe nouvelle est-elle dite ?


Et la « compagnie » de répondre :


— La messe nouvelle n’est pas commencée :
Le prêtre est impuissant à la célébrer
Tant il a de regret à la plus jolie fille de ce canton.


Le cœur de Jeanne a tressailli : tout espoir n’est peut-être pas perdu. Elle s’insinue dans les rangs des fidèles, s’installe de façon à se trouver sur le passage de l’officiant, lorsqu’il fera le tour de la nef, pour l’Asperges. Précisément, le voici qui paraît. Il est pâle et, sans doute, un peu hagard ; il marche comme dans un rêve, s’efforçant de ne rien voir, s’efforçant de s’oublier soi-même. Dès qu’il est à portée d’elle, Jeanne « le saisit par son surplis » et l’implore à voix basse :


— Philippe Ollivier, tournez-vous de mon côté ;
Vous avez péché à mon endroit !…


Mais, lui, feint de n’avoir pas entendu. Il passe, en détournant la tête, et Jeanne laisse tomber la sienne dans ses mains. Pour comble d’humiliation et d’angoisse, la mère de Philippe Ollivier est là qui pousse le coude de la jeune fille, qui la harcèle, qui la raille, qui ne lui laisse ignorer aucune des péripéties de l’office, ne lui épargne aucune des phases de son immolation :


— Jeanne Le Judec, levez la tête !…
Vous verrez Jésus dans la messe,
Vous verrez Jésus présenté
Entre les doigts de votre bien-aimé…

L’épreuve, cette fois, est au-dessus des forces humaines. Un sanglot retentit, si déchirant qu’un des vicaires demande :


— Est-ce la charpente de l’église qui craque de la sorte ?


Non : c’est le cœur de Jeanne Le Judec qui vient d’éclater. Et voilà pour le troisième acte.

Le quatrième et dernier nous ramène au manoir des Le Judec, dans « la chambre de la tourelle, » où l’on vient de transporter Jeanne, mourante. Féroce jusqu’au bout envers la jeune fille dont l’amour a failli ruiner son ambition, la mère de Philippe Ollivier, devant la consternation que la nouvelle a produite chez son fils, a le triste courage de l’en plaisanter, le presse ironiquement d’aller remplir son ministère de prêtre au chevet de son ancienne « maîtresse » :


Hâtez-vous de vous rendre auprès d’elle,
Parlez-lui de Dieu, consolez-la !


C’est tout de même plus que la docilité filiale du malheureux n’en peut supporter. Toutes les révoltes accumulées en lui par un long asservissement se font jour d’un seul coup :


— Taisez-vous, ma mère ! Ne me plaisantez pas !
Vous n’aurez pas longtemps un fils prêtre.
Vous m’avez vu, aujourd’hui, à l’autel ;
Demain, vous me verrez dans la tombe.


S’il est trop tard pour réparer son crime, du moins il n’y survivra pas. L’instant d’après, il gravit les degrés de la chambre où celle qu’il a délaissée agonise :

— Bonjour à vous, ma plus aimée !
Est-il possible que vous quittiez ce monde !

A quoi elle répond, avec un mélancolique hochement de tête :


— Si j’avais été votre plus aimée,
Vous ne m’eussiez pas traitée comme vous l’avez fait.

— Ah ! s’écrie-t-il, s’acharnant à douter encore, comme tous les faibles :

Si je savais être la cause de la mort de Jeanne,
Je voudrais n’avoir jamais célébré la messe !

Il n’est que trop vrai, cependant, qu’elle meurt à cause de lui. Et il le sait, et il le sent si bien, et sa douleur en est si profonde qu’à peine Jeanne Le Judec a-t-elle rendu l’âme qu’il expire lui-même, sur le cadavre de la morte, la tête appuyée à son giron. Le dénouement, comme l’exposition, est indiqué en quelques vers :


Ils sont tous deux sur les tréteaux funèbres ;
Ils sont allés vers le même tombeau,
Puisqu’ils n’ont pas été dans le même lit.
Ils avaient été choisis par Dieu
Pour mener ensemble la vie de deux époux.


Telle est la gwerz de Janet ar Iudek. Sera-t-il excessif de dire que tout en est dramatique à souhait : la situation, les caractères, les sentimens en conflit, la marche du dialogue et jusqu’à la division en actes nettement coupés, comme ménagée par le poète lui-même ? Or, cette gwerz ne représente, en somme, qu’un spécimen quelconque des cent soixante-dix ou cent quatre-vingts pièces analogues recueillies par Luzel. J’aurais pu analyser aussi bien n’importe quel autre de ces poèmes populaires, la sombre histoire de Marguerite Charles, par exemple, ou la noble et touchante élégie de l’Héritière de Keroulaz.

A quel point les Gwrziou sont déjà du théâtre, — j’entends du théâtre viable, mûr pour la scène et n’attendant que d’y être transporté pour y faire figure qui vaille, — nous en avons un témoignage assez piquant dans la fortune récemment échue à rime d’elles, à la gwerz de Jannik Coquart. Je résume celle-ci d’après les trois versions bretonnes qu’on en possède. Donc, Iannik Coquart, de Ploumilliau, est « le plus beau fils de paysan qui soit dans le pays. » Dès qu’il se montre dans la rue, les seuils se garnissent de jolies filles accourues pour le contempler. Son choix s’est fixé sur la plus jolie de toutes, qui se trouve être en même temps la plus riche, puisqu’on « donne avec elle une dot considérable…, sept métairies, une pleine boisselée d’argent, une jatte comble de fil blanc, plus une charrette ferrée, attelage compris. » Un beau parti, certes ! Pourtant, dès qu’il s’ouvre à ses parens de son désir d’épouser Marie Tili, ceux-ci lui répondent par un refus brutal. Non : il n’épousera pas Marie Tili, car ce serait un déshonneur pour lui comme pour eux : Marie Tili a la pire des tares, Marie Tili porte en elle un mal abject, Marie Tili est lépreuse !

En fils respectueux, le jeune homme s’incline, ou feint de s’incliner, devant la volonté de ses parens… Il leur demande seulement la permission d’aller faire un voyage, tout comme un amoureux moderne qui veut oublier, — avec ceci de particulier, toutefois, que, pour un Breton, voyager, c’est se rendre en pèlerinage à quelque lieu dévot. Iannik Coquart annonce son intention de se diriger vers le Folgoat. Pourquoi de préférence vers le Folgoat ? C’est sans doute que la Vierge, patronne de ce sanctuaire renommé, étant réputée toute-puissante, il espère davantage de son intercession. Mais il y a une autre raison, qu’il n’avoue pas, qu’il ne s’avoue peut-être pas à lui-même : et c’est que la route qui mène au Folgoat passe, un peu au-delà de Morlaix, devant le seuil de Marie Tili. Toutes les chances sont donc pour qu’il la rencontre, si même il ne lui a donné rendez-vous. Il n’a pas fait le tiers du chemin qu’elle est là qui le guette, un peu surprise au premier abord de son accoutrement de pèlerin :


— Iannik Coquart, mon bien-aimé,
Où allez-vous en cet équipage ?
— Je vais au pardon du Folgoat
Sans chaussure, sans bas, et à pied.


Bien que la chanson n’en dise rien, il est évident qu’ici Iannik Coquart devait primitivement faire part à la jeune fille, sans d’ailleurs lui en révéler le véritable motif, du refus que ses parens opposent à leur mariage. Marie Tili, en effet, reprend :


— Iannik Coquart, mon bien-aimé,
Souffrez que j’aille avec vous, moi aussi,
Demander à Dieu la grâce
Que nous couchions dans le même lit
Et mangions à la même écuellée.


Iannik Coquart n’a pas le cœur de lui répondre : Non ; et les voilà cheminant de compagnie, « la main dans la main, » à la façon traditionnelle des amoureux de Basse-Bretagne. Comme ils approchent de Plouvorn, le jour est déjà sur son déclin. Or, Plouvorn, c’est la paroisse de Marie Tili. Sa maison n’est plus qu’à quelques pas. Il est tout naturel qu’elle offre à son galant de s’y reposer.


— Cher Iannik, attendez un peu,
Que j’entre dire un mot à ma mère,
Savoir d’elle si elle a de quoi
Nous donner à souper à tous deux.

Ce qui suit, en revanche, est loin d’être clair. Le texte, manifestement mutilé, présente des bizarreries, des incohérences, des contradictions. Ainsi, la mère de Marie Tili tient à sa fille, au sujet de Iannik Coquart, d’étranges propos auxquels rien, ne nous a préparés :


— Ma mignonne, j’ai ouï dire
Que Iannik Coquart est marié,
Quand il sera à table, à souper,
Ma fille, confessez-le ;
Et, selon ce qu’il répondra, s’il est chrétien,
Donnez-lui sa croix d’extrême-onction
Avec un cercueil de quatre planches.


Il y a là, on le pressent, quelque machination suspecte, quelque traquenard tendu au jeune homme. Celui-ci semble, du reste, faire exprès de s’y laisser prendre.


— Iannik Coquart, mon bien-aimé,
Avouez-moi la vérité :
Avez-vous femme et enfans ?
— Oui, j’ai femme et enfans,
Et voudrais bien être à la maison auprès d’eux.


Tout cela est fort énigmatique. Le fil conducteur manque. Mais ce qui est sûr, c’est qu’en parlant de la sorte, et quel que soit le sentiment qui l’y a poussé, Iannik Coquart vient de signer sa condamnation à mort.


— Iannik Coquart, mon bien-aimé,
Vous boirez bien un verre de ma main.
Je ne vous servirai pas du vin blanc :
Il risquerait de vous monter à la tête.
Je vous verserai du vin clairet,
Qui vous donnera du cœur pour marcher.


Il ne se doute pas, le malheureux, qu’avec cette voix câline et ce geste tendre, ce qu’elle lui verse, en réalité, c’est la lèpre… Des jours se passent. De retour chez lui, Iannik Coquart s’est remis aux travaux de la ferme. Il n’a plus soufflé mot de Marie Tili. Ses parens peuvent croire que Notre-Dame du Folgoat l’a guéri de son funeste amour. Mais, sans qu’il s’en rende compte lui-même, un mal autrement funeste le consume. La vengeance de Marie Tili circule, invisible, mais inexorable, dans ses veines. Et les effets ne s’en font pas attendre. Un matin que sa mère l’a envoyé puiser de l’eau pour les usages domestiques, il recule épouvanté devant sa propre image, aperçue dans le miroir de la fontaine. Est-ce donc lui, ce visage décomposé, cette chair qui « tombe en lambeaux ? » Et soudain, l’atroce vérité lui crève les yeux.


Je sais où j’ai été empoisonné :
C’est en buvant du vin dans le même verre
Qu’une fille jolie que j’aimais !…


C’est, d’ailleurs, toute sa plainte et sa récrimination. Le sort qui lui est réservé, il le connaît et, par avance, s’y résigne. S’il se permet un dernier vœu, c’est pour demander que la logette où il devra vivre désormais, retranché du commerce des humains, soit bâtie « près du chemin qui conduit à Saint-Jean » et percée d’une fenêtre dans le pignon, afin qu’il puisse encore voir la procession de son village se rendre au pardon de Saint-Kadô. Toute la paroisse, clergé en tête, l’accompagne, selon l’usage, à la triste demeure qu’il ne quittera plus que pour la tombe.


L’humble chanteur trégorrois qui, sous le règne de Louis XIII ou de Louis XIV, composait ou, comme on dit en Bretagne, « levait » cette complainte en langue barbare, serait, je pense, fort étonné d’apprendre, dans le petit cimetière inconnu où il dort, que, reprise à trois cents ans d’intervalle par un lettré et transportée quasi telle quelle sur une scène française, elle est apparue comme une œuvre dramatique de saveur pénétrante et neuve au plus délicat, au plus raffiné des publics. Telle est pourtant l’exacte vérité. La Lépreuse, de M. Henry Bataille[18], donnée en 1898 à la Comédie-Parisienne, n’est rien de plus qu’une intelligente mise au point de la gwerz de Iannik Coquart.

L’auteur contemporain, nous l’allons voir, s’est fait un devoir de conscience, — et qui la merveilleusement servi, — de suivre pas à pas le poème breton. Cette préoccupation se sent jusque dans les moindres détails. S’il change, par exemple, le prénom de Iannik en celui d’Ervoanik, de mine plus exotique, c’est qu’il y est autorisé par une transcription fautive du traducteur[19]. De même pour le prénom d’Aliette substitué à celui de Marie Tili, comme plus euphonique, je suppose, et moins banal : M. Henry Bataille s’est contenté de l’aller cueillir dans un autre passage des Gwerziou. Mais, entrons dans l’analyse de la pièce.

Elle s’ouvre, comme la gwerz, par la scène où le jeune homme, trop pressé, au gré de ses parens, de prendre femme, leur fait l’aveu de sa passion pour Aliette Tili. Refus des vieux de lui laisser épouser une lépreuse. Révolte d’Ervoanik qui proteste qu’en déclarant Aliette atteinte du mauvais mal, son père en a menti. Il va jusqu’à le maudire, jusqu’à maudire sa mère elle-même. Puis, aussi vite, épouvanté de son propre égarement, il s’agenouille, il demande pardon. Pour expier sa faute, il fait vœu de se rendre nu-pieds à Notre-Dame du Folgoat. Mais, auparavant, c’est le moins qu’il prévienne Aliette, à qui il a donné rendez-vous et qui attend, dans l’angoisse, de connaître le résultat de l’entrevue. Il ne lui en dit naturellement que l’essentiel, et qu’il l’aime plus que jamais, et qu’il l’épousera coûte que coûte. Et Aliette, sinon rassurée tout à fait, du moins à demi consolée, décide que, puisqu’il part pour le Folgoat, eh bien ! ils s’y rendront ensemble.

Au deuxième acte, nous sommes dans la chaumière de la vieille Tili, la mère d’Aliette. On sait comme la gwerz est, à cet endroit, hésitante, heurtée, pleine de lacunes. Très ingénieusement M. Henry Bataille en a corrigé les incertitudes et interprété les silences. De la vieille lépreuse, dont le caractère n’est qu’indiqué dans la chanson, il fait une ennemie du genre humain, « une sorte d’ogresse qui attire chez elle les petits enfans et leur offre des tartines pour leur donner son mal, et qui a lancé sa jolie fille sur tout le pays comme un émissaire de sa haine inexpiable. » Elle accueille Ervoanik avec une joie hypocrite ; elle s’empresse autour de lui, elle le choie, et, tout en lui vantant sa fille, moins comme une mère que comme une entremetteuse, elle l’incite à boire tant et si bien que, les fumées de l’ivresse s’ajoutant aux fatigues de la route, il finit par s’endormir le front sur la table, cependant que la vieille descend à la cave puiser un nouveau pichet. Et voici qu’Aliette, à regarder reposer près d’elle ce beau gars de race si saine, se sent prise pour lui d’une compassion douloureuse, à la pensée que « cette fleur des hommes » est vouée à se flétrir sous son baiser fatal. Déjà elle a aimé « dix-huit innocens, et elle leur a donné la lèpre à tous. » Celui-ci, qu’elle aime comme elle n’a jamais aimé aucun des autres, va-t-il donc être le dix-neuvième ? Pauvre, pauvre Ervoanik !… Oh ! si elle pouvait trouver dans l’ardeur même de son amour le courage d’y renoncer ! que la Vierge lui soit en aide ! Eh bien ! oui, ce courage, elle l’aura. Elle dira tout à Ervoanik, et, s’il prétend qu’elle soit sa femme quand même, du moins elle lui refusera son baiser. Sur ces entrefaites, la mère remonte et, apprenant le dessein de sa fille, se répand en menaces, en supplications. Sur qui compter désormais si l’instrument de sa haine se change en un instrument de pitié ?… Mais Aliette s’obstine, ne veut rien entendre. Alors qu’imagine la vieille ? Tout simplement de raconter qu’Ervoanik est déjà lié à une autre femme et qu’il en a deux enfans. « D’ailleurs, si tu ne me crois point, interroge-le lui-même. » Le trouble de la jeune fille laisse le temps à la mégère de mettre le garçon de moitié dans son jeu. « Dites oui, n’est-ce pas ? histoire de l’éprouver. » Il y consent avec d’autant plus de docilité qu’il est encore à demi pris de vin et tout hébété de sommeil. Et voilà dûment motivée, et solidement, rattachée à l’action, et poussée à son maximum d’intensité tragique, la scène de vengeance amoureuse qui, dans l’état de mutilation de la gwerz, restait obscure et inexpliquée.

Inutile, je pense, d’insister davantage sur l’identité des deux pièces. Et le dénouement aussi est le même de part et d’autre. Nous assistons à la lecture du sinistre « règlement des lépreux, » en vertu duquel on revêt Ervoanik d’une cagoule noire. Puis vient la célébration de l’Office des morts ; le curé asperge d’eau bénite le cadavre vivant de l’homme qui va entrer dans l’éternelle solitude ; et, au son lugubre des cloches carillonnant le glas, tout le cortège s’achemine, tel un convoi d’enterrement, vers la « maison blanche, » vers la demeure définitive où l’amoureux d’Aliette Tili mourra plus encore des baisers qu’elle ne lui donnera plus que de celui qu’elle lui a donné.

C’est précisément l’originalité de la « tragédie légendaire » de M. Henry Bataille qu’elle s’écarte le moins possible de l’œuvre primitive. Les traits de la gwerz ancienne restent si visibles sous son rajeunissement contemporain, que la pénétrante sagacité de M. Jules Lemaître l’a pour ainsi dire, reconnue, en ignorant qu’elle existât. Vous jureriez, écrit-il, d’une chanson d’il y a quatre ou cinq siècles, v Et cela n’est pas une traduction, et pourtant cela a l’air d’être traduit d’une très vieille poésie, avec, çà et là, des bizarreries voulues, qui font douter (comble d’artifice) que le traducteur ait bien compris[20]. » On ne saurait mieux dire, hormis que la pièce n’a pas seulement l’air d’être une traduction, car, dans maint passage, elle en est une en effet. Non content de reproduire la marche et le mouvement du chant populaire, sauf à en raffermir l’allure parfois désordonnée, non content de respecter scrupuleusement les caractères, M. Henry Bataille s’est attaché par surcroît à conserver jusque dans le rythme même de son style la cadence de la version française de Luzel, calquée presque mot à mot sur les vers bretons. « La forme est très spéciale, dit encore M. Jules Lemaître : ce ne sont pas des vers, et ce n’est pas non plus de la prose. Ce ne sont pas des vers à la façon des poètes symbolistes, puisque l’assonance même en est absente ou n’y parait que de loin en loin. C’est de la prose librement et secrètement rythmée ; des séries de phrases ou de membres de phrase sensiblement égaux. La symétrie y est un peu de même nature, si vous voulez, que dans la versification des langues sémitiques (mais je puis me tromper, n’étant pas grand clerc en ces matières). » L’éminent critique se trompe, en effet, mais seulement d’une épithète : au lieu de « sémitiques, » mettez « celtiques, » et la remarque est justifiée. Ecoutez plutôt ce fragment de dialogue : Ervoanik confie à ses parens le rêve qu’il a fait d’épouser Aliette.


Mon père et ma mère, si vous êtes contens,
J’épouserai une jolie fille.
MARIA. — Vous êtes bien jeune et nous pas très vieux.
Et quel est le nom de votre petit cœur ?
ERVOANIK. — Vous la connaissez,
Nous avons dansé en rond avec elle
Plus d’une fois sur l’aire.
MATELINN. — Comment nommez-vous votre amie ?
ERVOANIK. — C’est la plus belle fille qui jamais
Porta coiffe de lin…
Et elle a le nom d’Aliette…
MARIA. — Non, en vérité, vous ne l’épouserez point.
Car on le reprocherait à vous et à nous[21].


Les passages que j’ai soulignés sont extraits textuellement des Gwerziou. Mais ne jurerait-on pas que les autres le sont aussi, tant ils sont bien dans la manière et le ton général de la complainte ? Et toute la pièce est ainsi. Ce qu’elle ajoute à l’original se distingue à peine de ce qu’elle lui emprunte. D’un bout à l’autre, l’esprit en est un, une aussi la forme. Et rien sans doute ne fait plus d’honneur au talent de M. Henry Bataille que la souplesse peu commune avec laquelle, subtil artiste de nos jours, il a su recréer en lui l’âme archaïque et semi-barbare d’un clerc breton d’il y a trois ou quatre cents ans. Mais rien non plus, ce me semble, n’atteste mieux l’espèce de vertu tragique qui imprègne de toutes parts ces vieilles compositions armoricaines. Le drame n’y est pas seulement à l’état de germe latent : il perce par mille endroits, et, comme dans l’épopée irlandaise, comme dans le roman gallois, on ne voit pas qu’il soit nécessaire de déblayer beaucoup pour le dégager tout à fait.

A considérer donc la littérature des peuples celtiques en ce qu’elle a produit de plus marquant, c’est moins son caractère lyrique, épique ou romanesque, comme le veut Renan, que son caractère dramatique dont on est frappé. Partant, il n’est pas vrai que les Celtes aient été par tempérament et, en quelque sorte, par définition, impropres à l’art du théâtre. Plutôt en avaient-ils le don natif, l’instinct impérieux, et j’ai presque envie d’écrire : la vocation. S’ils s’y sont exercés, et dans quelle mesure, et avec quel succès heureux ou malheureux, c’est là une étude qui resterait à tenter. Mais, d’ores et déjà, ne sommes-nous pas en. droit de dire qu’en admettant même qu’ils ne se soient point essayés aux jeux de la scène, c’est uniquement l’occasion, non le génie, qui leur a manqué ?


ANATOLE LE BRAZ.


  1. Essais de morale et de critique, p. 385.
  2. L’article sur la Poésie des races celtiques parut dans la Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1854.
  3. Barzas-Breiz. Chants populaires de la Bretagne, recueillis et publiés par Th. de la Villemarqué, 2 vol. in-8o ; Charpentier.
  4. H. d’Arbois de Jubainville, l’Épopée celtique en Irlande.
  5. Ibid.
  6. Id., ibid., p. 225. — Cf. J. Loth, les Mabinogion, t. II, p. 70-71.
  7. H. d’Arbois de Jubainville, l’Épopée celtique en Irlande, p. 226.
  8. Essais de morale et de critique, p. 393.
  9. Revue de Synthèse historique, t. III, p. 69.
  10. L’Épopée celtique en Irlande, p. 3-373.
  11. H. d’Arbois de Jubainville, l’Épopée celtique en Irlande, p. 71.
  12. H. d’Arbois de Jubainville, l’Épopée celtique en Irlande, p. 76-77.
  13. La civilisation des Celtes et celle de l’épopée homérique, p. 134.
  14. Essais de morale et de critique, p. 397.
  15. Les Mabinogion, traduits en entier pour la première fois en français, avec un commentaire explicatif et des notes critiques, par J. Loth, t. 1, p. 193-196.
  16. Journal des Savans, août 1847.
  17. Gwerziou Breiz-Izel, Chants populaires de la Basse-Bretagne, recueillis et traduits par F. -M. Luzel, t. I, p. 3.
  18. Ton sang, précédé de La Lépreuse, Paris, 1898.
  19. Gwerziou Breiz-Izel, etc., t. I, p. 253, t. 10.
  20. Impressions de théâtre, t. X, p. 361-362.
  21. La Lépreuse, p. 15-17. Cf. Gwerziou Breiz Izel, t.. I, p. 253, I. 25 ; p. 255, I. 5.