Le Front de l’Atlas/02

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Le Front de l’Atlas
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 794-822).
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LE FRONT DE L’ATLAS

LSÉJOUR Á MARRAKECH


II.[1]


I. — LE PALAIS DE BA AHMED

Très loin de la forêt de cèdres, dans un palais, dont je suis le seul hôte, avec les pigeons qui roucoulent sur les toits de tuiles vertes et s’abattent dans les cours dallées de marbre, autour des vasques, pour y boire… Comment suis-je arrivé ici, dans cette demeure de féerie, par-delà l’étonnant pays lunaire aux milliers de cratères éteints ? En automobile sans doute : ou plutôt, j’ai dû m’asseoir sur le tapis magique qui, dans les histoires arabes, abolit les distances et transporte par miracle aux pays les plus charmants… Me voici devenu sultan, pacha, que sais-je ? Béros d’une aventure merveilleuse, le maître d’un domaine enchanté.

La grâce, la fantaisie, le hasard semblent avoir été les seuls architectes de ce lieu. C’est un dédale, une suite tout à fait désordonnée de cours de marbre et de jardins, autour desquels s’ouvrent des chambres d’un luxe céleste, angélique, avec de hautes portes qui montent jusqu’au toit, toutes peintes de fleurs, d’étoiles, d’arabesques ; des mosaïques dont les couleurs semblent briller sous de l’eau qui ruisselle ; des bandeaux de plâtre sculptés par une imagination qui semble ne s’épuiser jamais ; des plafonds, tantôt arrondis en dôme, tantôt en forme de carène, tantôt creusés de grottes d’où descendent des stalactites d’or, d’azur, de vermillon, tantôt plats, traversés de cent poutrelles menues, toujours jonchés de mille fleurs, merveilleux parterres aériens, qui ne connaissent pas de saison, et placés là-haut tout exprès pour distraire une rêverie sans pensée étendue sur un coussin.

Il y a une cour de dimension royale, avec deux ou trois jets d’eau ; et d’autres plus petites avec une seule vasque de marbre ; et d’autres entourées d’une arcade en forme de cloître, sous laquelle s’ouvrent les hautes portes peintes et les petits volets minutieusement enluminés ; et d’aul.res recouvertes d’un toit, qui ne reçoivent de lumière que par de minuscules verres de couleur enchâssés dans une dentelle de stuc, et où les yeux habitués à la grande clarté du dehors sont un moment à reconnaître le jet d’eau, les portes peintes, tout le mystère précieux qui se cache ici loin du jour.

Il y a des jardins qui ressemblent non pas aux jardins de chez nous, mais à d’énormes caisses d’orangers enfoncées dans le sol, en contre-bas d’allées brillantes, toutes pavées de mosaïques, de rosacés et de fleurs d’émail. De ces parterres profonds jaillissent avec les orangers, couverts en ce moment de leurs fleurs et de leurs fruits, les cédrats qui laissent pendre des lanternes jaune citron, des cyprès qui s’élancent deux ou trois fois plus haut que les petits toits verts qui entourent ces jardins, des bananiers, des lilas du Japon, les cassies aux houppettes d’or parfumées, des daturas, des géraniums, un fouillis de plantes rustiques dans lu plus complet désordre, comme si le jardinier avait dit à ces arbres et à ces fleurs : « Voici l’espace que je vous ai donné. Pas une herbe ne poussera hors des quatre carrés au-dessous des allées brillantes, réservées aux zelliges qui sont vos sœurs d’émail ; mais là où vous êtes chez vous, croissez à votre fantaisie : je vous abandonne à Dieu… »

Et tout cela embaume, et tout cela verdoie et brille, les fruits des arbres, les fleurs des parterres, les rosaces des allées, les bouquets des portes peintes un peu fanés par le soleil et dont les ors s’écaillent, les tuiles vertes des toits, et les mille couleurs qu’on voit luire dans la pénombre des chambres et, aussi dans ces précieuses alcôves ménagées sur un côté du jardin, et où le maître du logis venait avec ses femmes prendre le thé, écouter de la musique, regarder passer la lune entre les fuseaux des cyprès.

Tout fait ici de l’harmonie : la géométrie et le désordre, l’abandon et l’artifice où l’émail et la fleur peinte se mêlent à la vivante, cette nature presque rustique et cette élégance fardée, cette solitude et ce silence qu’anime au croisement des allées, comme le maître d’orchestre de ce concert diapré, un jet d’eau sous un jasmin. Voici la poésie, voici l’art, voici le signe de toute belle chose : une volonté, une règle, un espace de tous côtés circonscrit, et dans ces bornes étroites un infini de liberté.

Qu’il est donc malaisé de peindre avec justesse ces beautés de l’Orient ! On dit : les choses sont ainsi ; il y a là une allée, des orangers et des cyprès, il y a là un jet d’eau, une vasque de marbre, une étoile de zelliges ; et, quand on a dit tout cela et situé exactement chaque objet, l’oranger n’a plus le parfum, le cyprès ne s’incline plus avec sa grâce adolescente, les oiseaux se sont tus, les mille étoiles du jasmin ont disparu dans le feuillage, et les grandes portes paradisiaques ont refermé avec effroi leurs vantaux d’or et de carmin sur les chambres de silence et d’ombre qui font penser à des auberges où ne descendraient que des rêves… A inventorier ces beautés si familièrement charmantes, si peu étonnées d’être là, si peu surprises de faire ensemble leur concert silencieux, plein de notes divines, si maniéré et si modeste à la fois, on a l’air d’un pédagogue qui cherche à découvrir, sous la lampe, ce qui fait le charme de quatre vers aériens d’un poète de la Perse.

Et comment les mots de chez nous ne s’égareraient-ils pas en parlant des choses d’ici ! Ici toute pompe est familière, toute grandeur coquette, toute beauté un peu mièvre. Avec cela, le naturel a toujours de la dignité, l’abandon n’est jamais vulgaire. Ce qui chez nous jure d’être ensemble, se trouve ici tout naturellement accordé. La grande cour, dallée de marbres blancs et verts, s’entoure d’une galerie de bois d’un bleu déteint, passé, d’une rusticité presque pauvre. De hautes et frêles graminées poussent sur les toits de tuiles vertes qui couvrent les pièces enchantées. L’eau s’échappe des vasques, ruisselle, et baigne le marbre majestueux. D’innombrables pigeons vont et viennent sur les dalles chauffées au soleil, et dans ce silence inhabité leur promenade lustrée, noble, familière et roucoulante, est encore ce qui donne le mieux à mon esprit la mesure de la majesté du lieu.

Entre tous ces endroits charmants, un labyrinthe d’étroits couloirs, dont une porte où un esclave peut aisément barrer l’entrée ; des murs nus, blanchis à la chaux ; et dans le plafond un trou carré, traversé de barreaux de fer, par où descend la lumière. Pas la moindre décoration, comme si les corridors de cette vaste demeure n’avaient pas été achevés. Évidemment l’esprit arabe n’éprouve pas comme le nôtre le besoin d’une perfection totale. À quoi bon décorer un lieu où la vie ne séjourne pas ? Ces couloirs nus sont à l’image de ce pays où de grands espaces vides séparent des endroits pleins d’agrément et de civilisation. Le sentiment qui tant de fois a inspiré la poésie arabe, le plaisir de retrouver l’eau courante, la verdure et l’ombre après le bled embrasé, guide aussi les architectes dans la construction des palais. C’est à dessein que dans les salles les plus richement décorées, la muraille reste toujours nue et blanche entre les mosaïques, qui règnent dans le bas, et le bandeau de plâtre qui porte sur sa dentelle la somptuosité du plafond. Et la même raison veut sans doute qu’entre ces cours et ces jardins on laisse ainsi les corridors à leur triste abandon, afin de multiplier le plaisir d’arriver à l’improviste dans un de ces enclos enchantés.

Pour qui fut bâti ce palais qui semble le vestige d’un âge qui n’a jamais existé, et où tout aurait été gentillesse, grâce, musique, poésie ? Pour quelle femme divine, pour quel poète charmant ?… Mais non, tout cela date d’hier. Ce palais fut construit pour le moins poète des hommes, le grand vizir Ba Ahmed, qui fut, il y a quelque vingt ans, dans la jeunesse d’Abd et Aziz, le vrai maître du Maroc. C’était un demi-nègre, né de l’union baroque d’un Noir et d’une femme juive. Laid, un énorme ventre sur des jambes courtes et maigres, mais fort intelligent, autoritaire, impitoyable, faisant donner la bastonnade au jeune Abd et Aziz, toujours suivi, quand il sortait dans la ville, de gardes qui appréhendaient rudement et traînaient en prison tout passant assez hardi pour jeter les yeux sur le Vizir. Dans je ne sais laquelle de ces pièces fastueuses, du matin jusqu’au soir, il donnait des audiences, expédiait les affaires, sans même quitter, au moment des repas, le divan où il était accroupi. On posait devant lui les innombrables plats qui composent l’ordinaire d’un grand seigneur marocain ; il s’empiffrait de nourriture, car il était vorace ; et repu, s’endormait sur place, pour recommencer une heure plus tard son accablante besogne de fonctionnaire diligent.

Pendant ce temps, autour de lui, un peuple d’ouvriers s’empressait à achever ou à embellir sa demeure, emplissant l’air du bruit de leurs pilons et des chansons qui accompagnent le tassement du mortier sur les terrasses. Jamais rien n’était au goût de ce nègre fastueux, de ce demi-sémite toujours insatisfait, qui brûlait de l’orgueil de se dépasser lui-même. A tout moment il fallait jeter bas une chambre pour en bâtir une autre, remplacer une cour par un jardin, détruire des mosaïques, démolir un plafond, recommencer sans cesse ces choses si légères, si remplies de fantaisie qu’elles semblent avoir été créées dans l’allégresse avec une divine insouciance.

Le matin du jour où il mourut, ses médecins, craignant que le bruit le fatiguât, commandèrent aux ouvriers de suspendre leur besogne. Mais le moribond, n’entendant plus travailler autour de lui, fut saisi d’une violente fureur. Tout le monde dut se rendre à sa tâche ; et il rendit le dernier soupir dans le bruit des pilons et de la mélopée indéfiniment répétée par les faiseurs de terrasses :

Les oiseaux nous regardent travailler,
Mais c’est le maître qui paiera[2].


* * *

Tout au fond d’un lointain jardin secret, rempli comme un vase trop plein d’une végétation folle de bananiers, de physalis, de daturas et d’orangers, une petite porte en ogive s’ouvre dans une bâtisse qui domine assez bizarrement, d’une hauteur de trois étages, ce palais à ras de terre. On monte un escalier brutal, et là-haut se découvre un spectacle si grandiose que, du coup, s’effacent de l’âme toutes les charmantes choses d’en-bas : une immense étendue rosée de murailles et de terrasses, une large ceinture verdoyante d’oliviers et de palmiers, et là, tout près, l’Atlas éblouissant de neige, pareil à une gigantesque vague, suspendue au bord d’une plage avec sa frange d’écume, et dans l’émotion, semble-t-il, d’un mouvement arrêté qui va reprendre et s’écrouler tout à coup. Entre les verdures des palmiers et la blanche vague menaçante, aucun pli de terrain, aucun accident du sol, rien que la plaine nue, et soudain le puissant élan de cette masse formidable, où l’on devine à des miroirs de glace de foudroyantes cassures, des à pic vertigineux, des brutalités effroyables, et aussi des mouvements d’une douceur infinie où le bleu des lointains semble se diluer dans la neige.

De l’autre côté de l’horizon, une longue suite de collines, baignées dans une chaude lumière, et qui, à défaut de l’air sublime des hautes cimes qui leur font face, ont reçu de la nature la grâce, les formes heureuses, le divin mensonge des couleurs. Il y a bien cent kilomètres entre ces collines et l’Atlas, mais l’air est si transparent que toute distance s’efface : l’immense plaine disparait ; la grande ville de terre séchée semble avoir juste la place de loger ses maisons et ses jardins dans cette vaste étendue, et l’on dirait que le dernier palmier effleure la neige des cimes avec ses branches balancées.

Je ne sais pourquoi les Arabes appellent cette ville Marrakech la Rouge, car cette nappe de murailles, cuites et recuites par le soleil, a plutôt la couleur d’une feuille longtemps roulée par l’automne, et, dans ses plus grands excès, ne dépasse jamais le rose tendre ou le vermeil. Pas une fumée, pas un bruit. Rien que le cri des émouchets qui planent et tournoient, et tout à coup, montant de ce silence, le long braiement désespéré d’un âne qu’on aurait abandonné dans des ruines… Vu de là-haut, le beau palais du sombre Ra Ahmed, la charmante Bahia, n’est qu’une suite de terrasses bossuées, tachées de chaux, de toits encombrés d’herbes folles, d’espaces vides d’où surgissent quelques pointes de cyprès. Le regard plonge à demi dans les patios qui se pressent à l’entour, uniformément pareils, uniformément misérables, creusés comme des alvéoles dans un rayon de miel. Et ces cellules habitées, cette multitude de cubes posés les uns près des autres, qui forment à perte de vue jusqu’à la ceinture des jardins une géométrie indéchiffrable de tours carrées et de terrasses, c’est cela la grande ville du Sud, où le Berbère, habitué à la tente et au gourbi, a fait l’essai de la vie citadine, sans arriver vraiment, depuis huit siècles qu’il a construit ces murailles, depuis huit siècles que des millions et des millions d’hommes y ont vécu, à bâtir autre chose qu’un immense camp de boue séchée, où la famille habite encore, avec une simplicité antique, dans la société de l’âne, de la poule et du mulet.

De ce vaste monceau de terre mille fois remué par les hommes, mille fois redevenu poussière, et inlassablement redressé en murailles et en maisons, surgit une haute tour de pierre, carrée, brûlée par le soleil, prodigieusement isolée dans sa solitude aérienne, avec ses quatre boules d’or enfilées à son sommet, — la haute Kouloubia, qui domine de plus de soixante-dix mètres cette ville à ras du sol, et vers laquelle s’acheminent depuis huit siècles les ambitions, les désirs et toutes les pistes du Sud… Derrière de hauts murs crénelés qui entourent d’immenses cours vides, montent des pointes de cyprès et les toits verts du palais des sultans, que prolonge, à perte de vue, un jardin presque aussi grand que tout le reste de la ville, et d’où l’on voit surgir, au-dessus d’une forêt d’oliviers et d’orangers, d’autres toits verts, d’autres cyprès, et ces palmiers échevelés qui semblent éventer les neiges… Là-bas, ces toits en pyramide, couleur d’une turquoise morte, c’est le sanctuaire de Sidi-Bel-Abbès, le patron de la ville, autour duquel se rassemble un peuple étrange (tel qu’on en chercherait vainement un pareil dans aucun autre endroit du monde), un peuple de six mille aveugles, avec sa loi, ses confréries, son trésor et sa misère, — six mille aveugles qui tâtonnent et promènent leurs ténèbres sous cette lumière éblouissante…

Une autre enceinte, d’autres murailles, d’où rien de vivant ne surgit, ni un toit vert, ni un feuillage. Seules des cigognes immobiles montent la garde sur les créneaux dévastés. La fut naguère, il y a trois siècles, un des plus beaux palais du monde, bâti par le Sultan et Mansour le Doré, et dont la charmante Bahia avec toutes ses gentillesses ne donne qu’une pauvre idée lointaine. On y voyait étinceler des onyx de toutes nuances, des marbres venus d’Italie, des colonnes couvertes d’or fin, des mosaïques dont les couleurs simulaient des parterres fleuris ou les riches broderies d’un manteau, des plafonds de cèdre ajouré, des jardins, des miroirs d’eau, des fontaines. Rien de ces merveilles n’existe plus, que cette grande enceinte rouillée autour de cette solitude, où la poésie murmure :

Demeures qui brillez dans ces vallons,
Vous n’êtes plus peuplées.
Vous ne formez plus qu’un désert,
Dans lequel les oiseaux gémissent de tous côtés,
Cessant parfois leurs plaintes
Pour les reprendre aussitôt.
J’ai interrogé un de ces oiseaux
Qui, le cœur rempli de chagrin et de terreur,
Se tenait à l’écart.
Pourquoi, lui ai-je dit, gémis-tu et te plains-tu ?
— Parce que, me répondit-il, le temps heureux a fui
Et ne reviendra plus.

Autour de moi, c’est le complet silence ; l’immense ville semble aussi déserte que le palais d’EI Mansour. Rien que les cris des émouchets qui continuent leurs jeux. Et comme le soir vient, de tous les points de l’horizon accourent de grands vols d’ibis blancs, qui vont se rassembler pour la nuit dans les jardins du Sultan, au bord de deux grands miroirs d’eau, où le reflet des cimes neigeuses de l’Atlas se mêle au reflet des oliviers. Ils passent au-dessus de ma tête, pareils à des pensées heureuses, et le battement de leurs ailes donne presque l’illusion d’un souffle d’éventail sur la joue. Pour la fête du crépuscule, les petites collines charmantes se revêtent chacune d’une robe de soie différente, rose, mauve, bleue, violette, amaranthe. La grande plaine, au pied de l’Atlas, est déjà envahie de teintes bleuâtres et glacées, mais les cimes reçoivent encore l’étincelant adieu du jour. La ville entière prend la couleur de ces gâteaux de miel, dont elle offre déjà l’image avec ses milliers d’alvéoles. La haute Koutoubia rougeoie, comme éclairée par une flamme intérieure. Du côté du couchant, sur le fond doré du ciel, les palmiers semblent jaillir d’un désert de sable aérien. Dans ce vaste espace de lumière, borné d’un côté par des neiges et de l’autre par du feu, tout se transforme de seconde en seconde, s’avive, se dépasse en éclat, multiplie les couleurs et les feux d’artifice, puis s’apaise, s’éteint : la montagne devient morte et sombre ; les petites collines ne semblent plus que des tas de cendres laissés par le grand incendie du soir, et à leur pied, les tuiles vertes, maintenant sans reflets, de Sidi-Bel-Abbès font monter au cœur la tristesse de penser qu’autour de ces murailles, des milliers de regards éteints sont exilés de ce bonheur qui se répète ainsi autour d’eux inlassablement tous les soirs.

Alors je redescends dans la profondeur du palais, avec cette vague inquiétude que laisse ordinairement le spectacle d’une excessive beauté. En bas, les patios encore tièdes, les jardins parfumés, remplis d’une ombre presque triste, les cours de marbre vides et leurs jets d’eau qui montent pour personne, les verdures prisonnières, et toutes ces fleurs peintes qui semblent sourire à des visages absents. Après les magnificences de là-haut, c’est un repos, presque un soulagement, de se retrouver maintenant au milieu de ces gracieux enclos, de se ressaisir soi-même, de se sentir peu à peu libéré de l’accablant esclavage que la nature grandiose d’ici impose brutalement à l’esprit, dès qu’on a mis le pied hors de ces endroits fermés. Un palais comme celui-ci, c’est une prison peut-être, mais une prison qui délivre. Le regard n’y rencontre que choses menues et parfaites, où tout est artifice et pure création de l’esprit.

Ces portes décorées de fleurs qui ne sont pas des fleurs, d’étoiles qui ne sont pas des étoiles et qui ont des couleurs d’oiseaux de paradis, ces jardins qui ne sont pas des jardins, ces lignes qui s’emmêlent avec une souplesse et une liberté sans fin, tout cet irréel précieux qui n’emprunte rien, ou presque rien, à la réalité des choses et ne parait avoir d’autre objet que lui-même, me découvre mieux à présent sa nécessité profonde, si bien cachée sous sa grâce… O sagesse de l’art arabe qui renonce délibérément à suivre servilement la nature dans son tumulte et sa diversité, et qui pour exprimer la beauté mouvante des choses, a inventé l’arabesque, ce flexible dessin, cette géométrie sans loi, ce pur caprice où l’imagination se joue avec la même aisance que, là-haut, tout à l’heure, les émouchets passaient et repassaient dans l’éclat changeant du soir !


II. — LA PLACE FOLLE

Dès que j’ai mis le pied hors de ce précieux palais, c’est l’infinie monotonie de la brique, de la boue séchée, le labyrinthe des murs ruineux, gonflés de ventres énormes, fendus d’inquiétantes lézardes, ravinés à leur base par le torrent invisible du temps, et qui tiennent debout par miracle.

Un dédale inextricable de ruelles, d’impasses, de longs couloirs voûtés, ramifiés à l’infini, qui vont se perdre comme des racines dans la masse confuse des maisons. Partout des blocs éboulés, où se dessinent encore les formes d’une habitation, des vestiges de vie semblables à des coquilles vides ; de grands espaces à demi abandonnés, et où pourtant on vit encore, comme après un cataclysme ; et à côté, de solides demeures qui ont un air de forteresse et de mystérieuse puissance, avec des vestibules profonds où dorment les esclaves, entre les grandes jarres pleines d’eau et les marches de brique qui servent de montoir aux cavaliers. Là-dedans, des portes de cèdre, dont on ne sait jamais si elles vont s’ouvrir sur un palais, une masure, une écurie, ou le tombeau d’un saint ; de petites armoires de murailles, protégées par un auvent, où tout le long du jour, un marchand vient s’incruster au milieu de ses pains de sucre, de sa bougie, de son beurre rance, derrière sa balance rouillée. Parfois un fronton magnifique, avec tout un riche décor de fleurs, de zelliges et de cèdre sculpté : ce n’est qu’une fontaine, dont la splendeur étonne dans cette ville où se marque si peu le goût de séduire le passant, et qui semble quelque souvenir d’une cité disparue, de proportions grandioses, si tout avait été ainsi à la mesure de ces fontaines.

Des quartiers couverts de roseaux, qui menacent de vous tomber sur la tête comme tout le reste de la ville, abritent du soleil une activité primitive qui n’a pas varié depuis des centaines d’années. Depuis des centaines d’années, les vendeurs de babouches, brodées comme des mitres, sont accroupis dans leurs armoires pareilles à des tabernacles étincelants d’argent et d’or ; les dévideurs de soie font tourner leurs roues légères au milieu de leurs écheveaux couleur d’oiseaux des îles ; les teinturiers suspendent au-dessus de la rue leurs laines et leurs soies, encore fumantes de la cuve. Depuis des centaines d’années, le marchand de dattes, de noix, d’amandes, de henné, pareil à quelque idole rustique, trône au sommet de ses denrées, sa cuiller de bois à la main, pour servir de loin le client ; des forgerons dignes de Velasquez, le torse nu, les cuisses nues, déjà sombres de peau, rendus presque noirs par la poussière du charbon, ruissellent de sueur devant leur forge, et dépensent la force d’Hercule pour battre quoi ? le petit fer d’un âne ; des enfants pleins d’adresse, gracieux en dépit de la teigne qui les ravage presque tous, tiennent jusqu’au milieu de la rue l’extrémité des longs fils avec lesquels leurs patrons, assis dans l’ombre de l’échoppe, fabriquent la couture d’un burnous… Depuis des centaines d’années ! Et peut-être, demain, toute cette petite activité va s’effondrer en poussière… Je ne sais pourquoi les peintres, éternellement tourmentés de vastes ambitions, dédaignent, comme des sujets trop au-dessous de leur génie, ces petits métiers charmants. Ah ! puisse-t-il venir tout de suite, l’humble peintre génial de ce vieil Orient familier ! Tous les petits métiers l’attendent, et dans le moment même où j’écris, j’entends la voix de cet autre artisan de la vie marocaine, la voix de l’âne qui l’appelle.

Parmi ces trafics puérils, sous ces treillages de roseaux, dont les lumières et les ombres font les délices du photographe, circule une foule prodigieusement vivante, fruste, primitive, souple et brutale à la fois, d’une familiarité plaisante que rien de vulgaire n’enlaidit, l’œil éveillé, les dents blanches, le corps divinement à l’aise dans sa demi-nudité ou ses lainages aux grands plis. Gens venus de tous les coins du bled, de la montagne et de la plaine, avec leurs ânes, leurs mulets et leurs chameaux : Berbères, Arabes, nègres et demi-nègres, toutes les teintes de la peau, depuis la couleur du pain cuit jusqu’à « la plus sombre livrée du soleil éblouissant. » Tout ce monde vaque à ses affaires, un poignard au côté, avec des pensées, des désirs, des besoins, que je traverse sans les comprendre. Et toujours le flot me ramène à une place étrange, où cette population rustique, chaque jour renouvelée, s’arrête ou s’accroupit autour de choses qui l’enchantent, et qui me retiennent, moi aussi, pendant des heures, attentif comme un ignorant devant un grand livre ouvert.

Oui, vraiment, une place étrange, sur laquelle les montagnes, accourues du fond de l’horizon, penchent leurs têtes neigeuses, pour regarder ce qui se passe. Toute l’âme du Sud ! se trouve ici présente, au milieu de cercles curieux qui se font et se défont avec la mobilité des fumées. Il y a le cercle du charmeur de serpents qui s’agite, l’écume aux lèvres, les cheveux dénoués autour du sac de cuir d’où sortent les cobras noirs et luisants. Le charmeur bondit autour d’eux, les excite avec sa baguette, célèbre en litanies violentes et rapides les vertus mystérieuses de la terre, dont les serpents sont pénétrés plus qu’aucun être vivant. Furieusement, il fait rouler sur son cou sa tête aux longs cheveux épars, pendant que les tambourins s’exaspèrent et que les bêtes, dressées sur leur queue, suivent ses gestes frénétiques d’un lent mouvement imperceptible, souverainement orgueilleux, de leur tête plate et gonflée. C’est une cérémonie sacrée, avec vingt péripéties, dont je ne saisis que le dehors qui se déroule ainsi devant moi. A tout moment, le magicien laisse là ses reptiles, pour s’intéresser aux secrets d’un homme ou d’une femme qui sort de l’auditoire, s’accroupit devant lui et murmure sa confidence. Enfin, dernier acte du drame, le furieux mord le serpent et mord ensuite son client, ou bien saisissant le cobra, il le lui place dans les mains, puis sur le cou, comme un foulard glacé, puis sur la poitrine, entre le burnous et la peau, et l’abandonne là ; tandis que, dans le délire des tambourins déchaînés et de tout le cercle qui prie, les paumes étendues, il se démène, vocifère et, couvre son patient d’une bave magique, qui mousse en abondance à ses lèvres.

Il y a le cercle de celui qui arrive à cheval au milieu d’un public déjà rassemblé par un compère, et qui du haut de sa bête efflanquée, marquée sur son poitrail blanc d’une main de Fatma peinte au henné, se met à faire un discours. Que dit-il du haut de sa bête ? Ma foi, je n’en sais rien. Mais je le vois tout à coup sauter à bas de son cheval ; et comme pris d’un furieux délire, — ou plutôt d’un extraordinaire appétit, — se précipiter sur un sac plein d’herbe et de paille hachée, attaché au cou de sa monture, le vider sur le sol, triturer l’herbe et la paille, et convoquant tous les saints de l’Islam au festin qu’il prépare, avaler le tout (je l’ai vu) à l’admiration du public et à la consternation du cheval qui, la tête penchée sur son maître, regarde avec mélancolie ce picotin si inutilement gaspillé.

Il y a les cercles des conteurs, toujours élégamment vêtus, qui débitent d’interminables poèmes, en frappant à intervalles réguliers deux ou trois coups nerveux sur un petit tambourin, pour bien scander le rythme et réveiller les esprits. Les longs gestes des doigts, de la main et des bras, les altitudes du corps si parfaitement élégantes, les longs glissements sur les pieds nus ou le passage balancé d’un pied sur l’autre, toute cette mimique est fixée par une caïda séculaire, comme dans une figure de ballet. Et les fureurs voisines du charmeur de serpents ne gênent ni les auditeurs, ni le protagoniste de ce divertissement raffiné et, ma foi, tout académique. Il y a le cercle du commentateur aveugle, qui arrive, vers cinq heures du soir, du lointain Sidi Bol Abbès, une petite gaule d’une main, en s’appuyant sur l’épaule de l’enfant qui voit pour lui. Au pied d’une haute muraille nue, devant laquelle se tient, chaque matin, le marché aux pigeons, ses auditeurs accroupis, immobiles et silencieux, l’écoutent commenter un passage du Coran ou les traditions du Prophète, d’une voix monotone, toujours pareille à elle-même, comme les lettres d’un alphabet, sans s’arrêter une seconde, ni faire un autre mouvement que remuer, du haut en bas, avec une autorité mécanique, la petite baguette dont il s’accompagne en marchant, et qui semble le conduire dans ses explications comme elle le conduit dans la rue.

Il y a le cercle de Belrouth « la Puce, » surnom qui exprime à merveille tout ce qu’il y a de mobile, de rapide, de piquant, d’insaisissable, dans cet incomparable comique. Le ventre déjà un peu lourd sous un jersey de coton blanc, un étroit caleçon de couleur qui s’arrête à mi-cuisses, les jambes nues et spirituelles, une chéchia pointue sur la tête comme un serviteur du Sultan, l’œil d’une merveilleuse malice, la barbe poivre et sel d’un homme qui aurait oublié de se raser depuis quatre ou cinq jours, tel apparaît Belrouth, comédien, mime surtout, dont les expressions de visage, d’une variété infinie, et jamais grimaçantes, sont de l’art le plus parfait. Quand il ne rit pas, on sourit ; quand il sourit, on rit ; quand il rit, on éclate ; quand il pleure, c’est du délire ! Dans cette ville où les mendiants pullulent, avec des tares d’une hideur incroyable, il a l’art de découvrir, chaque jour, un mendiant plus extraordinaire que les autres. Il le présente à son public, trouve le moyen de le faire plaindre et de rire de lui tout ensemble, appelle sur son infortune la miséricorde d’Allah, et place la représentation sous le patronage du malheureux qui, tout le long de la séance, reste là, accroupi dans ses haillons, entre les babouches du farceur et son orchestre de tambourins, exposé aux yeux de tous avec ses plaies, ses bosses, ses ulcères, sa folie, ses yeux perdus, et jetant par sa présence, au milieu de scènes comiques d’une paillardise énorme, une note d’horreur qui n’étonne personne, mais qui parfois m’a forcé, bien à regret, je l’avoue, de m’écarter du spectacle.

Il y a le cercle des danseurs chleuhs, petits garçons ou jeunes gens, vêtus de longues robes aux manches largement ouvertes, sur lesquelles est jetée une chemise blanche transparente, qui tombe jusqu’à leurs pieds nus. Une ceinture de femme, en cuir brodé de soie, marque légèrement les hanches. Au côté, le poignard et la boite d’argent où l’on enferme les amulettes, suspendus à l’épaule par une cordelette brillante, dont la teinte s’harmonise avec la couleur de la robe. Les sourcils, les yeux peints ; un anneau d’argent à l’oreille ; sur le front, une frange de cheveux bien lustrée avec de l’huile ; deux grosses touffes sur les tempes ; le reste de la tête rasé, à l’exception de deux longues tresses noires, emmêlées à des fils de laine qui se balancent sur le dos ou sont retenues à la ceinture. Avant la représentation, enveloppés des pieds à la tête dans leurs djellabas grisâtres, le capuchon abattu sur le visage, ils se dérobent aux regards comme des objets d’un grand prix. Aux premiers sons du tambourin, ils se lèvent, se dépouillent de leur terne chrysalide et apparaissent dans tout l’éclat de leur toilette équivoque. Les uns chantent d’une voix de tête suraiguë, que je n’ai entendue qu’ici, en s’accompagnant de rebecs à la musique aigrelette ; les autres dansent, en faisant sonner entre leurs doigts trois castagnettes de bronze, grandes comme des pièces de deux francs. Ils dansent, ou plutôt tournent en rond, dans une promenade rythmée par un léger mouvement des chevilles et des hanches, que vient rompre tout à coup une voile rapide, un brusque tournoiement du corps, un battement plus pressé des pieds nus sur la terre fraîchement arrosée, ou bien quelque figure compliquée, — deux groupes qui se forment, s’emmêlent, se perdent, se retrouvent, tombent aux pieds les uns des autres, se relèvent, s’offrent et se refusent dans un mouvement un peu sauvage, plein d’harmonie, de grâce, de sensualité voilée. Puis tout revient à son rythme paisible, et la lente promenade à petits pas frémissants reprend sa cadence balancée, dont le charme monotone tient l’auditoire envoûté. Envoûté, jusqu’au moment où l’un des petits danseurs, apercevant dans le public un personnage, qu’a sa mise il juge fortuné, bondit, s’élance hors de la ronde, va danser pour lui seul, et reçoit, un genou en terre, une piécette d’argent, mouillée de salive, sur le front.

Il y a les bateleurs du Sous, disciples de Si Ahmed ou Moussa, acrobates sans grand génie, qui feraient sourire de dédain un amateur de music-hall. L’autre jour, dans la foule des burnous qui les regardait travailler, j’avisai deux spectateurs vêtus de redingotes minables, la tête couverte d’un fez, les pieds dans des godillots. C’était eux-mêmes des Ahmed ou Moussa qui avaient fait le tour de l’Europe dans un cirque forain, usage assez fréquent chez les gens de leur confrérie. Ils me racontèrent leur histoire. Quand la guerre éclata, leur cirque était à Lille : les Allemands les firent prisonniers ; on les dirigea sur Dresde ; et là, ô merveilleuse utilisation des compétences, ces baladins du désert furent employés pendant quatre ans à enseigner les dialectes du Sous à un professeur boche ! Vingt autres cercles se font et se défont autour de quelque extravagant, qui avale à longs traits de l’eau bouillante, ou s’enfonce dans la bouche un cierge de poix enflammé. Et ces danses, ces chants, ces musiques, ce bruit sourd de tambourin, ces contorsions et ces sorcelleries, tout ce plaisir primitif, dans ce qu’il a de plus égaré, de plus trouble, de plus voluptueux, s’accompagne inlassablement de gestes religieux, de mains tendues pour la prière, d’invocations à Allah et à tous les saints de l’Islam, d’Amen et d’Amen encore mille fois répétés, de doigts qu’on porte à sa tête, puis à son front, puis à ses lèvres, de saluts et de baisers à l’infini mystérieux — en sorte que cette place folle entend, au long de la journée, plus de prières qu’une mosquée.

Ce lieu de la frénésie et du plaisir, on l’appelle Djema EI Fua, la Place de la Destruction, soit pour rappeler le souvenir d’une formidable tuerie qui aurait eu lieu en cet endroit, soit à cause de l’habitude qu’on avait, jusqu’à ces dernières années, d’accrocher là les têtes coupées des rebelles, au-dessus d’un mur bas et ruineux. Mais entre eux, les indigènes ne nomment cette place que la place du Trafic, pour éviter le mauvais sort qui ne manque jamais d’accompagner certains mots de fâcheux augure.

Et en effet, cent commerces s’agitent autour de ces spectacles et de ces sorcelleries : marchands de tout et de rien, d’orge verte, de pierres à chaux, de bois ou de paille hachée, qui se tiennent assis dans l’ombre de leurs ânes debout sur trois pattes (la quatrième est entravée) ; marchands d’oranges, de citrons, de cédrats, de grenades, de tous les produits d’une terre qui abonde en fruits admirables, dès qu’un peu d’eau vient la toucher ; vendeurs de cotonnades, qui se promènent en tenant étalée, comme un épouvantail, entre leurs bras étendus, quelque chemise à la mode marocaine, où l’on voit, peinte en bleu, la marque de fabrique, un lion, une locomotive en quelque liberté avec sa torche et ses rayons ; fripiers et brocanteurs, qui surveillent de l’œil une quincaillerie sans nom, des caftans usagés, de vieilles soies passées, des restes d’uniformes qui ont vu la Somme et Verdun, quelques boites de conserves vides, une gamelle, quatre boutons et quelquefois moins encore ; femmes effondrées dans leur haïck devant des bracelets d’argent, ou de petites pièces de cotonnade blanche, brodées de quelques fleurs de soie ; matelassiers qui épouvantent, quand on voit auprès d’eux les lots de chiffons innommables dont ils bourrent leurs coussins ; savetiers qui, à l’abri de quelque vieille natte suspendue à un roseau, s’emploient à redonner la vie à des babouches sans espoir ; vendeurs de sauterelles cuites, d’œufs durs saupoudrés de cumin, de pois chiches, de fèves grillées ; marchandes de soupe accroupies devant une énorme marmite entourée de chiffons graisseux ; marchands d’agglomérats étranges faits de sucre, d’amandes, de dattes, de raisins, et de grains de millet ; droguistes assis devant des peaux de chat, des ailes de chouettes et d’éperviers, des dépouilles de bêtes séchées, lézards, caméléons aux vertus infinies comme leurs couleurs changeantes ; sorcières du Sénégal qui brassent l’avenir dans une corbeille d’osier, pleine de coquillages blancs et noirs, affreux à voir comme des yeux arrachés à leurs orbites ; mendiantes rassemblées autour d’un méchant tapis, sur lequel on jette en passant un sou, un fruit, un oignon, et dont les voix plaintives chantent, pendant des heures, d’interminables litanies, qui vont rejoindre dans la confusion des bruits tous les autres appels à la divinité.

Aux deux bouts de la place, des tentes rapiécées comme un burnous de Derkaoui, forment des îlots de chiffons parmi cette foule mouvante. Là-dessous, l’amateur de guimbri pince son instrument devant une tasse de thé ; le joueur d’échecs se penche au-dessus de son échiquier, les fumeurs se passent entre eux la petite pipe de kif ; le barbier rase une tête avec un méchant couteau de fer qu’il aiguise sur son bras, et auquel il donne un fil que n’a jamais connu mon rasoir, ou bien il fait une saignée, pose une ventouse, opère un œil avec une désinvolture à vous donner la chair de poule. Sous les pieds de la foule, monte une poussière qui sent le crottin d’âne, la sueur et la paille hachée, comme tout le reste de la ville, et qui devient parfois si épaisse, au crépuscule, à l’heure de la grande frénésie, que tout cela prend un air de cauchemar et de fantasmagorie. Ces formes blanches qui circulent très silencieusement, ou restent debout immobiles, semblent n’être retenues à la réalité que par le bruit, forcené des tambourins. Quelques bâtisses européennes, jetées au bord de cette place, prennent leur part à ce délire. La poste avec sa couronne de fils, le magasin du quincaillier, la Banque, le Glacier, le Café de France, la boutique de cycles, les voitures de louage avec leurs cochers espagnols, toutes ces choses d’un autre monde paraissent alors aussi baroques que les cercles magiques, et le directeur de la Banque et la marchande de journaux plus fous encore que le sorcier !…


III. — LE TOMBEAU DES SAADIENS

Pas bien loin de la place folle, sous les hautes murailles rouillées du palais d’El Bedi, qui n’est plus qu’un immense espace vide, s’élève au milieu des orties une petite bâtisse ruineuse. Du dehors, on n’en voit rien que deux petits toits verts qui semblent se confondre avec les toits d’une mosquée voisine, et l’on pourrait passer et repasser indéfiniment dans ce coin de la ville, sans soupçonner que le plus beau trésor du Moghreb se cache ici dans une gangue de boue. Oh ! ce n’est pas bien grand, cela ne tient pas beaucoup de place dans l’immense ville de boue séchée ! Mais sans doute faudrait-il aller jusque dans les cités légendaires de la Perse ou de l’Inde, pour trouver rien d’aussi parfait, une réussite aussi heureuse que le précieux coffret de cèdre, de marbre et de plâtre sculpté, enfermé derrière ces murs.

C’est au fond d’un petit enclos, emprisonné comme un puits, entre les murs de la mosquée et la haute enceinte édentée du palais d’El Mansour. Partout l’herbe et l’ortie ; quelques tombes jetées au hasard, et de gros boulets de pierre qu’on dirait tombés du ciel… Deux pavillons bien délabrés dressent dans cette solitude leurs murs terreux et leurs toits verts, mal assurés sur des poutres de cèdre qui tremblent dans la maçonnerie. Rien n’annonce extérieurement la splendeur, ni même un luxe quelconque, si ce n’est un portique, fort mal en point lui aussi, que soutenaient jadis deux colonnes de marbre, dont l’une, encore debout, est posée la tôle en bas, et dont l’autre, gisante dans l’herbe, est remplacée par une béquille de bois grossièrement équarrie. Un palmier très solitaire se penche au milieu de cet oubli, comme prêt à s’écrouler lui aussi.

Aucune porte ne défend l’accès de ces pavillons ruineux. On passe de plain-pied des orties de l’enclos dans une chambre merveilleuse, au milieu de laquelle sont posées sur le sol, d’une façon tout à fait inattendue, trois tombes qui ressemblent à trois longs cercueils de marbre. Autour de ces trois tombes, s’élancent des colonnes, sur lesquelles s’appuient des arcades et la haute voûte d’un plafond étincelant de reflets d’or et de couleurs passées. Une simplicité, une proportion admirables. Cela rappelle les plus beaux ouvrages de l’art grec ou de la Renaissance italienne. Et tandis que l’esprit se réjouit de l’harmonie de ces lignes, les yeux découvrent avec enchantement une décoration murale d’une richesse, d’une variété, d’une fougue incomparable. Pas un marbre, pas une surface, pas un caisson de cèdre, pas une faïence où ne se déploie une imagination vraiment déconcertante en ressources et en ingéniosité. Il faudrait des jours et des jours pour épuiser un détail infini, qui deviendrait peut-être lassant par sa prodigalité, si la contemplation ne trouvait son repos dans le calme de l’ensemble. Entrelacs, ruisseaux, nids d’abeilles, panneaux couverts d’une écriture dont les lettres se nouent et se dénouent, s’emmêlent et se poursuivent, comme dans nos vieilles tapisseries les lévriers et les lièvres bondissants, tableaux de plâtre ajouré, stalactites, sceaux de Salamon, araignées du Prophète, étoiles et soleils de zelliges, tous les motifs habituels de la décoration moresque se retrouvent ici, mais avec une telle abondance et tant de bonheur dans l’invention, que tout cet art formel et volontaire, le plus éloigné de la réalité qui se puisse concevoir, fait vibrer ces murailles et les anime, pour ainsi dire, de la vivante chaleur de l’esprit.

Dans cette chambre et dans les chambres voisines, moins belles parce que moins bien conservées mais encore très magnifiques, partout d’autres stèles funéraires, les mêmes longs cercueils ivoirins, sculptés, fouillés d’inscriptions merveilleuses, tous de la forme d’un bateau renversé la quille en l’air sur une plage, les uns très longs, faits, semble-t-il, pour des corps gigantesques, les autres, tout petits, à la mesure d’enfants nouveau-nés. Là reposent quelques-uns des princes saadiens qui vécurent, il y a trois cents ans, dans le palais détruit d’El Bedi. Si l’on en croit le Nozhet et Hadi, la Récréation du Chancelier — titre charmant pour un livre d’histoire ! — le premier personnage enterré là, et qui fit de cet enclos un endroit sanctifié, serait le bienheureux patron, le pôle brillant, le maître dans la vie droite, la source de vérité, Abou Abdallah Sidi Mohammed ben Seliman Eldjezaùli, l’auteur fameux d’un petit recueil de prières en l’honneur du Prophète. Et après lui le chérif Abou Abdallah Elkaim, qui chassa les Portugais des forteresses du Souss où ils s’étaient établis ; le chérif Aboulabbas et ses enfants garçons et filles, massacrés par le caïd Ali ben Abou Bekr Azikki, gouverneur de Marrakech ; le chérif Abou Abdallah Mohammed Eccheikh, assassiné par les Turcs ; le chérif Moulay Abdallah qui pratiquait l’alchimie, au mépris du proverbe : « Il y a trois choses que vous devez éviter, car elles vous entraîneraient a trois autres choses : ne buvez pus de sirop, vous seriez amené à boire des spiritueux : abandonnez la recherche de la pierre philosophale, cela vous conduirait à la sophistication et à la fraude ; surtout évitez le commerce des vieilles femmes, vous voudriez ensuite en fréquenter de trop jeunes ; » le chérif Aboulabbas Moulay Ahmed et Mansour, le Doré, gloire de la dynastie saàdienne, et qui mourut, empoisonné peut-être par un de ses fils au moyen d’une figue fleur, à l’instigation d’une esclave concubine, l’orgueilleuse Elcheizouran ; son fils le prince Zidan qui rendit l’âme dans son lit ; le chérif Abou Mérouan Abdelmalek, objet de scandale par l’abus qu’il faisait des boissons fermentées.et que sa garde de renégats chrétiens assassina un jour qu’il était ivre ; le chérif Eloualid, grand amateur de musique, égorgé lui aussi par ses chrétiens renégats ; le chérif Moulay Mohammed Eccheickh, qui, dans les délices d’El Bedi, oubliait ses devoirs de Sultan sous l’ombrage des cognassiers, près d’une, femme drapée dans des robes couleur de safran et de piment ; enfin, le chérif Moulay Elabbas, dernier des princes saàdiens, traîtreusement mis à mort par ses oncles de la tribu des Chébanâ.

Cette effroyable histoire de sang n’est écrite nulle part dans cette chapelle fleurie. Tout y est grâce, repos, harmonie. Les inscriptions qui couvrent les murailles et les tombes, n’enferment dans leurs lignes, d’une fantaisie divine, que des phrases pompeuses et vides, des louanges hyperboliques, une poésie de convention où rien ne rappelle les tragédies saàdiennes et ces luttes fratricides « à faire blanchir les cheveux et à rendre caducs des enfants à la mamelle » dont cette ville de Marrakech fut le théâtre sanglant. C’est toujours la même rapsodie, qu’il faut lire sous cette calligraphie d’une distinction suprême :

Salut au mausolée, enveloppé de miséricorde,
Et dont la tombe est ombragée par les nues !
Les effluves de la sainteté s’en dégagent
Comme un parfum,
Et par lui les brises soufflent jusqu’à nous.
À cause de ta mort,
Le soleil de la foi s’est obscurci,
Et les sept sphères se sont voilées de ténèbres.
Les piliers de la gloire se sont écroulés de douleur
Et les sept cieux ont tremblé,
En apprenant la nouvelle de ton trépas.

Dans tout ce pieux bavardage, qu’est devenue la réalité brutale ? Manifestement les poètes n’ont été occupés qu’à jeter des fleurs sur des tombes. La tradition leur commandait de n’écrire sur ces marbres et ces murailles que des choses apaisées et apaisantes. Et puis eux-mêmes pouvaient-ils imaginer rien d’autre ? L’inspiration arabe ne s’est jamais épanouie que dans le lyrisme amoureux. À croire ces inscriptions, ce ne sont pas des princes frénétiques, brutaux, sensuels, passionnés du pouvoir, souvent d’un sadisme cruel, qui sont enterrés là, mais des amants malheureux, de pieux imans, des poètes. Et les pigeons et les colombes, tous les oiseaux de la tendresse qui entrent par les portes ouvertes, sont chez eux, parmi ces tombes où la poésie musulmane n’a développé que les entrelacs gracieux de sa rêverie un peu fade sur de tragiques destins.

Dans cette brillante chapelle, l’essence même du génie arabe semble reposer, comme à Florence l’esprit de la Renaissance dans la chapelle des Médicis. À Fez, on ne serait point surpris de rencontrer cette merveille. Mais ici, à Marrakech, dans cet immense fondouk d’ânes, de mulets et de chameaux ! Ce petit enclos plein d’orties apparaît comme un cap de civilisation, l’extrême pointe de l’art moresque profondément enfoncée dans le primitif et le barbare. Que ce soit justement là que soit venu s’épanouir ce qu’a produit de plus parfait la civilisation andalouse dans toute l’Afrique du Nord, cela remue au fond de la mémoire l’énorme poussière du passé, anime d’une vie singulière le souvenir de choses mortes. Des notions qui apparaissaient invraisemblables, et quasi fabuleuses, lorsqu’on les lisait dans les livres, retrouvent leur crédibilité et un air tout naturel. On se remémore, sans en être autrement étonné, qu’au temps où ces chambres funéraires étaient dans leur première fraîcheur, il y avait à Tombouctou une université florissante et des bibliothèques qui comptaient plusieurs milliers de volumes… Une chapelle comme celle-ci permet à l’imagination de jeter de longues passerelles sur de grands espaces vides et d’étendre bien au-delà de l’horizon, où nous les bornons d’habitude, les grandes réussites de la civilisation musulmane.

N’importe ! ce chef-d’œuvre délicat est, ici en exil. C’est une relique d’un inestimable prix, mais c’est une relique, un magnifique accident, quelque chose comme un de ces lacs brillants que la mer laisse derrière elle à la marée descendante. Pour trouver une tombe qui soit vraiment à l’image de cette ville déjà saharienne qui, en dépit de quelques beaux vestiges, reste toujours un grand camp de nomades, il faut sortir de cet enclos, faire trois cents mètres de chemin, longer un mur de boue, et jeter un regard au travers des planches mal jointes, d’une misérable porte rapiécée. On aperçoit alors, sous l’ombre d’un bel abricotier, quelques briques assemblées sans beaucoup d’art et badigeonnées d’une couche de chaux qui s’écaille. Là dort Yousef bon Tachefin, qui fonda Marrakech et conduisit ses hordes de guerriers au visage voilé à la conquête de Grenade et de Cordoue. Bien souvent des mains pieuses ont tenté d’élever les murs d’une Goubba au-dessus de son tombeau. Mais toujours l’illustre mort, habitué à l’espace et à la vie sous la tente, a fait sauter d’un coup de pied ce qu’on édifiait sur sa tête, ne pouvant supporter au-dessus de son sommeil que le toit mouvant des feuilles.
IV. — UN GUETTO MAROCAIN

Quand on a longtemps erré dans cette ville musulmane, bien poussiéreuse, bien délabrée, mais vaste et aérée, remplie d’une belle humanité qui sent la montagne et le bled, quel dégoût de tomber dans le Mellah ! C’est un des lieux les plus affreux du monde. Là s’entassent quinze à vingt mille Juifs, dans un espace infiniment trop étroit pour leur vie pullulante. Ce ne sont que caftans noirs sordides, calottes crasseuses, cheveux gras tirebouchonnant sur les joues ou bien pommadés, travaillés en boucles, en franges, en mèches ramenées autour de la calotte noire avec une recherche de l’élégance qui fait peur ; têtes ravagées par toutes les variétés de teigne qui dégoûtent le passant et ravissent le spécialiste ; yeux chassieux, clignotants, purulents, mal ouverts qui semblent sortis d’une cave et s’effrayer du jour ; barbes incultes, chairs blafardes ou colorées d’un rose de poupée. En vain le regard cherche-t-il à se poser sur quelque chose de propre. Par une fatalité incroyable, les denrées elles-mêmes, un fruit, une orange, un citron, une bougie, du sucre, tous ces objets dont le nom seul éveille une idée de fraîcheur, prennent ici l’air sale et malade. Dans les chambres groupées autour d’une cour intérieure, d’innombrables familles mêlent dans une promiscuité ignoble leur vermine, leurs maladies, leurs animaux, leurs enfants. De la porte qui donne accès dans les couloirs et les cours jusqu’au fond de ces taudis, c’est une agitation, un grouillement sordide autour de matelas immondes, parmi des plats et des cruches cassées, dans une odeur de fumier, de sang de poulet, et les relents de la maya, cette eau-de-vie de ligues, de raisins et de miel qu’on boit à pleins verres au Mellah.

Le plus affreux, c’est l’école, où, dans l’odeur inexprimable, des grappes d’enfants pressés les uns contre les autres comme des mouches sur un papier ou des têtards dans une mare, ânonnent les textes hébraïques, pleurent, crient, s’abandonnent sans vergogne à tous les besoins de la nature, autour de vieux maîtres dégoûtants, qui conservent jusque dans l’extrême vieillesse un air d’enfance abrutie. Ah ! l’horrible verger d’enfants ! Et comme il fait comprendre ce mot d’un rabbin qui disait : « En Israël, il y a trois sortes de gens : les Israélites, les Juifs et les Juifs du Maroc. »

En sortant des quartiers arabes, on quitte une civilisation d’un caractère aisé, insouciant, ami du plaisir et du repos, enfantin jusque dans sa gravité et son désir du gain, pour trouver ici un monde effroyablement affairé. Tout ce Mellah s’agite, trafique, se marie, vit et meurt, sans paraître soupçonner son étonnante abjection. Bien plus, de cette ignominie s’élève une sorte de gaité satanique, un immense mépris pour tout ce qui n’est pas juif, un orgueil qui brûle en secret sous la servilité et la crainte. Et sans doute est-ce pour cela qu’au milieu de tant de misères le regard s’épouvante et le cœur ne s’émeut pas… L’autre jour, dans le souk des cuivres, je regardais un de ces Juifs, vieillard septuagénaire, aveugle, demi-nu, occupé à faire tourner une roue au fond d’une échoppe, éclairée par les feux verts et jaunes des métaux qu’on étame. Pauvre Samson aveugle ! Comment demeurer insensible ? Il semblait là depuis des siècles, attelé à cette roue comme à la roue de l’infortune. Et pourtant, ce qui affligeait le plus, ce n’était pas le spectacle de cette misère particulière, c’était de penser qu’il ne fallait rien moins que l’excès de cette détresse pour faire naître un sentiment qui partout ailleurs, au Mellah, est étouffé sous le dégoût…

Quand naguère je traversais les ghettos de Galicie, de Bohême et de Hongrie, et que je voyais ces Juifs sordides dans leurs souquenilles boueuses, je me disais : « S’ils me semblent si dégradés, si horribles, c’est qu’ils sont de misérables Orientaux, transportés à des centaines de lieues de leur ciel éclatant, dans des régions froides et brumeuses. Ils m’apparaîtraient sans doute tout à fait différents dans leurs contrées natales, loin de cette boue qui couvre leurs vêtements, loin de ces glaces où ils grelottent. Là-bas, dans leur pays de lumière, ils doivent retrouver, j’imagine, quelque propreté, quelque noblesse… » Et justement c’est le contraire ! Ici, ils se découvrent plus sales, plus vermineux qu’en Europe. Leurs robes noires, leurs calottes crasseuses attristent plus encore sous ce soleil éclatant. Et il leur manque à tous irrémédiablement la nostalgie de quelque Orient perdu que je croyais, là-bas, apercevoir au fond des yeux…

Le patriarche de cet enfer hébraïque est le bonhomme Corcos, l’argentier des Sultans, le millionnaire du Mellah. Je vais chez lui quelquefois, pour l’entendre raconter les histoires d’un vieux Maroc, qu’il connaît comme personne et qu’il raconte avec un détachement ironique, bien étranger à l’Islam. Sa maison est une des rares qui soient propres au Mellah. On y entre par une cour remplie de la paille hachée dont se nourrissent ânes et mulets. Au milieu, une haute, une immense balance, faite pour peser des centaines de kilos, se dresse avec son fléau, comme un gibet à deux branches. Dans un coin, un réduit sombre, meublé d’un coussin déchiré et d’un petit bureau sans pieds pour écrire accroupi. C’est là que travaille le bonhomme, qu’il traite les affaires courantes, qu’il paye, reçoit, compte et mesure. Il me prend la main, et par un étroit escalier, nous gagnons un balcon de bois qui domine la cour intérieure. On entrevoit au fond des chambres des berceaux balancés par de grosses matrones aux bras nus, des matelas sur lesquels sont couchés de vieilles gens qui ont l’air à l’agonie. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? D’autres pièces offrent un aspect bourgeois de très vieille maison de province, avec leurs petits placards vitrés, chargés de verrerie, de porcelaines, d’objets d’argent ; des lits, des armoires à glace, une machine à coudre ; mais sur les murs blanchis à la chaux quelque arbre de Jessé ou les Lions de Juda, grossièrement peinturlurés, rappellent qu’on n’est pas ici chez le notaire de Ruffec ou d’Amboise.

Il faudrait être Balzac, pour décrire ce logis, pour retrouver les couleurs et les ombres avec lesquelles il peignait quelque vieil intérieur de Saumur ou de Limoges ; les grandes fortunes commençantes, la maison d’un père Grandet ou d’un Sauviat tout occupé de ses affaires, tandis que sa fille perd son âme à lire Paul et Virginie ; ces demeures où des drames se jouent entre des générations qui ne se comprennent plus… Cette maison est remplie d’enfants qui grandissent prés de ce vieillard, sans se douter encore que bientôt cette vie leur apparaîtra aussi bizarre, aussi lointaine qu’elle me l’apparaît à moi-même. Qui connaîtrait bien ce logis pourrait se faire une idée des transformations profondes qui se préparent dans la juiverie du Maroc. Déjà les fils du bonhomme ont abandonné le vieux costume traditionnel pour les vêtements européens : ses petites-filles jouent du piano, parlent français, sont élevées chez « les sœurs, » et habillées a la mode de Paris transformée par Marrakech. Mais lui reste fidèle aux antiques usages, garde l’antique vêtement et les babouches noires et le foulard bleu à pois blancs jeté par-dessus la calotte et noué autour du menton. Pendant qu’il me raconte avec aménité la suite compliquée des intrigues, des trahisons, des meurtres qui sont l’ordinaire de l’histoire moghrabine, le bruit de la machine à coudre, les notes_ hésitantes d’un piano accompagnent son récit. Ses petites filles viennent nous saluer avec une gentille révérence et des phrases polies qui sentent le couvent. Dans la cour, l’égorgeur rituel saigne un poulet qui crie. Par la fenêtre ouverte, arrivent d’une école voisine où l’on enseigne le français, des phrases comme celles-ci, qui entraînent l’esprit dans un rêve dément, et que répètent, comme un verset de la Loi, les enfants du Mellah : « Nos ancêtres les Gaulois… » ou bien encore :

Mon père, ce héros au sourire si doux…

Alors tout danse devant moi, les deux Lions de Juda, l’arbre de Jessé sur le mur, et la fausse pendule peinte et sa clef peinte elle aussi, pendue à un clou imaginaire. Je n’écoute plus le père Corcos ; je n’entends plus ni le piano, ni la machine à coudre, ni les cris du poulet : je n’ai d’oreilles que pour ces phrases folles, qui résonnent d’une façon tout à fait extravagante dans ce ghetto saharien.


V. — LE DÉPART DES ASKRIS

Le rendez-vous est pour quatre heures du matin.

J’ai le temps ; le muezzin n’a pas encore chanté. J’avance avec ma lanterne dans les rues tout à fait noires. Un peu de fraîcheur règne encore sur la grande ville obscure, qui d’ici quelques instants, dès que le soleil aura franchi les cimes de l’Atlas, va devenir une vaste chose brûlante. Pas le moindre braiement d’âne ; pas encore un cri de coq. Silence aux portes des mosquées. Silence devant les fontaines, si agréablement animées tout le jour par le va-et-vient des enfants et des âniers porteurs d’eau. Dans les bassins tranquilles, sous les voûtes de brique ou les hauts portiques de cèdre, les génies, dont l’imagination marocaine peuple le monde des eaux, semblent prisonniers du sommeil. Les portes des quartiers sont fermées, les gardiens endormis dans leur niche souterraine ; au bout de chaque rue, je pousse un gros loquet de bois, j’entrebâille la porte massive, radoubée en maints endroits, comme la carcasse d’un vieux bateau qui aurait vogué sur les siècles, et qui s’ouvre en gémissant. Je me glisse dans une autre rue, et me voici dans un petit cimetière, d’une cinquantaine de tombes, qui entourent la qoubba d’un des sept patrons de Marrakech. Des dormeurs sont couchés entre les tertres, recroquevillés dans leurs haillons, pour se défendre du froid de la nuit et se protéger des mouches, qui vont jaillir en bataillons innombrables avec le premier rayon du jour. L’endroit est propice au sommeil, tranquille, à l’écart de la rue ; ces tombes musulmanes, aux pans doucement inclinés, font d’agréables oreillers, et le Saint qui règne ici ne peut qu’envoyer d’heureux songes à tous ces gens qui paraissent sortis un instant de leurs tombeaux pour y rentrer à l’aurore.

Soudain, au milieu des ténèbres, une voix sonore s’élève de quelque minaret tout proche, perdu dans la masse des maisons. Est-ce le chant de la résurrection ? Ah ! cela y ressemble, tant c’est inattendu au milieu de ce silence, parmi tous ces corps endormis… Ce n’est pas, comme dans le jour, la courte phrase gutturale qui appelle à la prière, c’est l’adieu au croissant, l’enterrement de la nuit, un long chant plein d’ardeur, qui se développe en roulades sans fin, tantôt chanté par quelque vieux muezzin, enroué d’avoir ainsi jeté depuis quarante à cinquante ans la même prière du haut du même minaret, tantôt léger et nuancé, quand c’est la voix d’un jeune homme, — mais toujours imprévu, dans son caprice, toujours un peu déconcertant pour nos oreilles étrangères et vraiment d’un autre monde, si ce chant vous arrive à travers les bruines d’un sommeil qu’il pénètre sans le troubler.

La voix qui m’accompagne, est une vieille voix usagée, pleine de trous, de précipices ; et pourtant, rien qu’à écouter ce. vieux rossignol de mosquée, l’imagination s’émeut, les murailles tombent, devant moi et laissent entrevoir en songe tout ce qu’elles cachent, avec tant de soin de choses véritablement belles ou simplement gracieuses, dont l’agrément est fait du demi-abandon où leurs propriétaires les laissent glisser doucement, de l’imprévu d’une vigne, d’un cyprès, d’un figuier, qui, dans la décrépitude et le renoncement d’alentour, fait jaillir sa force neuve et sa grâce toujours vivante.

Au lieu de réveiller la ville, il semble que ce chant religieux l’endorme plus profondément, d’un sommeil qui ne ressemble pas au sommeil de nos cités d’Europe toujours fiévreux et en travail. Le sommeil de cette ville a quelque chose d’enfantin, comme ses métiers et son trafic, comme ses pensées elles-mêmes et tout l’ensemble de sa vie.

L’interminable roulade me perd un instant sous une voûte, me rejoint à la sortie du tunnel, et brusquement se tait. De grands cris douloureux jaillissent à la fois de tous les côtés de la ville. Puis le bruit s’efface de l’air. De nouveau, les murailles élèvent leurs remparts impénétrables autour du mystère qu’elles abritent, et ma lanterne n’éclaire plus que de la boue séchée qui s’écroule…

Très exactement, à quatre heures, j’arrive au lieu du rendez-vous, dans la cour du fondouk qui sert de caserne aux Askris.

Ces Askris sont des mercenaires, vaguement dressés à l’européenne, qui, pour vingt-cinq sous par jour, s’habillent, se nourrissent, assurent la police de la ville et prennent part, à l’occasion, aux expéditions dans le bled, comme c’est le cas aujourd’hui. Ce matin, je dois partir avec une centaine d’entre eux et le lieutenant qui les commande, pour rejoindre dans l’Atlas une colonne de soldats français et des contingents indigènes qui se rassemblent près du poste de Tanant. En arrivant dans le fondouk, je trouve tout le monde occupé, parmi les pigeons et les poules, à charger sur des mulets les mitrailleuses, les caisses de cartouches, deux petits canons de montagne, des tentes, des couffins, des bouillottes, et des gargoulettes. Tout était prêt pour le départ, lorsqu’on nous avertit que cinq de nos Askris, pour éviter la corvée d’une expédition fatigante, étaient allés se réfugier dans l’écurie du Pacha, sous les pattes des chevaux, — ce qui est, comme chacun sait, un asile aussi inviolable que la qoubba d’un marabout. Il fallut courir après eux, les tirer de leur sommeil, palabrer un grand moment pour les persuader de nous suivre, et le soleil était levé depuis longtemps déjà, quand nous fîmes en musique, au son des tambours, des clairons et des musettes, notre sortie du fondouk. Une foule de femmes voilées, riant et bavardant un peu haut, nous attendaient à la porte. Laides, jolies ? sait-on jamais ? dans ces paquets de mousseline et de laine ? Mais quels yeux, quels bras charmants ! Dès que les Askris apparurent, bien minablement vêtus de défroques européennes, — vestes kaki, jambières dépareillées, godillots trop larges pour leurs jambes maigres et nerveuses de grands garçons mal nourris, — toutes ces Aïcha, ces Zara, ces Yasmin, poussèrent des youyous d’allégresse, et traînant dans la poussière leur haïck de laine et leurs babouches fatiguées, brodées de fils d’or et d’argent, elles accompagnèrent les soldats, échangeant avec eux de petits cris d’adieu, de cette voix aigrelette et murmurante, qui sort du voile de mousseline comme un pépiement d’oiseau.

A mesure qu’on s’éloigne de l’enchevêtrement des ruelles qui forment le cœur de la ville, des chemins plus larges s’en vont entre des murs de jardins, derrière lesquels les arbres et les plantes sont soustraits aux regards aussi jalousement que les femmes. Toutes ces pistes poussiéreuses aboutissent aux remparts, dont la masse formidable, flanquée d’un millier de tours carrées, encercle Marrakech. Autour de cette énorme muraille, qui s’allonge sur plus de trente kilomètres, ébréchée dans ses tours, édentée dans ses créneaux, mais d’une allure toujours grandiose, les jardins de palmiers et d’oliviers font presque de tous les côtés une seconde enceinte à la ville. Quelquefois, ces jardins s’approchent jusqu’à toucher la muraille, et les palmiers penchent leurs têtes sur les créneaux délabrés, et dans le bleu du ciel les branches toujours frémissantes se mêlent à la terre rosée qui s’effrite. Mais le plus souvent, au pied des murs et des tours, s’étend un terrain vague, d’un extraordinaire aspect. Partout des trous béants, dont la terre est rejetée sur les bords, des excavations profondes qui ont servi naguère à creuser des galeries par où arrivent de très loin des eaux de source à Marrakech. Beaucoup de ces aqueducs souterrains se sont effondrés au cours du temps ; on a creusé de nouveaux trous, et tous ces orifices de puits, vivants ou morts, bouleversent le terrain, le hérissent d’étranges pustules. Ajoutez à ce chaos des monticules aux profils bizarres, formés des immondices rejetées par les siècles hors de la ville ; des cimetières sans clôture, où les chiens viennent, la nuit, fouiller avec leurs pattes ; quelque mausolée solitaire ; un arbre marabout avec ses branches épineuses, couvertes de chiffons et de touffes de cheveux ; une rigole d’eau vive venue on ne sait d’où, les berges escarpées d’un oued, profond de plusieurs mètres, sur lequel est jeté de loin en loin une arche de pont romantique, faite à souhait pour illustrer quelque tragique histoire espagnole. Entre ces bosses, ces trous, ces précipices, une piste tortueuse où passent quelque troupeau de chèvres, de moutons ou de vaches, des burnous derrière des ânes, des femmes qui vont laver à la seguia de la laine ou du grain. C’est à la fois animé et solitaire, vivant et mort ; cela ne ressemble qu’à soi-même, et, sans qu’on sache pourquoi ni comment, ce désordre poussiéreux fait une harmonie saisissante avec le grandiose de la muraille et le charme bucolique des jardins… Ailleurs, plus de palmiers, plus d’oliviers ; rien que l’immensité nue, — verdoyante au printemps, complètement brûlée l’été, — d’où l’on voit de loin accourir les longs chapelets des puits, semblables à des cratères minuscules, qui apportent dans leurs profondeurs l’eau, la vie, la fraîcheur à la ville et aux jardins. Et tout au fond du paysage, l’Atlas, la grande vague resplendissante de son écume neigeuse qui ne s’écroule jamais sur la plaine…

Le matin, comme presque toujours en été, la montagne demeure invisible, voilée, escamotée par la brume. Sur toute sa longueur, la muraille, frappée en plein par le soleil, resplendit sans aucune ombre. Les grosses tours carrées, qui s’avancent en saillie tous les trente mètres environ, semblent s’être enfoncées, anéanties dans la masse de terre uniformément dorée. Devant nous, la plaine immense, pareille à un sombre miroir de cailloux gris étincelants. Il est sept heures du matin. Les rênes brûlent dans les doigts ; on commence à regretter l’ombre de toute la boue séchée qu’on laisse derrière ces murs de feu ; avec une vague inquiétude, les yeux éblouis par la lumière mesurent l’espace embrasé qu’il va falloir traverser sous ce ciel sans merci, pendant des heures et des journées, pas à pas, mètre par mètre, à l’allure d’un homme à pied, sur un cheval qui dort déjà…


JEROME et JEAN THARAUD.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Ce palais de la Bahia sert aujourd’hui de résidence au général Lyautey quand il vient à Marrakech.