Le « Journal de route » du docteur Emily

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Le « Journal de route » du docteur Emily
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 356-388).
LE « JOURNAL » DE ROUTE
DU DOCTEUR ÉMILY


I

La plupart des événemens mêlés aux jours d’un peuple n’intéressent guère son souvenir, sinon par les modifications qu’ils apportèrent à ses destinées. Quelques entreprises pourtant, n’eussent-elles rien changé au train du monde, valent par elles-mêmes, quand les énergies, la constance, les sacrifices qui les ont soutenues ont grandi la nature humaine. L’essentiel est connu dans le commun des actions, quand on en sait le but et les résultats, l’alpha et l’oméga de l’histoire. Mais il faut épeler par toutes leurs lettres les inscriptions magnanimes que certains ouvriers ont gravées à coups de vertus sur la dureté hostile des choses, car seul le détail des efforts et des souffrances révèle et mesure les mérites oubliés par le succès.

Fachoda est demeuré, dans la mémoire, comme un mot synthétique d’espoir, d’admiration et de deuil. Il rappelle un retour offensif de notre énergie pour reprendre en Egypte les droits acquis par un siècle de persévérance et perdus en une heure de faiblesse ; il rappelle une marche à travers l’inconnu de l’Afrique jusque sur le Haut Nil ; il rappelle une retraite sans combat, sans délai, sans compensation, sous la menace d’une guerre immédiate à laquelle l’Angleterre était prête et que nous n’avions pas prévue.

Au lendemain de cet abandon, les politiques se sont combattus sur l’opportunité ou sur l’imprudence de l’aventure, sur l’urgence ou sur la maladresse de la résignation et la France a accueilli avec une gratitude triomphale les soldats qui, chargés de la tâche raisonnable ou chimérique, l’avaient accomplie comme si elle eut été facile. En eux, l’instinct national aimait à honorer des héros, fussent-ils les héros d’une folie. Encore l’admiration les devinait-elle plus qu’elle ne les jugeait. On n’avait la mesure que des espaces parcourus et du temps employé. Dans le lointain du pays ténébreux s’effaçait la netteté des obstacles qu’ils avaient dû vaincre ; l’imagination ne voyait de la complexe et multiple opération qu’une marche au pas de charge, sous les frissons du drapeau, avec le plus facile des courages, celui de l’élan. Les seuls hommes qui connussent la vérité, ceux qui l’avaient faite par leurs actes, ne parlaient pas.

C’est douze ans après l’expédition qu’un d’eux, Baratier, a commencé de rompre ce silence. Il a raconté son exploration d’un marais dans le Bahr-el-Cazal[1]. Ce n’était que l’aventure d’une avant-garde, la durée de quarante-sept jours dans une entreprise de trois années, une étape de quelques lieues dans la traversée d’un continent. Mais à apprendre ce que, là, pour quelques-uns et durant quelques semaines, la solitude eut de tragique, la souffrance d’atroce et la nature d’homicide, le public pour la première fois soupçonna ce qu’avait pu être la longue épreuve de tous et devint désireux de la mieux connaître. A cette curiosité, une satisfaction non moins authentique et plus étendue va être offerte par un autre ouvrier de l’œuvre, le docteur Emily. Ce médecin principal de l’armée coloniale était un jeune docteur à deux galons quand il fut adjoint à la mission Marchand. Comme Baratier, il se contente de publier son « Journal de route. » Ce journal s’ouvre a peu [très à la date et à la place où Baratier a fermé le sien, suit pas à pas durant dix-huit mois les chemins sinueux et la vie changeante de l’expédition, à travers les vases du Bahr-el-Gazal, la province de Fachoda, la plaine orientale du Nil, les contreforts et les terres hautes de l’Abyssinie et se termine à la date où l’expédition atteint Djibouti et s’y embarque pour la France.

Ne fût-ce que pour la nouveauté du voyage dans des régions tout à fait inconnues ou à peine explorées, ces notes mériteraient l’attention. M. Emily est médecin et il observe les peuples rencontrés, leurs types, leurs mœurs et, dans les différences des races et des civilisations, les similitudes de l’espèce. Qui se mêle de soigner les hommes doit connaître les plantes : il s’intéresse le long de la route à en rencontrer de nouvelles. Plus riche que la dore est la faune : il note la surabondance ou la rareté des bêtes, depuis les crocodiles et les hippopotames trop familiers, jusqu’à ce balœniceps-rex, l’oiseau introuvable partout, sauf dans les roseaux du Bahr-el-Gazal : il renseigne les chasseurs, ses frères, sur les animaux qui sont gibier pour l’homme et ceux pour lesquels l’homme est gibier. Enfin il est Corse, c’est-à-dire qu’il aime la nature et, en parlant d’elle, il la reflète. Dans les régions basses et leur torpeur humide, il s’attarde peu à la description d’une monotonie qui l’étouffe et ne l’inspire pas, sauf quand cette platitude laisse toute la place à la beauté du ciel : alors la plume de l’écrivain semble s’être trempée dans les couleurs parmi lesquelles le soleil couche sa gloire. Mais, à l’approche des montagnes, son style s’éveille et se vivifie. On croit voir, tant certaines lignes font image, le relief tourmenté des plateaux abyssins, les interminables pentes qui découragent l’ascension et, quand elle est finie, ces sommets dont les flancs abrupts se dérobent au regard et le précipitent, comme en une chute, au fond lointain des vallées. Les yeux du voyageur étaient aussi avides de ces paysages que sa bouche de l’eau limpide et jaillissante, où, altéré par deux années de bourbes tièdes et fétides, il s’abreuva certain jour de janvier, au premier torrent de l’Abyssinie.

Mais ce livre est surtout précieux aux Français désireux de connaître ce qui se dépensa de multiples courages et de dévouement obscur dans cette campagne africaine. Et il est d’autant plus évocateur de vérité que ce n’est pas un récit composé à loisir, que c’est un horaire où les faits de chaque jour ont été transcrits à l’instant de leur naissance et dans la succession de leur diversité. Ils parlent eux-mêmes, parlent seuls, occupent encore leur place et gardent leur apparence première, sans interpolation, commentaire ou arrangement. L’arrangement s’impose dès qu’on ne se contente pas de prendre leur épreuve instantanée et qu’on les prétend disposer en histoire. Tout historien, si véridique soit-il, met en clarté ce qu’il juge essentiel, en ombre ce qu’il estime secondaire, c’est-à-dire enchâsse les faits dans l’opinion qu’il a d’eux et où ils demeurent prisonniers. De là quelque chose d’inévitablement factice, un ordre plus lié que les événemens n’avaient dans l’indépendance de leurs simultanéités, une apparence d’action plus une, plus simple, plus facile, plus brève qu’elle ne se succéda, et, par la logique de l’exposé, une sorte de force directrice et d’élan continu, même dans les entreprises qui furent les plus interrompues et les plus lentes, au long cours des heures incertaines. Cette synthèse ne ressuscite pas dans les détails l’existence imposée à ceux qui agissaient, et c’est par le détail qu’on souffle, qu’on persévère, qu’on se dévoue, qu’on fait son métier d’homme et son apprentissage de héros. Ces notes sont le mémorial de l’éphémère que dédaigne l’histoire. Elles honorent l’humilité des taches obscures, le zèle qui s’épuise souvent avec le plus de générosité où il obtient le moins de résultat, l’anxiété qui ne fut pas moins poignante la veille pour avoir été rassurée par le lendemain. Elles imposent par leurs répétitions monotones, le sentiment de ce qu’ajoute, même aux épreuves tolérables si elles étaient courtes, la continuité tombant goutte à goutte. Elles montrent, surtout, par la constance et l’ubiquité des efforts voués à un seul dessein, quelle force d’inertie les choses opposent aux hommes, et combien de fois et sur combien de points il faut la vaincre pour être maître d’une place et d’une heure.

Pourquoi M. Emily, qui fut de la Mission dès le début, au cours de 1896, n’ouvre-t-il pas son Journal avant la fin de 1897, et commence-t-il son récit au milieu des événemens ? La pensée que rien en nous ne se fatigue vite comme l’admiration l’a-t-elle empêché de raconter jour par jour une belle œuvre de trois années ? Je regrette ce qui manque. Laquelle eût paru trop longue à lire, de ces épreuves que des Français n’avaient pas trouvées trop longues à supporter ? Certain qu’il resterait assez de gloire à ces Français, même dans un exposé incomplet de leurs actes, l’auteur a-t-il voulu supprimer tout ce qui n’avait été que préparation à l’acte décisif ? Mon regret s’augmente, car il me faut suppléer à ce silence et dire d’abord deux mots de cette préparation.

Pour parvenir au Nil, une force française ne pouvait en Afrique s’organiser que sur un sol français, et elle avait intérêt à s’avancer aussi loin que possible par territoire français : ces deux motifs avaient imposé la route par le bassin du Congo. La marche devait, même au-delà de nos possessions, rester pacifique, des guerres avec les indigènes eussent retardé et refermé derrière nous le passage qu’il fallait tenir ouvert pour les communications et les ravitaillemens : puisqu’on renonçait au pillage, il fallait voyager avec les approvisionnemens nécessaires à la troupe et les marchandises de troc destinées aux naturels. A travers l’Afrique centrale, rien ne se transporte que réduit en charges assez minimes pour passer, à travers l’étroitesse des sentes, sur la tête des porteurs : négocier de pays en pays, pour le transport d’un tel bagage, le concours volontaire de tant d’hommes, eut perdu le temps de l’expédition, payer leurs services eût épuisé les marchandises de troc. On s’avisa que les meilleurs chemins d’un pays neuf sont les fleuves. Ils deviendraient à la fois les chemins et les porteurs, les chemins aplanis, les porteurs infatigables et gratuits. De là tout le plan : partir du Gabon français, gagner la rive française du Congo, remonter ce fleuve, puis l’Oubanghi, puis le M’bomou, s’élever, d’affluens en affluens, aussi haut et aussi loin qu’on pourrait vers le plateau qui sépare les bassins du Congo et du Nil, user seulement là de la voie terrestre, et traverser dans sa moindre largeur cette ligne de partage pour gagner le plus proche des affluens navigables qui coulent vers le Nil. On ne savait rien de la région haute ni de ses races indigènes ; mais, grâce à l’empire naguère étendu par l’Egypte sur la vallée du Nil, le confluent du Soueh dans le Bahr-el-Gazal, et du Bahr-el-Gazal dans le Nil étaient connus.

Ainsi, au moment où les Anglais, pour reconquérir le Soudan sur les Mahdistes, formaient au Caire une armée, deux cents noirs du Sénégal, conduits par une douzaine d’officiers français, partirent du Gabon pour atteindre avant les Anglais le Haut-Nil. Jusqu’au M’bomou, la plus grande difficulté avait été de compléter le matériel nécessaire à l’expédition, de le répartir sur une batellerie de plus en plus légère, et de remonter un petit vapeur, le Faidherbe. On ne voulait pas s’en séparer, parce que l’on comptait sur lui pour descendre vers Fachoda le bagage encombrant, et pour être sur le Nil une vedette rapide. A la place où, dans le bassin du Congo, l’eau cessa de porter nos coques, la domination française atteignait aussi sa limite. Pour s’avancer plus loin sans guerre, il faut obtenir la permission de petits chefs. Les négociations s’allongent, car le temps n’a pas de prix pour eux et ils sont avides, mais elles réussissent à nous ouvrir le bassin du Nil, et l’on y reconnaît le point où le Soueh devient navigable. Entre les deux routes d’eau, 200 kilomètres s’étendent. Parcourir cette distance, le long des sentes, et diviser le bagage en charges de porteurs n’est pas possible : on a des canons, des bateaux et surtout le Faidherbe. Sur les 200 kilomètres une route de i mètres de large est ouverte, nivelée. Le Faidherbe, sectionné en tranches, et ses chaudières qui ne peuvent être démontées, parcourent, en glissant sur des rouleaux de bois, la distance. Le confluent du Soueh avec son tributaire le Waou a été choisi comme port. Les embarcations s’alignent, les sections du Faidherbe rejointes ont reçu leurs chaudières. La berge se transforme en bivouac. La troupe qui, depuis dix-huit mois, a suffi à tous ces travaux a hâte de s’en reposer en activant sa tâche, en atteignant Fachoda. C’est ce moment où l’avenir semble conquis par ce passé, où les actes se hâtent vers l’exécution efficace que le docteur choisit pour entrer dans la familiarité des événemens.


II

Tout est réuni, tout est prêt : mais entendez ces mots dans leur sens africain. La petite troupe demeure répartie en cinq postes. Il faut maintenir par eux la voie libre entre notre possession de l’Oubanghi et notre mission du Nil, scinder notre effectif en groupes assez restreints pour qu’ils vivent sur place, et communiquer avec tous par un va-et-vient de messagers. Il en sera ainsi jusqu’au jour où ces messagers porteront aux dispersés l’ordre de rejoindre, pour l’embarquement. Cet ordre serait donné avant la fin de 1897, s’il suffisait d’être prêt pour partir. Mais les mouvemens de la nature ne demandent pas conseil aux impatiences des hommes. Les besognes de la Mission ne lui ont pas permis d’atteindre le Soueh au moment où il aurait pu la porter. Elle n’arrive qu’à la saison des basses eaux ; six mois s’écouleront avant qu’elles montent. On ne s’est tant hâté que pour se heurter à l’inertie du fleuve qu’on ne saurait contraindre. Il faut attendre, et de quelle attente ! Fachoda est le prix d’une course où l’Angleterre et la France luttent de vitesse. Fachoda est plus près du Caire où les Anglais se formaient que du Gabon où les Français se sont préparés en même temps. Les Anglais n’avaient eu qu’à remonter en droiture les eaux profondes d’un fleuve unique et à disperser un vol de Mahdistes massé sur ses rives à Khartoum : tâches autrement faciles et promptes que suivre de fleuves en fleuves, comme ont dû faire les Français, les méandres d’une route inexplorée et négocier le passage avec des roitelets sans nombre. Et maintenant, à ceux qui avaient déjà l’avance, la route reste ouverte et, à ceux qu’un retard menace, elle se ferme ; la moitié d’un an est ajoutée au mouvement des uns pour devancer l’immobilité obligatoire des autres ; et un jour suffit pour voler à ceux qui seront les derniers venus et à leur pays tout le prix de leur effort. Voilà l’idée fixe et torturante de ces soldats réduits à constater si l’eau monte ou descend le long des berges, leur patriotisme vit dans l’angoisse de l’irréparable que chaque heure apporte peut-être. Epreuve nouvelle, pour de tels hommes la plus douloureuse, et dont les « notes » répètent l’écho bref et étouffé comme une plainte.

Mais ces notes attestent aussi que cette anxiété n’a pas rempli des jours vides d’action. Ce ne sont pas ici les fleuves de Babylone où les Juifs se tenaient pour gémir. Les notes inscrivent à chaque date le labeur de cette attente, et la nomenclature des tâches accomplies, et le nom des officiers parmi lesquels plusieurs aujourd’hui sont illustres. Où ils se trouvent arrêtés, ils s’enracinent, c’est-à-dire établissent, organisent. Leur premier soin est de transformer la berge du Soueh en place d’armes, sur un plan que le capitaine Mangin a conçu et exécute. Elle doit être solide pour abriter nos ressources contre les entreprises des naturels, pour jalonner d’un poste principal notre ligne d’étapes entre le Congo et Fachoda, enfin pour recueillir notre retraite et nous assurer le Bahr-el-Gazal, même si les Anglais nous obligeaient à abandonner la ligne du Nil.

De ce Nil à atteindre et du Bahr-el-Gazal, son affluent, la navigation est connue. Mais le Soueh par lequel les Français comptent parvenir au Bahr-el-Gazal n’a jamais été exploré. Bien n’importe davantage que parcourir ce cours d’eau et repérer l’unique accès de la flottille vers le Nil. Pour cette reconnaissance que l’on prévoit courte, Baratier s’embarque le 20 janvier sur une baleinière avec l’interprète Landerouin, vingt-cinq soldats, dix pagayeurs et quinze jours de vivres. Tandis qu’il descend le fleuve, l’enseigne de vaisseau Dyé le remonte pour en préparer l’hydrographie, et le lieutenant Largeau s’engage dans la Waou qu’il doit suivre jusqu’à la source.

Tout à coup, de proche en proche et de peuplade en peuplade, court le bruit que des blancs en grand nombre s’avancent du Midi, nouvelle confuse et rapide comme les nuées d’orage qui, dans ce pays, s’amassent du Sud. Seraient-ce des Anglais de l’Ouganda, ou des Belges du Congo, ou rien, car dans ce ciel l’imagination aussi a ses mirages ? Pour n’être pas surpris par les vrais dangers, le mieux est de se garder même contre les périls chimériques. Le lieutenant Gouly part avec vingt-cinq tirailleurs pour battre, aussi avant qu’il pourra, la brousse dans le Sud. Le second de Marchand, le capitaine Germain, avec cinquante-cinq Sénégalais, marchera au Sud-Est jusqu’à la Mechra, ruine d’une redoute élevée par les Egyptiens sur le Bahr-el-Gazal, et, pour la remettre en défense, Mangin abandonne les rives-du Soueh. Ces mesures de précaution contre les blancs, qui n’apparaissent pas, sont près de provoquer un soulèvement des indigènes que cette occupation militaire inquiète. Il suffirait de leur hostilité pour anéantir, sinon la troupe perdue au milieu d’eux, au moins les chances de marche sur le Nil. Germain, contre des menaces parfois violentes, a besoin d’autant de fermeté que de patience pour conserver à la fois la place et la paix. Et pour calmer partout autour des postes l’émoi des indigènes, ce n’est pas trop que Marchand, négociateur infatigable, distribue et renouvelle les bonnes raisons et les perles plus persuasives encore.

A peine se rassure-t-on sur les projets des chefs, l’inquiétude grandit d’une hostilité autrement menaçante, qui, silencieuse et invisible, relient, déjà, comme un otage ou une victime, un des chefs les plus nécessaires à tous. Février s’achève ; Baratier, parti pour quinze jours, est absent depuis huit semaines. Rien de lui. Quel obstacle l’arrête et garde prisonnière sa voix même ? Et s’il n’a pu passer, comment passera l’expédition ? Le 1er mars, Largeau, rappelé de la Waou, va par terre à la recherche. Il envoie d’abord quelques lettres ; elles indiquent la persistance de mauvaises dispositions chez les indigènes : il les a entendus discuter sa mise à mort, moins effrayé de ces menaces que des boues où il enfonce. Ensuite, de Largeau non plus, rien. Est-ce fait de lui, comme de celui qu’il voulait retrouver ? On se le demande jusqu’au 26 mars, « jour à marquer d’une pierre blanche, » où tous les perdus reviennent. Les causes de leur retard, les péripéties de leur retour, et la chance de leur rencontre ont été racontées dans le Journal de Baratier.

Le docteur Emily ajoute une indication que Baratier avait passée sous silence : il dit l’état d’épuisement où apparurent ces rescapés du marais. Sa compétence, dans le compte ouvert à la santé de la Mission, permet de constater avec quelle exactitude la maladie, sous le climat d’Afrique, paie tous les excès, même les excès de courage. La maladie n’omet aucun de ces officiers. Elle tue Gouly, sentinelle perdue à soixante lieues. Elle va et vient sans cesse autour de Marchand, qui la provoque sans cesse, qui semble, partout où il envoie les autres, leur y donner rendez-vous, se fait le lien de leurs activités, les assemble toutes dans la sienne, et se consume dans la mesure où il se prodigue. Il inquiète le docteur plus que personne, et plus que jamais dans les premiers jours de mai, où la Mission, sûre de sa route, voit enfin monter le fleuve. Mais ce fiévreux déconcertant, que son médecin couchait la veille et qui, le lendemain, courait le pays, de reconnaissances en palabres, d’inspections en chasses à l’éléphant et au lion, ne permet pas à sa santé de le mettre en retard. Il impose rudement silence au mal comme au plus incommode de ses subordonnés. Tous ceux qu’il commande lui ressemblent, l’approche de la fatigue espérée les guérit de leurs fatigues anciennes et, dès qu’apparaît la chance de partir, le docteur n’a plus de malades.

Au début de juin le Soueh porte les embarcations légères, mais il faudra encore un ou deux mois pour qu’il soulève utilement le Faidherbe. La hâte d’arriver décide à échelonner le départ. Marchand, Baratier, Mangin, le docteur, la moitié des hommes, avec le menu bagage, s’embarqueront tout de suite sur la flottille. L’autre moitié, avec Germain et Dyé, suivra sur le Faidherbe, avec le matériel encombrant et l’artillerie, quand les eaux seront assez hautes. Le 4 juin, cinq canots et quelques pirogues laissent aller. Le 12, on entre dans le marais qui retint si longtemps Baratier et que le docteur décrit à son tour. La route vaut d’avoir deux narrateurs et que l’on compare les deux itinéraires. Sans conteste, le plus tragique fut celui de Baratier, parce que, tâtonnant dans l’inexploré, il sembla plus longtemps conduire à la mort par la faim et sous la boue. Mais, même allégée de ces suprêmes périls, l’expédition ne chôma pas de souffrances. Devant elle, plus de fleuve, mais une mer de roseaux, épais, durs, hauts. Leur masse est tout l’horizon, leurs racines entrelacées forment une espèce de sol, et reposent ici sur la vase, là sur l’eau qu’elles cachent également. Sous ce fourré inextricable un chenal, inégal dans son étroitesse, capricieux dans ses sinuosités, plonge et coule. C’est lui qu’il faut deviner, qu’il faut ne pas perdre ; c’est entre les tiges de ces roseaux, c’est tantôt à travers, tantôt sur l’épaisseur de ces racines, que les embarcations doivent faire leur soufffe. Parfois les herbes mortes, que l’invisible courant charrie et insinue entre les herbes vivantes, forment des amoncellemens sous lesquels il continue de passer, mais qui semblent clore toute issue et qu’on doit ouvrir à la hache. Parfois, au contraire, c’est de main d’homme qu’il faut, où le fond offre quelque solidité, opposer au chenal un barrage, afin que l’obstacle retienne et fasse monter les eaux trop basses pour porter les embarcations : après quoi, on le brise comme on ouvre une porte d’écluse. Pour avancer, on se hale sur les roseaux dont les feuilles tranchantes et vénéneuses déchirent et enflamment les mains. Où la vase oppose sa résistance molle et victorieuse, les hommes, pour soulager les bateaux qui s’y enlizent, se jettent dans le marais, poussent leurs embarcations, d’un dernier élan y remontent quand ils s’enlizent eux-mêmes, et, jusqu’à épuisement, recommencent, pour ne pas même déplacer parfois le bateau de sa longueur. En certaines journées, on n’avance que de 500, de 200 mètres. Dans ce limon, qui n’est ni la terre ni l’eau pullulent les familiers dégénérés de l’un et l’autre élément, reptiles, rongeurs, poissons ; là se dissolvent leurs pourritures. Les hommes, qui vivent en amphibies dans cette puanteur, la doivent boire pour se désaltérer. La nuit du moins apporte-t-elle le sommeil ? Le soir éveille l’innombrable et chantante armée des moustiques, rois de cette humidité, si agressifs que nul, blanc ou noir, ne goûte un instant de repos, que chacun a peur surtout des heures obscures, et chaque matin se relève plus las d’une épreuve qui ne s’interrompt jamais. Elle dura du 12 au 24 juin. Pour franchir 40 kilomètres, il avait fallu douze jours.

Mais après, quelle récompense ! Flotter sur une eau libre et qui jamais ne parut plus claire, saluer le Nil, le descendre, arriver les premiers ! Le 10 juillet, on reconnaît sur la rive gauche l’emplacement d’une ville qui fut vaste, mais dont les fortifications sont en ruines et qu’habite la solitude. Solitude hospitalière, ruines pleines d’espérance, vous êtes Fachoda.


III

Aussitôt la même ardeur, ordonnée et multiple, qui a conduit les Français jusque-là, travaille à les fixer où ils sont parvenus. A peine les hommes à terre et le drapeau hissé dans la place, on s’occupe de se ménager un réduit central, en attendant que l’on complète la défense de l’enceinte réparer. Mangin se retrouve ingénieur pour entreprendre ces travaux. Landerouin s’improvise jardinier pour semer un potager qui fournira de légumes frais la garnison. Marchand noue des relations avec le chef du pays, le Mek, et ouvre à Fachoda un marché où les indigènes apportent, pour les besoins de la garnison des denrées, des animaux, apprennent par leurs gains le profit de notre présence el, comparant noire justice et notre générosité à la violence spoliatrice de leurs chefs, indigènes, Egyptiens ou Turcs, s’accoutument à aimer notre tutelle. Il commence ainsi à préparer le protectorat de la France, car il n’est pas ambitieux de moins.

La troupe minuscule qu’il conduit serait inefficace contre les armées des Derviches, maîtres de Khartoum, ou des Anglais, en marche contre les Derviches. Que l’une ou l’autre de ces armées l’emporte, elle voudra achever à Fachoda sa victoire. Et surtout, si l’Angleterre fait l’effort nécessaire pour détruire les Mahdisles qui lui ont anéanti jusqu’au dernier un corps de 10 000 hommes et ont pris Khartoum à Gordon, elle ne se laissera pas frustrer du Haut-Nil par 200 noirs, sous la conduite de 12 Français, dans des ouvrages démantelés. Mais Marchand ne s’est jamais considéré comme un enfant perdu que la France a envoyé si loin pour tenter un coup de hasard. Il n’a accepté qu’une mission raisonnable. Il est parti de France pour coopérer à un dessein que la France ne poursuit pas seule et pour trouver sur le Nil des alliés.

La poussée de la puissance anglaise en Afrique est un coup droit à l’Abyssinie. L’Angleterre a voulu prendre ce pays : ne l’ayant pas emporté d’assaut, elle l’investit. Pour l’isoler de la mer, elle a favorisé l’ambition italienne, le long du littoral, autour du plateau éthiopien ; elle-même a continué le cercle enveloppant par la conquête de l’Ouganda. Si elle parvient à rejoindre l’Ouganda par la vallée du Nil, elle ferme le blocus. Au peuple en danger, s’il ne consent pas que ses richesses naturelles, son industrie naissante, sa croissance légitime subissent, comme des affamés, la merci du vainqueur, une seule chance reste : prévenir la fermeture de la circonvallation, s’assurer la plaine étendue au pied de ses montagnes jusqu’au Nil. Il lui faut l’accès du fleuve pour s’ouvrir le Soudan et exercer, sur les multitudes qui peuplent cette immensité, l’influence due à la plus brave et la plus intelligente des races indigènes, à la seule qui parmi elles possède le germe de toutes les fécondités, une tradition rudimentaire, mais antique de croyance chrétienne. Le respect dû au droit à la vie pour tout peuple, et au droit à la puissance pour les peuples qui autour d’eux sont des maîtres de civilisation eût suffi pour intéresser la France à l’avenir de l’Abyssinie. Combien plus lorsqu’elle-même entrait en rivalité avec l’Angleterre et songeait à reparaître sur le Nil. Qu’Abyssins et Français y parviennent de concert et s’établissent en face. Français sur la rive gauche et Abyssins sur la rive droite, l’opération accomplie par chacun d’eux apporterait à l’autre des avantages essentiels. A l’Abyssinie, devenue notre voisine, un grand marché d’échanges, la collaboration éducatrice de notre industrie, le secours de notre bienveillance diplomatique et de notre savoir militaire ; à la France, une réserve inépuisable de soldats aguerris et proches, contre tout ennemi de la conquête commune et solidaire. Et cet ennemi, fût-il le peuple britannique, il lui deviendrait bien difficile de briser, par des coups portés de trop loin, une défense qui se pourrait réparer sur place. La France avait compris cela et saisi, pour le faire comprendre aux Ethiopiens, le moment où leur empereur était Ménélick, où l’attaque de l’Italie leur avait montré le péril de leur situation, où leur victoire d’Adoua, exaltant la fierté nationale, rajeunissait leur espoir de grandeur. Des pourparlers engagés s’étaient changés en accord. Ménélick avait promis son concours. Il partirait de ses montagnes, suivrait les cours d’eau qui en descendent pour se jeter dans le Nil. Les Français le trouveraient établi sur la rive droite du fleuve quand ils atteindraient la rive gauche.

Voilà ce qui a été affirmé au capitaine Marchand quand on lui a offert de partir, voilà ce qu’il a redit à ses officiers pour faire appel à leur courage raisonnable, voilà ce que tous attendent. Dès qu’ils sont entrés dans le Nil, leurs yeux ont fouillé la rive droite, mais en vain. Maintenant que l’incertitude d’atteindre Fachoda ne les obsède plus, elle est remplacée par l’incertitude de s’y maintenir, et le Journal résume, le 30 juillet, la pensée commune : « Verrons-nous venir de l’Est les Abyssins nos amis et nos alliés ? Ou bien le Nord nous enverra-t-il des ennemis, les Derviches, ou des compétiteurs, les Anglais ? »

Or, contre les compétiteurs ou les ennemis, la troupe française est non seulement seule, mais réduite à la moitié de son effectif. L’autre moitié, avec l’artillerie, s’avance, mais bien loin encore, sur le Faidherbe. Si le vapeur avait rejoint, la Mission courrait du moins ses chances avec toute sa force, et lui, battrait les bords du Nil et remonterait le Sobat, le plus important des fleuves qui viennent des montagnes amies, pour apprendre aux alliés attendus notre impatience et apporter de leurs nouvelles. Mais « le Faidherbe arrivera-t-il ? pourra-t-il traverser le marais ? » Sans lui, il faut attendre, encore attendre, et avec le supplice des bonnes nouvelles qui se murmurent et qu’on ne peut vérifier. Car, à plusieurs reprises, des rumeurs se répandent que les Abyssins parcourent la rive droite. Mais le fait n’est jamais rapporté par un témoin qui les ait vus. Des lettres pour Ménélick sont confiées à des indigènes qui tentent de joindre les frontières abyssines, mais aucun ne revient. D’autres rumeurs annoncent les Derviches qui, occupant toujours Khartoum, remontent le fleuve pour se ravitailler, et doivent connaître la présence des Français. Ce sont en effet les Derviches qui viennent les premiers.

Le 25 août, deux petits vapeurs et cinq chalands que ceux-ci remorquent sont signalés. Quand cette flottille s’approche, on distingue qu’elle est chargée à pleins bords de troupes, on évalue leur masse entassée à quinze cents ou deux mille hommes avec de l’artillerie. La défense n’a pas un canon et compte quatre-vingt-dix-neuf hommes, et que d’abord il faut diviser, car on ignore si l’on sera attaqué parterre. Par bonheur, les Derviches ne débarquent pas et, tandis qu’ils continuent à remonter le Nil, tous nos tirailleurs rassemblés garnissent les défenses qui font face au fleuve. Avant d’arriver à hauteur de la place, les pièces des navires ouvrent un l’eu inefficace auquel les Mahdistes joignent bientôt une fusillade désordonnée dans un tumulte de cris sauvages. Derrière le rempart rien ne se montre, rien ne s’entend jusqu’à ce que l’escadrille étant bien en face et abonne portée, des feux de salve déchirent d’un bruit intermittent et bref le silence de la rive.

Tous les coups portent, soit dans la cible vivante que forme la foule mahdiste, soit dans les coques. La guerre est trop familière à nos tirailleurs pour qu’ils s’émeuvent de leur œuvre dans cette chair humaine ; mais pour eux une chose est nouvelle, les surprend et les réjouit, c’est le son des balles qui par salves trouent les tôles des bordages, avec un bruit de marteaux frappant tous ensemble. Et à chaque plainte des coques, sous les rafales de chocs multiples et confondus en une seule et étrange sonorité, répond aussi en rafales le rire des tireurs invisibles derrière le retranchement. Nouvelle aussi est pour l’ennemi l’efficacité des projectiles qui si vite prennent tant de sang aux soldats et ouvrent à l’eau les navires. Elle déconcerte la bravoure des Derviches et, pour se mettre hors déportée, ils continuent à remonter le fleuve. Ont-ils compris le vice d’une tactique où la supériorité du nombre leur est inutile et qui les expose inertes et à découvert ? Après s’être abrités, ne vont-ils pas se ressaisir et reprendre par terre l’attaque, se rendant ainsi toutes leurs chances ? C’est ce que redoute Marchand. Il veut qu’ils ne débarquent pas. Pour cela, dès qu’ils s’éloignent, il les fait suivre par une partie de ses hommes qui, invisibles dans les herbes de la berge, continuent à atteindre les équipages et les navires. Les Derviches croient garnie de troupes la rive qui, durant quatre kilomètres, partout leur a été meurtrière, et se décident à la retraite. En se rapprochant de Fachoda, ils recommencent le tir ; nos fusils de nouveau rassemblés ripostent efficacement. De nouveau la flottille dépasse la ville en suivant le cours du fleuve. C’est la fuite. Pour l’activer, Mangin l’escorte encore assez loin. Enfin ils s’éloignent à toute vapeur. L’affaire avait duré près de dix heures, nous avions tiré douze mille balles. Chacun avait pris le fusil, même le docteur, qui écrivit le soir : « Voilà une journée bien employée. » Il l’avait employée à mettre à mal plus d’hommes qu’il n’en pansa.

Les bonheurs maintenant se pressent. Le 29 août, le Faidherbe mouille devant Fachoda. Germain et Dyé l’ont ramené, non sans peine. Il a mis vingt-deux jours pour traverser les quarante kilomètres de marais. Mais, être réunis, fût-ce pour les mauvais jours, est une grande joie. Ces événemens fixent la volonté du chef qui gouverne le pays. Notre petit nombre lui avait inspiré jusque-là une confiance précaire, nous mesurions son amitié à l’abondance ou à la pénurie des vivres que les naturels apportaient à notre marché, et parfois, par peur des Derviches, il nous eut laissés mourir de faim. Notre victoire lui donne le courage d’être à nous. Le 30, il consent au traité qui met son pays sous l’autorité de la France et, le 3 septembre, il le signe.

Reste, pour rendre cette possession durable, à rendre effectif le concours des Abyssins. Dès le matin du 1er septembre, le Faidherbe appareille avec Baratier et Dyé. Il revient après quatorze jours. Il a remonté le Sobat. Le témoignage unanime des populations a fait connaître que les Abyssins ont paru dans la plaine, un mois avant l’arrivée de la Mission à Fachoda. Ce n’était pas une armée, mais une avant-garde ; elle a réclamé le protectorat du pays pour Ménélick, a planté, à l’embouchure du Sobat dans le Nil, deux drapeaux français, et a regagné les monts, « en promettant de revenir avec des bateaux à la fin de la saison des pluies, c’est-à-dire en novembre ou en décembre. » Il s’en est fallu de peu que notre rencontre se fit sur le Nil avec les Abyssins. Mais pour une action immédiate, nous n’avons plus à compter sur eux. On parera au plus pressé avec ce qu’on pourra réunir de Français. Une compagnie de renfort est encore dans l’Oubanghi avec le capitaine Rollet. Le Faidherbe regagnera le Bahr-el-Gazal pour la ramener. En même temps, des communications seront cherchées par le Sobat avec l’Abyssinie et l’on préparera le concours de Ménélick pour décembre, si les circonstances donnent délai jusque-là. C’est le 14 septembre que ces résolutions sont prises, le 10 que le Faidherbe repart.

Le 19, à cinq heures du matin, une lettre adressée « au commandant de l’Expédition Européenne de Fachoda » parvient à Marchand. Les deux noirs qui l’apportent ont le costume des troupes égyptiennes, la lettre est signée « Norbert Kitchener Sirdar. » Il a pris Khartoum le 2 septembre, su par les Mahdistes la présence des Français à Fachoda, et annonce sa visite. C’est la visite du destin. Pour la raconter, l’écrivain change de plume. Au lieu de quelques lignes comme d’ordinaire, il consacre onze pages aux incidens d’une journée qui, selon le mot de Kitchener, « allait faire beaucoup de bruit dans le monde. »

Elle fut de la part des Anglais une suite de combinaisons ordonnées et réfléchies, sous l’apparence d’actes spontanés et simples. Kitchener amène une petite flotte, 2 000 hommes et 50 canons, pour n’être pas pris au dépourvu si la rencontre devient bataille, surtout pour prévenir cette bataille et imposer sans elle ce qu’il veut par sa « force prépondérante. » Il prie, comme la supériorité de grade l’y autorise, Marchand de se rendre à bord, pour se donner, avec le prétexte de la visite à rendre, l’occasion de pénétrer dans la place, d’en connaître la garnison et l’armement. L’examen fait, il expose avec une calme assurance que les droits de l’Egypte sur le Haut-Nil, tenus en échec par l’insurrection mahdiste, viennent de reprendre toute leur étendue par l’anéantissement des révoltés ; que Fachoda, ancienne possession de l’Egypte, est redevenue égyptienne et qu’il vient l’occuper, bon prince, il accepte le débat sur sa thèse, mais la controverse commencée au nom du droit égyptien se clôt par une sommation de la puissance britannique, comme si, d’une leçon apprise, s’échappait soudain le cri sincère et redoutable. Comme la menace n’ébranle pas le refus des Français, un colonel qui accompagne le général lui propose de les expulser sur l’heure, et ceux-ci, semble-t-il, n’ont plus qu’à redire : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers. » À ce moment décisif, de l’offensive, le général passe à la transaction. Il propose aux Français, soit de rester à Fachoda comme mission scientifique sous le drapeau anglais, soit que les deux drapeaux flottent ensemble sur la ville et qu’elle soit provisoirement occupée d’accord par les troupes de l’une et l’autre nations. Il va diminuant ses exigences, pour obtenir la résignation des Français à ce dont il se contente. Cette modération lui est inspirée par deux sentimens qui, d’ordinaire, se contredisent, qui, chez les Anglais, s’associent et se complètent, une générosité instinctive et un égoïsme réfléchi. Kitchener, parce qu’il savait de ces Français et par ce qu’il apprend, leur a voué une admiration sincère ; en ces briseurs d’obstacles il reconnaît son espèce, et se plairait à ménager leur honneur. Puis obtenir leur consentement à une occupation indivise, c’est se faire ouvrir par eux la porte que l’Angleterre réouvrira plus tard pour les mettre dehors. Et l’on sait, en Egypte même, comment finit un condominium. Il veut rendre hommage à ces bons serviteurs de leur pays, et il veut que ces hommages servent à son propre pays. De là un mélange d’estime et d’exigence, de sentimens nobles, d’arguties chicanières, et de menaces caressantes, rots à la fois souples et solides où il enveloppe ceux qu’il veut faire des prisonniers volontaires.

Dans ces rets le chef de la Mission se laisse entourer sans se laisser prendre et il en démêle sans brusquerie la complexité. Sensible aux égards loyaux, sans être ni dupe ni irrité des artifices, il sait n’être pas en reste de bonne grâce. Mais voici l’essentiel : il a reconnu et mesuré la force de sa faiblesse. Cette faiblesse, il le sait, s’il est réduit à combattre les Anglais, lui prépare, autant que les choses sont sûres à la guerre, une défaite à Fachoda. Mais il a deviné aussi que Kitchener, s’il souhaite avec passion prendre la ville, ne le désire pas au point qu’il assume, pour cette conquête, la responsabilité d’une guerre entre la Grande-Bretagne et la France. La rencontre des deux hommes est le combat de deux craintes. C’est par la crainte de la défaite immédiate que Kitchener peut manœuvrer Marchand ; c’est par la crainte d’une guerre nationale, que Marchand peut contenir Kitchener. Mais combien sont inégales les chances, et qu’il y en a pour Kitchener de prendre sans risques ! Les protestations les plus solennelles dont nous couvririons notre retraite, ne seraient même pas une inquiétude pour lui. Il donnera acte de toutes les réserves, pourvu qu’il signe à Fachoda ; la possession lui garantira le reste, car ceux qui abandonnent, en criant au voleur, leur bourse pour chercher la garde, ne reviennent guère reprendre leur bien. Une résistance fût-elle certaine, s’il est autorisé à la croire de pure forme, il réglera volontiers le cérémonial de l’affaire et accomplira sans hésiter les gestes inoffensifs qu’il faut pour faire violence aux doux : les ballets où les danseurs ont mines d’adversaires, et se mêlent dans une lutte réglée de mouvemens et de durée, ne sont pas le début des drames où les peuples entiers se rangent en vraies batailles les uns contre les autres. Même une lutte où rien ne serait factice, où il faudrait en venir à la violence efficace, n’arrêtera pas Kitchener, s’il pense ne s’engager que dans un duel au premier sang contre des adversaires courageux, mais raisonnables, et qui, après avoir satisfait à l’honneur, ne s’obstineraient pas pour l’accroître d’un sacrifice inutile. C’est l’ordinaire des délimitations coloniales que les poseurs de bornes se tuent un peu, ces malentendus armés, qui laissent les plus forts en possession, n’engagent pas les drapeaux des peuples, et, réduit à ces proportions, l’incident de Fachoda ne serait en Europe qu’un fait divers du désert. La France n’avait jamais été assez attentive à ses intérêts coloniaux pour les défendre par la guerre, et la France nouvelle connaissait assez le prix de la paix pour vouloir, peut-être, la paix à tout prix. Cela non plus n’échappe point à Kitchener. Une seule opposition pourrait lui imposer. Il faudrait qu’il fût certain de trouver à Fachoda une résistance invraisemblable, insolite et militairement absurde. Une lutte où ceux qui ne peuvent pas vaincre soient incapables de se résigner, où ceux qui ne sauraient rester soient résolus à ne pas partir, où les plus faibles, sans pitié pour les plus forts, imposent par leur obstination désespérée, à ceux qui voudront en finir, les dernières énergies de la violence, où la tuerie de ceux qui sont une garde de drapeau par ceux qui sont dix contre un, donne à la victoire un air de guet-apens, s’accompagne d’un tel cri d’agonie qu’on ne puisse pas ne pas l’entendre, et laisse une assez large tache de sang pour que l’on soit contraint de la voir, est la seule lutte redoutable à Kitchener : car elle est la seule qui puisse réveiller l’indifférence, émouvoir la pitié, contraindre les représailles de la France. Voilà ce que Marchand a compris. Mais pour qu’un observateur pénétrant comme Kitchener croie les Français de Fachoda prêts à mourir, il faut qu’ils le soient. Ils le sont. Sûr de ses officiers comme ils sont sûrs de leurs hommes, Marchand tient le destin suspendu à une volonté non moins sure d’elle-même. C’est cette volonté qu’à tout il oppose comme la pointe d’une épée, sans étendre le bras, mais sans rompre. Que Fachoda fût un bien sans maître quand le drapeau français y a été arboré, ou que, même avant la dispersion des Mahdistes, la marche des Anglais eût suffi pour rétablir sur tout le Soudan le droit de l’Egypte, c’est une question : mais personne à Fachoda ne saurait la résoudre, car c’est affaire de diplomates et non de soldats. La solution qui intéresse à la fois l’Angleterre et la France appartient aux gouvernemens de ces pays. Si le Sirdar consent à attendre qu’ils décident, Marchand promet d’évacuer la ville au premier ordre qu’il recevra de Paris. Jusque-là, il ne peut ni quitter la place qu’il a occupée par ordre, ni, tant qu’il l’occupera, y admettre une troupe étrangère. Il s’y défendra si on l’y attaque, et, quoi qu’il advienne, par la paix ou par la guerre y restera. Et sa parole, exempte de toute vantardise, est la voix d’une résolution si certaine, et le soldat expert à lire dans les yeux de soldats a si bien vu dans le regard du chef français la volonté de tenir parole et de rester, en effet, à Fachoda, vivant ou mort, qu’une telle puissance d’obstination l’arrête et que, devant cette immobilité tragique, il recule. Kitchener part et laisse à Marchand Fachoda. Deux hommes ce jour-là ont été grands, l’un parce que, armé, il a su être doux, l’autre parce que, désarmé, il a su être impérieux, que l’un a fait le sacrifice de sa force, et que l’autre a exercé la force de son sacrifice.

C’est une victoire, combien amoindrie dès le lendemain ! Kitchener est parti en laissant, sous les ordres d’un colonel anglais, une partie de sa flottille et de ses troupes. Le bataillon égyptien qui prend terre dans le voisinage immédiat de Fachoda, et les bateaux mouillés près de la rive ne tiennent pas compte du protectorat établi par Marchand sur la région. Mais le moyen pour Marchand d’interdire le fleuve et la terre qu’il n’occupe pas ? Et même le moyen de protester contre ces rivaux qui prétendent au même protectorat et, malgré lui, tolèrent la présence des Français ? C’est l’équilibre des possessions provisoires dans le lieu disputé. Mais aussitôt la possession anglaise tourne à la prépondérance. Le bataillon égyptien a trois fois plus d’hommes que nous, il se fortifie dans une redoute à deux cents mètres de nos remparts, et l’arme d’une artillerie très supérieure à la nôtre. La flottille s’arroge la police du fleuve et la surveillance de nos embarcations. Enfin un poste important, établi au confluent du Sobat et du Nil, épie et au besoin couperait nos communications avec l’Oubanghi. Contre les renforts qui nous viennent par là on se garde d’avance, notification nous est faite que le droit de visite sera exercé sur le Faidherbe à chaque passage. Qu’adviendra-t-il, si le navire attendu ramène la compagnie de tirailleurs ? Cette inquiétude dure autant que l’espoir de leur arrivée. Mais le Faidherbe revient vide, les barrages d’herbes l’ont coupé dans le Bahr-el-Gazal. La déception rend plus précieuse la nouvelle, de nouveau apportée par les indigènes, que les Abyssins parcourent la plaine de la rive droite, « nombreux comme la paille. » Si c’était vrai ! Deux cours d’eau, le Yall et un autre, qui traversent cette plaine, débouchent dans le Nil, en aval et non loin de Fachoda. Ils n’ont pas été visités encore par nous ; Baratier, puis Germain en remontent les rives, mais ils n’y rencontrent que la solitude. C’est vers Paris que se tourne l’espoir obstiné de ces soldats. Ils ont préparé à leur gouvernement trop de positions fortes pour qu’il ne s’y maintienne pas. A supposer qu’il doive laisser à l’Angleterre la rive du Nil et Fachoda, du moins gardera-t-il la ligne du Bahr-el-Gazal que les Anglais n’ont pas atteinte ; lui fallût-il reculer encore là devant l’ancienne province de l’Egypte, du moins n’y a-t-il au-delà ni raison, ni prétexte pour qu’il abandonne les terres du Soueh et la région haute qui touche l’Oubanghi. Là, ni les Anglais ni les Egyptiens n’ont jamais paru.

Le 9 octobre un télégramme français envoyé de Paris à Khartoum, et apporté de Khartoum à Fachoda par un vapeur de Kitchener, parvient au chef de la Mission. Le gouvernement français nomme Marchand chef de bataillon et l’invite à envoyer au Caire un de ses officiers, qui exposera à notre chargé d’affaires les résultats obtenus à Fachoda et dans le Bahr-el-Gazal. La récompense accordée au chef est une approbation d’ensemble donnée à l’œuvre. Pour le détail, le Cabinet s’enquiert, donc il s’arme : plus il sera informé, plus il aura de raisons pour ne pas fléchir. Mais en même temps, parviennent, par les journaux anglais, des nouvelles de la France. Un service de poste fluviale, déjà organisé jusqu’à Fachoda, va rendre régulière l’arrivée de ces feuilles, et la courtoisie britannique nous les communique, surtout quand leurs constatations doivent décourager les Français. Nos officiers apprennent ainsi que la grande affaire de notre politique est un procès où la réhabilitation d’un officier tourne à la haine de l’armée ; que la France a pris parti, et que les deux factions soudain formées et aussitôt furieuses transforment une cause judiciaire en une discorde civile et générale. Pour ceux qui attendent à Fachoda un regard de leur patrie, c’est le coup imprévu, invraisemblable, désespérant. Ils se sentent bien plus loin qu’ils n’auraient jamais cru, perdus dans leur désert, étrangers à leur temps, importuns à la maladie générale, et ils se demandent quelle attention et quelle énergie le gouvernement, pour défendre le droit de la France, pourra dérober à cette folie qui se frappe elle-même. Et pour la première fois le journal porte : « Quelles abominables journées ! »

La crainte que la France, dans cette crise, perde, sans même en connaître la valeur, un gage décisif pour le gain de sa partie contre le jeu anglais, émeut surtout le chef de l’expédition. Elle l’obsède au point de lui rendre insupportable l’inertie de l’attente. Il faut qu’il se jette entre l’œuvre qu’il veut sauver et la ruine qu’il prévoit. Le 25 octobre, il part lui-même pour le Caire où il avait d’abord envoyé Baratier. Là, dès son premier échange de communications avec le gouvernement, il comprend qu’elles sont trop lointaines encore. Il lance Baratier à Paris. L’heure arrive où on ne sera jamais assez près pour réveiller la conscience de ceux qui décident, leur crier la valeur de ce qui est entre leurs mains, leur dire les chances de le défendre, leur enlever l’excuse qu’ils ne savaient pas. Du moins, si l’on abandonne ce que lui et ses compagnons gardent encore, n’auront-ils pas été les chiens muets dont parle la Bible.

Marchand parti, Germain commande à Fachoda, et il semble que ce soit Marchand encore, tant l’attitude reste la même, tant continue l’effort pour lutter de vitesse avec le malheur et saisir la chance qui réparerait tout. Si les Abyssins paraissaient, quelle force pour notre gouvernement contre les exigences du Foreign Office et pour les défenseurs de Fachoda contre les troupes du Sirdar ! Le 11 novembre, Mangin part : il doit, par eau d’abord, puis par terre, s’avancer jusqu’à ce qu’il communique avec les Abyssins. Il peut, calcule-t-on, rapporter leur réponse et, qui sait ? les ramener eux-mêmes avant deux mois. Mais combien le délai parait démesuré et le secours illusoire à mesure que se précipitent les rumeurs du débat engagé et du désaccord persistant entre Paris et Londres ! Les journaux anglais parlent de la guerre possible, puis probable, puis imminente. Elle se prépare déjà à Fachoda. Les sautes d’humeur qui, dès le début, ont mêlé dans la conduite du commandant anglais la courtoisie et la raideur, ont, à chaque revirement, moins de cordialité et plus de méfiance. Il interdit à ses soldats de communiquer avec les nôtres, il détourne de notre marché les indigènes, il prend des dispositions ostensibles de combat et, le 2 décembre, le journal porte : « Pourvu que cela dure quelques jours, ici les fusils partiront tout seuls. »

Les fusils ne devaient pas partir. Sans eux la bataille avait été livrée et perdue. Le 4 décembre, Marchand et Baratier débarquent à Fachoda, pour faire connaître à leurs compagnons la ruine de leur œuvre commune. Bien de ce qu’ils ont acquis à la France ne lui restera, tout est abandonné, non seulement le sol de Fachoda, mais le Bahr-el-Gazal, mais tout le territoire jusqu’au bassin du Congo. Trois jours après, le commandant anglais, redevenu aimable depuis qu’à Fachoda il était chez lui, offrit à ceux qui abandonnaient la ville un repas d’adieu. A la fin du repas, il prit un étendard troué de balles et le présenta à Marchand comme un trophée qui nous appartenait. C’était le pavillon des canonnières derviches que nous avions mises en fuite le 21 août. De notre conquête il nous restait, présent de l’Angleterre, un morceau de soie.


IV

La retraite s’effectua sur Djibouti. C’était, à ne calculer que par la distance, la plus proche des terres françaises. Si l’on tenait compte du temps et des fatigues, la voie préférable était par le Caire, et la mission eût été rapatriée six mois plus tôt.

Pourquoi Marchand voulut-il suivre l’autre route ? De Khartoum au Caire, à Alexandrie, ses étapes eussent été triomphales : nulle nation à l’égal de l’Angleterre n’excelle à honorer les adversaires qu’elle a cessé de craindre. Marchand ne renvoya par cette voie que ses malades et ses réserves d’approvisionnemens : remettre aux Anglais le transport de ces dernières, qui étaient considérables, lui sembla la meilleure réponse à l’affirmation anglaise que nos troupes à Fachoda étaient dénuées de tout. Qu’il se hâtât de quitter l’Egypte pour ne pas mettre, vaincu, ses pas dans les pas du vainqueur, eût été d’une sensiblerie bien superficielle pour un homme surtout ému par les réalités profondes. Qu’il imposât par nervosité, après tant d’efforts, à ses compagnons un long détour de plus, eût été une rudesse bien contraire aux habitudes d’un chef scrupuleux à ordonner seulement les épreuves utiles. S’il préféra pour ses soldats comme pour lui les durs chemins, à travers la plaine insalubre du Nil et les escarpemens de l’Ethiopie, c’est parce qu’obstiné dans son dessein malgré le sort, il tentait en Ethiopie une rencontre dernière avec la fortune.

Cette fortune d’un grand projet avait échoué parce que les Abyssins avaient été absens : ne pouvaient-ils pas encore la ramener avec eux sur le Nil ? S’ils gardaient la volonté de s’y établir, ils s’y heurteraient plus que jamais à une Angleterre résolue à dominer seule le fleuve, et plus impérieuse après nous avoir chassés. Mais l’âpreté croissante de son ambition des contraignait à la lutte s’ils n’acceptaient pas sans lutte leur déchéance.

Or il ne serait pas aussi facile à l’Angleterre d’en finir avec eux. La sûreté avec laquelle ils avaient d’un coup, et sans épuiser leur effort, brisé, en une grande bataille, l’armure italienne prouvait leur valeur militaire. Contre eux l’Angleterre ne pourrait combattre qu’avec des troupes égyptiennes. Les Egyptiens, dans leur climat amollissant et dans leur sol sans frontières, comptaient leurs siècles par leurs servitudes ; les Abyssins n’avaient jamais été conquis. Les Egyptiens, lassés depuis peu d’un long esclavage par un rêve de liberté, et pour qui l’indépendance avait l’attrait de l’inconnu, trouvaient dans l’Angleterre une souveraine étrangère de plus, capable de leur assurer avec moins d’injustice l’ordre, mais destructrice, par sa présence même et jusque par ses bienfaits, de leurs ambitions nationales. Ils avaient conscience que plus ils serviraient la puissance britannique, plus ils enchaîneraient l’Egypte. Le patriotisme faisait un bloc de tous les Abyssins, il élargissait une secrète, mais irréparable tissure entre l’Angleterre et ceux qu’elle devait employer au succès de ses desseins. À Fachoda, dans le bataillon égyptien qui avait été débarqué pour nous garder à vue, nombre d’officiers et de sous-officiers nous ont confié leurs sympathies pour nous. Le Journal note, à la date du 8 novembre, une réunion où le docteur en a entendu plusieurs exprimer « la joie ardente qui a secoué tous les patriotes égyptiens à la nouvelle de notre présence ici. Pour eux, c’était l’évacuation de l’Egypte qui se préparait et s’annonçait, c’était la patrie bientôt libre, grâce à l’intervention de la France. « Quelques jours avant, les craintes des Anglais au sujet de nos renforts et leur décision « d’arrêter notre vapeur et de le couler s’il ne voulait pas se laisser visiter, » nous avaient été apprises par un soldat égyptien et il avait ajouté : « S’il y avait un conflit entre vous et les Anglais, nous ne tirerions jamais sur vos soldats qui sont des Soudanais comme nous, qui sont nos frères. Nous viendrions plutôt nous mettre dans vos rangs. » Et dans ce poste même du Sobat, qui avait été chargé de tirer sur le Faidherbe, un des officiers disait aux nôtres : « Nous serons sans doute contraints de combattre contre vous. Mais notre vœu le plus cher sera d’être vaincus. Qu’importe notre vie, pourvu que notre patrie soit libre ! » Au Caire, le chef de notre expédition a entendu vibrer plus fort ce frémissement de rancune nationale. Il a cru y reconnaître une force qui peut l’emporter sur l’honneur militaire, en tout cas, affaiblir l’efficacité de l’obéissance, et préparer à l’Angleterre, dans sa lutte contre les Abyssins, des surprises. Que notre pacte avec les Abyssins survécût, une de ces surprises apporterait peut-être à la France le moyen de reprendre la partie.

Marchand ne voulut pas partir sans connaître ceux qu’il avait tant attendus, sans savoir ce qu’eux-mêmes avaient appris de nos projets, sans s’assurer dans quelle mesure ils s’étaient tenus pour liés à notre dessein. Il avait à raviver dans le souverain la claire intelligence des périls qui menaçaient l’Abyssinie, des destinées qui lui étaient promises, des moyens qui s’offraient à elle, et du court délai qui lui était laissé pour les accomplir. Il devait transformer les vagues ententes en une étude précise d’effectifs, d’itinéraires, de concentration, de transports et, avant de quitter l’Afrique, transmettre par un dernier geste le mouvement à un courage capable de troubler la nation anglaise et de rendre à une France mieux préparée une revanche. Fidèle à l’énergie de son caractère et au devoir qu’il s’était fait de ne jamais désespérer, il vint, chassé de Fachoda, et quand le passé mourait dans la plaine, semer de l’avenir sur les monts.

Rien de cela n’est dit, mais tout cela est sous-entendu dans le Journal. Cette hâte d’atteindre l’Ethiopie, cette ferveur à en saluer la frontière, cette joie d’en admirer le peuple, cette fierté que toute sa hiérarchie soit militaire, cette impatience de conclure que la nation soit une armée, ne semblent guère d’un passant que pousse une vagabonde curiosité, mais d’un ami qui a ses raisons pour étudier cette race, vient en comparer sur place-la vraie figure à une image rêvée de loin, et triomphe du bien qu’il constate comme d’un bien qui adviendrait à lui-même. L’un et l’autre en effet se confondent d’abord. Mangin, envoyé aux Abyssins pour hâter leur descente sur le Nil, puis rejoint par l’ordre de leur annoncer notre venue, a été accueilli en suspect et un instant retenu à la frontière éthiopienne, mais parce qu’on le croyait Anglais. Cette mésaventure était le gage du succès pour sa mission. L’hospitalité nous attend magnifique dans sa pompe et significative en ses honneurs. Nous pénétrons en Abyssinie par le territoire de Thessama. Ce puissant feudataire, ce fidèle collaborateur, ce conseiller éclairé, ce proche parent de l’Empereur, se fait représenter auprès de nous par les plus hauts de ses subordonnés, pourvoit a tous nos besoins, nous appelle dans sa résidence de Goré, nous y accueille au milieu de ses guerriers, multiplie les revues, les festins, les largesses, voudrait les prolonger avec notre séjour et, au départ, donne son bouclier de velours rouge aux lames d’or, insigne du commandement suprême dans les armées abyssines, à Marchand. Si une telle grâce dans la générosité, privilège de la nature, ne peut être prescrite par mesure générale, du moins l’ordre est-il que partout les officiers français soient traités avec les prérogatives réservées aux chefs d’armées. Et Ménélick, pour les recevoir, au retour d’une expédition qu’il achève, leur donne rendez-vous dans sa Cour. Cette fraternité ne s’improvise point par ces effusions de gestes, elle s’est essayée aux preuves efficaces. Les renseignemens s’offrent, se contrôlent, et attestent qu’une coopération militaire a été tentée par plusieurs armées. Cette certitude est résumée dans ces lignes du Journal, et avec cet accent de joie : « Ainsi, c’était donc vrai ! Ménélick manœuvrait sur la rive droite du Nil, tandis que nous nous approchions de la rive gauche. Thessama à l’embouchure du Sobat, Dominici et Makonnen au Sud de l’embouchure du Nil Bleu, venaient à notre rencontre. »

Donc, l’Abyssinie a adopté et déjà servi la double idée : s’agrandir dans la plaine du Nil, et s’assurer cet établissement sur le Nil par une coopération avec la France. Mais sur place à mesure que le regard, d’abord arrêté par les apparences, les pénètre, on saisit ce qui a manqué à cette exécution pour la rendre efficace. L’Ethiopie paraît de loin un empire sous un maître, elle est une féodalité où chaque détenteur du pouvoir travaille à défendre son indépendance, et tous à neutraliser l’Empereur. Celui-ci a d’autorité ce qu’il a de force ; souvent, pour obtenir l’obéissance, il est obligé de combattre, et au moment même où nos Français montaient vers lui comme vers l’arbitre souverain d’un seul peuple, Ménélick devait conduire en personne une expédition contre un de ses grands vassaux. Nulle part l’unité ne manque davantage au pouvoir que dans les choses de guerre. Même quand tous ces grands vassaux se trouvent unanimes à faire campagne dans l’intérêt national, chacun d’eux reste le chef né et irrévocable de ses propres vassaux, et en même temps le serviteur de leur volonté générale, qu’il ne pourrait contraindre sans risquer leur défection. Les campagnes communes se brisent en multiples entreprises dans lesquelles chacun d’eux choisit ses moyens, et met sa ressemblance. C’est ainsi que les quatre expéditions descendues dans la plaine à notre rencontre s’étaient changées en quatre courses de pillage dans les plaines productrices de moissons, de troupeaux et de captifs, mais qu’elles s’étaient arrêtées où commence le sol infertile, que Ménélick et Tessama seuls avaient fait effort pour atteindre le Nil. Eux-mêmes en avaient été écartés par l’insuffisante préparation de leur tentative. Des embarcations étaient nécessaires pour descendre dans les plaines marécageuses, des approvisionnemens pour nourrir les hommes dans les étendues stériles, une hygiène pour conjurer les maladies et prévenir les contagions : on n’avait ni bateaux, ni vivres, ni remèdes. La marche, la faim, les miasmes de l’air, la corruption de l’eau, avaient épuisé de dysenterie et de fièvres, décimé et contraint à la retraite les envahisseurs. Le même peuple qui, dans une lutte défensive sur son propre sol, venait d’anéantir une année régulière, avait dans sa première offensive au loin et sans rencontrer un ennemi, laissé disséminer ses soldats et anéantir son effort par les seules hostilités de la nature.

Il avait donc manqué à l’Abyssinie pour rendre son concours efficace et sa force redoutable hors de chez elle, l’organisation, c’est-à-dire cet art de prévoir qui, à la guerre, fait la différence entre les nations barbares et les nations civilisées. Mais parmi les nations civilisées, une du moins avait intérêt à se servir elle-même en instruisant ce peuple. L’échec temporaire de cet enseignement tenait sans doute à la difficulté d’influer sur ce pouvoir à trop de têtes, et aussi à cet orgueil sauvage qui met son indépendance à ne pas apprendre et hait la servitude de leçons où il s’affranchirait. Le docteur avait surpris, dans l’attitude de certains parmi les vieux chefs, le mépris pour cette régularité européenne qui n’avait pas empêché les Italiens d’être vaincus à Adoua. Mais la France avait dû tenter sur cette anarchie militaire une cure de conseils. Assez influente pour pousser les Abyssins à l’action, elle n’avait pu négliger les moyens de rendre cette action efficace. C’est la trace de cette collaboration que les voyageurs cherchaient sur leur route et s’étonnaient de ne pas trouver. Au lieu d’un travail ancien et suivi, comme l’exigeait l’importance et la difficulté de l’œuvre, ils ne découvraient que des improvisations récentes et décousues. A Paris les seuls ministres d’accord sur l’Abyssinie avaient été ceux qui ne pensaient pas à elle ; auprès de Ménélick, les agens de la France et de la Russie ne travaillaient pas d’accord. Et, comme la forme naturelle de ce désordre continu dans une volonté intermittente, c’était par des missions volontaires et rivales les unes des autres, que le gouvernement avait poussé l’Abyssinie sans la conduire. Au lieu de préparer l’Abyssinie à un rôle durable, il semblait avoir voulu la jeter, telle quelle, et embarras d’un jour, contre l’Angleterre. Et à cette course, où il semblait que tout fût de partir vite, n’avait même pas été prêté le secours si indispensable, si facile à offrir, et qui eût peut-être suffi, des médicamens et des bateaux.

Pour que le dessein, au lieu de rester une chimère, devînt une politique, il fallait changer de méthode. Nos officiers, avec l’autorité de ce qu’ils ont accompli, essaient d’inspirer confiance en un nouvel et meilleur effort. Mais l’abandon de Fachoda ne leur laisse qu’un héroïsme solitaire et comme désavoué. Ils ont été reçus avec transports à leur entrée dans l’Abyssinie, quand ils y devançaient la nouvelle des renonciations françaises. A mesure qu’ils pénètrent plus loin, elle les devance à son tour et modifie l’accueil. Ils représentent toujours l’honneur d’hier, ils ne représentent plus l’espérance de demain. Le dépositaire de la pensée nationale, l’Empereur, ignorait l’abandon de Fachoda, quand, retenu pour plusieurs semaines, il envoyait aux officiers français l’invitation de l’attendre, et par là marquait sa volonté de s’entretenir avec eux. Avant la fin de son expédition, il a été rejoint par un jeune diplomate expédié d’Angleterre, et qui a pour lettre de crédit les derniers avantages obtenus en Egypte. Ces nouvelles sont pour Ménélick des avertissemens. La légèreté avec laquelle ont été menés nos accords avec lui, la promptitude avec laquelle on vient d’abandonner ces accords et lui-même, ont ruiné sa confiance en des ententes nouvelles. Que lui reste-t-il de commun avec une France qui s’est interdit de s’approcher du pays où il règne ? C’est avec l’Angleterre, plus que jamais voisine, qu’il est contraint désormais de s’entendre. Il aurait voulu choisir son destin avec nous, il le subit avec elle. Il n’a plus rien à dire à la Mission et à son chef que son estime. Une audience y suffit. Ce jour-là, Marchand reçut la dernière blessure du sort.

Le Journal, d’une fierté si joyeuse à l’entrée en Abyssinie, marque les étapes d’un désenchantement. A mesure que la vérité se fait plus claire, le ton devient plus sourd, la note plus brève. Et le Journal du docteur finit en carnet d’hôpital qui dit les dernières douleurs et l’agonie d’un grand dessein.

Malgré que la forme même de ce travail le défende contre tout artifice de composition et que sa régularité de pendule rythme d’une amplitude égale et ininterrompue tous les instans de la durée, cette durée s’ordonne d’elle-même en une trilogie. Des théâtres différens, des situations changées, et des sentimens successifs la divisent en trois actes qui mènent avec une émotion grandissante le drame à sa fin. C’est d’abord la marche d’approche vers le but, avec des souffrances illuminées et guéries par l’espérance fixe d’atteindre Fachoda. C’est ensuite le séjour dans la ville, avec des périls ennoblis et glorifiés par l’orgueil de conserver à la France une conquête. C’est enfin la retraite par l’Abyssinie, où la sécurité de la route, la clémence du climat, la fin des misères, la largeur de l’hospitalité, les respects et les honneurs ne pourront alléger le poids accablant de l’œuvre abandonnée et de l’espoir perdu.

Tel est ce livre : une Odyssée où il y a des pages d’Iliade.


V

Le dernier mot d’une Iliade ne doit pas être de tristesse, mais de fierté.

La tristesse fut légitime chez les soldats quand ils quittèrent la bataille, car ils n’avaient reçu du sort que les trahisons. La fierté est permise à la pairie quand elle les regarde eux-mêmes, car peu d’hommes furent plus hommes.

Il y a des tentatives dont tout l’honneur appartient à un seul et qu’on a louées tout entières en célébrant leur chef. Certes, le chef ici mérita d’attirer les regards et leur admiration fait justice. Porter sans défaillances le poids de lourdes entreprises, en conduire les détails, en ordonner l’unité, exiger beaucoup des autres et obtenir plus encore en s’imposant à soi-même plus qu’on ne demande à personne, associer l’intelligence et le cœur de tous à l’effort qu’une discipline ignorante ne servirait pas assez, connaître les aptitudes et répartir d’après elles les tâches, inspirer à chacun le genre de crainte et d’affection qu’il faut pour accroître la vertu du pouvoir et en garder le prestige intact même dans la familiarité, ne se déconcerter de rien, par la poursuite calme et assurée des choses les plus difficiles donner le sentiment que rien n’est impossible, posséder en effet ce je ne sais quoi de mystérieux et de dominateur qui sacre les rois de la volonté : tels sont les privilèges des êtres faits pour le commandement, et tels furent, dès qu’il eut à les employer, les dons d’un obscur capitaine. Nul de ses officiers n’échappa à cet empire qu’ils demeurent fiers d’avoir subi, mais la ferveur intacte de leur tendre respect n’est pas un aveu d’inégalité naturelle, mais une déférence des compagnons.

Il n’est pas en effet un de ces êtres isolés dont la hauteur domine la médiocrité ambiante, et qui, fruits superbes et illogiques d’un sol inculte ou épuisé, apparaissent dans leur temps comme des signes de contradiction. Lui est un fils légitime de sa race, l’élève d’une éducation, le premier entre des égaux, et voilà le caractère le plus noble de sa maîtrise. Ses compagnons et lui avaient été formés ensemble dans la plus grande école d’initiative, d’autorité, de caractère, qui fût ouverte aux français de leur siècle. Ils étaient de cette armée qui, à la fois conquérante et colonisatrice, prolonge et honore la France en Afrique. Là, immensité du pays, lenteur des communications, surprises hostiles du climat, des animaux et des hommes, conduite de la guerre et gouvernement de la paix, tout enseigne la constance des efforts, l’ingéniosité des moyens, la promptitude des actes, la patience des attentes, et oblige ceux qui exercent l’autorité à accroître leurs aptitudes et à multiplier leurs professions. Cette discipline commune avait préparé d’avance les officiers de la Mission aux épreuves qu’elle leur réserva. Elle leur avait donné, non le courage qu’ils n’avaient pas eu à apprendre et dont ils ne voudraient pas être loués, mais ce secret d’endurance qui, dans le corps épuisé, garde intactes les énergies de l’âme ; mais cette intelligence collective de ce qui, en toute occasion, était à faire ; mais cette variété d’aptitudes qui transformait, selon les besoins, ces soldats en géographes, en architectes, en astronomes, en diplomates, en garde-magasins, en ouvriers ; mais cette simultanéité de concept qui unit sans cesse leurs intelligences, cette hâte d’obéissance qui souvent précéda les ordres, cette collaboration qui, spontanée ou soumise, assura chaque jour par les actes les plus différens l’unité de l’œuvre.

L’Afrique où les officiers vivent déracinés de leurs affections originaires, exposes ensemble aux mêmes périls, et réduits à se suffire, prépare entre eux des amitiés où ils ont plus de leur cœur à mettre et que l’échange constant des services, parfois au péril de la vie, rendent sacrées. Elle avait d’avance fait frères les compagnons de Marchand. Ils le furent par l’inquiétude de tous dès qu’un d’eux semblait en péril, par leur élan à courir au secours sans attendre un appel à l’aide, par la sollicitude de chacun à ne pas accroître pour soi les fatigues des autres. Cette délicatesse trouva son expression la plus touchante dans la lettre suprême où Gouly mourant prie le docteur Emily de ne pas venir, parce que la route est trop longue et sans eau. Cette solidarité eut sa victoire continue dans leur émulation sans jalousie, dans leur oubli de mettre à part leurs mérites, dans leur empressement à les confondre ensemble, dans leur joie de succès communs et indivisibles.

La France inspire aux Français qui l’ont contemplée d’Afrique une plénitude particulière dans l’amour. Les factions qui divisent la patrie cessent d’être intelligibles. Ni leurs cris ne traversent la voix de la mer, ni leurs mouvemens le calme du désert. La France seule est assez grande pour attirer le regard lointain, et cet éloignement qui la montre tout entière dévoile d’elle l’harmonie et l’unité. Tous les siècles apparaissent comme les serviteurs successifs de la même reine, et les forces qui en elles ont cru se contredire la complètent. On comprend qu’aimer seulement d’elle quelques fragmens de sa durée ou de son génie serait la méconnaître, et détruire rien de ce qu’elle garde vivant serait la mutiler. Elle règne intacte dans un culte généreux pour toutes les grandeurs de notre histoire. C’est celui que les officiers de la Mission avaient appris. La France ne serait pas assez grande pour leur cœur, si elle n’était que la France d’un parti, c’est-à-dire d’un jour. Ils l’aiment de ses origines à l’heure présente, et tout son passé présent à leur mémoire nourrit leur piété. Quand sur les bords du Soueh ils se retranchent et bâtissent un fort, ils pensent à un soldat glorieux de la France en Egypte, et baptisent Desaix leur ouvrage. Quand ils battent les Derviches, le 25 août, fête de Saint-Louis, ils fêtent leur victoire en donnant au réduit central de Fachoda le nom du roi qui tenta de dominer en Afrique.

Et ce n’est pas seulement l’âme guerrière de la France que ces soldats honoraient à travers les âges. Assurer par les armes la primauté de leur pays dans le monde, de leur caste dans leur pays, et d’eux-mêmes dans leur caste fut longtemps la principale ambition de ceux qui portaient l’épée. Elle fut un temps la nôtre même en Afrique, lorsque l’Afrique n’était pour nous que l’Algérie. Contre une population belliqueuse et formée par sa foi a la haine comme à une vertu, nos officiers tenaient pour le ressort de notre autorité la crainte, et ne s’épargnèrent pas à accroître un prestige utile à la carrière de ceux qui le rajeunissaient. Une Afrique plus reculée et plus vaste a donné d’autres leçons. En face de multitudes mal armées, plus défiantes que haineuses, et réduites par l’état sauvage aux pires détresses de l’âme et du corps, nos officiers ont été moins attirés par cette faiblesse à soumettre que par cette ignorance à instruire et par ces maux à soulager. Ils se sont élevés à l’ambition de devenir bien faisans. La patience de Livingstone renouvelée en l’ardeur de Brazza a instruit des émules en qui la sensibilité n’émousse jamais l’énergie, mais dans lesquels l’énergie désire toujours être humaine. Ils sont tels pour eux-mêmes, par la conscience d’une dette que leur supériorité leur impose envers ces races en retard. Ils sont tels pour leur pays, par la certitude que sa plus haute gloire n’est pas d’asservir, mais de civiliser, que sa meilleure puissance n’est pas d’être craint, mais d’être aimé. Cette inspiration se retrouvait dans tous les actes de ceux qui marchèrent au Nil. Ils ne se lassaient pas sur leur route de vaincre les mauvaises volontés, les mensonges, les cupidités, par des services, de la bienveillance et de la générosité. Leur constant scrupule était de rendre respectable le nom de la France partout où ils le portaient, et le prestige de la France leur tenait lieu de récompense. Non qu’ils affectassent du dédain pour des récompenses plus personnelles et pussent être insensibles à l’estime d’une patrie si chère. Mais ils avaient pour la France le même culte que le chevalier pour sa dame, contens de se consacrer à elle, sans qu’elle eût pour eux un regard. Dans cet oubli de soi rayonne la perfection du devoir.

Au devoir ils furent d’autant plus fidèles qu’ils en connaissaient la loi et le maître. Comme les arbres cachent la forêt, les jours cachent la vie. La continuité des spectacles successifs laisse peu de temps pour réfléchir et l’obsession de l’éphémère écarte de l’immuable. Plus la société multiplie autour de l’homme les curiosités, les plaisirs, les intérêts, moins cet homme pour découvrir sa route sait écarter le feuillage des buissons où il est retenu. L’égoïsme, fortifié en habitude, étouffe les croyances où il trouverait sa condamnation. Et l’inconsistance des doctrines fait l’inconsistance des caractères. À ce mal la vocation africaine apporte un remède. Elle rappelle à l’homme, par ses multiples risques, la précarité de la vie, et par le voisinage de la mort rodante, rend l’espoir de l’au-delà. Elle lui rend, par toutes ses épreuves, plus souhaitable la certitude que ses sacrifices servent à un ordre supérieur à ses joies, elle lui rend plus nécessaire la présence d’un maître assez surhumain pour assister les oubliés, connaître les obscurs, voir ceux qui peinent et succombent sans être vus de personne. Le désert, le courage et le danger sont religieux. Les officiers de la mission Marchand étaient des croyans. Leur foi ne se répand pas avec indiscrétion. Mais pour la tombe de Genty, Marchand fait forger une croix de fer, qui sur la mort mette de l’espérance. Le Journal porte à la date du 8 avril 1898 : « C’est aujourd’hui le Vendredi-Saint. Il a été convenu que nous ferions maigre. » Et le surlendemain, dimanche de Pâques : « Je ne puis m’empêcher de penser à tous les miens en ce grand jour. Les cloches « sont revenues de Rome » depuis hier et leur carillon joyeux met en fête mon cher village. Les circonstances de la vie ont beau nous éloigner delà pratique de la religion, les principes inculqués par l’éducation première ne s’oublient pas. » Et à la veille d’entrer dans le marais : « Je me repose avec délices sous ma tente grande ouverte, en relisant quelques chapitres de la Bible. Il faut faire provision de forces physiques et morales pour les huit jours qui vont venir. » Cette foi n’est pas seulement une particularité de leur vie, elle en est l’armature. C’est elle qui soutient tous leurs courages, parce qu’elle fait raisonnables toutes leurs vertus.

Et ils ne furent eux-mêmes qu’une élite parmi des égaux, les aînés d’une vaste famille, les volontaires à la place desquels d’autres seraient venus. Et la terre d’Afrique n’a pas cessé de former des officiers semblables à ceux-là. Le jour où la nation aura l’emploi de ses serviteurs, elle sera surprise de ce qu’ils feront pour elle, et, parmi ces ignorés, beaucoup surgiraient chefs, au premier appel du sort. La France par les mérites de tels fils reste la privilégiée des races. Toute notre histoire est faite d’un génie guerrier qui hier semblait à bout. Notre armée, qui avait été la défaite et qui n’était pas la revanche, ne flattait plus notre orgueil. L’esprit militaire, qui jusque-là divinisait la force comme une souveraineté justifiée en tous ses actes et parfaite en soi, paraissait trop soldatesque, trop étroit, trop anachronique, à l’esprit contemporain. Mais, tandis que les sophistes nous imposaient d’opter entre les armes et la civilisation, l’armée coloniale servait la civilisation par les armes. Elle a ainsi renouvelé le concept de la force, élevé l’idéal de la victoire et permis à la France de rajeunir, en le continuant, son culte de l’épée.

A de tels hommes, pour qu’ils glorifiassent par toute leur force la France, que faudrait-il ? Qu’on les employât à des tâches choisies avec intelligence, préparées avec soin, poursuivies avec suite. Ce sont les gouvernemens qui mettent l’obéissance sur les bons chemins ou dans les impasses. Mais des gouvernemens mêmes il n’y a pas à désespérer. L’infériorité de ceux qui doivent commander sur ceux qui doivent obéir est un désordre, mais elle laisse à l’avenir plus de chances que n’en préparerait la dictature du plus magnifique génie sur une foule sans virilité. Une élite, qui attend un gouvernement, le prépare par cela même, elle le soulève malgré lui à mesure qu’elle monte, elle travaille à l’établir par un effort où elle se couronnerait. L’œuvre suscitera quelque jour le « maître de l’œuvre. » On appelait ainsi au moyen âge l’architecte. Or ce ne furent pas les architectes qui, venus les premiers, transformèrent la multitude, et, la trouvant ignorante des métiers, la rendirent peu à peu capable d’obéir. Ce furent les compagnons qui, après s’être choisis, éprouvés, rompus aux détails de chaque labeur, et quand seule leur manqua, pour tenter davantage, une direction, changèrent leur impuissance en fécondité, élevèrent sur les ailes de leur désir commun les plus intelligens à la hauteur d’un art plus complet, et firent, par ces chefs sortis d’eux et venus les derniers, jaillir du sol français la gloire de nos cathédrales. De même aujourd’hui, les ouvriers de la grandeur française sont prêts, les pierres solides et bien taillées couvrent la terre. Elles s’élèveront en remparts, et même en arcs de triomphe, quand viendra le maître de l’œuvre, l’assembleur de forces.


ETIENNE LAMY.

  1. Lieutenant-colonel Baratier. A travers l’Afrique. Au Bahr-el-Gazal. Fayard, Paris.