Gabriel Lambert/Chapitre XI

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Meline (p. 137-149).

XI

Départ pour Paris.


« Un jour, heureusement ou malheureusement, le maire, qui avait prédit que Gabriel avait une fortune au bout des doigts, revint faire une visite au père Thomas et lui proposa de prendre Gabriel comme son secrétaire, à raison de cent cinquante francs par an et la nourriture.

« Gabriel accueillit la proposition comme une bonne fortune ; mais le père Thomas secoua la tête en disant :

« — Où cela te mènera-t-il, garçon ?

« Tous deux n’en acceptèrent pas moins l’offre du maire, et Gabriel quitta définitivement la charrue pour la plume.

« Nous étions restés bons amis, Gabriel paraissait même avoir de l’amour pour moi ; quant à moi, je l’aimais de tout mon cœur.

« Tous les soirs, comme c’est l’habitude dans les villages, nous allions nous promener ensemble tantôt sur les bords de la mer, tantôt sur les rives de la Touque.

« Personne ne s’en tourmentait ; nous étions pauvres tous deux, nous nous convenions donc parfaitement.

« Seulement Gabriel semblait avoir un ver rongeur dans l’âme : ce ver rongeur c’était le désir de venir à Paris ; il était convaincu que s’il venait à Paris il y ferait fortune.

« Paris était donc pour nous le fond de toute conversation. Paris était la ville magique qui devait nous ouvrir à tous deux la porte de la richesse et du bonheur.

« Je me laissais aller à la fièvre qui l’agitait, et je répétais de mon côté :

« — Oh oui ! Paris, Paris !

« Dans nos rêves d’avenir, nous avions toujours si bien enchaîné l’une à l’autre nos deux existences, que je me regardais d’avance comme la femme de Gabriel, quoique jamais un mot de mariage n’eût été échangé entre nous, quoique jamais, je dois le dire, aucune promesse n’eût été faite.

« Le temps s’écoulait.

« Gabriel, à même de se livrer à son occupation favorite, écrivait toute la journée, tenait tous les registres de la mairie avec une propreté et un goût admirables.

« Le maire était enchanté d’avoir un tel secrétaire.

« L’époque des élections arrivait : un des députés qui devaient se mettre sur les rangs était déjà en tournée ; il vint à Trouville, Gabriel était la merveille de Trouville, on lui montra les registres de la mairie, et le soir Gabriel lui fut présenté.

« Le candidat avait rédigé une circulaire ; mais il n’y avait d’imprimerie qu’au Havre ; il fallait envoyer le manifeste à la ville, et c’était trois ou quatre jours de retard.

« Or la distribution du manifeste était urgente, le candidat ayant rencontré une opposition plus grande qu’il ne s’y attendait.

« Gabriel proposa de faire dans la nuit et dans la journée du lendemain cinquante circulaires. Le député lui promit cent écus s’il lui livrait ces cinquante exemplaires dans les vingt-quatre heures. Gabriel répondit de tout, et au lieu de cinquante manifestes il en livra soixante et dix.

« Le candidat, au comble de la joie, lui donna cinq cents francs au lieu de trois cents, et lui promit de le recommander à un riche banquier de Paris, qui, sur sa recommandation, le prendrait probablement pour secrétaire.

« Gabriel accourut ce soir-là ivre de joie.

« — Marie, me dit-il, Marie, nous sommes sauvés, avant un mois je partirai pour Paris. J’aurai une bonne place, alors je t’écrirai et tu viendras me rejoindre.

« Je ne pensai même pas à lui demander si c’était comme sa femme, tant l’idée était loin de moi que Gabriel put me tromper.

« Je lui demandai alors l’explication de cette promesse, qui était encore une énigme pour moi. Il me raconta tout, me dit la protection du banquier, et me montra un papier imprimé.

« — Qu’est-ce que ce papier ? lui demandai-je.

« — Un billet de cinq cents francs, dit-il.

« — Comment !… m’écriai-je, ce chiffon de papier vaut cinq cents francs ?

« — Oui, dit Gabriel, et si nous en avions seulement vingt comme celui-là, nous serions riches.

« — Cela nous ferait dix mille francs, repris-je.

« Pendant ce temps Gabriel dévorait le papier des yeux.

« — À quoi penses-tu, Gabriel ? lui demandai-je.

« — Je pense, dit-il, qu’un pareil billet n’est pas plus difficile à imiter qu’une gravure.

« — Oui… mais, lui dis-je, cela doit être un crime ?

« — Regarde, dit Gabriel.

« Et il me montra ces deux lignes écrites au bas du billet :


la loi punit de mort
le contrefacteur.


« — Ah ! sans cela, s’écria-t-il, nous en aurions bientôt dix, et vingt, et cinquante.

« — Gabriel, repris-je toute frissonnante, que dis-tu donc là ?

« — Rien, Marie, je plaisante.

« Et il remit le billet dans sa poche.

« Huit jours après les élections eurent lieu.

« Malgré les circulaires, le candidat ne fut point nommé. Après son échec, Gabriel se présenta chez lui pour lui rappeler sa promesse ; mais il était déjà parti.

« Gabriel revint au désespoir : selon toute probabilité, le député manqué oublierait la promesse qu’il avait faite au pauvre secrétaire de la mairie.

« Tout à coup une idée parut germer dans son esprit, il s’y arrêta en souriant ; puis, au bout d’un instant il dit :

« — Heureusement que j’ai gardé l’original de cette bête de circulaire.

« Et il me montra cet original écrit et signé de la main du candidat.

« — Et que feras-tu de cet original ? lui demandai-je.

« — Oh ! mon Dieu ! rien du tout, répondit Gabriel ; seulement dans l’occasion ce papier pourrait me rappeler à son souvenir.

« Puis il ne me parla plus de ce papier, et parut avoir oublié jusqu’à l’existence de la circulaire.

« Huit jours après, le maire vint trouver Thomas Lambert, une lettre à la main. Cette lettre était du candidat qui avait échoué.

« Contre toute attente il avait tenu sa promesse, et écrivait au maire qu’il avait trouvé chez un des premiers banquiers de Paris une place de commis pour Gabriel. Seulement on exigeait un surnumérariat de trois mois. C’était un sacrifice de temps et d’argent nécessaire, après quoi Gabriel toucherait dix-huit cents francs d’appointements.

« Gabriel accourut me faire part de cette nouvelle ; mais, en même temps qu’elle le comblait de joie, elle m’attristait profondément.

« J’avais bien parfois, excitée par les rêves de Gabriel, désiré Paris comme lui, mais pour moi Paris était seulement un moyen de ne pas quitter l’homme que j’aimais ; toute mon ambition à moi se bornait à devenir la femme de Gabriel, et la chose me paraissait bien plus assurée avec l’humble et monotone existence du village que dans le rapide et ardent tourbillon de la capitale.

« A cette nouvelle, je me mis donc à pleurer.

« Gabriel se jeta à mes genoux, et essaya de me rassurer par ses promesses et par ses protestations ; mais un pressentiment profond et terrible me disait que tout était fini pour moi.

« Cependant le départ de Gabriel était décidé.

« Thomas Lambert consentait à faire un petit sacrifice. Le maire, moyennant hypothèque, bien entendu, lui prêta cinq cents francs ; et comme personne ne savait la libéralité du candidat, Gabriel se trouva possesseur d’une somme de mille francs.

« Il fut convenu pour tout le monde qu’il partirait le même soir pour Pont-l’Évêque, d’où une voiture devait le conduire à Rouen ; mais entre nous deux il fut arrêté qu’il ferait un détour, et reviendrait passer la nuit auprès de moi.

« Je devais laisser la croisée de ma chambre ouverte.

« C’était la première fois que je le recevais ainsi, et j’espérais être aussi forte dans cette dernière entrevue contre lui et contre mon cœur que je l’avais toujours été.

« Hélas ! je me trompais. Sans cette nuit je n’eusse été que malheureuse. Par cette nuit je fus perdue.

« Au point du jour, Gabriel me quitta ; il fallait nous séparer. Je le reconduisis par la porte du jardin qui donnait sur les dunes.

« Là il me renouvela toutes ses promesses, là il me jura de nouveau qu’il n’aurait jamais d’autre femme que moi, et il endormit du moins mes craintes s’il n’endormit point mes remords.

« Nous nous quittâmes. Je le perdis de vue au coin du mur, mais je courus pour le revoir encore ; et, en effet, je l’aperçus qui suivait d’un pas rapide le sentier qui conduisait à la grande route.

« Il me sembla qu’il y avait dans la rapidité de ce pas quelque chose qui contrastait singulièrement avec ma douleur à moi.

« Je le rappelai par un cri.

« Il se retourna, agita son mouchoir en signe d’adieu et continua son chemin.

« En tirant son mouchoir, il fit, sans s’en apercevoir, tomber un papier de sa poche.

« Je le rappelai, mais sans doute de peur de se laisser attendrir il continua son chemin ; je courus après lui.

« J’arrivai jusqu’à la place où le papier était tombé, et je le trouvai à terre.

« C’était un billet de cinq cents francs, seulement il était sur un autre papier que celui que j’avais vu. Alors je rassemblai toutes mes forces, et j’appelai Gabriel une dernière fois ; il se retourna, me vit agiter le billet, s’arrêta, fouilla dans toutes ses poches, et, s’apercevant sans doute qu’il avait perdu quelque chose, revint vers moi en courant.

« — Tiens, lui dis-je, tu avais perdu ceci, et j’en suis bien heureuse, puisque je puis t’embrasser encore une dernière fois.

« — Ah ! me dit-il en riant, c’est pour toi seule que je reviens, chère Marie, car ce billet ne vaut rien.

« — Comment, il ne vaut rien ?

« — Non, le papier n’est point pareil à celui-ci.

« Et il tira l’autre billet de sa poche.

« — Eh bien ! qu’est-ce que ce billet, alors ?

« — Un billet que je me suis amusé à imiter, mais qui n’a aucune valeur ; tu vois bien, chère Marie, c’est pour toi seule que je reviens.

« Et, comme pour me donner une dernière preuve de cette vérité, il déchira le billet en petits morceaux, et abandonna les morceaux au vent.

« Puis, il me renouvela encore une fois ses promesses et ses protestations, et comme le temps pressait et qu’il sentait que je n’avais plus la force de me tenir debout, il m’assit sur le bord du fossé, me donna un dernier baiser, et partit.

« Je le suivis des yeux, et les bras étendus vers lui tant que je pus le voir ; puis lorsqu’un détour du chemin me l’eut dérobé, je cachai ma tête entre mes deux mains et je me mis à pleurer.

« Je ne sais combien de temps je restai ainsi concentrée et perdue dans ma douleur.

« Je revins à moi au bruit que j’entendais autour de moi. Ce bruit était occasionné par une petite fille du village qui faisait paître ses brebis et qui me regardait avec étonnement, ne comprenant rien à mon immobilité.

« Je relevai la tête.

« — Tiens, dit-elle, c’est vous, mademoiselle Marie ; pourquoi donc que vous pleurez ?

« J’essuyai mes yeux en tâchant de sourire.

« Et puis, comme pour me rattacher à lui par les choses qu’il avait touchées, je me mis à ramasser les morceaux de papier qu’il avait jetés au vent ; enfin, songeant que mon père pouvait se lever et s’inquiéter où j’étais, je repris hâtivement le chemin de la maison.

« J’avais fait vingt pas à peine que j’entendis qu’on m’appelait ; je me retournai et je vis que la petite bergère courait après moi.

« Je l’attendis.

« — Que me veux-tu, mon enfant ? lui demandai-je.

« — Mademoiselle Marie, me dit-elle, j’ai vu que vous ramassiez tous les petits papiers, en voilà un que vous avez oublié.

« Je jetai les yeux sur ce que l’enfant me présentait : c’était en effet un fragment du billet si habilement imité par Gabriel.

« Je le pris des mains de la petite fille et je jetai les yeux dessus.

« Par un hasard étrange, c’était la portion du billet sur laquelle était écrite cette fatale menace :


la loi punit de mort
le contrefacteur.


« Je frissonnai sans pouvoir comprendre d’où me venait la terreur qui instinctivement s’emparait de moi. À ces deux lignes seules, peut-être on eût pu s’apercevoir que le billet était imité. Il était visible que la main de Gabriel avait tremblé en les écrivant ou plutôt en les gravant.

« Je laissai tomber tous les autres morceaux et je ne conservai que celui-là.

« Je rentrai sans que mon père m’aperçût.

« Mais en entrant dans cette chambre où Gabriel avait passé la nuit, tout en moi éveilla un remords. Tant qu’il avait été là, la confiance que j’avais en lui m’avait soutenue ; lui absent, chacun des détails qui devaient atténuer cette confiance revenait à mon souvenir, et je me sentis véritablement isolée avec ma faute. »