Gabriel Lambert/Chapitre XVII

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Meline (p. 233-242).

XVII

Une veillée de roi.


« Il était dix heures et demie. Je voulus prendre congé d’eux, mais tous me répondirent qu’avec ma permission ils resteraient chez moi à attendre l’issue de ma visite à Sa Majesté.

« J’arrivai aux Tuileries. Il y avait cercle chez la reine.

« La reine, les princesses et les dames d’honneur, assises autour d’une table ronde, travaillaient, selon leur habitude, à faire de la tapisserie destinée à des œuvres de bienfaisance.

« On me dit que le roi s’était retiré dans son cabinet, et travaillait.

« Vingt fois il m’était arrivé de pénétrer avec Sa Majesté dans ce sanctuaire. Je n’eus donc pas besoin de me faire conduire : je connaissais le chemin.

« Dans la chambre attenante travaillait un des secrétaires particuliers du roi, nommé L***. C’était un de mes amis, et de plus un de ces hommes sur le cœur desquels on peut toujours compter.

« Je lui dis quelle cause m’amenait, et le priai de prévenir Sa Majesté que j’étais là et que je sollicitais la faveur d’être admis près d’elle.

« L*** ouvrit la porte, un instant après j’entendis le roi qui répondait :

« — Fabien, le docteur Fabien ? eh bien ! mais qu’il entre.

« Je profitai de la permission, sans même attendre le retour de mon introducteur. Le roi s’aperçut de mon empressement.

« — Ah ! ah ! dit-il, docteur, il paraît que vous écoutez aux portes ; venez, venez.

« J’étais fortement ému.

« Jamais je n’avais vu le roi dans une circonstance pareille, un mot de lui allait décider de la vie d’un homme.

« La majesté royale m’apparaissait dans toute sa splendeur, son pouvoir en ce moment participait du pouvoir de Dieu.

« Il y avait alors, sur le visage du roi, une telle expression de sérénité que je repris confiance.

« — Sire, lui dis-je, je demande mille fois pardon à Votre Majesté de me présenter ainsi devant elle sans qu’elle m’ait fait l’honneur de m’appeler, mais il s’agit d’une bonne et sainte action, et j’espère qu’en faveur du motif Votre Majesté me pardonnera.

« — En ce cas, vous êtes deux fois le bienvenu, docteur, parlez vite. Le métier de roi devient si mauvais par le temps qui court qu’il ne faut pas laisser échapper l’occasion de l’améliorer un peu.

« Que désirez-vous ?

« — J’ai souvent eu l’honneur de débattre, avec Votre Majesté, cette grave question de la peine de mort, et je sais quelles sont sur ce sujet les opinions de Votre Majesté ; je viens donc à elle avec toute confiance.

« — Ah ! ah ! je me doute de ce qui vous amène.

« — Un malheureux, coupable d’avoir fabriqué de faux billets de banque, a été condamné à mort par les dernières assises ; avant-hier, son pourvoi en cassation a été rejeté, et cet homme doit être exécuté demain.

« — Je sais cela, dit le roi, et j’ai quitté le cercle pour venir examiner moi-même toute cette procédure.

« — Comment ! vous-même, sire ?

« — Mon cher M. Fabien, continua le roi, sachez bien une chose, c’est qu’il ne tombe pas une tête en France que je n’aie acquis par moi-même la certitude que le condamné était bien véritablement coupable.

« Chaque nuit qui précède une exécution est pour moi une nuit de profondes études et de réflexions solennelles.

« J’examine le dossier depuis sa première jusqu’à sa dernière ligne, je suis l’acte d’accusation dans tous ses détails.

« Je pèse les dépositions à charge et à décharge, loin de toute impression étrangère, seul avec la nuit et la solitude, je m’établis en juge des juges. Si ma conviction est la leur, que voulez-vous ? le crime et la loi sont là en face l’un de l’autre, il faut laisser faire la loi ; si je doute, alors je me souviens du droit que Dieu m’a donné, et, sans faire grâce, je conserve au moins la vie. Si mes prédécesseurs eussent fait comme moi, docteur, peut-être eussent-ils eu, au moment où Dieu les a condamnés à leur tour, quelques remords de moins sur la conscience, et quelques regrets de plus sur leur tombeau.

« Je laissais parler le roi, et je regardais, je l’avoue, avec une vénération profonde cet homme tout-puissant, qui, tandis qu’on riait et qu’on plaisantait à vingt pas de lui, se retirait seul et grave, et venait incliner son front sur une longue et fatigante procédure pour y chercher la vérité. Ainsi aux deux extrémités de la société, deux hommes veillaient, occupés d’une même pensée : le condamné, c’est que le roi pouvait lui faire grâce ; le roi, c’est qu’il pouvait faire grâce au condamné.

« — Eh bien ! sire, lui dis-je avec inquiétude, quelle est votre opinion sur ce malheureux ?

« — Qu’il est bien véritablement coupable ; d’ailleurs il n’a pas nié un seul instant, mais aussi que la loi est trop sévère.

« — Ainsi, j’ai donc l’espoir d’obtenir la grâce que je venais demander à Votre Majesté ?

« — Je voudrais vous laisser croire, M. Fabien, que je fais quelque chose pour vous ; mais je ne veux pas mentir : quand vous êtes entré ma résolution était déjà prise.

« — Alors, dis-je, Votre Majesté fait grâce ?

« — Cela s’appelle-t-il faire grâce ? dit le roi.

« Il prit le pourvoi déployé devant lui, et écrivit en marge ces deux lignes :

«  Je commue la peine de mort en celle des travaux forcés à perpétuité.

« Et il signa.

« — Oh ! dis-je, cela serait, sire, pour un autre, une condamnation plus cruelle que la peine de mort ; mais pour celui-là, c’est une grâce, je vous en réponds,… et une véritable grâce.

« Votre Majesté me permet-elle de la lui annoncer ?

« — Allez, M. Fabien, allez, dit le roi.

« Puis, appelant…

« — Faites porter ces pièces chez M. le garde des sceaux, dit-il, et qu’elles lui soient remises à l’instant même, c’est une commutation de peine.

« Et me saluant de la main, il ouvrit un autre dossier.

« Je quittai aussitôt les Tuileries par l’escalier particulier qui conduit du cabinet du roi à l’entrée principale, je retrouvai mon cabriolet dans la cour, je m’y lançai et je partis.

« Minuit sonnait comme j’arrivais à Bicêtre.

« Le gouverneur faisait toujours sa partie de piquet.

« Je vis que je le contrarierais beaucoup en le dérangeant.

« — C’est moi, lui dis-je, vous avez permis que je revinsse près du condamné ; j’use de la permission.

« — Faites, dit-il. François, conduisez monsieur.

« Puis se tournant vers son partenaire avec un sourire de profonde satisfaction :

« — Quatorze de dames et sept piques sont-ils bons ? dit-il.

« — Parbleu, répondit le partenaire d’un air on ne peut plus contrarié, je le crois bien, je n’ai que cinq carreaux.

« Je n’en entendis pas davantage.

« Il est incroyable combien une même heure et souvent un même lieu réunissent de préoccupations différentes.

« Je descendis l’escalier aussi vivement que possible.

« — C’est moi ! criai-je de l’autre côté de la porte, c’est moi.

« Un cri répondit au mien.

« La porte s’ouvrit.

« Gabriel Lambert s’était élancé de son siège.

« Il était debout au milieu de son cachot, pâle, les cheveux hérissés, les yeux fixes, les lèvres tremblantes, n’osant risquer une interrogation.

« — Eh… bien ! murmura-t-il.

« — J’ai vu le roi, il vous fait grâce de la vie.

« Gabriel jeta un second cri, étendit les bras comme pour chercher un appui, et tomba évanoui près de son père qui s’était levé à son tour, et qui n’étendit même pas les bras pour le soutenir.

« Je me penchai pour secourir ce malheureux.

« — Un instant, dit le vieillard en m’arrêtant, mais à quelle condition ?

« — Comment, comment, à quelle condition ?

« — Oui, vous avez dit que le roi lui faisait grâce de la vie, à quelle condition lui fait-il cette grâce ?

« Je cherchais un biais.

« — Ne mentez pas, monsieur, dit le vieillard, à quelle condition ?

« — La peine est commuée en celle des travaux forcés à perpétuité.

« — C’est bien, dit le père, je m’en doutais que c’était pour cela qu’il voulait vous parler seul, l’infâme ?

« Et, se redressant de toute sa hauteur, il alla d’un pas ferme prendre son bâton qui était dans un coin.

« — Que faites-vous ? lui demandai-je.

« — Il n’a plus besoin de moi, dit-il. J’étais venu pour le voir mourir et non pour le voir marquer. L’échafaud le purifiait, le lâche a préféré le bagne.

« J’apportais ma bénédiction au guillotiné, je donne ma malédiction au forçat.

« — Mais, monsieur…, repris-je.

« — Laissez-moi passer, dit le vieillard en étendant le bras vers moi avec un air de si suprême dignité que je m’écartai sans essayer de le retenir davantage par une seule parole.

« Il s’éloigna d’un pas grave et lent, et disparut dans le corridor, sans retourner la tête pour voir une seule fois son fils.

« Il est vrai que lorsque Gabriel revint à lui, il ne demanda pas même où était son père.

« Je quittai ce malheureux avec le plus profond dégoût qu’un homme m’ait jamais inspiré.

« Je lus le surlendemain dans le Moniteur la commutation de peine.

« Puis je n’entendis plus parler de rien, et j’ignore vers quel bagne il a été acheminé. »

Là se terminait la narration de Fabien.