Gabriel Lambert/Chapitre IV

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Meline (p. 43-52).

IV

Préparatifs.


Je courus chez le docteur et de là au club.

Alfred promit de ne pas se coucher et Fabien d’être levé à l’heure convenue : tous deux devaient se trouver chez Olivier à cinq heures moins un quart.

J’y arrivai à quatre heures et demie pour lui dire que tout était réglé à sa convenance.

Je le trouvai assis devant sa table et achevant d’écrire quelques lettres.

Il ne s’était pas couché.

— Eh ! bien, mon cher Olivier, lui demandai-je ? comment vous trouvez-vous ?

— Oh ! très-mal à mon aise ; vous voyez l’homme le plus fatigué de la terre.

Comme je m’en doutais, je n’ai pas eu le temps de dormir une minute, et vous voyez le feu qu’il y a ; eh bien ! je n’ai pas pu me réchauffer. Est-ce qu’il fait froid dehors ?

— Non, le temps est humide ; il tombe du brouillard.

— Vous verrez que nous serons assez heureux pour qu’il tombe de l’eau à torrents.

Se battre par la pluie, les pieds dans la boue ; comme c’est amusant !

Si cet homme n’était pas un goujat on aurait remis la chose à plus tard, ou l’on se serait battu à couvert ; aussi il peut être tranquille, son affaire est claire, et je le guérirai de l’envie de venir me chercher une seconde fois dispute, je vous en réponds.

— Ah çà ! mais vous en parlez, mon cher, comme si vous étiez sûr de le tuer.

— Oh ! vous comprenez, on n’est jamais sûr de tuer son homme ; il n’y a que les médecins qui puissent répondre de cela.

N’est-ce pas, Fabien ? ajouta Olivier en souriant et en tendant la main au docteur qui entrait ; mais je lui donnerai un joli coup d’épée, voilà tout.

— Dans le genre de celui que vous avez donné, la veille de votre départ pour la Guadeloupe, à cet officier portugais que j’ai eu toutes les peines du monde à tirer d’affaire, n’est-ce pas ? dit Fabien.

— Oh ! celui-là c’est autre chose : celui-là, il avait choisi le mois de mai ; puis, au lieu de me jeter brutalement son heure au nez, il m’avait poliment demandé la mienne.

Mon cher, imaginez-vous, c’était une partie de plaisir ; nous nous battions à Montmorency, par une charmante journée, à onze heures du matin.

Vous rappelez-vous, Fabien ? il y avait dans le buisson qui se trouvait à côté de nous une fauvette qui chantait : j’adore les oiseaux. Tout en me battant j’écoutais chanter cette fauvette ; elle ne s’envola qu’au mouvement que vous fîtes en voyant tomber mon adversaire.

Comme il tomba bien, n’est-ce pas ? en me saluant de la main ; c’était un homme très comme il faut que ce Portugais ; l’autre tombera comme un bœuf, vous verrez, en m’éclaboussant.

— Ah çà, mon cher Olivier, lui dis-je, vous êtes donc un Saint-George pour parler comme cela d’avance ?

— Non, je tire même assez mal, mais j’ai le poignet solide, et, sur le terrain, un sang-froid de tous les diables ; d’ailleurs, cette fois-ci, j’ai affaire à un lâche.

— À un lâche… qui est venu vous provoquer ?

— Cela ne fait rien ; au contraire, cela vient à l’appui de mon assertion.

Vous avez bien vu qu’au lieu de m’envoyer tranquillement ses témoins, comme cela se fait en bonne compagnie, il a voulu se monter la tête en m’insultant lui-même ; et encore a-t-il passé près de moi deux fois sans faire autre chose que me regarder, puis il m’a vu me détourner de mon chemin, il a cru que j’avais peur, et il a fait le crâne ; c’est un homme qui a besoin de se battre avec quelqu’un de bien placé dans le monde pour se réhabiliter. Ce n’est pas un duel qu’il me propose, c’est une spéculation qu’il entreprend.

Au reste, vous verrez tout cela sur le terrain…

Ah ! voilà enfin Nerval : j’ai cru qu’il ne viendrait pas.

— Ce n’est pas ma faute, mon cher, dit en entrant le nouvel arrivant ; d’ailleurs je ne suis pas en retard. (Il tira sa montre.) Cinq heures. Imagine-toi que je gagnais quelque chose comme une trentaine de mille francs à Valjuson, et qu’il m’a fallu lui donner revanches sur revanches, jusqu’à ce qu’il n’en perde plus que dix mille. Ah çà ! tu te bats donc ?

— Oh ! mon Dieu, oui.

— Alexandre est venu me dire cela au moment où je venais d’être décavé de deux cents louis, de sorte que j’ai assez mal écouté.

Est-ce que tu n’aurais pas tenu, toi, vingt-neuf par la retourne, et premier en main ?

— Certainement, j’aurais tenu.

— Eh bien ! je trouve cinq trèfles ; cet imbécile de Larry, qui avait battu les cartes, s’en était donné trois pour lui seul, et bêtement, comme tout ce qu’il fait, en donnant l’as et le roi à un autre.

J’y étais déjà de dix mille francs quand j’ai eu la bonne idée de me rattraper à l’écarté avec Valjuson, de sorte que je ne perds ni ne gagne. Vous ne jouez pas, vous, Fabien ?

— Non.

— Vous avez bien raison ; je ne connais rien de stupide comme le jeu, c’est une mauvaise habitude que j’ai prise et que je voudrais bien perdre. Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque remède, docteur, mais un remède agréable, un remède moral joint à un bon régime hygiénique ?

À propos de cela, mon cher, où diable d’Harville a-t-il pris son abominable cuisinier ? chez quelque ministre constitutionnel. Il nous a donné hier un dîner que personne n’a pu manger. Tu t’es douté de cela, toi, tu n’es pas venu ; tu as bien fait. Ah çà ! où se bat-on ?

— Au bois de Boulogne, allée de la Muette.

— Oh ! les traditions classiques. Mon cher, depuis que tu es à la Guadeloupe on ne se bat plus là : on se bat à Clignancourt ou à Vincennes.

Il y a des endroits charmants que Nestor a découverts ; tu sais, lui, c’est le Christophe Colomb de ces mondes-là : ils se sont battus là avec Gallois ; un duel charmant !

Tu sais comme ils sont braves tous deux : ils se sont donné trois coups d’épée chacun, et se sont quittés contents comme des dieux :

Numero Deus impare gaudet.

Tu sais, hein ! comme je tiens mon latin. Et quand je pense qu’on a été donner, à mon détriment, le prix de thème à cet imbécile de Larry qui m’a fait perdre, avec ses trois trèfles, un coup de deux cents louis !…

— Tu lui revaudras cela ce soir. Mais je crois, messieurs, continua Olivier, qu’il est temps de partir ; il ne faut pas nous faire attendre.

— Comment allons-nous là-bas ?

— J’ai une espèce de landau avec des épées dedans, repris-je ; une voiture qui a un air tout à fait honnête : on ne se doutera jamais de ce qu’elle renferme.

— Très-bien ! descendons.

Nous descendîmes ; nous prîmes place, et nous ordonnâmes au cocher de nous conduire au bois de Boulogne, allée de la Muette.

— À propos, dit Alfred quand la voiture commença de rouler, je vais peut-être avoir une affaire, moi aussi.

— Et comment cela ?

— À cause de toi.

— À cause de moi ?

— Oui. Tu sais que tu as dit l’autre jour, chez madame de Méranges, que tu ne connaissais à la Guadeloupe aucun M. de Faverne.

— Oui, parfaitement.

— J’ai entendu cela tout en faisant un whist : ça m’était entré par une oreille, ça ne m’était pas sorti par l’autre, quand, avant-hier, qui propose-t-on au club ?…

Un M. Henri de Faverne, qui se fait appeler vicomte, et qui n’est rien du tout, j’en suis sûr. Alors, j’ai dit qu’il était impossible d’admettre cet homme, que les Faverne n’existaient pas, que tu connaissais la Guadeloupe comme ta poche, et que tu n’avais jamais entendu parler de ces gens-là ; de sorte qu’il a été refusé.

C’est fâcheux, au reste, parce qu’il est beau joueur ; voilà toute l’affaire : il paraît qu’il a su que je m’étais prononcé contre lui et qu’il m’en veut.

À son aise ! Quand il sera las de m’en vouloir il viendra me le dire ; je l’attends.

À propos ! et toi, avec qui te bats-tu ?

— Avec lui.

— Qui, lui ?

— Avec ton M. Henri de Faverne.

— Comment ! c’est à moi qu’il en veut, et c’est avec toi qu’il se bat ?

— Oui ; il aura su que les renseignements venaient de moi, et il se sera tout naturellement adressé à moi.

— Oh ! un instant ! un instant, s’écria Alfred, c’est que je vais lui dire…

— Tu ne lui diras rien. Ce monsieur est un manant à qui on ne parle pas ; d’ailleurs ton affaire n’a aucun rapport avec la mienne ; il m’a insulté, c’est à moi de me battre : voilà tout. Après moi tu auras ton tour.

— Ah ! oui, avec cela que tu les arranges bien quand tu t’en mêles. Mais celui-là, je t’en prie, ne me le tue pas tout à fait ; ce n’est qu’à cette condition-là que je te le laisse. Veux-tu un cigare ?

— Merci.

— Tu ne sais pas ce que tu refuses ; ce sont de véritables cigares du roi d’Espagne, que Vernon a rapportés de la Havane.

Vous ne fumez pas, docteur ?

— Non.

— Vous avez tort.

Et Alfred alluma son cigare, s’accouda dans un coin de la voiture, et, tout entier à l’agréable occupation qu’il venait de se créer, s’abîma dans la volupté de la fumée.