Gabriel Lambert/Chapitre VIII

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Meline (p. 93-101).

VIII

Le billet de cinq cents francs.


« Une fois dehors, je respirai plus librement : chose singulière, cet homme m’inspirait une répulsion que je ne pouvais comprendre et qui ressemblait au dégoût qu’on éprouve à la vue d’une araignée ou d’un crapaud ; j’avais hâte de le voir hors de danger pour cesser toute relation avec lui.

« Le lendemain, je revins comme je le lui avais promis, la blessure allait à merveille.

« Le propre des plaies faites par les coups d’épée est de tuer roide ou de guérir vite.

« La blessure de M. de Faverne promettait une guérison rapide.

« Huit jours après il était hors de danger.

« Selon la promesse que je m’étais faite, je lui annonçai alors que mes visites devenant parfaitement inutiles, j’allais les cesser à compter du lendemain.

« Il insista pour que je revinsse, mais mon parti était pris, je tins bon.

« — En tout cas, dit le convalescent, vous ne me refuserez pas de me rapporter vous-même le portefeuille que je vous ai remis ; il est d’une trop grande valeur pour le confier à un domestique, et je compte sur ce dernier acte de votre complaisance.

« Je m’y engageai.

« Le lendemain je rapportai effectivement le portefeuille ; M. de Faverne me fit asseoir près de son lit, et, tout en jouant avec le portefeuille, l’ouvrit. Il pouvait contenir une soixantaine de billets de banque, la plupart de mille francs ; le baron en tira deux ou trois et s’amusa à les chiffonner.

« Je me levai.

« — Docteur, reprit-il, n’y a-t-il pas une chose qui vous étonne comme moi ?

« — Laquelle ? demandai-je.

« — C’est qu’on ait le courage de contrefaire un billet de banque.

« — Cela m’étonne, parce que c’est une lâche et infâme action.

« — Infâme, peut-être, mais pas si lâche. Savez-vous qu’il faut une main bien ferme pour écrire ces deux petites lignes :

« La loi punit de mort le contrefacteur.

« — Oui, sans doute, mais le crime a son courage à lui. Tel qui attend un homme au coin d’un bois pour l’assassiner, a presque autant de courage qu’un soldat qui monte à l’assaut ou qui enlève une batterie ; cela n’empêche pas qu’on ne décore l’un et qu’on n’envoie l’autre à l’échafaud.

« — À l’échafaud !… Je comprends qu’on envoie un assassin à l’échafaud, mais ne trouvez-vous pas, docteur, que guillotiner un homme pour avoir fait de faux billets, c’est bien cruel ?

« Le baron dit ces mots avec une altération de voix et de visage si visible qu’elle me frappa.

« — Vous avez raison, lui dis-je, aussi sais-je de bonne source que l’on doit incessamment adoucir cette peine et la borner aux galères.

« — Vous savez cela, docteur, s’écria vivement le malade ; vous savez cela… En êtes-vous sûr ?

« — Je l’ai entendu dire à celui-là même dont la proposition viendra.

« — Au roi. Au fait, c’est vrai, vous êtes médecin par quartier du roi. Ah ! le roi a dit cela ! et quand cette proposition doit-elle être faite ?

« — Je ne sais.

« — Informez-vous, docteur, je vous en prie, cela m’intéresse.

« — Cela vous intéresse, vous ? demandai-je avec surprise.

« — Sans doute. Cela n’intéresse-t-il pas tout ami de l’humanité d’apprendre qu’une loi trop sévère est abrogée ?

« — Elle n’est pas abrogée, monsieur ; seulement les galères remplaceront la mort ; cela vous paraît-il une bien grande amélioration au sort des coupables ?

« — Non, sans doute, non ! reprit le baron embarrassé ; on pourrait même dire que c’est pis ; mais au moins la vie et l’espoir restent, le bagne n’est qu’une prison, et il n’y a pas de prison dont on ne parvienne à se sauver « Cet homme me répugnait de plus en plus, je fis un mouvement pour m’en aller.

« — Eh bien ! docteur, vous me quittez déjà ? dit le baron en roulant avec embarras deux ou trois billets de banque dans sa main avec l’intention visible de les glisser dans la mienne.

« — Sans doute, repris-je en faisant un nouveau pas en arrière ; n’êtes-vous pas guéri, monsieur ? À quoi donc pourrais-je vous être bon maintenant ?

« — Comptez-vous pour rien le plaisir de votre société ?

« — Malheureusement, monsieur, nous autres médecins, nous avons peu de temps à donner à ce plaisir, si vif qu’il soit. Notre société, à nous, c’est la maladie, et dès que nous l’avons chassée d’une maison, il faut que nous sortions derrière elle pour la poursuivre dans une autre. Ainsi donc, M. le baron, permettez que je prenne congé de vous.

« — Mais, n’aurai-je donc pas le plaisir de vous revoir ?

« — J’en doute, monsieur ; vous courez le monde, et moi j’y vais peu ; mes heures sont comptées, et chacune d’elles a son emploi.

« — Mais, si cependant je retombais malade ?

« — Oh ! ceci est autre chose, monsieur.

« — Ainsi dans ce cas je pourrais compter sur vous ?

« — Parfaitement.

« — Docteur, votre parole.

« — Je n’ai pas besoin de vous la donner, puisque je ne ferais qu’accomplir un devoir.

« — N’importe, donnez-la-moi toujours.

« — Eh bien ! monsieur, je vous la donne.

« Le baron me tendit de nouveau la main ; mais comme je me doutais que cette main renfermait toujours les billets de banque en question, je fis semblant de ne pas voir le geste amical par lequel il prenait congé de moi, et je sortis.

« Le lendemain je reçus sous pli, et avec la carte de M. le baron Henri de Faverne, un billet de banque de mille francs et un de cinq cents.

« Je lui répondis aussitôt.


« Monsieur le baron.


« Si vous aviez attendu que je vous présentasse mon mémoire, vous auriez vu que je n’estimais pas mon faible mérite si haut que vous voulez bien le faire.

« J’ai l’habitude de fixer moi-même le prix de mes visites ; et pour mettre en repos votre générosité, je vous préviens que je les porte avec vous au plus haut, c’est-à-dire à vingt francs.

« J’ai eu l’honneur de me rendre dix fois chez vous, c’est donc deux cents francs seulement que vous me devez : vous m’avez envoyé quinze cents francs, je vous en renvoie treize cents.

« J’ai l’honneur d’être, etc.. etc.

« Fabien. »


« En effet, je gardai le billet de cinq cents francs, et renvoyai au baron de Faverne celui de mille francs avec trois cents francs d’argent ; puis je mis ce billet dans un portefeuille où se trouvaient déjà une douzaine d’autres billets de la même somme.

« Le lendemain j’eus quelques emplettes à faire chez un bijoutier. Ces emplettes se montaient à deux mille francs, je payai avec quatre billets de banque de cinq cents francs chacun.

« Huit jours après, le bijoutier, accompagné de deux exempts de police, se présenta chez moi.

« Un des quatre billets que je lui avais donnés avait été reconnu faux à la banque, où il avait un payement à faire.

« On lui avait alors demandé de qui il tenait ces billets, il m’avait nommé, et l’on venait aux enquêtes auprès de moi.

« Comme j’avais tiré ces quatre billets d’un portefeuille où, comme je l’ai dit, il y en avait une douzaine d’autres, et que ces billets me venaient de différentes sources, il me fut impossible de donner aucun renseignement à la justice.

« Seulement, comme je connaissais mon bijoutier pour un parfait honnête homme, je déclarai que j’étais prêt à rembourser les cinq cents francs si l’on me représentait le billet ; mais on me répondit que ce n’était point l’habitude, la banque payant tous les billets qu’on lui présentait, fussent-ils reconnus faux.

« Le bijoutier, parfaitement lavé du soupçon d’avoir passé sciemment un faux billet, sortit de chez moi.

« Après quelques nouvelles questions, les deux agents de police sortirent à leur tour, et je n’entendis plus parler de cette sale affaire. »