Le Baiser de Narcisse/07

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L. Michaud (p. 27-30).


CHAPITRE VII



Parmi celles qui apportaient des offrandes, il y avait une petite esclave laide et manchote, mais qui riait toujours. Elle arrivait à cropetons avec, sur sa tête crépue, un panier d’oranges, de cédrats ou de pêches minables. Son bras malade, en montant les escaliers, ballait désespérément et le panier, de travers, laissait parfois rouler jusqu’au bas des gradins une balle jaune. Mais elle ne paraissait pas se soucier de tant de peines. Lorsqu’on la voyait sur la terrasse, hésitante, épeurée, une telle joie illuminait sa pauvre face ingrate qu’on avait presque pitié d’elle. On l’avait pourtant mal reçue les premières fois. Déjà, l’homme qui garde le temple refusait l’entrée. On toisait son apport. Cela valait-il une figue de Syracuse ces noyaux mal couverts ? Croyait-elle les dieux aveugles d’apporter à Adonis une corbeille dont ne voudraient pas les chiens de Ploutos ? Et l’on se moquait d’elle.

Alors elle les regarda avec tant de surprise et tant d’innocence, elle eut un geste si simple en leur disant : « Je donne au dieu ce que j’ai de plus beau — afin qu’un jour je ne sois plus infirme » — que l’on eut pitié. Elle passa.

Maintenant, elle venait chacun de ces jours qui correspond au sabbat des Juifs. Suivant les saisons, le contenu du panier variait, mais toujours si misérable qu’on l’eût cru provenir de l’endroit le plus misérable de la terre. Et comme la porteuse était laide (sauf les yeux qu’elle avait magnifiques) et pauvre, et qu’elle ne parlait à personne, restant absorbée en longues prières, il y avait des matins où nul ne se souciait de recueillir ce qu’elle apportait.

Ce fut ainsi que Milès l’aperçut, désemparée, abandonnée et pleurant presque. Un vent aigre soufflait, qui plaquait sur les visages et les bras nus des marbrures comme des poulpes bleus. Les prêtres, à l’intérieur des sanctuaires, se réchauffaient à la flamme courte qui ondoie sur les brasiers en cendre. La boiteuse était allée de porte en porte, levant timidement la toile qui couvrait les fruits, mais elle avait eu beau rire, d’un rire résigné et triste, personne n’en avait voulu. Alors Milès, pris d’une infinie compassion pour la solitaire, s’approchait d’elle et — miracle ! — c’était la première fois que quelqu’un d’aussi beau, d’aussi jeune et d’aussi pur répondait à son salut. Elle en demeura si confuse qu’elle partit aussitôt sans faire les prières d’usage ; elle redescendit l’escalier en manquant tomber, tant elle allait vite. Elle ne se retourna pas.

Mais à partir de ce jour-là elle n’eût pas de cesse qu’elle ne retrouvât Milès à chaque pèlerinage qu’elle accomplissait. Il lui arrivait maintenant de refuser ses fruits à ceux qui autrefois croyaient lui rendre service en les acceptant. Il lui fallait Milès. Dès qu’elle devinait son approche, elle semblait oublier sa laideur et son infirmité, elle allait, joyeuse, presque légère.

Et comme prise de coquetterie soudaine dans sa misère, la pauvre petite esclave, pour cacher la laideur de ses prémices, couvrait les pulpes maigres de belles feuilles fraîches…

Milès, ignorant de ce que la pauvre fille cachait de dévouement et d’adoration muette, échangeait avec elle des paroles où toujours les mêmes idées revenaient, comme en une psalmodie… Elle devait être bien heureuse, malgré tout. N’était-elle pas libre. Oh ! il devinait bien qu’elle vivait très pauvre et très seule, mais avoir la route devant soi, longue, qui va vers l’infini comme un rayon de soleil, ou capricieuse, ondulant à travers les rocs et les broussailles, et qui se perd au sommet d’une montagne, en plein ciel ! Ne plus voir de grilles et de murs ! Un jour, la petite, avec la timidité de certaines mendiantes qui n’osent pas parler des douleurs, lui dit : « Mais la liberté, tu ne l’as donc pas, ô Lécythe ? » Alors pour la première fois, devant elle, l’adolescent se sentit les yeux pleins de larmes. Il se détourna, cachant les pleurs indignes. Elle comprenait. Quoi ! cette vie de prêtre qu’elle admirait avec une sorte de crainte confuse, ce séjour dans ce temple qui pour elle resplendissait de beautés mystérieuses, cette existence rêvée n’était qu’une réclusion…

Rompant le demi-silence pareil à de la pénombre, troublé à peine par les modulations d’une lyre lointaine, Milès, avec des mots qui hésitaient, lui raconta son supplice — sa prison. Il lui dit la nostalgie torturante de son cœur, l’angoisse quotidienne, comme il faisait froid et laid ici, la tiédeur de son pays natal, la voix de son père, il lui dit les fleurs de sa maison, sa volonté de fuir. Il parla d’Enacrios, Enacrios n’osait pas. Il fallait quelqu’un pour l’aider à partir, quelqu’un pour lui indiquer l’heure des caravanes… Quelqu’un pour le sauver.

L’infirme, les yeux graves, réfléchissait. Des tremblements convulsaient sa bouche triste. Dans sa pauvre petite tête sans grande intelligence, habituée à ne concevoir que des choses élémentaires, elle tâchait d’apercevoir le trou avec la lumière, la sortie de la grotte, l’échelle du toit. Puis subitement, fébrile, ses prunelles illuminées, elle se haussa, au risque d’une chute, elle se haussa jusqu’à l’oreille de Milès, s’agrippant à sa belle robe jaune, à sa nuque duvetée, car elle osait maintenant. Elle lui murmura quelques paroles comme un secret. Et soudain l’adolescent fut si joyeux, si rempli, lui aussi, de belle espérance, que rencontrant le regard mouillé et tendre de la petite, il frôla le front soumis de ses lèvres.

Elle défaillit presque, surtout lorsque d’un geste brusque Milès l’écarta…

Debout contre une des colonnes de l’enceinte sacrée, Enacrios, rigide, pâle et froid comme du marbre, Enacrios les regardait avec les yeux fixes qu’ont les morts.

Il avait vu leur baiser.