Le Baiser de Narcisse/11

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L. Michaud (p. 47-53).


CHAPITRE XI



Athènes ruisselait de clarté dans sa robe de pierre ; c’est par un jour pareil que les dieux étaient nés…

Debout sur les marches de l’Acropole, Scopas, à la face rubiconde, riait avec Milès, devenu son affranchi : et ce rire était un rire d’amour. Autour d’eux la vie heureuse bruissait. Les vendeurs de figues et de caroubes, à moitié nus, accroupis sur les dalles, dans des coins d’ombre bleue, criaient leurs étalages à voix aiguë. Des changeurs discutaient derrière leurs tonneaux, chiffrés de caractères latins ou perses. Juché en haut d’une borne, quelque avocat sans cause recrutait des clients, tandis que deux rhéteurs raillaient les contorsions d’un Égyptien grêle, danseur d’Isis. Plusieurs chuchotaient au passage de l’architecte, célèbre autant pour sa maîtrise que pour ses mœurs aimables et scandaleuses. Sur tout cela, un soleil d’été cinglait, droit, par grandes flèches d’or. L’air embaumait de l’odeur des myrtes et des lauriers roses qui croissent au fond des ravins brûlés. Comme venait l’heure méridienne, un appel brutal de trompes retentit. Après, il y eut une seconde de calme : on entendait le crissement sec des cigales.

Scopas venait de sacrifier, sur le conseil des sibylles, un agneau noir et des colombes pour remercier Pallas. Il rendait grâces, à cause de l’achèvement d’une œuvre qui devait encore ajouter à la gloire de Zeus : Son temple à Ganymède. Et maintenant, purifiés selon les rites, ils descendaient, incertains d’où ils iraient, vers les murmures de l’Agora, l’Apoxyomène à la tête blanche soutenu par l’éphèbe à la tête brune, ainsi que Pindare, jusqu’à la tombe, fut guidé par Theoxénos.

Aussi bien, arrivé en face des Propylées, Scopas, jusque-là silencieux, proposa-t-il d’aller voir les fresques d’Ictinus.

Sur l’acquiescement du jeune garçon l’artiste se sentit soudainement heureux. Car si l’Olympe lui avait été favorable et le protégeait, si le renom lui était venu après avoir bâti à Syracuse un palais au Tétrarque qui l’avait couvert d’or, la fin d’une vie laborieuse se couronnait par un chef-d’œuvre. Ainsi le peuple athénien avait-il consacré le nouvel édifice, dédié à la Jeunesse, dans l’intérieur duquel Ictinus peignait encore. À ce trophée, à cette fleur jaillie du marbre, Scopas joignait la plus jolie des fleurs humaines : Milès. Et rien n’est si doux que d’unir la gloire aux baisers…

Ils se dirigèrent donc vers les rostres de l’Erechtheïon où l’on trouve des esclaves pour porter les litières. Justement, en face d’eux, à l’horizon clair et crépitant d’azur, la colonnade hardie du Temple profilait sa dentelle fuselée, que Scopas avait brodée avec ses rêves. Les lignes pures du monument, bâti en dehors de la ville, au flanc de la colline sacrée, se détachaient parmi les arbres, sur le ciel vaporeux. Ayant trouvé les porteurs, ils montèrent et s’étendirent sur les coussins larges que raillaient les disciples de Diogène, furieux d’austérité. Aux côtés de Scopas, Milès prit place. Enveloppé de voiles légers, il ne montra plus d’entre les lins de ses chlamides qu’une tête charmante, autour de laquelle brillait un réseau d’argent pareil à quelque fil de lumière. Et les yeux aux cernures cendrées luisaient dans tout cela, des yeux bleus railleurs, mélancoliques et pâles, pâles comme de l’eau gelée.

Des curieux, s’étant approchés malgré les gardes, admiraient la beauté du favori, déjà fameuse. À cause de sa peau transparente sous laquelle le sang coulait comme sous du verre, comme sous un verre embué et presque opalescent, on l’appelait : « le petit dieu d’argent ». Et la légende voulait, car il y avait déjà une légende sur cet enfant de quinze ans, que Milès, arrivé de Byblos l’an passé, de Byblos où on le disait fils d’un roi, avait été vendu contre une somme fabuleuse à l’Apoxyomène ivre, Denys de Corinthe ayant offert deux mille talents pour son premier baiser. On prétendait aussi que, malgré sa grande beauté, il n’avait jamais su rester fidèle à l’amour de ses amants, et que Scopas, jaloux, en souffrait. Depuis longtemps d’ailleurs, personne n’avait vu Milès, que le vieil artiste gardait presque captif en son palais. Et peut-être, à cause de cette servitude, l’adolescent paraissait-il plus rêveur et plus découragé…

De la litière en bois précieux, Milès semblait étranger à lui-même, ayant laissé son âme au pays oriental d’où il était venu. Sous les regards, au milieu de la populace observatrice, aucun muscle de son mince visage ne tressaillait. On eût dit qu’il accueillait avec le silence énigmatique des idoles les murmures confus, les hommages obscurs qui montaient autour de lui, comme le soir, droites, montent les fumées…

Et seules, les palpitations des paupières jetaient un peu de vie dans ces prunelles en exil.

À présent le cortège s’ébranlait. D’un autre point, voisin du Stade, partait l’éclat acide et strident des cymbales, signalant d’autres sacrifices, et l’arrivée d’autres adorateurs. Les joueurs de flûte qui précédaient les inconnus soufflaient dans leurs roseaux les rythmes consacrés aux courtisanes. Effectivement, comme les porteurs de Scopas arrivaient en face des Propylées, sur la route du temple à Ganymède vers lequel se dirigeait l’architecte, ils croisèrent Briséis, la danseuse aux crotales, que Scopas avait abandonnée depuis le retour de Cnide, où elle avait trouvé Milès. Elle suivait leur route et les dépassait ; écartant les rideaux sans mot dire, elle jetait au favori un regard où veillait une involontaire admiration. Elle fit même un signe bref à Milès, que Scopas n’aperçut point. Le vieillard crut que le jeune garçon demeurait indifférent, car nul frisson n’agita le corps délié, et les yeux gardèrent leur expression lointaine.

Rien de ce qui passait et vivait, rien de ce qui passait et souriait, rien de ce qui passait et pleurait n’arracherait donc Milès à ses songes ? Aux seuls instants où l’Apoxyomène, transporté de douleur et d’amour, lui disait sa beauté et cueillait sur sa bouche froide, en caresses que l’éphèbe ne rendait jamais, l’inspiration haletante des chefs-d’œuvre, à ces seuls instants-là, Milès palpitait d’un plaisir solitaire. Comme penché sur un miroir invisible, sans bouger par crainte de détruire son image, l’adolescent chantait alors, avec une voix étrange, des musiques de là-bas…

Mais aussitôt après, il reprenait le calme des statues. Et c’était le Jeune Homme et la Mort…

Pourtant, comme ce jour semblait doux, propice à la vie !

La lumière dorait la poussière fumante. Ils avaient dépassé les murs de Pausanias et arrivaient au jardin d’Academos. De là, en se tournant à peine, Scopas découvrit la ville bigarrée, comme transparente, tant l’air était pur et les ombres limpides. Du Parthénon, traînait sur les quatre vallées une somptueuse broderie de marbre au centre de laquelle comme l’agrafe d’un peplum se ciselait le colosse d’Athena Promachos avec sa lance de vermeil. Les vignes vertes, les mûriers épineux, les oliviers gris tachaient çà et là les maisons, bordées ensuite par la blonde campagne. Au lointain c’était le profil bleu des derniers contreforts de l’Hymette. Plus loin encore, une nappe brillante, semée de nacre et d’argent : la mer.

Des voix troublèrent Scopas dans sa contemplation. Il écouta, regarda et reconnut le vieillard chauve qui, près d’eux, parlait. Entre les aloès et les lauriers, assis sur un rocher, le philosophe Albas entretenait ses disciples, et seules les abeilles continuaient à bruire des ailes quand il élevait la voix. Déjà courbé par l’âge, le rhéteur gardait le visage serein et sceptique qui reflétait ses doctrines. Les complots, les dénonciations dont on voulait le perdre ne paraissaient point avoir troublé son repos.

L’architecte tenait Albas en si grand respect qu’il le salua au passage, puis, interrompant sa course, fit arrêter les porteurs et descendit, suivi de Milès.

« Que Zeus te protège ! dit l’Apoxyomène au philosophe, et qu’il t’accorde la pensée, source de tout bonheur. La terre est assez belle pour que tu parles du ciel !

— Crois-tu donc que le bonheur vienne de la pensée, répondit Albas. Il me semble que c’est la pensée qui vient du bonheur. »

Il se tut, réfléchissant ; puis il murmura :

« Les destins nous dispensent la joie ou la tristesse. La tristesse enfante le rêve et la vaine poursuite des désirs. La joie, au contraire, nous donne conscience de la vie. Vois comme une feuille est jolie !

« Nous devons rechercher le bonheur et l’amour… Si l’on supprimait l’amour de cette terre, aucune force ne subsisterait plus. La haine elle-même disparaîtrait… Il y a, je crois, deux secrets de bonheur : Le premier, c’est d’exiger beaucoup de soi et très peu des autres… Le second, c’est… de ne pas en parler.

— Mais, n’as-tu pas enseigné, ô Maître, que la seule vertu résidait dans le sacrifice et dans l’oubli de soi-même ? N’est-ce pas là l’antithèse de l’amour — cet égoïsme. — Et n’est-ce pas là une contradiction ?

— Qui est le propre des philosophes, murmura l’un des disciples à l’oreille de l’Apoxyomène.

— Non point, assurait Albas ; l’amour, c’est le bonheur d’un autre réservé pour soi-même. Afin d’assurer ce bonheur-là, beaucoup vont jusqu’au propre holocauste. D’autre part, l’oubli de soi permet au prochain d’être satisfait. C’est par comparaison avec toi qu’il se juge et c’est par contradiction qu’il le ressent. Si la fortune te sourit, accueille-la de bras indifférents. Elle est instable comme l’arc-en-ciel.

— Quel sophiste ! maugréa quelqu’un.

— Veux-tu donc établir, continuait l’architecte, que mon voisin fondera son plaisir sur mes peines ?

— Probablement, répondit Albas. Écoute plutôt. Aux dernières fêtes de Dyonisos je fus témoin de l’incendie qui arriva lors de la course des chars. Le feu se déclara dans l’enceinte des jeux et les gradins en un instant furent couverts par le velum ardent. Mille personnes périrent là, étouffées par les vapeurs, calcinées par les flammes. On ne pouvait rien, car c’était l’époque de sécheresse. Et seules des lamentations horribles s’élevèrent vers les cieux. J’étais là, contemplant cette misère humaine. À côté, un étranger vêtu à la mode tyrienne semblait prendre un intérêt restreint à la catastrophe. Je m’approchai et lui dis : « Je souhaite que vous n’ayez connu personne parmi ceux qui meurent là ?

« — Je ne les connais point et cela m’est égal, me répondit-il en très pur athénien. Mais si je les connaissais, quel plaisir ! »

— Ton histoire est cynique, s’écria Scopas. Mais elle est humaine. Le reste n’a pas d’importance. Et puisque tu lis subtilement dans les âmes et que tu les guéris de leurs peines intérieures, dis-moi ce qu’il faut faire pour égayer cet enfant… »

Il montrait Milès, qui sans souci du dialogue s’était avancé sur un promontoire d’où l’on découvrait la ville de Pallas. Son fin profil aigu, au menton volontaire, se détachait sur le ciel rouge, et les cheveux épais, en grappes triangulaires, donnaient à ce profil l’apparence d’un sphinx. Sans une parole, Albas se dirigea vers l’éphèbe, qu’il considéra longuement, tandis que pour le philosophe Milès n’avait pas un regard. À peine une hésitation dédaigneuse errait-elle sur ses lèvres.

Le soleil se couchait sur la mer, entourant la figure de l’affranchi d’une auréole d’or où pleuvaient des pétales de lumière. Derrière Milès, le sertissant d’un cadre unique, la colonnade élevée par l’Apoxyomène semblait dans ce crépuscule diviniser l’adolescent.

« Dis-moi ce qu’il faut faire pour égayer cet enfant, répéta le vieillard anxieux… Je souffre et je l’aime !…

— Il est trop beau pour te sourire, murmura enfin Albas mélancolique, et ce n’est point à Ganymède que tu aurais dû dédier tes pierres !… »