Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/I

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A. Cadot (tome Ip. 1-5).

LE BATTEUR D’ESTRADE
PAR PAUL DUPLESSIS
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PREMIÈRE PARTIE



I

LA FORÊT SANTA-CLARA.


Vers le milieu du mois de juin de l’année 1852, une petite troupe, composée de sept cavaliers, traversait péniblement et en silence une forêt du Mexique, la forêt Santa-Clara.

Brûlés par le soleil et amaigris par les privations, les visages de ces hardis voyageurs portaient l’empreinte de cruelles et récentes souffrances, de même que leurs vêtements de cuir, déchirés par les ronces et incrustés de poussière, accusaient de rudes fatigues.

Nous avons dit : hardis voyageurs, et cette épithète n’a rien d’exagéré : car pour avoir osé et pu pénétrer là où se trouvaient ces hommes, il fallait être doué d’une double force morale et physique à toute épreuve. Quoiqu’une distance de deux cents lieues au plus, à vol d’oiseau, sépare la forêt Santa-Clara de la ville de San-Francisco, pas un des téméraires et aventureux habitants de la nouvelle Babylone américaine n’avait encore foulé du pied ce sol vierge de tout contact européen. Crevassée d’horribles précipices, émaillée de serpents, peuplée de jaguars et de panthères, n’offrant aucune ressource contre les tortures de la faim et les angoisses de la soif, la forêt Santa-Clara n’avait abrité jusqu’à ce jour que des Indiens Apaches, hôtes certes plus féroces, plus malfaisants et plus redoutables que les reptiles et les bêtes fauves.

Adossée au nord contre, le golfe de Californie, bornée au sud, à l’ouest et à l’est par ces immenses et inexplorées solitudes que les géographes contemporains les mieux informés sont réduits à désigner sur la carte par d’humbles points d’interrogation et de modestes hachures, la forêt Santa-Clara est en outre défendue contre l’envahissement des émigrants européens par la difficulté presque insurmontable que présente son itinéraire, que l’on parte de San-Francisco ou de Guaymas. Longer les bords à peu près impraticables du golfe de Californie, traverser le rio Colorado, franchir une triple barrière de montagnes[1] où marcher continuellement à travers des tribus ennemies, présente des difficultés que l’amour le plus effréné de l’or ne songerait pas même à vaincre. Le trajet de San-Francisco à Santa-Clara est d’environ neuf cents milles anglais ou douze cents kilomètres ; mais de Guaymas, port mexicain, à cette forêt, la route n’est guère de plus de trois cents milles, ou cent lieues.

Le cavalier qui marchait en tête de la petite troupe, et lui servait de guide, présentait dans sa personne un singulier mélange de civilisation et de barbarie ; son accoutrement, moitié mexicain, moitié indien n’aurait pas permis de préciser sa nationalité, si sa peau rouge, son front déprimé, ses traits bizarrement accentués ne l’avaient désigné tout d’abord comme appartenant à la grande famille des enfants libres du désert ; en effet, c’était un Indien Seris pur sang.

Derrière l’Indien, et profitant de l’espèce de sentier momentané qu’il traçait dans sa course, quatre Mexicains solidement et nonchalamment campés sur de maigres et infatigables chevaux originaires de l’état de Sonora, le suivaient pas à pas ; chacun de ces mexicains, qui soit dit entre parenthèses, paraissaient appartenir à la classe des aventuriers de la pire espèce, portait à l’arçon de sa selle un sabre droit, une paire de pistolets et une courte carabine ; en outre, un long et solide couteau soigneusement affilé, dont le manche seul apparaissait à la hauteur du genou, était retenu par une jarretière en fils d’aloès dans les plis de leurs bottes vaqueras ; ce couteau, arme plutôt défensive qu’offensive, sert à trancher le nœud du lazo ennemi qui vous enveloppe dans une mortelle étreinte.

Le sixième cavalier cheminait à une distance d’environ cent mètres de l’avant-garde. C’était un homme de haute stature, une espèce de géant aux larges épaules, à la constitution robuste ; l’expression d’apathique indifférence habituelle à son visage, grossièrement modelé, semblait indiquer, de prime-abord, un manque absolu d’énergie et d’initiative ; toutefois la fixité et l’assurance de son œil, sec et dénué de rayonnement, disait d’une façon à ne pouvoir s’y méprendre la détermination unie à la volonté ; évidemment cet homme, malgré sa banale et vulgaire apparence, méritait et devait éveiller l’attention de tout observateur : il se nommait Grandjean, était originaire du Canada et touchait à la cinquantaine.

Soit qu’il craignit d’ensanglanter son visage aux lianes épineuses accrochées aux arbres et balancées par le vent dans l’espace, soit qu’il eût compassion de la monture, le Canadien marchait à pied, tirant après lui son cheval par la bride ; au reste, il paraissait peu soucieux de ce surcroît de fatigue.

Le septième et dernier cavalier de l’aventureuse petite troupe était, sans contredit, le plus remarquable de tous ; il devait avoir de vingt-huit à trente ans : ses manières hautaines, son buste nerveux et élancé, un je ne sais quoi d’essentiellement aristocratique qui se décelait jusque dans ses moindres mouvements, sa façon fière et superbe de relever la tête ; tout enfin dénotait en lui, sinon l’habitude, au moins le goût inné du commandement.

Ses bras, démesurément gros et développés comparativement à la finesse de sa taille, indiquaient une puissance musculaire peu commune ; néanmoins ses mains, de forme irréprochable malgré leur nerveuse maigreur, eussent été enviées par bien des femmes. Ses traits d’une beauté réelle pris isolément, présentaient dans leur ensemble quelque chose d’antipathique. La raison de cette impression étrange provenait du singulier regard qui tombait de ses yeux, d’un gris clair et verdâtre. Ce regard, assez semblable à celui du reptile fascinant sa proie, exprimait à dose égale le dédain, la méfiance et la férocité. Un homme prudent se serait abstenu sans doute d’asseoir un jugement définitif sur de tels indices, mais il aurait à coup sûr évité le contact de cet inconnu et repoussé son intimité. Les aventuriers, placés sous ses ordres, car les six cavaliers dont il vient d’être question étaient à sa solde, ignoraient son nom de famille, et l’appelaient simplement el señor don Enrique, M. Henry.

Au moment où commence notre récit, le soleil déclinait à l’horizon ; l’atmosphère, accablante pendant la journée, avait repris un peu de fraîcheur ; les cris discordants de milliers d’oiseaux aux formes fantastiques et aux étincelants plumages, retentissaient de tous les côtés ; les cimes des arbres, courbées par l’ardeur du soleil, relevaient doucement leurs verts panaches : tout annonçait l’approche de la nuit.

Don Enrique, les sourcils froncés, l’air soucieux, paraissait, depuis un instant, livré à de pénibles réflexions ; tout d’un coup il ramena à lui la bride, qu’il laissait distraitement flotter sur le cou de sa monture, et stimulant d’un vigoureux frottement d’éperon le pauvre animal, harassé de fatigue, il rejoignit le flegmatique Canadien.

— Grandjean, dit-il d’un ton bref, je veux que nous sortions de cette forêt avant la fin du jour. Remonte à cheval et fais en sorte que mon ordre soit promptement exécuté.

— Ma foi, monsieur Henry, répondit le Canadien d’une voix traînante et avec un accent normand des plus prononcés, voilà ce que j’appellerai, sauf votre respect, parler pour ne rien dire !… Je comprends parfaitement bien que vous souhaitiez avec ardeur camper cette nuit en rase campagne, mais comment diable voulez-vous que je réalise votre désir ? Pas plu que vous je ne connais les solitudes du monte Santa-Clara… Jamais jusqu’à ce jour je ne me suis aventuré dans cet océan de verdure !…

— Si ton expérience de la vie du désert est tellement incomplète que tu aies besoin d’avoir cent fois parcouru une route pour réussir à t’orienter, ce n’était pas la peine de t’engager à ma solde ; le premier mendiant aveugle m’aurait rendu les mêmes services que toi.

À cette apostrophe le Canadien resta impassible et continua d’avancer d’un pas égal, en tirant toujours après lui sa monture.

— Ne m’as-tu pas entendu ? reprit d’un ton menaçant celui qu’on appelait M. Henry.

— Certes, oui.

— Alors pourquoi ne me réponds-tu pas ?

— Parce que je hais les querelles inutiles, monsieur Henry.

— Tu es fou ! tu oublies l’infranchissable distance que l’éducation et la naissance ont mise entre nous deux ! Tel mot qui dans la bouche de mon égal constituerait à mes yeux une mortelle injure, devient, en passant par tes lèvres insignifiant et sans portée !… Ta peux t’expliquer sans crainte.

— Ce n’est pas là crainte, mais seulement l’ennui qui me fait garder le silence, monsieur Henry, dit froidement le Canadien, je déteste les discussions inutiles. Enfin ! puisque vous tenez tant à causer, causons.

Tandis que Grandjean prononçait ces paroles, le visage de M. Henry se teignait et se couvrait alternativement de la rougeur de la colère et de la pâleur de la rage. Un moment il parut sur le point de céder à la violence de ses sentiments ; mais bientôt, soit qu’il eût pitié de l’infériorité morale de son interlocuteur, soit plutôt qu’il ne jugeât pas le moment opportun pour se priver de ses services, les muscles contractés de son visage se détendirent, l’éclair de son regard s’éteignit, et ce fut sur un diapason beaucoup moins élevé qu’il reprit l’entretien.

— Quel motif te fait supposer, Grandjean, que je désire si ardemment camper cette nuit hors de la forêt ? lui demanda-t-il.

— Dame ! il n’est pas nécessaire d’avoir reçu une bien grande éducation pour savoir que Dieu a donné aux hommes et aux animaux un puissant instinct de conservation ! Tout être vivant fuit la mort !

— Mes jours sont-ils donc menacés ?

— Je le crois !

Un sourire de souverain mépris glissa sur les lèvres minces de M. Henry.

— Et c’est dans cette forêt que les ennemis ou les traîtres que j’aurai bientôt à combattre ou à punir, espèrent accomplir leur œuvre sanglante ?

— Je l’ignore.

— Tu mens, et tu es toi-même un traître ! s’écria le jeune homme en portant sa main droite au pommeau de sa selle qui soutenait les fontes de ses pistolets.

Le Canadien vit et comprit parfaitement ce mouvement, néanmoins aucune trace d’émotion n’apparut sur sa figure.

— Monsieur Henry, dit-il d’une voix toujours aussi calme, vous ne me prouverez jamais, quelque savant et quelque instruit que vous soyez, qu’avertir un homme de se tenir sur ses gardes, ce soit lui être hostile et se montrer son ennemi !… Laissez donc vos pistolets en repos… Vous maniez les armes à feu d’une manière très-convenable… j’en conviens… Toutefois, malgré la remarquable justesse de votre vue, malgré la fermeté de votre main, vous ne comptez encore que parmi les tireurs secondaires de la frontière ! Votre trop grande fougue nuit à la précision de vos mouvements… Avant que vous n’ayez sorti votre revolver, j’aurais, moi, le temps de charger ma carabine et de vous envoyer une balle en plein corps !… N’allez pas croire au moins que ce soit là une menace que je vous adresse ; non, c’est un simple avertissement que je vous donne.

M. Henry haussa les épaules d’un air de pitié.

— Trêve de vains propos et allons au fait ! dit-il : comment se peut-il que, sachant que l’on en veut à mes jours, tu ignores quels sont mes ennemis et quels projets ils ont formés contre moi ?

— Vous me prêtez un langage que je n’ai jamais tenu, monsieur Henry : j’ai dit seulement, et je vous répète, que je crois vos jours menacés ; mais croire à une chose, ce n’est pas l’affirmer !… Il est possible que je me trompe ! Quant au désir que, selon moi, vous devez éprouver de vous voir hors de la forêt Santa-Clara, quoi de plus naturel ?… J’ai connu des gens très-courageux qui préféraient marcher toute la nuit, sans prendre une heure de repos, à camper dans une forêt ! Une vipère qui rampe, protégée par l’obscurité et abritée par l’épaisseur d’un buisson, est certes plus à craindre que l’ours gris bondissant furieux dans la savanne !

Un assez long silence suivit cette réponse du Canadien. Ce fut M. Henry qui, le premier, reprit la parole.

— Je laisse à l’avenir le soin de m’édifier sur ton compte, Grandjean, dit-il d’un air pensif. Seulement, sois persuadé d’une chose : il vaut mieux être mon ami que mon ennemi ! Ah ! j’oubliais… une dernière question… Comment se fait-il qu’ayant une si grave communication à m’adresser, tu aies paru éprouver tout à l’heure une aussi forte répugnance à entamer cet entretien ? Ta conduite me semblait assez difficile à expliquer.

— Elle est cependant fort simple, monsieur Henry !

— Parle, je t’écoute ! Surtout n’essaye pas de me tromper !…

— Vous tromper ! répéta le Canadien ; me prenez-vous donc pour un Mexicain ou pour un yankee ? Je suis Normand, originaire de Villequier. On n’a pas chez nous l’habitude de mentir. Quand une question nous embarrasse ou nous déplaît, nous n’y répondons pas, voilà tout. Maintenant, vous désirez connaître le motif de mon silence ; eh bien ! je vais vous le dire. D’abord, je dois vous déclarer que je n’éprouve pour vous ni amitié ni haine : vous m’êtes complètement indifférent. Que vous réussissiez ou que vous échouiez dans votre entreprise, dont j’ignore et ne désire nullement connaître le but, cela m’est complètement égal. Je ne tiens qu’à une chose : gagner honnêtement la solde que vous me payez ! Vous m’avez loué à Guaymas, à raison de trente piastres par mois, pour vous accompagner en voyage. Partout où vous avez été, je vous ai suivi ; là où vous irez, j’irai !… Je me suis engagé, si les Indiens nous attaquent, à me battre bravement… soyez persuadé que, si l’occasion se présente, mon rifle ne restera pas inactif !… Enfin, il a été convenu entre vous et moi, que j’emploierai au profit de votre bien-être mon expérience de la vie du désert ! N’ai-je pas encore, sur ce point, loyalement rempli mes engagements ? Quand la soif vous brûlait la gorge, quand le soleil, versant sur votre tête ses rayons de plomb fondu, vous menaçait d’une mortelle démence, ne vous ai-je pas trouvé de l’eau, toujours construit un abri ? Oui, n’est-ce pas ? Vous ne sauriez prétendre le contraire ! Nous ne nous devons donc rien l’un à l’autre ; vous m’avez exactement payé, je vous ai consciencieusement servi ; nous sommes quittes ! À présent, si, par votre imprudence ou par votre cupidité, vous vous êtes placé dans une mauvaise position, cela ne me regarde en rien !… Je ne suis ni votre conseiller, ni votre ami, ni votre défenseur, ni votre ennemi… Je tiens à rester neutre… Mais voilà beaucoup de paroles perdues !… J’ai eu tort de soulever cette discussion !… Ne m’interrogez plus : je ne vous répondrais pas.

Le jeune homme avait écouté Grandjean avec une extrême attention, et sans cesser de fixer sur lui son regard.

— Je te remercie de ta rude franchise, lui dit-il ; elle m’inspire plus de confiance qu’une pompeuse protestation de dévouement !… Puisque tu crains si fort de te compromettre, je consens à couper court à cette conversation ! Sois assuré que vipères et ours gris, pour, me servir de ton énigmatique langage, me sont également indifférents : contre les premiers, j’ai le talon de ma botte ; contre les seconds, le canon de ma carabine.

— Moi, monsieur Henry, je suis moins imprudent : je préfère tuer de loin le reptile à l’affronter de près ! Une morsure au talon est chose vite faite, et le venin monte bien rapidement du talon au cœur ! Au reste, toutes ces choses-là ne me regardent pas : chacun est libre d’envisager à son point de vue et de juger d’une façon différente les actions de la vie. N’avez-vous aucun ordre à me donner ?

— Au contraire ! Tu vas remonter tout de suite à cheval, prendre la tête de notre troupe, et nous guider comme bon te semblera, jusqu’à ce que tu trouves un emplacement convenable pour le campement de cette nuit.

— Je vous ai déjà dit et je vous répète, monsieur Henry, que je ne connais nullement la forêt Santa-Clara, répondit le Canadien, tout en se mettant lourdement en selle.

— Aussi n’est-ce pas à ta mémoire, mais bien à ton expérience que je fais un appel en ce moment. Un homme, initié comme tu l’es aux mystères des solitudes, doit savoir, mieux que personne, choisir l’endroit le plus favorable, pendant une halte, à sa propre sécurité. Agis donc pour moi comme pour toi ; j’approuve implicitement à l’avance, soit les précautions que tu jugeras convenable de prendre, soit les imprudences que tu croiras nécessaires de risquer ! Allons, éperonne ton cheval… et en avant !

— Vraiment, monsieur Henry, dit Grandjean après une courte hésitation et d’un air qui décelait le mécontentement et l’embarras, je ne vous dissimulerai pas que la confiance que vous me témoignez m’est extrêmement désagréable, et me place dans une singulière position…

— Quelle position, Grandjean ?

— Dame ! dans la position de me faire casser la tête par une balle ou creuser la poitrine par un couteau pour rendre service à une personne qui m’est complètement indifférente !… Je devine, à votre étonnement, que vous ne comprenez pas bien encore votre situation. Après tout, comme vous êtes dans votre droit en exigeant que je vous serve de guide, je dois vous obéir.

Le Canadien, après cette réponse, fit claquer sa langue à plusieurs reprises, mit son cheval au trot, et rejoignit bientôt l’Indien Seris, qui marchait à la tête de la caravane.

Les Mexicains, en voyant Grandjean opérer sa manœuvre, échangèrent entre eux un rapide et presque imperceptible regard d’intelligence. Quant à l’Indien, ce fut avec une raideur de statue et sans manifester la moindre surprise qu’il se retourna vers le Canadien, qui du canon de sa carabine, l’avait doucement touché à l’épaule.

— Traga-Mescal, lui dit Grandjean en espagnol, — le dialogue échangé entre M. Henry et le Canadien avait eu lieu en français, — retiens ta jument et laisse-moi passer !

— Passe ! répondit laconiquement le Seris.

— Voilà qui est fait… très-bien !… Deux mots encore, cher Traga-Mescal.

— Dis !…

— Je ne saurais, quand je suis en voyage, sentir quelqu’un sur mes talons… cela me gêne dans mes allures, m’agace les nerfs et me conduit à fatiguer inutilement mon cheval !…

— Voilà bien des paroles, et tu ne m’as encore rien dit !

— Ton observation est fort judicieuse, aimable Traga-Mescal !… Alors j’aborde franchement la question : si tu t’avises de me suivre à moins de vingt-cinq pas de distance, je t’envoie la balle de mon rifle en plein corps ! Tu m’as bien compris ?

— Très-bien, répondit l’Indien avec une imperturbable gravité.

— Tu me connais déjà assez pour savoir que je ne menace jamais en vain ! Ce que je dis, je le fais !

— Je sais que tu es brutal et brave !

Au sourire de satisfaction qui entr’ouvrit les grosses lèvres du Canadien, il était aisé de deviner que la réponse du Seris constituait, à ses yeux, un compliment flatteur ; toutefois, il s’éloigna sans répondre. Traga-Mescal, raide et immobile sur sa jument, attendit, avant de se remettre en route, que les Mexicains l’eussent rejoint ; deux mots qu’il prononça alors à voix basse, et sans retourner la tête, firent tressaillir les nouveaux venus, qui continuèrent d’avancer en silence.

Après une nouvelle heure d’une marche lente et pénible à travers la forêt, la troupe des aventuriers s’arrêta : Grandjean avait enfin rencontré un campement à sa guise.

L’endroit choisi par le Canadien était d’une pittoresque et sauvage beauté : c’était au bord d’une large lagune dont l’eau dormante, abritée et encadrée par un gigantesque rempart de verdure, ressemblait à la surface d’un immense miroir. Une espèce de berge naturelle, formée par un accident de terrain et complètement dénuée d’arbres, côtoyait pendant une centaine de pas la partie de la rive où les voyageurs mirent pied à terre.

Les Mexicains et l’Indien Traga-Mescal dessellaient déjà leurs chevaux qui, le cou tendu vers la lagune, hennissaient de joie et léchaient avec des langues enflammées par la soif leurs mors recouverts d’une couche d’écume desséchée, lorsque M. Henry atteignit à son tour le lieu du campement.

À la vue du calme et mystérieux paysage qui se présenta soudainement à ses regards, le jeune homme ne put retenir une exclamation de ravissement et de surprise ; son air froid et hautain fit place à un enthousiasme, qui changea complètement l’expression de son visage et lui donna une fière et mâle beauté ; mais cette métamorphose fut de courte durée.

— Voilà un attendrissement aussi ridicule que déplacé, murmura-t-il bientôt comme se parlant à soi-même ; Dieu me pardonne, j’ai presque rêvé une chaumière et un cœur ! Qu’a donc ce site de si remarquable et de si attrayant ? C’est à peine, s’il atteint à la perfection d’un vulgaire décor d’Opéra !… Je me croyais plus fort !… Comment ai-je pu oublier un seul instant que, dans la nature, tout est mirage, de même que, dans la société, tout est mensonge !… Ici-bas, il n’y a rien de vrai, si ce n’est l’or !… J’avoue pourtant que, de prime-abord, cette nappe d’eau est d’un assez heureux effet !… Ces géants centenaires des forêts qui inclinent sur la lagune leurs vertes chevelures, bizarrement entremêlées de lianes, ressemblent assez à de vieux Faunes coquets se mirant dans l’onde d’un ruisseau !… L’imposant silence qui règne de tous les côtés, les âpres parfums qui flottent dans l’air, le vaste champ qu’offrent à l’imagination ces solitudes, tout cela réuni forme un ensemble assez harmonieux ! Oui, mais qu’au lieu de se laisser sottement aller à sa première émotion, on en appelle à l’analyse… que vous dira votre raison !… Elle vous répondra que, dans le fond fangeux de cette lagune, s’agitent de voraces et laids caïmans ; que ces bords recouverts d’une si luxuriante végétation servent de refuge à de hideux reptiles ; que ces prétendus parfums enivrants sont tout bonnement des miasmes empoisonnés et mortels ; que cette eau si limpide est stagnante, et que vouloir s’y rafraîchir en y trempant ses lèvres ou en y plongeant son corps, ce serait s’exposer, presque à coup sir à cette terrible fièvre froide d’Amérique qui lâche si rarement sa proie ! L’homme réellement au-dessus du vulgaire, l’homme supérieur, ne doit jamais se laisser dominer par une impression spontanée. Il est si rare que nos yeux et notre esprit ne se trompent pas lorsqu’ils apprécient un objet ou un sentiment nouveau !

Après avoir plutôt murmuré que prononcé ces paroles, M. Henry descendit de cheval et fit signe au Canadien de venir le rejoindre ; le géant obéit avec une lenteur qui témoignait de son indépendance.

— Ne crains-tu pas, Grandjean, lui dit le jeune homme, que le voisinage de cette lagune n’occasionne parmi nous quelque grave maladie ?… Tu sais aussi bien que moi combien dans ces régions l’humidité est chose malsaine, surtout pendant la nuit !… Il nous reste encore près d’une heure de jour… ne ferions-nous pas bien d’en profiter pour chercher un autre gîte ?…

— On guérit plus aisément d’une fièvre que d’un coup de poignard, répondit lentement le Canadien !… Du reste, agissez comme bon vous semblera. Maintenant que j’ai rempli mon devoir et accompli honnêtement la mission dont vous m’aviez chargé, il m’importe peu que vous soyez demain un être vivant ou un cadavre ! Remettons-nous en marche.

— Je n’ai qu’une parole, Grandjean : nous camperons ici !… seulement je désire savoir la raison qui t’a fait choisir ce lieu de préférence à tout autre.

Le Canadien, au lieu de répondre tout de suite à cette question, se mit à considérer attentivement son interlocuteur ; on eût dit qu’il le voyait pour la première fois.

— J’avais cru jusqu’à ce jour qu’il me suffisait d’étudier le visage d’un homme pour connaître son caractère, répondit-il enfin ; mais je reconnais que c’était là une sotte présomption !… Dorénavant j’attendrai pour juger quelqu’un que je l’aie vu agir : les actions seules ne mentent pas !…

— Tu viens donc de changer d’opinion sur mon compte ?

— Oui, monsieur Henry.

— Comment cela ?

— Je vous croyais brave et rusé à l’excès.

— Et maintenant ?

— Maintenant, je vous accorde toujours un grand courage, mais c’est tout !…

— Ce qui signifie, Grandjean, pour parler plus clairement, que tu n’as nulle confiance dans ma sagacité ?…

— C’est vrai…

— Tu pourrais bien te tromper, répondit le jeune homme, en accompagnant ces paroles d’un fin sourire. Et quel est, je te prie, le motif qui te fait me juger à présent d’une façon si différente ?

— C’est votre question… Quoi ! vous n’avez pas compris que, retranché au bord de cette lagune, vous ne sauriez être attaqué que d’un seul côté à la fois ! Ne comptez-vous donc pas comme un grand avantage, quand on doit se mesurer avec des forces supérieures, d’avoir ses ennemis en face de soi ?

Le jeune homme allait répondre, lorsque des exclamations d’étonnement et d’effroi, poussées par les Mexicains, attirèrent son attention ; il s’avança vivement vers eux. Le Canadien le suivit sans que rien, soit dans sa contenance, soit sur son visage, dénotât la moindre curiosité. Il était évident que Grandjean était rompu à la vie des aventures, et que les incidents, si imprévus et parfois si dramatiques de l’existence nomade, n’exerçaient plus aucune influence ni sur son imagination ni sur ses nerfs.

— Qu’y a-t-il ? demanda M. Henry en accostant les Mexicains.

— Regardez, seigneurie ! répondit l’un d’eux, dont les traits décomposés décelaient une terreur réelle et profonde.

Le jeune homme suivit du regard le doigt que le Mexicain inclinait vers la terre. Ce doigt indiquait l’empreinte d’un pied humain fraîchement et nettement tracé sur le bord fangeux de la lagune.

  1. Sur la carte du Mexique la plus récente, carte dressée par ordre du sénat, on lit, à propos de ces montagnes : « Se suporte que estas montañas ne se extienden mas de lo que aqui se ve hacia el norte ; pero no hay datos suficientes para trazarlas con exactitud. » On suppose que ces montagnes ne s’étendent pas plus loin qu’on ne le voit ici, vers le nord ; mais on n’a pas de renseignements suffisants pour les indiquer d’une façon précise.