Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/XXIII

La bibliothèque libre.
A. Cadot (tome IIIp. 5-8).

XXIII

L’INSULTE.


Il est probable que sans la confusion produite par la fin tragique de Jenkins, l’arrivée de Lennox dans les salons de la Polka aurait éveillé la curiosité des nombreux habitués de ce philanthropique établissement. Grâce à l’événement dramatique qui venait de se produire, personne ne fit d’abord attention au peau rouge européen.

Du reste, s’il est une ville au monde où il soit permis de conserver toute sa personnalité, de se livrer à toutes ses excentricités, sans attirer les regards de la foule, c’est assurément à San-Francisco. La population de la capitale de la haute Californie est composée d’éléments si hétérogènes, de nationalités si tranchées et si diverses, les intérêts qui la dominent sont si puissants ; une si fiévreuse activité met en ébullition tous les cerveaux, que nul ne songe à s’occuper de son voisin. Ce que l’on redoute plus à San-Francisco que les incendies, les voleurs, les épidémies, c’est la rencontre d’un importun désœuvré qui vous fait perdre votre temps.

Inutile de dire que la mort de Jenkins avait fait de cet infortuné le type de scélératesse : c’était à qui rappellerait une infamie de son passé ; il ne méritait certes pas l’honneur de tomber dans un duel, on aurait dû depuis longtemps lui appliquer la loi de lynch dans toute sa sévérité, etc., etc. La mort n’a pas de courtisans !

Si la mémoire du chercheur d’or était outrageusement attaquée et décriée, en revanche, les plus plates adulations pleuvaient sur le marquis de Hallay ; c’était à qui briguerait l’honneur de lui serrer la main. Les Américains du Nord ont en général un profond respect pour l’action ; ils s’inclinent toujours devant le fait accompli.

M. de Hallay, c’est une justice à lui rendre, paraissait plutôt ennuyé que flatté de son triomphe ; il ne s’était pas battu pour punir la grossière insolence du chercheur d’or, mais bien seulement pour prendre position vis-à-vis de ses actionnaires pour leur inspirer la confiance, et il avait hâte d’exploiter sa victoire au profit de son entreprise. Il répondit donc froidement, laconiquement, aux compliments qui lui étaient adressés de tous les côtés, et il s’empressa de mettre la conversation sur son expédition projetée en Sonora. Le jeune homme aurait proposé la conquête de la France ou de l’Angleterre, qu’il aurait, ce soir-là, trouvé des admirateurs et des adhérents ; il était le lion du moment. Nulle part la popularité n’est dus éphémère qu’aux États-Unis, mais nulle part non plus elle ne se manifeste avec plus d’entraînement et plus de violence. Celui que le caprice de la foule ou du hasard met pour quelques heures en évidence, a le droit et le pouvoir de prétendre à tout. Lorsque M. de Hallay développa dans un speech passionné ses projets et ses espérances ; lorsque, d’une voix vibrante de cupidité, il montra les trésors incalculables enfouis dans les sables du désert ; lorsqu’il décrivit les dangers que présentait cette entreprise et les moyens qu’il comptait employer pour en sortir victorieux, ce fut dans le grand salon de l’établissement de la Polka un enthousiasme qui approcha du délire.

Du reste, l’affaire proposée par M. de Hallay était bien de nature à enflammer l’imagination de son auditoire ; elle flattait les plus intimes passions des Américains ; elle leur offrait ce qui les séduit le plus : de l’or, des aventures, de l’imprévu et des scènes de violence.

Master Sharp seul ne partageait pas cette ivresse générale ; il avait l’air fort triste, l’excellent homme ! Il se repentait d’avoir vendu trop tôt ses actions, et il cherchait un moyen de les faire retomber au pair afin de pouvoir rentrer sans bourse délier dans l’affaire.

Quand M. de Hallay cessa de parler, ce n’était pas simplement des actionnaires qu’il avait, mais aussi une armée ; plus de deux cents personnes sollicitaient l’honneur de servir sous ses ordres ! Lennox, retiré avec Joaquin Dick dans un angle obscur du salon, observait d’un œil fixe et impassible celui qui avait assassiné son ami Evans.

— Que penses-tu des projets de cet homme ? lui demanda Joaquin à demi-voix.

— Ils me font plaisir !

— Pourquoi ?…

— Parce qu’ils promettent à mon rifle de nombreuses distractions ! Tu sais que jamais je ne suis venu attaquer les faces pâles sur les territoires qu’ils habitent depuis la conquête, et que je considère comme leur appartenant, mais jamais, non plus, je n’ai laissé impunies leurs agressions dans nos solitudes. Te joindras-tu à nous ? Pouvons-nous compter sur toi ?

— Je l’ignore encore.

— N’est-ce point pourtant ton or que ces faces pâles veulent voler ?

— Oui.

— Et tu les laisseras faire ?

— Lennox, veux-tu que je t’avoue une chose ?

— Dis !…

— De jour en jour, je tiens moins à mes richesses. Il y a des instants où je désirerais me voir réduit presque à la pauvreté.

— Je le crois, répondit le vieux chasseur sans montrer aucun étonnement : mais pourquoi es-tu dégoûté de ton or ?

— Parce qu’il me retient malgré moi dans la vie civilisée.

— Oui, je n’ai jamais pu comprendre comment toi, Joaquin Dick, un bras fort et un vaillant cœur, tu te mêles parfois à ces troupeaux de désœuvrés qui parcourent les rues des villes !

Le Batteur d’Estrade sourit tristement.

— Tu es trop ignorant des choses de la vie, Lennox, dit-il, pour qu’il me soit possible de t’expliquer ma conduite : tu ne me comprendrais pas…

— C’est vrai, je suis bien ignorant.

— Oui, tu es bien heureux…

Un silence de quelques minutes régna entre les deux amis ; ce fut le vieil habitant du désert qui reprit la parole.

— Regarde donc, Joaquin, dit-il, comme toutes les faces pâles s’humilient devant l’homme qui a assassiné mon ami Evans ! On dirait, à les voir, qu’ils le craignent et l’adorent comme un dieu !…

— En effet, ils le craignent !

— Pourquoi donc ?

— Ce parquet teint de sang répond à ta question, dit Joaquin en indiquant du doigt la place où Jenkins était tombé.

— La face pâle que ce de Hallay a tué avait l’esprit troublé par l’eau de feu. Et puis ce n’est pas une raison, parce que l’on a eu le dessus sur un adversaire, pour que tout le monde tremble devant vous. Crois-tu que ce de Hallay soit réellement brave ?

— Oui.

— Brave comme le Peau-Rouge qui, attaché au poteau des tortures, entonne son chant de mort et insulte son ennemi, tandis que le fer coupe sa chair et que le feu brûle son corps ?

— Non, pas ainsi. Ce de Hallay a le courage de la race européenne : ardente pendant le combat, mais faible après la défaite. Les faces pâles ne craignent pas la mort, mais ils redoutent la souffrance.

Lennox resta silencieux ; il semblait réfléchir. Bientôt un singulier sourire releva ses lèvres ; Joaquin Dick le regarda avec un étonnement extrême : depuis seize ans qu’il connaissait le vieux chasseur, c’était la première fois qu’il voyait son visage déridé par un sourire.

— À quoi penses-tu, Lennox ? lui demanda-t-il.

— À me mêler et à jouer un rôle parmi les faces pâles.

Joaquin Dick se tut ; il savait qu’avec Lennox les conseils étaient inutiles ; les résolutions du vieux chasseur étaient toujours irrévocables.

En effet, Lennox, sans attendre la réponse du Batteur d’Estrade, avait quitté l’angle obscur où il s’était tenu jusqu’alors, et s’était avancé vers M. de Hallay. L’apparition de cet étrange personnage, quelque habitué que l’on fût à San-Francisco aux individualités et aux costumes les plus bizarres, produisit tout d’abord une curiosité générale. Les Américains et les Européens de toutes les nations se regardèrent en se consultant du regard. Après avoir frémi à la représentation d’un drame, n’allaient-ils pas assister à un gai vaudeville ? Si Lennox répondait à ce que l’on attendait de lui, c’était une soirée complète. Chacun se rapprocha du vieux chasseur. Lennox, sans se douter le moins du monde que la foule, par un accord spontané et tacite, venait de le choisir pour son jouet, s’arrêta devant M. de Hallay.

— Je vous ai écouté tout à l’heure pendant que vous nous livriez follement vos secrets, dit-il en mauvais anglais, et je suis maintenant convaincu d’une chose, c’est que votre légèreté égale votre ignorance… Ne m’interrompez pas… Je n’ai pas l’intention de fuir ; vous aurez tout le temps de me répondre. Une question : cet or que vous promettez à ceux qui voudront vous suivre, l’avez-vous vu de vos yeux ? Non !… Alors, quelle confiance voulez-vous que l’on ait en vous ?

La parole lente, froide, monotone, de Lennox, la nature de la question qu’il posait à M. de Hallay, changèrent en un instant les dispositions de la foule : les sourires s’effacèrent, les visages redevinrent sérieux.

M. de Hallay, malgré sa rare assurance, fut presque déconcerté. Toutefois son embarras fut de courte durée.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il à Lennox, avec un air de mépris visible.

— Que vous importe, si ce que je dis est vrai ? Avez-vous, oui ou non, vu une seule parcelle de cet or que vous promettez si généreusement ?

M. de Hallay hésita.

— Oui, dit-il, mes yeux et mes mains ont vu et touché cet or.

Lennox se mit à sourire une seconde fois, et du ton le plus calme qu’il soit possible d’imaginer :

— Votre bouche vient de prononcer un mensonge ! dit-il.

À cette insulte inattendue, le jeune homme pâlit ; mais dominant aussitôt sa colère :

— Quelqu’un de vous, gentlemen, connaît-il ce vieux fou ? dit-il en s’adressant à la foule.

Personne ne répondit ; chacun comprenait instinctivement que Lennox n’était pas un homme ordinaire.

La contenance grave et réfléchie des assistants apprit au marquis qu’il ne devait plus, sans craindre de perdre ou de compromettre sa popularité, mépriser ce nouvel adversaire.

— Votre costume et vos façons, reprit-il en s’adressant à Lennox, me donnent à supposer que vous ignorez la portée de votre propos. Vous êtes sans doute un pauvre vagabond… n’importe ; le rifle que j’aperçois dans vos mains rendrait dangereuse pour vous une seconde inconvenance… car vis-à-vis d’un homme armé l’on n’est tenu à aucun ménagement ! Voyons, expliquez-vous. Quel est le but de vos questions ? À quoi voulez-vous en venir ?

— Je n’ai pas bien compris ce que vous venez de me dire, répondit Lennox, toujours sur le même ton ; cependant, si je ne me trompe, vous me portez un défi ! si cela est, vous auriez tort.

— Tort de vous porter un défi ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne me laisserais pas sottement assassiner comme Evans.

À cette réponse, que deux personnes seules comprirent dans la foule, Joaquin Dick et M. d’Ambron, le marquis de Hallay tressaillit ; ses yeux s’injectèrent de sang ; une pâleur livide couvrit son visage.

— Votre nom ? Qui êtes-vous, misérable ? demanda-t-il d’une voix qui sifflait à travers ses dents serrées par la colère.

— Je vous ai déjà dit que cela vous importait peu. On m’appelle l’homme juste.

M. de Hallay se mit à rire d’une façon méprisante et nerveuse.

— Tous les coquins et tous les imposteurs ont l’habitude de s’affubler de pompeux sobriquets ! L’homme juste ! ah ! ah ! vraiment ! la plaisanterie est bonne ! L’homme juste a dû s’embusquer plus d’une fois derrière un arbre ou un buisson pour faire feu sur le voyageur attardé et lui voler son or !

— Oui, je me suis souvent, en effet, caché derrière un arbre, pour abattre commodément mon ennemi, quand je savais qu’il devait passer à la portée de mon rifle, répondit Lennox ; mais je n’ai jamais volé !

La tranquille simplicité avec laquelle le vieux chasseur avouait, sans y être nullement contraint, qu’il avait souvent versé le sang humain, en dehors des règles et des usages du duel, produisit une singulière impression sur la foule ; ceux-là même qui avaient d’abord espéré qu’ils se divertiraient à ses dépens, s’éloignèrent de lui avec une superstitieuse terreur. Quel peut être cet homme ? se demandait-on de tous les côtés.

— Ainsi, reprit le marquis, au milieu du silence qui régnait de nouveau dans le salon de la Polka, ainsi vous assassinez quelquefois, mais vous ne vous battez jamais ?

— Vous vous trompez encore ! je n’ai jamais assassiné.

— Les malheureux que vous visez froidement, tranquillement et sans danger pour vous…

— C’étaient, je vous le répète, des ennemis ! S’ils avaient pu m’abattre comme je les abattais, ils n’y auraient point manqué. Il est incontestable que je préfère tirer sur un ennemi, sans m’exposer, que de livrer un combat… toute personne sensée doit penser ainsi ; mais quand le combat est le seul moyen qui me reste pour assurer ma vengeance… je me bats !…

—Vous vous battez, vous ?

— Oui !

— Prenez garde !

— Pourquoi ?

— Parce que l’envie pourrait me prendre de prouver que vous êtes un lâche coquin, et un infâme menteur !

— Vraiment, non, je ne suis ni un coquin ni un menteur ! répondit Lennox toujours imperturbable, et comme s’il ne se doutait pas de l’injure qui lui était adressée.

— Parbleu ! ma patience est à bout et ma curiosité excitée… C’est ce que nous allons voir !…

— Quoi ?

— Si vous vous battez.

— Et comment verrez-vous cela ?

— En vous mettant dans la nécessité de vous sauver honteusement ou de me montrer votre adresse au rifle.

— Je ne vous comprends plus.

Le marquis de Hallay devenait de plus en plus pâle ; les Français qui le voyaient journellement et dans une sorte d’intimité, connaissaient cette pâleur ; ils savaient qu’elle précédait toujours de grandes colères et qu’elle en était le symptôme certain ; ils s’attendaient donc à un acte de violence ; ils ne se trompaient pas…

Par un geste plus rapide que la pensée, le jeune homme leva le bras, et le bruit sourd et mat d’un horrible coup retentit au milieu du silence. Un jet de sang jaillit du front de Lennox et inonda son visage ; mais le vieux chasseur ne bougea pas : on eût dit un chêne centenaire atteint par la hache impuissante d’un bûcheron.

— M. de Hallay devait compter sur des représailles ; cependant il ne recula pas pour se mettre en défense.

— Eh bien ! vous battrez-vous maintenant ? demanda-t-il.

— Pourquoi plutôt à présent qu’auparavant ? dit tranquillement Lennox. Parce que vous m’avez frappé ? Votre coup ne m’a pas fait grand mal, pas plus que si, en courant, je m’étais cogné contre une branche.

— Quoi ! misérable, l’honneur !

— L’honneur ! interrompit Lennox en riant tout haut, ce qui ne lui était pas arrivé une seule fois dans toute sa vie… l’honneur des faces pâles n’est pas le mien ! Quand vous me reverrez… ce sera pour mourir…

Le vieux chasseur allait s’éloigner, le marquis se plaça, devant lui.

— Vous ne sortirez pas avant de m’avoir appris qui vous êtes.

— Je ne sortirai pas ? Qui m’en empêchera ?

— Moi !

Lennox poussa un cri guttural qui fit frémir les assistants ; puis, s’élançant avec une impétuosité de tigre sur son adversaire, il le saisit par le milieu du corps, l’enleva de terre comme s’il ne pesait pas plus dans ses mains qu’un faible enfant, parut hésiter, et le déposant doucement sur le plancher, il partit sans que personne osât ni l’arrêter, ni même le suivre.

— Eh bien, ami, dit le Batteur d’Estrade, tu vois ce qu’il en coûte de se mêler aux faces pâles, quand on n’a plus ni leurs mœurs ni leur langage. Lorsque ton sang a coulé, j’ai eu toutes les peines du monde à me retenir… mais j’ai eu peur de te contrarier… et puis je savais que si tu voulais…

— Oui, Joaquin, tu m’aurais contrarié. Merci ! Oh ! je ne me plains pas… je suis bien heureux… ma haine s’est retrempée dans ce sang, car, je puis te l’avouer maintenant, je craignais parfois d’être injuste envers les faces pâles. Je me disais, que ceux qui parcourent nos déserts ne sont que le rebut des villes. Je ne donnerais pas ma soirée d’aujourd’hui pour cent livres de la meilleure poudre anglaise !

— Pourquoi n’as-tu pas brisé le crâne de ce de Hallay contre la muraille ?

— Tu oublies que j’avais déjà Evans à venger !… Cet homme doit mourir deux fois par la souffrance… pour Evans et pour moi…

— Mais qui t’assure que tu le retrouveras jamais ?…

— Il sait que ton or repose dans le désert… Je suis certain qu’il viendra l’y chercher.

— C’est vrai.

— Adieu, Joaquin.

— Tu n’as aucune recommandation à me faire ? À revoir !

Lennot hésita.

— Je désire, Joaquin, dit-il, que tu retournés tout de suite dans cette grande réunion d’où nous sortons, et que tu apprennes à ceux qui m’ont vu frappé, que je me nomme Lennox.

— Tu seras obéi.

— Les deux amis se séparèrent.

— Ah ! pensait le Batteur d’Estrade en se dirigeant vers la Polka, quelle mystérieuse et irrésistible influence exerce sur chacun le sang de sa race !… Lennox a beau avoir passé sa vie entière parmi les peaux rouges, il n’en subit pas moins, à son insu, certains nobles préjugés de sa véritable patrie… témoin cette commission dont il vient de me charger… Il méprise les Européens, dit-il, et cependant il craint d’être méprisé par eux. Il ne veut pas qu’ils mettent en doute son courage !… Ne serait-ce pas encore un hommage rendu à la civilisation !…

Il serait impossible de décrire l’émotion extraordinaire que produisit quelques minutes plus tard, dans les salons de la Polka, la déclaration de Joaquin Dick. Tous ceux qui furent témoins de cette scène et qui eurent, ce soir-là, le rare bonheur de voir Lennox, en parlent encore aujourd’hui et ne l’oublieront jamais.

L’homme le plus content de sa soirée était sans contredit master Sharp. Il s’était défait de ses actions avec un fort beau bénéfice, et les avait vendues avant que Lennox se fût déclaré l’ennemi du marquis : une double chance ! Seulement, le bon négociant regrettait que le départ précipité de Lennox l’eût empêché de traiter avec lui ; car il était persuadé qu’il se serait, pour une exhibition, entendu avec cet homme si populaire et si célèbre.

En rentrant chez lui, master Sharp trouva Mary qui l’attendait au salon.

— Je calcule que vous n’êtes pas encore couchée, miss Mary ! dit-il.

— Je désirais vous voir ce soir, monsieur. Vous savez que je pars demain ?

Master Sharp se frappa le front d’un air joyeux.

— Ah ! je suis bien content de ce que vous me dites là, miss Mary, s’écria-t-il.

— Pourquoi, monsieur, je vous prie ?

— Parce que j’ai cherché inutilement, pendant toute la soirée, à me rendre compte d’un nœud que j’avais à mon mouchoir pour me rappeler que je devais vous questionner au sujet de ce voyage. Je craignais d’avoir oublié ou négligé une affaire… Où devez-vous aller, miss Mary ?

— À Guaymas…

— Ah ! à Guaymas !… Je calcule que vous m’obligerez beaucoup de m’écrire aussitôt votre arrivée…

— Je n’y manquerai pas, monsieur.

— Pour m’apprendre, continua M. Sharp, quelle est la position du suif et de la farine sur cette place… Je présume qu’il doit y avoir quelque chose à faire dans ces deux articles. Vous avez sans doute besoin d’argent, miss Mary ? voilà la clef de ma caisse. Je vous souhaite un bon voyage.

Master Sharp, après avoir salué sa fille, se retira dans sa chambre à coucher. Il était de plus en plus joyeux. Un seul nuage troublait un peu sa joie : la pensée que son ami Wiseman n’avait pas assisté à tous les événements dont l’établissement de la Polka venait d’être le théâtre !… Réellement ce Sharp était le meilleur des hommes et le plus dévoué des amis !