Le Beau Réveil/VII/6

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Marcel Cattier (p. 213-216).

LE DEVOIR DES JEUNES


Vous souvenez-vous, anciens camarades du front, de nos années de garde et d’attente, de nos souffrances physiques et de notre exaltation morale ? Nous avons fait, dans ces boues, les plus beaux rêves du monde. Je pense que nos âmes y ont grandi. Détachées implacablement du frivole et du factice, elles étaient devenues peu à peu amoureuses d’un grand idéal. Ayant appris le vrai sens de la vie, — les idées de dévouement, de sacrifice, d’apostolat leur étaient devenues chères et familières…

… Nous sommes revenus au pays. Nous y avons trouvé des frères qui partageaient nos rêves, et nous attendaient pour les réaliser. Mais aussi, installé dans son placide et niais orgueil, le bourgeoisisme… Je me souviendrai toute la vie de l’amertume de mon désenchantement.

Nous ressentîmes d’abord un mouvement de colère, et une furieuse envie de tout bousculer. On accueillait froidement nos projets : que diable venions-nous faire, nous les rêveurs, les idéalistes, au pays des gens pratiques ? « Ces soldats, voyez-vous, se croient appelés à réformer le monde ! » Je crois que pas mal de gens nous en voulaient un peu de n’avoir pas fait fortune !…

… Comme il est loin déjà, ce retour au pays !… Nous avons repris nos études ; pressés de regagner le temps perdu, nous avons dû reclasser dans les cartons nos plans et nos rêves. Plusieurs les ont jetés au panier, et sont retournés « sagement » au bourgeoisisme, si commode ! C’était à prévoir. En est-ce moins déplorable ?

… Heureusement, il y a des fidèles. Notre rêve est trop beau pour mourir. Et nous ne pouvons attendre que se soit éteint le feu de notre jeunesse.

Or, ce rêve, le voici. Le sacrifice, commencé d’une manière sanglante au front, doit se continuer d’une manière non sanglante. Ayant reconquis notre patrie matériellement, par les armes, nous devons la reconquérir moralement, par l’écrit, la parole, les œuvres. Il y a là, pour l’élite surtout, une rude tâche.

Le dilettantisme n’est plus de saison. L’égoïsme, la vie pour soi, le volontaire exil dans la tour d’ivoire sont une monstruosité à l’heure présente.

Il y a des milliers d’âmes à qui nous devons faire l’aumône ; il y a des milliers d’âmes qui meurent de faim.

La révolte couve, et nous savons, si elle éclate, quelles seront ses victimes. Ce n’est pas tout de faire la sourde oreille quand gronde l’orage encore lointain. Je tremble un peu pour ces gens très bien qui dansent le tango dans la salle des fêtes qui bientôt va les écraser en s’effondrant.

Il y a vraiment trop de violons. Ils couvrent la voix de l’orage. Ils chassent l’ennui, c’est vrai, et éloignent l’inquiétude. Mais la méthode est mauvaise ! Mieux vaudrait accueillir la bonne inquiétude, écouter ses raisons, suivre ses conseils.

Et ce qu’elle nous conseillerait précisément, ce serait de renoncer aux plaisirs effrénés de la vie frivole, pour les travaux sérieux d’une vie utile.

Les villes retentissent d’un joyeux bruit de truelles ; la reconstruction matérielle va bon train ; des maisons surgissent de toutes parts… Mais les âmes ne se relèvent pas ; le niveau intellectuel, moral, religieux, semble en baisse[1].

Or, la réaction doit partir d’en haut. Souvent le mauvais exemple est parti de là ; qu’en parte donc, ce coup-ci, le bon.

Nous ne voulons pas être simplement des « esprits de haute culture », de brillants avocats, d’habiles médecins, d’ingénieux ingénieurs ; nous voulons être, — chacun dans la sphère où il exercera une influence, qui peut être considérable — des hommes d’œuvres, des catholiques d’action, et, dans un sens plus ou moins large, des apôtres.

Pour le devenir, il nous faut, dès à présent, de l’entraînement, de l’exercice. Urgence d’une formation personnelle très sérieuse dans ce sens. Acquérons une connaissance approfondie de la saine doctrine catholique, des besoins matériels et moraux de la société, des remèdes nécessaires aux maux qui la rongent. Faisons-nous la main dès maintenant. Il y a des œuvres qui réclament notre aide. Cherchons le cœur de l’ouvrier. Parlons-lui en sa langue ; comprenons ses intérêts. La loi de charité est pour tous, pour vous surtout, les intellectuels et les fortunés. Il n’existe pas une édition de l’Évangile, expurgée, à l’usage des mauvais riches, de quelques textes qui les gênent.

On ne vous demande point de vous avilir, mais de vous pencher vers les humbles, afin de les élever. Le gouffre qui se creuse entre les classes, c’est à vous surtout de le combler. Il y a encore trop de jeunes gens catholiques, très bons du reste, qui ne songent pas à leur responsabilité sociale. Et je ne parle point de ceux-là, méprisables, dont l’horizon est borné par le filet d’un goal de football ou l’écran du cinéma, mais de ceux-là même qui aiment l’étude et se plaisent au travail sérieux. Il en est qui ne manquent point d’éloquence. Cela n’est pas inutile d’ailleurs. J’approuve, par exemple, qu’on exalte en termes enflammés la Patrie. Mais encore faudrait-il qu’on travaille à son relèvement autrement que par des phrases !

Ce serait si beau, si l’on pouvait voir sortir — des tours d’ivoire qui blanchoient, élégantes, sur les hauteurs sereines de la science ou dans les vallées ombreuses de l’Art, — les Chevaliers de l’Idée, armés et signés pour une nouvelle croisade, — intellectuelle et morale ! Quel renouveau ce serait, de jeunesse, d’enthousiasme, de clarté joyeuse, — en attendant que ce soit un renouveau de vigueur et de puissance !

Ah ! il faut bien que nous ignorions nos forces latentes, pour demeurer couchés sur les tapis luxueux d’un mol dilettantisme, à l’heure où dans la gloire du soleil levant sonnent les buccins du combat ! Serait-ce que la jeunesse d’aujourd’hui est anémiée au point de ne plus pouvoir soulever le glaive ?

À l’assaut donc, les Jeunes ! Regardez les capitaines qui nous commandent : suivons-les ! Nous, les « survivants », complétons l’œuvre des Morts !…

Afin que pas une goutte de leur sang ne soit perdue…



  1. Il y a un renouveau dans l’élite ; mais la masse n’en reçoit pas encore les bienfaits.