Le Bec en l’air/Plaisir d’été

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Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 275-280).

PLAISIR D’ÉTÉ


J’ai là, devant moi, sur mon bureau, un tas de lettres haut comme ça, sans exagérer.

Cette correspondance provient d’une portion de mes lecteurs qui semble s’être donné le mot, depuis la venue de la belle saison, pour me demander le même renseignement.

Ces lecteurs, gens établis et mariés, me prient de leur indiquer un divertissement inédit auquel ils pourront, cet été, goûter quelque plaisir, eux et leur famille.

Ce divertissement doit donc réunir les conditions qui caractérisent le divertissement de famille, savoir : une moralité rigoureuse et une dépense peu élevée.

Je ne saurais mieux faire qu’en indiquant à ces braves gens le passe-temps auquel je me livre moi-même et qui m’a déjà procuré quelques heures ineffables, doublées, ce qui n’est point à dédaigner, d’un rondelet petit profit.

Voici le détail de l’opération :

Il y a un mois, je me suis procuré un certain nombre de fioles, de ces bouteilles à étroit goulot qui servent aux pharmaciens à mettre leurs potions.

Dans chacune de ces fioles, j’ai inséré un petit colimaçon juste assez gros pour pénétrer.

Afin que le petit animal ne périsse point d’inanition, chaque jour, je lui envoie des feuilles fraîches de groseillier, de poirier et d’oseille (cette dernière en petite quantité).

Un bouchon, rustiquement fabriqué avec une feuille roulée, suffit à empêcher l’évasion de mes petits pensionnaires.

Ces derniers semblèrent, d’ailleurs, s’accommoder à merveille de leur transparente captivité, car on les vit grossir à vue d’œil.

Au bout de trois semaines, ils étaient devenus de bons gros escargots semblables à ceux de leurs confrères que les gens de cuisine accommodent à la mode bourguignonne ou à toute autre mode.

C’est à partir de ce moment que put se pratiquer ma spirituelle plaisanterie.

Reçois-je des amis dans ma coquette villa, alors je revêts mon air de rien et, habilement, au cours d’une promenade dans le jardin, je fais tomber la conversation sur les limaçons (pas de trop haut, bien entendu, car elle les briserait).

— On ne croirait pas, dis-je, comme la coquille du limaçon peut devenir élastique avec une légère chaleur… rien qu’en la chauffant dans la main, par exemple.

— Ah ! vraiment ? fait le pauvre monsieur… ou la pauvre dame.

— Mais oui… Ainsi, avec un peu d’habitude, on peut faire entrer une de ces bêtes dans une bouteille à petit goulot, à tout petit goulot.

— Allons donc !

— Mais, je vous assure !

— Je voudrais bien voir ça !

— Rien de plus facile !

Je crie à ma bonne (laquelle est dressée à ce genre de sport) :

— Virginie, apportez-moi une petite bouteille.

— Celle-ci est-elle assez grande ? s’informe d’un air innocent la rouée servante.

— Oui, elle ira bien.

Pendant ce temps, j’ai ramassé à terre un assez gros limaçon et, pour bien démontrer que ce n’est pas un limaçon en caoutchouc, je heurte, avec un bruit sec, sa carapace contre le verre.

Les yeux de mes visiteurs s’ouvrent démesurément.

— Alors, s’effare l’un d’eux, vous avez la prétention de faire entrer ce limaçon dans cette bouteille ?

— Voulez-vous parier cent sous ?

— Sans casser ni la carapace, ni la fiole ?

— Sans casser quoi que ce soit.

— Eh bien, je parie cent sous !

(Si mon interlocuteur n’est pas très riche, j’abaisse le taux de la gageure jusqu’à, parfois, cinquante centimes.)

Deux minutes après ce dialogue, et à la suite d’une habile substitution, je montre au parieur ma petite bouteille avec, en son sein, un gros limaçon.

Neuf fois sur dix, le subterfuge n’est point découvert.

En ce cas, tout en jouissant de la stupeur de mes hôtes, j’empoche froidement le montant du pari, ce qui est autant de repris sur les petites dépenses que ces derniers m’ont occasionnées. Dam !

Un dernier détail tout à mon honneur et qui pourrait bien me valoir une médaille de la Société protectrice des animaux :

Chaque fois que mon truc réussit, je casse la fiole et rends la liberté à l’animal.

Dans le cas contraire, je brise le tout sous mon talon rageur… Voilà !

Les personnes qui voudraient s’amuser, cet été, au moyen de ce petit stratagème, devront s’y prendre dès maintenant pour être prêtes à la fin du mois.