Le Bhâgavata Purâna/Livre I/Chapitre 17

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Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 84-88).
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CHAPITRE XVII.

CAPTIVITÉ DE KALI.


SÛTA dit :

1. Là le roi vit le bœuf et la vache frappés comme s’ils n’avaient pas de défenseur, et près d’eux, un sceptre à la main, le Çûdra décoré des insignes de la tribu royale :

2. Le bœuf, blanc comme les fibres de la tige du nymphéa, effrayé, tremblant, ne pouvant se contenir de peur, se soutenant à peine sur un seul pied, battu par le Çûdra,

3. Et la vache, que l’on trait pour accomplir la loi, misérable, frappée à coups de pied par le Çûdra, privée de son petit, maigre, la face baignée de larmes, et regrettant l’herbe des pâturages.

4. Le roi, du haut de son char entouré de cercles d’or, tenant son arc bandé, leur adressa la parole d’une voix profonde comme le bruit des nuages :

5. Qui es-tu, toi, pour oser, dans le monde placé sous ma garde, abuser de ta force contre des êtres faibles ? Tes ornements empruntés, comme ceux d’un acteur, annoncent un roi ; mais tes actions sont celles d’un Çûdra.

6. Toi qui, maintenant que Krĭchṇa est sorti de ce monde avec son ami qui porte l’arc Gâṇḍîva, agis en secret avec violence contre des êtres innocents, tu es un méchant et tu mérites la mort.

7. Et toi qui es blanc comme les fibres de la tige du nymphéa, pourquoi es-tu privé de tes pieds et réduit à ne te soutenir que sur un seul ? Serais-tu quelque Dêva caché sous cette forme de bœuf dont l’aspect m’afflige ?

8. Certes, sur cette terre entourée par le bras puissant des chefs de la race de Kuru, il n’est aucune créature, excepté toi, qui ait jamais versé des larmes.

9. Ô toi qui fus produit par la vache Surabhi, ne te lamente pas, cesse de trembler devant le Çûdra ; et toi, mère, ne pleure pas sous le règne d’un prince qui, comme moi, punit le crime ; et que le bonheur t’accompagne !

10. L’insensé dans le royaume duquel les créatures quelles qu’elles soient, ont quelque chose à craindre des méchants, se voit enlever sa gloire, sa vie, sa prospérité et son salut.

11. Le devoir suprême d’un roi est de détruire les maux qui affligent les infortunés ; aussi je tuerai cet homme cruel qui fait du mal à des êtres vivants.

12. Fils de Surabhi, toi qui marchais avec quatre pieds, quel est celui qui t’en a coupé trois ? On ne devrait pas voir d’être aussi malheureux que toi, sous le règne des rois serviteurs de Krǐchṇa.

13. Que le bonheur soit avec vous, bonnes créatures, qui n’avez fait de mal à personne ! Et toi, dis-moi quel est celui qui, en te mutilant, a porté atteinte à la gloire des rois.

14. Celui qui fait du mal à un être innocent doit toujours redouter ma colère ; le bonheur des gens de bien n’existe que par la punition des méchants.

15. Celui qui, ne connaissant aucun frein, ose ici faire du mal à des créatures qui n’en font à personne, je lui arracherai le bras avec son bracelet, fût-il même un Dieu.

16. Car le devoir suprême d’un roi, c’est de protéger les gens de bien fidèles à leur devoir, en punissant, conformément à la loi, ceux qui, sans être dans l’infortune, s’écartent en ce monde de la route de la justice.

17. Dharma dit : Ce langage, qui rassure les malheureux, est bien digne de ces enfants de Pâṇḍu dont les vertus engagèrent le bienheureux Krǐchṇa lui-même à se faire leur ambassadeur et à les servir.

18. Pour nous, ô le plus brave des hommes, nous ne connaissons pas l’Être d’où viennent les maux qui nous affligent, tant nous sommes troublés par la variété des noms qu’il porte !

19. Quelques-uns, embrassant la doctrine du doute disent que le souverain maître de l’âme, c’est l’âme elle-même ; d’autres prétendent que c’est le destin, ceux-ci que c’est l’action, ceux-là que c’est la disposition naturelle.

20. C’est l’Être qui échappe à la pensée et à la parole, disent même quelques autres, qui croient fermement à cette vérité ; aussi, toi qui es un Rǐchi parmi les rois, réfléchis maintenant en toi-même conformément à ce principe.

SÛTA dit :

21. Après que Dharma eut ainsi parlé, le monarque, ô Brahmane, se recueillant en lui-même, sentit son trouble disparaître, et répondit en ces termes :

22. Tu parles bien, ô toi qui connais la loi ; tu es Dharma, la Justice elle-même, sous la forme d’un bœuf. En effet, le lieu destiné à l’injustice est réservé aussi à celui qui dénonce le coupable.

23. Ou bien, serait-ce [que tu confirmes par ton exemple] cette vérité, que la Mâyâ dont l’Être divin s’enveloppe, dérobe à la pensée et au langage des mortels les voies de sa justice ?

24. La Pénitence, la Pureté, la Compassion, la Vérité, voilà les noms des quatre pieds qui te soutenaient, ô Dharma ! trois ont été brisés par les trois portions d’Adharma (l’Injustice), qui sont l’Orgueil, la Luxure et l’Ivresse.

25. Et maintenant que tu te soutiens encore sur le seul pied qui te reste, la Vérité, voici qu’Adharma, l’Injustice elle-même, appuyée par le Mensonge, vient, sous la forme de Kali, pour te l’arracher ?

26. Et la Terre, cette mère vertueuse, délivrée par Bhagavat du pesant fardeau qui l’accablait, et recevant de ses beaux pieds l’impression du plaisir,

27. Maintenant qu’elle est abandonnée de lui, malheureuse et la face baignée de larmes, se lamente en disant : Des ennemis des Brâhmanes, de faux rois, des Çûdras, enfin, vont me posséder !

28. Ayant ainsi consolé le Dieu de la justice et la Terre, le prince au grand char saisit son glaive acéré pour mettre à mort Kali, cause de l’injustice.

29. À la vue de Parîkchit qui s’avançait pour le frapper, Kali, quittant les insignes de la tribu royale et tremblant de frayeur, toucha de sa tête les pieds du roi.

30. Ce héros plein de compassion pour les malheureux et célèbre pour n’avoir jamais refusé son secours à personne, voyant à ses pieds le Çûdra ne songea plus à le tuer, mais il lui dit comme en souriant :

31. Non, tu n’as rien à craindre, les mains ainsi placées en signe de soumission, de ceux qui veulent perpétuer la gloire de Guḍâkêça (Ardjuna). Mais tu ne dois plus jamais reparaître dans aucun lieu de mon domaine, parce que tu es parent de l’Injustice.

32. Dès que tu t’es montré sous le vêtement des rois, regarde de quelle foule de vices tu as été suivi : la cupidité, le mensonge, le vol, la bassesse, le péché, la misère, la fraude, la discorde et l’orgueil.

33. Non, tu ne dois plus te montrer, parent de l’Injustice, dans le Brahmâvarta, où l’on ne doit rencontrer que la Justice et la Vérité, et où les sages habiles dans l’accomplissement des sacrifices, les célèbrent en l’honneur de celui qui les a institués ;

34. Où Hari, où Bhagavat, paraissant sous la forme de l’offrande même, au moment où on la lui adresse, assure à ceux qui la lui présentent le bonheur et des plaisirs infaillibles ; Hari, l’Esprit lui-même, qui, semblable au vent, pénètre et enveloppe tous les êtres, ceux qui se meuvent comme ceux qui ne se meuvent pas.

35. Tremblant à cet ordre de Parîkchit, Kali s’adressa ainsi à ce roi qui, le poignard levé, ressemblait à l’implacable Daṇḍapâṇi (Yama) :

36. Où habiterai-je, avec ta permission, souverain de toute la terre ? En quelque lieu que j’aille, je te rencontrerai toujours armé de ton arc et de tes flèches.

37. Indique-moi ce lieu, ô toi le meilleur des soutiens de la justice, pour que j’y habite dans la pénitence, me conformant à tes volontés.

38. À cette prière, le roi lui assigna pour asile le jeu, l’ivrognerie, l’amour des femmes et le meurtre, où habite l’Injustice sous quatre formes.

39. Et comme il demandait encore, Parîkchit lui indiqua l’argent, puis le mensonge, l’ivresse, la luxure, la fureur, et en cinquième lieu la violence.

40. Kali, qui produit l’injustice, demeura, pour se conformer aux ordres du roi, dans ces cinq retraites que lui avait indiquées le fils d’Uttarâ.

41. Qu’il évite donc partout ces causes de vice, l’homme qui veut conserver l’existence, et surtout le prince, ami de la loi, souverain du monde, et qui en doit être le maître spirituel.

42. Parîkchit rendit au bœuf, en le consolant, les trois pieds qui lui manquaient : la Pénitence, la Pureté, la Compassion ; et il fit prospérer la Terre.

43. C’est lui qui, maintenant, occupe cette place réservée aux souverains, que lui a laissée le roi son grand-oncle, au moment où il se retirait dans la forêt.

44. C’est ce Rǐchi des rois, brillant de la gloire des chefs de la race de Kuru, et dont la renommée s’étend par tout l’univers, qui règne aujourd’hui dans la ville qui tire son nom de celui de l’éléphant, au sein de la prospérité d’un Tchakravartin.

45. Enfin, c’est sous le règne de ce prince, dont vous connaissez la puissance, du fils d’Abhimanyu, qui gouverne la terre, que vous vous êtes, ô Brâhmanes, préparés à la célébration du sacrifice.


FIN DU DIX-SEPTIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
CAPTIVITÉ DE KALI,
DE L’ÉPISODE DE PARÎKCHIT, DANS LE PREMIER LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.