Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 5

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Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 173-179).
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CHAPITRE V.

ORIGINE DE L’INTELLIGENCE ET DES AUTRES PRINCIPES.


1. Çuka dit : Le guerrier, héros de la race de Kuru, purifié par son affection pour Atchyuta, et charmé des qualités et des vertus de Mâitrêya, adressa cette question au sage doué d’une science profonde, qui était assis au passage du fleuve céleste.

2. Vidura dit : C’est pour obtenir le bonheur que le monde se livre aux œuvres ; mais il n’y trouve ni le bonheur ni le terme de ses misères, et il ne lui en revient qu’une suite de maux. Dis-nous donc ce que nous devons faire dans une existence pareille.

3. N’est-ce pas pour le bien de l’homme qui, détournant sa face de Krĭchṇa qui est la Destinée même, devient injuste et misérable, que les créatures fortunées de Djanârdana existent en ce monde ?

4. Indique-moi donc, ô le meilleur des gens de bien, cette voie de la félicité par laquelle les hommes qui rendent un culte à Bhagavat parviennent à le fixer dans leur cœur purifié par la dévotion, et en obtiennent la science antique avec la possession de la vérité.

5. Raconte-moi quelles actions a faites en s’incarnant Bhagavat, l’Être indépendant qui dispose en maître des trois qualités ; comment celui qui n’agit pas créa au commencement cet univers, et comment, après l’avoir établi, il en maintient la durée ;

6. Comment ensuite, faisant rentrer toutes choses dans la cavité de son cœur, il s’endort inactif dans un sommeil mystérieux ; comment, chef des maîtres du Yoga, l’Être unique, pénétrant de nouveau l’univers, paraît sous des formes multiples.

7. Quelles actions, dans ses manifestations diverses, accomplit-il en se jouant, pour le salut des Suras, des troupeaux et des Brâhmanes ? Mon cœur ne peut se rassasier d’entendre les histoires, semblables à l’ambroisie, de celui qui est comme le diadème des hommes dont la gloire est pure.

8. Par quels principes distincts le Seigneur des maîtres des mondes créa-t-il ces mondes, leurs Gardiens et ce qui est en dehors de leur enceinte, ces mondes où l’on voit les diverses classes des êtres suivre chacune leur destinée propre ?

9. Raconte-nous enfin, ô le meilleur des Brâhmanes, par quel moyen le créateur de toutes choses, Nârâyaṇa, qui ne doit son origine qu’à lui-même, établit pour les divers êtres une nature, des actions, une forme et un nom distincts.

10. J’ai appris plus d’une fois de la bouche de Vyâsa quels sont les devoirs des premières et des dernières classes ; et sauf ce qui se rapporte à l’histoire de Krǐchṇa, qui est semblable à un torrent d’ambroisie, j’ai été rassasié de ces récits qui apportent avec eux peu de bonheur.

11. Qui se lasserait d’entendre, ce nom célébré par vous dans les réunions des sages, le nom de celui dont les pieds sont un étang sacré de Krǐchṇa, qui pénétrant, dans l’oreille des hommes, détruit en eux l’amour de leur maison, source d’une [nouvelle] existence ?

12. Oui, c’est pour t’exposer les qualités de Bhagavat que le solitaire ton ami, Krǐchṇa (Vyâsa), t’a raconté le Bhâṛata par lequel l’intelligence des hommes est introduite à l’aide d’entretiens qui ne donnent qu’un bonheur vulgaire jusque dans l’histoire de Hari.

13. Cette histoire, en se développant, inspire à l’homme, doué de foi, de l’indifférence pour tout autre entretien ; et s’il se repose dans le souvenir des pieds de Hari, elle lui apporte bientôt le terme de toutes ses misères.

14. Je les plains, car ils doivent être plaints par les plus à plaindre, ceux qui, dans leur ignorance coupable, se détournent de l’histoire de Hari ; car le Dieu qui ne s’endort pas consume leur existence employée à des paroles, à des actions et à des pensées inutiles.

15. Raconte-nous donc pour notre bonheur, ô Kâuçârava, l’histoire de Hari qui donne la béatitude, et dont la gloire est pure comme un étang sacré ; ô toi qui es l’ami des malheureux, exprime des fleurs ce récit qui est comme le suc de toutes les histoires.

16. Expose-moi les actions surhumaines qu’accomplit le souverain Seigneur, qui s’unissant à son énergie pour créer, conserver et détruire cet univers, s’incarna [parmi les hommes].

17. Çuka dit : C’est ainsi que pour le bonheur des hommes, le guerrier interrogeait le bienheureux Kâuçârava ; le solitaire lui répondit avec des paroles qui exprimaient tout son respect.

18. Mâitrêya dit : C’est bien ; vertueux Vidura ; tu as bien fait de m’adresser cette question ; c’est montrer ta bienveillance pour les hommes, et répandre dans le monde ta propre gloire, ô toi dont Adhôkchadja est comme l’âme !

19. Au reste il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un guerrier comme toi, né du sang de Vâdarâyaṇa, se passionne exclusivement pour Hari, le souverain Seigneur.

20. [Tu es en effet] le bienheureux Yama, le souverain juge des mortels, qui a été condamné, par la malédiction de Mâṇḍavya, à recevoir le jour du fils de Satyavatî et d’une esclave qui avait été l’épouse du frère [de Vyâsa].

21. Tu as toujours été un objet d’affection pour Bhagavat et pour son jeune frère ; et Bhagavat même, au moment de son départ, me confia le soin de t’instruire.

22. Je vais donc te raconter dans leur ordre les jeux de Bhagavat, ces jeux que développe sa mystérieuse Mâyâ dans le but de créer, de conserver et de détruire l’univers.

23. Au commencement cet univers était Bhagavat, l’âme et le souverain maître de toutes les âmes ; Bhagavat existait seul sans qu’aucun attribut le manifestât, parce que tout désir était éteint en son cœur.

24. Alors il regarda, et il ne vit rien qui pût être vu, parce que lui seul était resplendissant ; et il songea qu’il était comme s’il n’était pas, parce que son regard était éveillé et que son énergie sommeillait.

25. Or l’énergie de cet être doué de vue, énergie qui est à la fois ce qui existe et ce qui n’existe pas [pour nos organes], c’est là ce qui se nomme Mâyâ, et c’est par elle, illustre guerrier, que l’Être qui pénètre toutes choses créa cet univers.

26. Lorsque l’action du temps eut développé au sein de Mâyâ les qualités, Adhôkchadja, doué de vigueur, se manifestant sous la forme de Purucha, déposa en elle sa semence.

27. Ensuite, du principe invisible de la Nature mis en action par le temps sortit l’Intelligence dont l’essence est la connaissance distincte, qui pousse hors d’elle-même l’univers contenu dans son sein, et devant laquelle disparaissent les ténèbres.

28. L’Esprit uni à la portion [détachée de sa substance], au temps et aux qualités, étant devenu pour Bhagavat l’objet de son regard, se transforma lui-même, dans le désir de créer cet univers.

29. De la transformation du principe de l’Intelligence naquit le principe de la Personnalité, en qui reposent l’effet, la cause et l’agent, parce que les éléments, les sens et le cœur forment son essence. La Personnalité se manifeste sous un triple aspect : elle est modifiée, active ou obscure, [selon que domine en elle l’une ou l’autre des trois qualités.]

30. De la transformation de la Personnalité, sous sa manifestation modifiée, sortit le cœur, ainsi que les Dêvas par l’action desquels les choses sont devenues perceptibles.

31. Les organes des sens, ceux de la connaissance comme ceux de l’action, viennent de sa manifestation active ; de sa manifestation obscure vient la première des molécules subtiles des éléments, d’où naît l’éther qui est l’attribut de l’Esprit.

32. Uni à la portion [détachée de sa substance], à Mâyâ et au temps, Bhagavat perçut l’éther ; l’attribut tangible qui est produit par l’éther changeant de forme, engendra le vent.

33. Réuni à l’éther et doué d’une force irrésistible, le vent créa la lumière dont la molécule subtile est la forme et qui éclaire le monde,

34. Perçue par l’Être suprême, la lumière réunie au vent et changeant de forme produisit l’eau dont l’essence est le goût, par l’union de la portion [détachée de l’Esprit], de Mâyâ et du temps.

35. Perçue par Brahma, l’eau réunie à la lumière donna naissance, en se transformant, à la terre dont la qualité est l’odeur, par l’union de la portion [détachée de l’Esprit], de Mâyâ et du temps.

36. Sache, ô Vidura, que dans la succession des éléments dont l’air est le premier, chacun d’eux possède les qualités propres à l’élément qui le précède, parce que c’est de celui-là qu’il dérive.

37. Ces êtres divins qui étaient des parties de Vichṇu, doués des attributs du temps, de Mâyâ et de la portion [détachée de l’Esprit], incapables, à cause de leur isolement, de se livrer à leur œuvre, s’adressèrent avec respect à celui qui pénètre l’univers.

38. Les Dêvas dirent : Adorons, grand Dieu, le lotus de tes pieds qui est, pour les malheureux, un abri qui les protège contre la douleur, ces pieds dont les ascètes n’ont pas plutôt fait leur séjour, qu’ils s’affranchissent aussitôt du malheur d’être soumis aux longues transmigrations du monde.

39. Ô créateur, ô maître souverain ! comme dans cette existence les êtres vivants frappés par les trois espèces de douleurs ne trouvent pas la béatitude dans leur âme, réfugions-nous, ô Bhagavat, à l’ombre de tes pieds, qui donnent la science.

40. Ce lieu que les Rǐchis, détachés de tout, essayent d’atteindre, portés sur les ailes des Vêdas qui ont placé leur nid dans le lotus de ta face ; ce lieu source du plus parfait d’entre les fleuves dont l’eau efface les péchés, nous venons y chercher un asile, ô toi dont les pieds sont comme un étang sacré.

41. Ce lieu où repose le lotus de tes pieds, ce lieu dont la pensée donne de la constance aux sages qui, dans leur cœur purifié par la dévotion et par la foi aux saintes Écritures, méditent sur toi avec une science qu’augmente le détachement absolu des passions, puissions-nous y trouver un refuge !

42. Ô toi qui pour créer, conserver et détruire cet univers, prends dans le monde des formes diverses ! puissions-nous tous trouver un asile auprès du lotus de tes pieds dont le souvenir seul, ô souverain Seigneur, assure le salut de ceux qui te sont dévoués !

43. Ce lotus de tes pieds qui est si éloigné pour les hommes au sein desquels cependant tu habites, mais qui restent dans la demeure misérable quoique ornée de leur corps, enchaînés avec une ténacité invincible au moi et au mien, puissions-nous, ô Bhagavat, lui adresser notre culte !

44. Mais ceux, ô souverain Seigneur, dont le cœur est entraîné par le mouvement désordonné des sens, ils ne voient pas, ô toi dont la gloire est chantée au loin, non, ils ne voient pas les hommes sur lesquels les grâces de ta démarche répandent leur charme,

45. Ces hommes qui, purifiés par la dévotion toujours croissante qu’ils ont puisée en buvant le nectar de tes histoires, ô Dieu suprême, ont acquis la science dont l’essence même est le renoncement absolu, de manière qu’ils sont parvenus aussitôt au séjour suprême de l’Être dont l’intelligence ne s’endort jamais.

46. [Ils ne voient pas non plus] ces sages pleins de constance, qui triomphant de la nature indomptable par la force de leur application à la contemplation de l’Esprit, se réunissent à toi qui es Purucha ; lutte pénible dont les fatigues ne sont pas pour ceux qui te rendent un culte !

47. Quant à nous, qui t’appartenons, nous que, dans le désir de former les mondes, tu as aujourd’hui créés successivement des trois qualités qui font notre nature, isolés comme nous le sommes tous, il nous est impossible de te livrer l’instrument de tes jeux.

48. Nous ne savons, ô Dieu incréé, comment te présenter dans le temps convenable une offrande suffisante ; nous ne savons comment ni où trouver notre nourriture, et nous ignorons comment ces créatures pourront sans obstacles te présenter l’offrande ainsi qu’à nous, et trouver leur nourriture.

49. Tu es le premier d’entre nous qui sommes les Suras et à qui sont départies des fonctions diverses, parce que tu es l’immuable, l’antique Purucha ; c’est toi. Être divin, qui, incréé, as déposé dans ton énergie incréée, matrice des qualités et des actions, ta semence qui est l’Intelligence.

50. Quelle est donc, Esprit suprême, cette œuvre qu’avec [le principe de l’Intelligence], notre chef, nous devons faire pour toi, puisque c’est pour elle que nous avons été créés ? Donne-nous, ô Dieu, ta propre vue avec ton énergie, afin que, soutenus par ta faveur, nous puissions accomplir notre tâche.


FIN DU CINQUIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
ORIGINE DE L’INTELLIGENCE ET DES AUTRES PRINCIPES,
DANS LE TROISIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.