Le Bohême (Guillemot)/04

La bibliothèque libre.
A. Le Chevalier (p. 29-38).


LE BOHÊME EN HABIT NOIR.



Il se nomme… Légion. Sa vie est un problème. Sans ressources connues, sans position avouée, sans occupation définissable, il trouve moyen de faire figure dans le monde.

On le rencontre partout, dans les meilleures maisons, souriant, remuant, sautillant, partout à l’aise, comme un habitué de longue date.

« Quel est ce petit monsieur ? demandez-vous.

— Je ne sais.

— Son nom ?

— Je l’ignore. »

Une légende célèbre de Gavarni donne la clef de ce dialogue qu’un provincial ne comprendrait pas :

« Je te présente, c’est bien ! Mais qui est-ce qui me présentera, moi ? »

Vous le suivez de l’œil quelque temps. Ses façons, ses allures vous intriguent. Vous interrogez ceux qui paraissent être avec lui sur le pied d’une certaine camaraderie.

« Je sais qu’il se nomme : M. de Saint… quelque chose ; ce qu’il est, ce qu’il fait… je ne m’en suis jamais inquiété. »

Et pourquoi s’en inquiéterait-on ? Il a un habit noir, des gants blancs, du linge irréprochable, un certain bagou qui ressemble à de l’esprit ; le plus souvent, compliqué d’une décoration étrangère ; il peut aller de pair avec tout le monde…

De quoi vit-il ?

Pour ce qui regarde la vie matérielle, rien de plus simple : Il dîne en ville !

Son couvert est toujours mis quelque part.

Ah ! si vous saviez ! il a toutes les qualités solides, toutes les grâces du pique-assiette émérite. Il sait manger, il sait boire. Rien qu’à le voir, il vous donnerait appétit. Il trouve un mot aimable pour chaque plat, une exclamation pour tous les vins. Les vieilles dames, à l’adresse desquelles il a toujours un madrigal tout prêt, recherchent son voisinage. Toutes veulent être à côté de lui…

C’est ce que nous appelons un gai convive.

Il en est qui à toutes ces facultés de premier ordre joignent cette autre, plus précieuse encore : Ils ont une recette à eux pour certains plats.

LA GRANDE BOHÊME


Il chassa aux millions. (p. 24)

Par exemple, j’en sais un qui prépare le macaroni comme personne. C’est un Jeune Napolitain que vous connaissez certainement de vue. Tous les soirs il est aux Italiens. De loge en loge, aux entr’actes, il court, colportant ses salutations empressées et obséquieuses. À tous il parle de son macaroni avec une éloquence, avec un enthousiasme !…

L’eau vient à la bouche de monsieur. Madame rit comme une folle en se renversant dans son fauteuil.

« Quoi, vraiment ! du macaroni !

— Oui, vraiment, du macaroni… et si vous permettez, madame, j’irai chez vous un de ces jours.

— Certainement, comment donc ! »

Il n’a garde d’y manquer… Un beau

jour, il se présente. On l’installe dans la cuisine. On lui met un tablier blanc. On trouve ça très-drôle !… un cuisinier en monocle, avec raie sur le milieu de la tête ! Songez donc !

« Vous gardez vos gants ?

— Dame ! des gants beurre-frais, pour un cuisinier !… »

Et l’on se pâme.

« Est-il amusant ! Mon Dieu, est-il amusant ! »

On se met à table. Le macaroni est proclamé délicieux… fût-il vingt fois détestable.

À l’occasion, entre connaissances, on en parlera.

« Ah il y a le petit monsieur napolitain qui a une fameuse recette pour le macaroni !

— En vérité !…

— Dites donc, il paraît que vous avez une fameuse recette…

— Oui !

— Il faut que vous veniez un de ces jours chez nous… »

Etc., etc.

Et voilà comment le Napolitain que vous connaissez certainement tous a trouvé moyen de se mettre une trentaine de dîners par mois — sur la planche.

Et puis, si complaisante cette espèce !

On l’emploie à toutes sortes de courses. Il fait les commissions de l’un et de l’autre, de madame, de monsieur, et aussi de bébé.

Le louis qu’ils ont toujours en poche peut s’expliquer de bien des façons, allez !

En fouillant un peu dans le tas, nous arriverions vite, j’en suis sûr, au grand Jules des Cocottes et Petits Crevés, auquel nous trouvons plus simple de renvoyer le lecteur.

Ce faiseur émérite de macaroni nous conduit tout naturellement à une série toute particulière et fort pittoresque :