Le Bonheur (Sully Prudhomme)/Le Triomphe

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Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 363-376).


XII

LE TRIOMPHE


A ces mots qu’en tremblant ils avaient pressentis
Les sauveurs spoliés pleurent, anéantis.

faustus

Trop tard ! O châtiment de nos lenteurs cruelles,
Pour nos âmes plus dur que l’abandon par elles
Du stérile bonheur qui les déshonorait !

stella

Châtiment de l’oubli par l’impuissant regret
D’avoir laissé languir, sans les dons secourables
Qu’ils imploraient d’en bas, nos frères misérables !
Ah ! quel isolement terrible fut le leur
Dans le muet désert où criait leur douleur !

faustus

Le remords me déchire, et le fardeau m’oppresse
Des blasphèmes lancés à Dieu par leur détresse.

À ces désespérés combien eût pu servir,
Combien leur eût sauvé d’échelons à gravir
Vers la paix où plus d’un peut-être est loin d’atteindre,
Le Vrai dont nous laissions l’éclair en nous s’éteindre !

stella

Je tremble aussi, Faustus, que nous n’en répondions.

faustus

Stella ! que faire ? Où fuir les imprécations
Et les gémissements qui hantent ma mémoire ?

stella

Effaçons-les plutôt. Qu’il soit expiatoire,
Qu’il soit réparateur, notre tardif retour !
Abordons, et faisons de notre ancien séjour
Le paradis présent d’une race nouvelle
A qui la vérité tout d’abord se révèle,
Engendre tous les arts par nos promptes leçons,
Et donne, telle aussi que nous la connaissons,
La félicité pure offerte toute prête.
Sans les longues sueurs d’une ingrate conquête.
 

faustus

Rendre l’homme à la terre ! Audacieux dessein !
Sais-tu quel avenir germerait dans ton sein,
Femme, si tu cédais au désir qui s’y lève,
Aveugle et périlleux, d’être une seconde Ève ?


stella

Je vois s’épanouir cette autre humanité,
Comme la floraison d’un radieux été.

faustus

Prends garde ! Souviens-toi des serres parfumées
Où bientôt, dans l’oubli d’odeurs accoutumées,
Une torpeur croissante alanguissait les pas :
Tel le bonheur inné ne se sentirait pas.
Souviens-toi qu’en dépit des plus sûrs diadèmes
Les héritiers des rois portaient sur leurs fronts blêmes
D’un vague et sombre ennui le misérable sceau
Pour avoir respiré la grandeur au berceau.

la mort

N’espérez point, la peine étant d’ici proscrite,
Que la volupté même, égale et sans mérite,
Soustraye son délire au niveau de l’ennui :
L’ivresse, allègre hier, meurt dolente aujourd’hui,
A moins d’être le prix, toujours suave à l’âme.
Des victoires qu’en soi la conscience acclame ;
Et le cœur ne jouit que des biens retrouvés
Ou de ceux qu’il achète à des maux éprouvés.
 

stella

N’est-il pas une joie, hélas ! qu’un deuil n’altère,
Qui ne soit d’une peine, en naissant, tributaire ?

Et tout gage d’amour à des vivants donné
Des mains du donateur sort-il empoisonné ?
Non ! non ! Baisse les yeux, regarde ces colombes
Qui volent sous nos pieds sans rien savoir des tombes
Ni de tous les soupirs dans la terre endormis :
Crois-tu que le baiser ne leur soit pas permis
Sans le mélange amer d’une saveur d’absinthe ?
Pourquoi, fruit d’un hymen dont la chaîne est plus sainte.
Des couples de mortels pour sentir mieux doués
Seraient-ils donc les seuls au lent dégoût voués ?

la mort

Multitude des morts, race humaine envolée
De ton rude berceau qui fut ton mausolée,
Dis, maintenant qu’éparse en des astres plus beaux
Tu connais l’échappée immense des tombeaux,
Recommencerais-tu la terrestre aventure
Sans qu’elle eut pour attrait une palme future ?
y voudrais-tu revivre exempte des tourments
Qui plus haut t’ont valu de tels ravissements,
Et honteuse en secret d’une joie avilie
Qui ne serait point due à la tâche accomplie ?
— « Non ! j’y voudrais souffrir de nouveau, crirais-tu,
« Car je sais quel trésor amasse la vertu.
« J’y patienterais : qu’est-ce que la durée
« Par l’espoir de lauriers éternels mesurée ?
« J’attendrais un bonheur mérité, non surpris,
« Qui fût de mes efforts, non des vôtres, le prix,

« Dans un Éden conquis où les luttes passées
« Fissent un repos fier à mes forces lassées ;
« Mais dans votre oasis je n’accepterais pas
« Le legs des combattants sans ma part des combats.
« N’y pouvant assouvir mes besoins sans bassesse,
« J’aurais donné le droit, moi, la race princesse,
« A la bête expirant sous mon couteau brutal,
« De mépriser en l’homme un plus lâche animal. »
Songez-y, cette terre était un lieu d’épreuve
Et le redeviendrait pour l’humanité neuve.

stella

Ou souffrir ou déchoir, quelle sévère loi !

faustus

Je la crains pour ma race en l’acceptant pour moi.
Mais les félicités, Stella, que tu médites
Par nous-mêmes lui sont malgré nous interdites :
Sans doute, à notre insu, dans notre sang si vieux
Sommeillent les fureurs d’innombrables aïeux ;
Ressuscité sans doute, un vice héréditaire,
D’âge en âge transmis jusqu’à nous sur la terre,
Des vieilles passions fatal et sourd ferment,
Revivrait dans nos fils, éclairés vainement.

stella

Mais ils auront reçu, non la vague espérance,
Non la foi seulement, mais la pleine assurance

Que le fruii des vertus est le bien souverain !
Le devoir au désir imposera son frein.

faustus

La volupté plus proche, avant tout poursuivie,
Engendre les rivaux, la colère et l’envie.
duel péril l’amour même au bonheur fait courir !

stella

Je t’aimerais encore au risque d’en souffrir.
Allons ! n’ajournons point par un subtil sophisme
Le généreux rachat d’un aveugle égoïsme,
Et puis n’importe ! épine ou fleur, mousse ou granit,
Où se pressent deux cœurs tout leur devient un nid !

faustus

Ah ! je n’espère plus d’autre douceur au monde
due de sentir la peine en charité féconde.
Et c’est pourquoi j’hésite, en voyant reverdir,
Se repeupler de nids, de fleurs, et resplendir
Au soleil caressant et chaud ce pauvre globe
Que le départ du maître au servage dérobe,
J’hésite à le lui rendre, et doute avec effroi
Si même son malheur ferait heureux son roi !

stella

Se peut-il qu’en ton choix le repos de la brute
A la félicite des âmes le dispute,

Quand ici Dieu prépare et permet à l’esprit
L’holocauste de chair où son feu se nourrit ?
N’absous-tu que le tigre ?

faustus

____________________Es-tu tigresse, ou femme ?

stella

Ah ! reconnais mes cris ! mes cris de sœur qu’affame
Un jeûne plus auguste et plus impératif :
L’avide amour des siens dont le tourment plus vif
Arrache une autre plainte au meilleur de son être.
C’est le cœur repentant qu’il s’agit de repaître !

faustus

Quelle angoisse ! Ou faillir à son sublime appel
Ou risquer, fils d’Adam, de réveiller Abel
Pour quelque horrible embûche au meurtre ancien pareille.

stella

Ce n’est plus le serpent qui me parle à l’oreille :
Si le sourire d’Ève offrait tous les malheurs,
Ce sont tous les bienfaits qui germent dans mes pleurs.
La femme est chaste en moi, la mère y sera forte :
Que mon flanc se déchire, et qu’un Abel en sorte !

faustus

Toi ! l’angélique épouse au bonheur exempté
Des poignantes rançons de la maternité,

Sans partage chérie, invulnérable amante,
duel besoin d’un martyre imprudent te tourmente ?

stella

Assez longtemps l’amour sans fruit nous enivra ;
J’aspire au double honneur, qui seul m’apaisera.
D’offrir à mon époux un fils qui lui ressemble
Et de fonder un ciel ! d’être ange et mère ensemble !
Descendons !
 

faustus

__________Nous jouons un formidable jeu...
 

stella

Nous le jouons ensemble !

faustus

______________________A la grâce de Dieu !

stella

Mort ! tu l’as entendu. —
 
____________________La suprême Berceuse
Sans bouger, sur son aile ouverte et paresseuse
Attend, le regard fixe au fond des cieux rivé,
Un ordre souverain qui n’est pas arrivé,
S’étonnant que l’auteur de cette terre y laisse
Un couple imprudemment disposer d’une espèce.

Dans l’azur, un silence immense et solennel
Semble épier l’arrêt de l’Arbitre éternel
Qui prohibe ou tolère et châtie ou pardonne,
Pendant que rit encore au soleil et bourdonne,
Par sa douce ignorance à la peur étranger,
Ce monde dont la paix court un si grand danger !

L’attente a peu duré : l’aile oisive palpite,
Et, dans une envolée imprévue et subite,
L’ange, tournant le dos au globe inférieur,
Vers le plus glorieux séjour et le meilleur
Ravit éperdument le couple magnanime…

De la carrière astrale il indique la cime :

______« C’est là, c’est là que vous montez !
______Où du repos les forts jouissent,
______Où sans remords s’évanouissent
______En extases les volontés !
______Où, des funèbres bandelettes
______Ayant rompu les derniers plis,
______Les anciens vœux ensevelis
______Savourent des faveurs complètes.

______« Rouvrant vos cœurs plus soucieux
______Du genre humain que de vous-mêmes,
______A l’aube des splendeurs suprêmes
______Je vous ai vus fermer les yeux,


______Et dans l’ombre, unis pour me suivre,
______Vous élancer à son secours !
______Fidèles à tous les amours,
______C’est d’eux seuls que vous allez vivre ! »

Sur leurs têtes ils voient, de vertige étourdis,
Fondre Cassiopée et le Lion grandis ;
Les polygones d’or s’abaissent, les saluent,
Glissent, puis engloutis derrière eux diminuent.
Comme un œil dilaté par une flèche éteint,
Sirius élargi n’est déjà plus distinct.
La Grande Ourse à son tour, subitement énorme,
Tombe et n’est bientôt plus qu’un point blême et sans forme.
Des Pléiades, plus vif et promptement décru,
Le tressaillant fantôme a soudain disparu.
L’immensité fuyante offre, emporte et dévore
Andromède, Orion, d’autres signes encore,
Persée et les Gémeaux, Castor après Algol :
Le Zodiaque épars s’effondre sous leur vol !
Ils montent, étreignant la Mort qui les entraine
Là-haut, là-haut où germe une lueur sereine ;
Et tout le peuple astral que l’homme a dénombré,
Ce qu’il nommait le ciel, sous leurs pieds a sombré.
À cette nébuleuse une autre nébuleuse
Succède, puis une autre, en la mer onduleuse
De l’impalpable éther, océan sans milieu
Dont blanchissent au loin les archipels en feu ;
Et ces brouillards lactés qu’ils atteignent et percent
En poudre éblouissante autour d’eux se dispersent.

Ils franchissent, après ces milliers de soleils,
De plus hauts firmaments de plus en plus vermeils,
Jusqu’au zénith où meurt l’ascension stellaire,
Où l’astre originel et dernier les éclaire
De l’aube enchanteresse, espoir de leur regard.

Ils arrivent, encore étonnés du départ…

Au-dessous d’eux, là-bas, dans le lointain fourmille
Des mondes imparfaits l’innombrable famille…
Ils en sentent leur être à jamais séparé…
Au loin tressaille encor la peine universelle :
Dans leurs yeux clairs où tremble une humide étincelle
C’est la dernière fois que l’amour a pleuré.
L’entier Paradis s’ouvre, et la Mort les dépose
Où la félicité devient l’apothéose !

______Elle s’écrie : « Entrez vainqueurs
______Dans le triomphe et dans la joie !
______Où l’auréole aux fronts flamboie
______Allumée aux rayons des cœurs !
______C’est là que la houle inquiète
______Des accidents vient s’amortir,
______Entrez donc, pour n’en plus sortir,
______Dans le bonheur, votre conquête !

______« Le bonheur n’est dû qu’à l’effort ;
______Et ceux dont vous craignez le blâme,
______S’ils n’ont point affranchi leur âme,
______N’ont maudit que leur propre tort.

______Dieu vous a pardonné la faute
______Dont le regret vous a lavés ;
______Du plus haut soupir recevez
______La récompense la plus haute !

______« Savourez le divin baiser
______Que l’âme pure offre à la bouche,
______Votre vertu même est la couche
______Où vous allez vous reposer !
______La Douleur en bas me rappelle,
______Bienheureux ! adieu sans retour :
______Rappelez-vous à quel amour
______Vous devez la gloire éternelle ! »

La Charité les sacre habitants du vrai Ciel,
Dont ils n’avaient goûté qu’un reflet partiel.
Enfin s’ouvre pour eux cet ineffable empire
De l’Idéal suprême où la Nature aspire !
Vers qui l’homme en criant lève ses bras meurtris,
Où tend l’avide essor des cœurs et des esprits,
Où les âmes qu’en bas la force aveugle enchaîne,
Que dispute à l’azur la fange plus prochaine,
Montent, en secouant comme un bagage vil
Le poids, complice obscur de leur ancien exil.
Vers la lumière ils ont gravi le plus haut stade
Et couronné l’ardue et sublime escalade
De tous les échelons, si longtemps ténébreux,
Dont la terre ne fut qu’un des derniers pour eux.
Et maintenant, après les lentes renaissances,

Sous le climat propice aux plus riches essences,
Leur être, qui dans l’ombre avait germé jadis,
Au ciel s’épanouit tout entier ! comme un lis
En achevant d’éclore accomplit le prodige
Qu’apprêtait la racine et qu’annonçait la tige.
Tout en eux, autour d’eux, est absolument pur.
La pensée en leurs corps ne sent plus aucun mur :
Par d’inquiets élans cette captive altière
Avait usé déjà sa prison de matière
Où le jour autrefois, par d’étroits soupiraux,
N’entrait qu’en se brisant à de jaloux barreaux ;
Maintenant que la chair n’est plus son ennemie,
Son libre vol explore une sphère infinie,
Car, ne se heurtant point à sa fine cloison,
Elle ne sent plus rien lui barrer l’horizon.
Elle ose provoquer les plus lointains problèmes.
Et les regarde en soi se résoudre d’eux-mêmes.
Le Beau, qui prête au Vrai la clarté du rayon,
Un visage adorable à la perfection,
Dans leur œil plus ouvert et plus lucide éveille
La pleine vision de toute sa merveille ;
De ses moules divins sort le contour ailé,
Et le sens leur en est jusqu’au fond révélé.
L’Idéal n’a pour eux plus rien d’imaginaire,
Car leur demeure même en est le sanctuaire ;
L’Ordre, qu’ils ont servi, leur sourit à son tour,
Et l’admiration dilate en eux l’amour !
Mais surtout, oh ! surtout, quels mots sauraient décrire
L’auguste accueil, le doux et superbe sourire

Que leur font la Justice et la Fraternité
Dans le temple où le culte en fut ressuscité,
Dans l’invisible temple où luit leur conscience.
C’est là qu’ils ont scellé leur étroite alliance,
C’est là que leur bonheur, par la vertu trempé,
Triomphe intime et sûr qu’ils n’ont point usurpé,
Se fonde pour fleurir sans mélange et sans terme,
Car l’ère de l’épreuve et du péril se ferme.

Dignes du rang suprême où tend le genre humain,
Les voilà revenus, fiers, la main dans la main,
Hors de la mer cosmique en naufrages féconde,
Au port d’embarquement, à la source du Monde !