Le Boomerang/14

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P. Olendorff (p. 187-192).


CHAPITRE QUATORZIÈME.Dans lequel — et, d’avance, le rouge en monte au front de l’auteur — une charmante jeune femme qui, sans détenir dans le domaine de l’art dramatique une situation comparable à celle de Sarah Bernhardt ou de Réjane, n’en est pas moins une petite comédienne, sur laquelle, au cas où elle se mettrait à sérieusement travailler sous la direction d’un professeur habile et consciencieux, on pourrait fonder certaines espérances dans les rôles qui n’exigent point de l’interprète une vive intelligence, s’en voit réduite à prodiguer, et cela par suite d’un simple malentendu, ses suprêmes caresses à un Hollandais pour lequel la pauvre enfant éprouverait plutôt de l’aversion.


Un jour, notre excellent et regretté confrère Charles Chincholle, rendant compte, dans le Figaro, de je ne sais quel scandale oscarwildien, interrompit brusquement son article par cette phrase, dont le souvenir, après tant d’années, m’est aussi fidèle qu’au jour où je la lus pour la première fois :

« … Mais je suis forcé de m’arrêter, car ma plume se cabre dans ma main au récit de telles turpitudes. Je prie les lecteurs de vouloir bien m’excuser. »

Eh bien, tel que vous me voyez aujourd’hui, je suis dans l’exactement même situation qu’à l’époque, notre vieux Chincholle.

Je n’avais pas plutôt tracé sur le papier blanc l’intitulé de ce chapitre que je sentis dans les doigts d’abord, puis dans la main jusqu’au poignet, ensuite dans l’avant-bras, et enfin se prolongeant jusqu’au deltoïde, comme de petites secousses suivies d’un engourdissement des plus pénibles.

Mais moi, au travail, je suis un type dans le genre de Sénèque, qui disait, à tout bout de champ : « Ô douleur ! tu n’es qu’un mot ! »

J’appelai donc à moi toute mon énergie, afin de poursuivre ma tâche.

Vains efforts !

En examinant de plus près ce curieux manège, quelle ne fut pas ma stupeur de constater que, littéralement, non pas ma plume, ainsi que l’observa trop superficiellement Chincholle, mais mon porte-plume, se cabrait dans ma main.

Se cabrait, il n’y a pas d’autre expression.

Et je compris !

Mais, voyez-vous d’ici mon embarras et ma vexation.

Moi qui comptais si bien vous décocher une de ces pages croustillantes qui suffisent à faire monter la vente d’un volume de trente ou quarante mille exemplaires !

C’était bien ma veine !

Alors, que faire ?

Qu’auriez-vous, vous qui souriez, fait à ma place ?

— J’entends une voix dans l’assistance :

— J’aurais changé de porte-plume !

Telle est bien la manœuvre que je m’empressai d’exécuter.

Peine perdue.

Mon deuxième porte-plume, lequel je choisis en liège, ne fut pas long à me prouver que sa légèreté matérielle n’avait en rien déteint sur son moral.

De même en alla-t-il avec un porte-plume en fer.

Une idée : si j’essayais du crayon !

Ah ! ben ouiche !

Plutôt que d’écrire les caractères que je lui imposais, la mine se brisa net, avec un petit bruit sec qui en disait plus long que les plus longs discours de l’honorable sénateur Bérenger.

Les touches d’un robuste dactylographe, à grands frais amené de la ville voisine, me mirent au bout des doigts de telles brûlures, que j’en porte encore les marques.

Découragé, démoralisé, anéanti, je remis au lendemain la suite de mon travail, et voici comment, mesdames et messieurs, j’éprouve le vif regret de n’avoir pas pu développer la matière correspondant à l’intitulé du présent chapitre.

Je prie, comme disait Chincholle dans les mêmes circonstances, les lecteurs de vouloir bien m’excuser.