Le Bosquet du roi

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Le Bosquet du roi
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 419-446).
LE
BOSQUET DU ROI

— Pardon, jeune homme, pourriez-vous m’indiquer le chemin du Bosquet du roi ? demanda un jour, avec un accent anglais très prononcé, un cavalier âgé d’environ quarante-cinq ans, dont l’extérieur austère et la prononciation saccadée, dénotaient à la fois un Anglais et un clergyman.

La question s’adressait à un jeune campagnard, qui gravissait à cheval l’interminable côte qui mène de Villepreux à Saint-Nom.

— Si vous voulez bien, monsieur, nous ferons route ensemble, répondit-il ; une démonstration vaut toujours mieux qu’une explication.

Le touriste portait une longue redingote noire boutonnée jusqu’au menton, laissant seulement dépasser la ligne blanche d’un faux col. Près de lui se tenait sa fille. Tous deux montaient des chevaux de sang, fins et élégans, contrastant du tout au tout, avec le lourd et vigoureux cheval normand que le cultivateur montait à poil, les jambes pendantes, un long fouet passé autour du cou. Les traits en corde du harnachement étaient relevés sur la croupe bien doublée du cheval, qu’attendait dans une prairie voisine une charrette chargée d’hivernache.

Huit heures sonnent lentement à l’église du village de Villepreux ; d’autres horloges y font écho ; la matinée est calme et pure. Le soleil, déjà haut, éclaire le paysage d’une lumière transparente. À droite, s’abaisse en pente douce, jusqu’au fond de la plaine, le versant d’une colline dont les cultures, de couleurs bien tranchées, offrent à l’œil des bandes de terre étroites et longues, mollement ondulées, sans clôture et sans fossé ; on dirait une immense pièce d’étoffe rayée déroulée devant soi. A gauche, s’étendent des prairies verdoyantes, égayées par des bouquets d’arbres ; une haie d’épines, d’un mètre d’épaisseur, les entoure. Au fond du tableau se déploie un ruban vert à larges festons : c’est la forêt de Marly.

Le campagnard que l’Anglais venait d’accoster paraissait n’avoir guère plus de vingt et un ans; il rappelait le beau type des moissonneurs de Léopold Robert; comme eux, il était grand et bien découplé, comme eux il avait la grâce, complément de la force, le teint basané, les yeux bleu foncé fendus en amandes et frangés de longs cils noirs comme sa chevelure, coupée en brosse ; le nez légèrement aquilin et la bouche cachée sous une fine moustache. Un chapeau de paille à larges bords, posé en arrière, une veste et une culotte de treillis, des jambières en cuir achevaient de lui donner un air agreste et des plus pittoresques.

Les trois cavaliers se mettent en ligne. Un petit groom, guindé et à cheval aussi, les suit à distance respectueuse; il est chargé du banc articulé, du plaid, du portefeuille et de la boîte à couleurs de miss Ethel.

Tout en chevauchant, M. Elsewhere interroge le cultivateur sur l’industrie agricole du pays, où il ne voit pas un pouce de terrain perdu.

Sa fille, miss Ethel, a tiré une lorgnette de l’étui qu’elle porte en bandoulière; elle cherche à s’orienter. Légèrement levée sur son étrier, elle demande à son tour si le bâtiment dont les murs blancs contrastent avec les remblais de sable rouge du chemin de fer et qui se trouvent à droite sont Marly ou Saint-Cyr? Bien qu’elle ait consulté la carte de son Guide, elle ne parvient pas à s’en rendre compte.

La question que miss Ethel vient d’adresser au fermier, met celui-ci tout à l’aise pour regarder le joli visage de son interlocutrice.

— D’ici, mademoiselle, on ne peut découvrir Marly ; les grandes constructions que vous voyez sont celles de l’Ecole militaire de Saint-Cyr. L’entrée en est rigoureusement interdite au public, mais les élèves manœuvrent parfois dans la plaine.

— Cette école, Ethel, équivaut à peu de chose près à notre Sandhurst ; c’est la pépinière des officiers français, reprit M. Elsewhere. En France, de même qu’en Angleterre, la jeunesse apprend, comme l’a dit saint Paul, « que la tribulation produit la patience, la patience l’épreuve, l’épreuve l’espérance. »

Pendant cet échange de paroles, un grand saint-germain de race très pure, bondit, jappe, gambade, et, s’arrêtant droit devant les étrangers, semble décidé à défendre mordicus par ses aboiemens le territoire de son maître, qui, visiblement embarrassé pour le maintenir à ses côtés, s’écrie vainement : « Tout beau ! A bas ! Ici ! » Mais l’animal n’entend à rien.

— Quelle belle bête ! dit l’Anglais.

— Comment se nomme-t-elle? demanda la jeune amazone.

— Mis… tral ! répondit crânement le campagnard. Pour rien au monde il n’eût osé avouer qu’elle s’appelait Miss ! Une fois tiré de difficulté par cette supercherie, il s’efforça, en appelant sa chienne, d’élider la désinence du nouveau nom qu’il venait d’inventer.

Tout en devisant ainsi, on arriva au sommet de la longue côte. Didier, indiquant du geste une ouverture pratiquée dans la haie, dit :

— C’est ici qu’il faut faire entrer vos chevaux ; vous suivrez ensuite le sentier à chariot à bœufs. Les arbres que vous apercevez là-bas abritent la fontaine où, sous Louis XV, on venait chaque jour de Versailles chercher de l’eau pour la table de Mesdames. Louis XVI donna la préférence à la fontaine Berthe, sur la commune de Saint-Nom. Si notre pays est dépourvu de cours d’eau, il est, en revanche, très riche en sources.

— Non pas en sources seulement, mais en souvenirs historiques et en sites pittoresques d’aspects variés, reprit M. Elsewhere. Ma fille a entrepris de faire les croquis des monumens et des points de vue les plus remarquables de Seine-et-Oise ; nous y aurons consacré près de deux mois et nous sommes loin de tout connaître. De vos côtés, il nous reste à visiter l’École de Grignon et Marly. Aujourd’hui, notre plan est de nous arrêter au Bosquet du roi. Merci, jeune homme ! Adieu !

On se sépara ; mais le fermier ne quitta des yeux la gracieuse amazone que lorsqu’un pli de terrain la déroba définitivement à ses regards. Peu après, M. Elsewhere et sa fille pénètrent dans une prairie à l’herbe haute, fine et lustrée ; Miss Ethel saute légèrement à bas de son cheval, s’approche de la fontaine, ôte son long gant de peau de Suède, présente à la source jaillissante la paume de sa main blanche, y trempe ses lèvres vermeilles, comme un joli oiseau plonge délicatement son bec dans une vasque.

Delicious ! exquisite ! s’écrie-t-elle.

M. Elsewhere ne paraît pas entendre les exclamations de sa fille. Il a tiré de sa poche le nouveau livre de l’archbishop Trench, où il cherche des textes pour ses sermons de l’Avent. Il le lit paragraphe par paragraphe, le ferme, le médite, allant et venant comme s’il eût appartenu à l’école des péripatéticiens.

Les peupliers cotonneux, aux feuilles d’argent, que la moindre brise tait frissonner, contrastent avec l’épaisse et sombre ramure d’un vieux noyer. Des saules noueux, mutilés chaque année par la serpe de l’élagueur, bordent la prairie. Ces estropiés sylvains, condamnés à rester petits, sont, comme on sait, l’une des caractéristiques de la végétation française dans l’ouest. Cependant, M. Elsewhere n’est pas si absorbé par sa lecture, qu’il en oublie les études artistiques de sa fille. De temps à autre, il s’arrête pour en suivre les progrès, un doigt entre les pages de son livre à demi fermé ; tout à coup il s’écrie :

— Cette fontaine primitive, ce calme profond, ce ciel bleu intense, ce beau soleil, ne vous rappellent-ils pas, Ethel, ce passage de la Genèse où Abraham, ayant fait venir son intendant, l’avertit qu’un ange le conduira et lui fera trouver sur son chemin une femme pour Isaac?

Le dean savait par cœur toute la Bible en grec ; aussi les citations revenaient-elles sans cesse sur ses lèvres. Cadet d’une famille titrée, son érudition, ses manières distinguées, eussent suffi pour le mettre partout en évidence ; il possédait en outre, une fortune considérable que lui avait léguée un sien cousin.

Veuf depuis dix ans et n’ayant jamais voulu se séparer de sa fille, il lui avait donné une institutrice suisse. Il passait dix mois sur douze à Peterborough, siège de son doyenné ; quant à ses vacances, il les consacrait, ainsi qu’il est de bon ton de le faire en Angleterre, à voyager sur le continent. Depuis vingt ans, visiter les cathédrales était le but qu’il poursuivait avec acharnement ; il en connaissait déjà plus de quatre cents! Pendant plusieurs années, miss Ethel s’associa inconsciemment aux goûts de son père ; mais un beau jour, elle déclara qu’il lui paraissait non moins fastidieux de monter dans les tours et les clochers, que de descendre dans les cryptes et les caveaux.

Au rebours de sa fille, la passion du dean pour les basiliques datait de sa première jeunesse, à telle enseigne que ce fut même au sommet de la tour centrale de Saint-Nicolas, à Aberdeen, datant de 1352, et dont la plus célèbre des neuf cloches a quatre pieds de diamètre, qu’il fit, au son d’un formidable carillon, sa déclaration à la jeune fille qui devait être plus tard Mrs Elsewhere.

Les beautés de la nature charmaient plus miss Ethel que les chefs-d’œuvre de pierre. Elle se consacrait avec passion à l’étude du paysage, se rappelant, pour soutenir sa persévérance, qu’un grand maître se targuait d’avoir mis trente ans à savoir dessiner une feuille.

Cette année-là, M. Elsewhere et sa fille établirent à Versailles leur quartier général. Ils pouvaient d’autant plus facilement rayonner aux alentours, qu’ils s’étaient fait suivre de leurs chevaux de selle.

Après une halte de trois heures environ au Bosquet du roi, le père et la fille reprennent, pour s’en aller, le chemin qu’ils avaient suivi pour venir. De loin, ils aperçoivent dans une pièce de terre une douzaine de journaliers en train de déjeuner; parmi eux ils reconnaissent le jeune homme qui leur a indiqué le chemin du Bosquet du roi. A la vue des touristes, il se lève, les salue, tout en cherchant à apaiser les démonstrations de Mistral. Miss Ethel, en voyant les efforts du cultivateur, paraît reconnaissante de son empressement à lui éviter les ennuis d’un cheval excité qui hennit, piaffe et creuse le sol en signe d’impatience. Elle soulève ses paupières câlines, un sourire aimable et malicieux entr’ouvre ses lèvres roses; d’une gracieuse inclination de tête, elle fait un signe de remercîment au beau campagnard.

En ce moment, le brûlant soleil des premiers jours du mois d’août enveloppe miss Ethel d’un nuage d’or; le jeune cultivateur, la main posée en forme d’abat-jour au-dessus de ses yeux, semble ébloui par cette apparition rayonnante.

Pendant que les ouvriers font la sieste, leur maître n’ayant nulle envie de clore l’œil, se rend à la source du Bosquet, où il s’imagine, à tort, être attiré par la soif. Arrivé là, il aperçoit, sous une touffe d’herbes, un petit album en toile grise ; le nom d’Ethel est écrit dessus à l’encre rouge. Il ne saurait donc avoir de doute sur la propriétaire de cet objet. Piqué par la curiosité, il l’ouvre et continue ses investigations jusqu’à une pochette intérieure, d’où s’échappe la photographie de la ravissante Anglaise; au-dessous du portrait est cette signature : « ETHEL ELSEWHERE. PETERBOROUGH. » En contemplant cette charmante image, il se félicite de ne pouvoir la restituer à qui de droit, met l’album dans sa poche, va rejoindre ses gens, et, plein d’ardeur, les yeux brillans, il leur aide à charger la charrette qui s’enfaîte à vue d’œil.

A la tombée du crépuscule, il donne le signal du retour et cingle l’air de vigoureux coups de fouet, qui retentissent dans la plaine comme la décharge d’un fusil à magasin.

Au bout d’un quart d’heure de marche, on arrive à la Muleterie, vieux bâtiment construit en pierres de Chavenay sur lesquelles les siècles ont laissé leur patine grise et sévère. Suivant la coutume des temps passés, les murs sont épais et très élevés. Quelques rares ouvertures étroites, protégées par des barreaux de fer, y ont été pratiquées sans régularité aucune ; les fenêtres et les portes qui donnent sur une vaste cour intérieure, ne sont pas moins incohérentes. Ce grand corps de ferme datait évidemment d’une époque où, inversement à la nôtre, on n’avait nul souci de la façade. La porte charretière, haute de vingt pieds environ, donne issue à un porche long comme un petit tunnel : des générations de hiboux et d’hirondelles s’y perpétuent d’année en année. A la vue d’un intrus, celles-ci tournent effarées sous ce passage voûté et sombre ; des araignées géantes ont tissé là leurs toiles grises, que le vent coulis gonfle et balance comme les voiles de petites barques. La cour quadrangulaire, mesurant au bas mot un demi-hectare, est entourée de constructions sans la moindre unité, où hommes, animaux et moissons trouvent un abri. A gauche, on entre dans la ferme par une petite porte basse. Le rez-de-chaussée est consacré aux besoins de l’exploitation. Un escalier en colimaçon aux marches de pierre creusées par l’usure, conduit au premier étage, composé de grandes pièces, dont le mobilier n’est ni assez ancien pour avoir acquis de la valeur, ni assez moderne pour être élégant et confortable.

Aujourd’hui, la propriétaire de la Muleterie est Mlle d’Aumel, ayant au moins la cinquantaine ; elle a passé là toute sa vie avec M. D’Aumel, son oncle et son parrain tout à la fois. Celui-ci poussait jusqu’à l’invraisemblance l’art de faire des économies de bouts de chandelles et cela sans métaphore, car, protestant contre les inventions modernes, on ne se servait chez lui ni de lampe, ni de bougie. En somme, il finit par atteindre son but : à savoir, arrondir son domaine jusqu’à en faire une propriété d’un seul tenant, rapportant, bon an mal an, 25,000 livres de rente.

Mlle d’Aumel hérita, non-seulement de la fortune territoriale de son parrain, mais aussi de ses goûts agronomiques. Briguant les récompenses au comice agricole du département, comme une coquette ambitionne les succès du monde, elle ne cédait à personne l’honneur de présenter ses élèves au jury, ni le plaisir d’entendre primer ses belles génisses désarmées (sans cornes).

Tous les ans, au mois d’août, sa vie si régulière et passablement monotone, était égayée par l’arrivée du fils de son frère, mort depuis des années. Didier avait l’habitude de venir passer ses vacances à la Muleterie. Tout en ayant fait les études universitaires les plus brillantes, tout en obtenant de grands succès à l’École de droit, il prétendait n’être qu’un agriculteur en herbe. Après dix mois passés à pâlir sur les textes de Dumoulin, Cujas et autres jurisconsultes, le manque d’air respirable et d’exercice l’assoiffait d’oxygène et de liberté. Quand il quittait Paris, il avait l’air d’un prisonnier qui vient d’obtenir son élargissement. Il déclarait à qui voulait l’entendre, même à ses illustres professeurs, que conduire la charrue était pour lui l’idéal de l’existence.

Mlle d’Aumel se flattait qu’avec le temps les goûts agronomiques de son neveu, finiraient par l’emporter sur les attraits du droit romain et les séductions du droit civil.

S’autorisant, comme il arrive souvent à la nature humaine, des goûts d’autrui pour flatter les siens propres, et gagnée d’ailleurs aux idées modernes, elle ménageait tous les ans à Didier quelque surprise sous forme d’instrument aratoire, mû par le manège ou la vapeur, de charrues bisocs pour labours ordinaires, etc. Ses voisins, à qui elle en faisait volontiers le prêt, avaient à la fois pour elle gratitude et attachement. Ces sentimens se reportaient de la tante sur le neveu, en sorte que celui-ci se trouvait au milieu de ces braves gens aussi heureux qu’un roi sans sujets !

Ce soir-là, contre son habitude, Didier se montra taciturne et rêveur ; par exception, son appétit ne fut pas à la hauteur du dîner à trois services de sa tante ; tout en ayant l’extérieur un peu masculin, Mlle d’Aumel n’en était pas moins pourvue de ce don de finesse et de perspicacité, que Dieu semble avoir donné à la femme comme compensation à la force qu’il lui a refusée. De suite, elle s’aperçut que Didier « n’était pas dans son assiette, » comme on dit familièrement. Pour le faire sortir de son mutisme, elle lui parla de la crise agricole que l’Europe traversait en ce moment, la France en général et le département de Seine-et-Oise en particulier ; crise qu’elle attribuait surtout aux importations de blé américain. En outre, elle prédit que, dans un temps donné, le libre échange ruinerait fatalement les propriétaires ruraux et finit par dire : « Là encore, nous avons été joués par la perfide Albion !

— Je m’étonne, en vérité, qu’une femme aussi intelligente que vous, ma tante, puisse être anglophobe et protectionniste à ce point. L’Angleterre était dans une grande prospérité bien avant le libre échange. J’ai étudié à fond son histoire et sa législation. J’en suis arrivé à cette conclusion : c’est que la richesse et la force de la Grande-Bretagne tiennent uniquement au droit d’aînesse ; par lui se conservent intacts, à travers les siècles, le nom, la fortune et les droits de la famille. Chez nous, la loi, en assurant une part égale aux enfans, au lieu de faire la richesse de tous, ne fait le plus souvent que la pauvreté de chacun. Par ce morcellement légal de la propriété mobilière et immobilière, on a devancé les théories des partageux, lesquelles aboutiront tôt ou tard à émietter le pays comme une miche de bon pain qu’on jetterait aux oiseaux.

— Étant fils unique, il me semble, mon cher enfant, qu’en pareille matière tu es juge récusable.

— Fils unique ou non, je ne comprendrai jamais qu’on tienne à partager un brin d’herbe entre plusieurs fourmis. Au fait, il faut que je vous raconte que ce matin même, en allant chercher l’hivernache, le hasard m’a fait rencontrer un Anglais, un pasteur, j’imagine ; il m’a abordé en me priant de lui indiquer la célèbre fontaine du Bosquet-du-Roi ; tout en causant, j’ai constaté combien nos voisins d’outre Manche ont le respect, je dirai même le culte des traditions et des souvenirs.

— Je n’y contredis pas. Sous ce rapport, ils nous sont bien supérieurs, mais sous beaucoup d’autres, ah ! que nenni ! Ce n’est pas moi, certes, à qui un de ces gros enflés d’Anglais aurait pu faire tourner la tête ! d’ailleurs, d’après ce que j’en ai vu, le beau sexe, chez eux, n’est pas plus séduisant que l’autre. Les femmes, grandes et raides comme des cent-gardes, ont l’air d’avoir deux bras gauches, comme disait je ne sais qui…

— Rivarol ! repartit vivement Didier non moins ferré sur les lettres que sur le droit. Ah ! s’il vous avait été donné d’admirer avec moi, ce matin, la ravissante jeune miss qui a traversé vos champs comme l’aurore chantée par les poètes, vous conviendriez que cette beauté dément complètement l’assertion de Rivarol. Figurez-vous des cheveux d’un blond doré, s’échappant en boucles soyeuses d’un chapeau de feutre mou, orné d’une plume de faisan ; des yeux bleus sourians et aimables, une arcade sourcilière noire et allongée, une bouche aux lèvres vermeilles laissant voir en parlant des dents blanches, petites et brillantes comme celles d’un enfant. Une taille de nymphe, une fleur à peine éclose, seize à dix-sept printemps !

— Peste ! quel portrait enchanteur. O jeunesse ! le don de voir tout en rose, tout en beau, n’est pas un de tes moindres privilèges. Si, éclairée par mes dix lustres bien sonnés, j’avais rencontré ces touristes, j’aurais trouvé que cette Anglaise avait les cheveux roux, les yeux verts, la lèvre supérieure trop courte, les dents trop longues, la peau d’un concombre et des taches de rousseur par-dessus le marché.

— Eh bien ! jugez-en vous-même, ma tante ; voilà sa photographie !

— Bonté divine, sa photographie ! Comme tu y vas !

— Où est le mal ?

— Belle demande ! Ceci dépasse tout ce que je sais du laisser-aller des jeunes Anglaises. Ce gage de souvenir ne fait qu’aggraver la situation.

— La situation ? elle est toute simple : une jeune Anglaise voyage avec son père ; elle peint d’après nature et fait en ce moment le département de Seine-et-Oise. Son groom a eu la maladresse de ne pas relever un petit album qu’elle a laissé tomber à terre. Dès que les touristes se sont éloignés, je reviens à l’endroit qu’ils ont quitté ; les broussailles, l’eau qui murmure, les blaireaux à la queue en panache, les arbres, les oiseaux qui ramagent, la fauvette qui fredonne, la mésange qui titinne, les insectes qui bourdonnent, l’herbe verte, le ciel bleu, les gentianes roses, les boutons d’or, les myosotis, semblent causer entre eux de la gracieuse apparition qui a embelli leur retraite agreste. Je les écoute, je fais chorus avec eux, le temps s’écoule, à qui pourrais-je restituer mon trésor ?

— À ton âge, ce sont des malheurs dont on bénit le sort.

— Loin de moi aussi l’idée de m’en plaindre !

— O folie !

— « Les plus sages sont les fous, » dirai-je avec Hamlet. Tenez, ma tante, examinez un peu cette écriture; prenez votre binocle, poursuivit il en mettant la signature de miss Ethel sous les yeux de Mlle d’Aumel ; étudions-en ensemble les signes graphologiques. Moi, j’y vois la sensibilité, la constance, la force d’âme! Et vous?

— Pour ma part, je n’y vois rien de tout cela ; mais je reconnais que l’écriture est harmonique et élégante.

La tante et le neveu se chamaillèrent encore pendant quelque temps, puis la pendule, en sonnant neuf heures, fit sursauter Mlle d’Aumel.

— Comment, déjà si tard! fait-elle en se levant, et l’arrachage de mes pommes de terre tardives auquel tu dois vaquer demain matin dans la pièce du Chêne-Capitaine?

— Soyez tranquille, ma déesse, sur le sort de vos solanées. Il est probable que je ne fermerai pas l’œil de la nuit ; celui qui fait le guet n’est jamais pris.

— Crois moi, tu feras mieux de dormir; je préfère que tu rêves endormi plutôt qu’éveillé. Bonsoir, grand écervelé. Bonne nuit!


II.

Le surlendemain, vers quatre heures de l’après-midi, nous retrouvons les journaliers assis sur le revers d’un fossé, parlant, buvant, mangeant ; ils causent de l’événement qui les a tenus sur pied toute la nuit. Bientôt ils signalent à leur maître, débouchant sur la route qui côtoie la forêt de Marly, les Anglais de l’avant-veille. Mais Didier les avait aperçus le premier et il les suivait de l’œil depuis quelque temps déjà. Peu après, miss Ethel fait sauter à son cheval la barrière qui sert de clôture au champ du Chêne-Capitaine. Son père pique des deux et la suit, puis ils ralentissent l’allure et s’approchent du groupe de paysans. À ce moment, on entend la fanfare d’un régiment de cavalerie qui traverse le village de La Bretêche.

Didier, chapeau bas, s’avance vers les touristes, il leur dit avec une cordialité remplie de déférence :

— Voudriez-vous me faire l’honneur de partager notre repas champêtre? La provende est modeste, mais j’offre ce que j’ai.

Le dean, après avoir consulté sa fille du regard, accepte sans faire de façons.

— Selon l’écriture, dit-il, il vaut mieux être invité avec une affection sincère à manger des herbes, que le veau gras lorsqu’on est haï.

— j’ai des fruits, j’ai du lait, reprend Didier, bien qu’embarrassé pour en offrir aux promeneurs, car les travaux des champs ne sauraient expliquer ni la teinte noire ni les meurtrissures de ses bras et de ses mains. Il se trouve donc ainsi dans l’obligation de raconter qu’au milieu de la nuit tout le pays a été sinistrement réveillé par le tocsin. L’horizon rougeoie, l’air apporte des flammèches, la clarté blême d’un incendie enveloppe une chaumière dont les poutres lentement carbonisées ont fini par s’embraser. Sous ce toit, prêt à s’effondrer, habitait seule une pauvre vieille femme infirme, abandonnée par ses enfans, faute d’avoir pu la dépouiller de son dernier lopin de terre.

— Toute maison divisée contre elle-même ne peut subsister ! dit le dean en interrompant Didier.

— De grâce, continuez ! reprit Ethel, en s’adressant au jeune campagnard et visiblement émue. Je suis tout oreille.

— Dieu merci! on s’est mis promptement à l’œuvre, et après deux heures d’efforts, le feu était éteint et la pauvre femme hors de danger.

— Auriez-vous la bonté de lui remettre cette pièce d’or? demande miss Ethel à Didier.

— Très volontiers, mademoiselle. J’irai la voir tout à l’heure ; nous avons dû transporter la mère Trouillis dans une cabane à une centaine de mètres d’ici. Ah ! quelle consolation ce serait pour elle si vous consentiez à venir en personne lui porter cette offrande ! Votre compassion la toucherait plus encore que votre générosité.

— Allez, ma fille, allez ; n’oubliez pas que la charité est la plus excellente des vertus, comme l’a dit saint Paul. Je vous attendrai ici.

M. Elsewhere glisse alors quelques louis dans la main de sa fille.

Didier et Ethel s’éloignent en marchant d’un bon pas. La jeune miss cueille par-ci par-là une pâquerette, un coquelicot, une nielle ; elle demande à Didier le nom français de cette dernière fleur. A mon avis, poursuit-elle, rien ne vaut les fleurs des champs.

— Que devez-vous penser, mademoiselle, de l’agriculteur qui ne songe qu’à les détruire? Homme positif et terre à terre, il admire seulement les épis dorés lorsqu’ils sont changés en argent.

— Quoi ! les jolis épis barbus du seigle et du froment ne représentent à vos yeux que des quintaux de farine? Je me figurais, au contraire, que tout agriculteur devait puiser dans l’intimité de la nature, dans la vue du ciel, des sentimens élevés et religieux; évidemment, je me suis trompée. Puis, apercevant des bleuets qui poussent insolemment dans un sillon, Ethel pénètre dans le haut blé en écartant de la main les épis, comme une ondine qui se fraie un chemin à travers les vagues. Pendant ce temps Didier murmure les strophes si connues :


Allez, allez, ô jeunes filles,
Cueillir des bleuets dans les blés.

— Tenez, voyez mes richesses! dit Ethel chargée d’une brassée de fleurs et en se rapprochant de Didier.

Il garde le silence, pensant sans doute que la plus jolie fleur n’est pas dans le bouquet ; une certaine rougeur monte au visage d’Ethel; on dirait qu’elle a deviné la pensée de celui qui la regarde.

— Ah! j’aperçois là-haut ma fleur favorite, c’est la clématite sauvage. Quel dommage qu’elle soit hors d’atteinte !

— En effet, quiconque tenterait d’escalader ce vieux pan de mur en ruines risquerait fort de se casser le cou.

Tout en causant, ils arrivent à l’huis branlant de la chaumine. Ethel entre la première et voit une pauvre vieille, à la petite figure racornie, qui pleure sur ses malheurs.

— Eh bien ! mère Trouillis, voyez si je ne pense pas à vous ! Je vous amène une belle demoiselle anglaise qui vient prendre elle-même de vos nouvelles.

— Par Jésus, qu’elle soit bénie !

Sur une question d’Ethel, la brave femme commence son récit et ne déparle plus. Didier se doute que sa modestie aura trop à en souffrir et, malgré le plaisir certain qui se mêle à ce genre de souffrance, il quitte furtivement la pièce.

La mère Trouillis raconte effectivement que, lorsque personne n’osait approcher de son grabat pour l’arracher aux flammes, Didier, au risque d’être suffoqué par la fumée, vole à son secours, pénètre résolument jusqu’à elle, la saisit et l’emporte comme une plume. « Bonté divine ! ajoute-t-elle, v’là un jeune homme comme il n’y en a pas épais sur terre! c’est bon, c’est courageux, c’est travailleur. Tandis que les gars d’aujourd’hui, c’est des feignans et des noceurs. »

À ce moment, Didier, le teint animé, pantelant, entre en tenant une jonchée de clématites qu’il dépose aux pieds d’Ethel.

— Que vois-je! est-ce possible? Si j’admire le courage qui fait que l’on risque sa vie pour sauver celle d’autrui, je suis tentée de me fâcher de la folie que vous venez de faire pour satisfaire un de mes caprices.

— Oubliez la folie, mademoiselle, et gardez seulement le souvenir du fou!

Ethel lève les yeux vers lui, puis ses longs cils s’abaissent comme un voile sur ses prunelles. Se penchant vers la mère Trouillis, elle serre ses mains décharnées dans les siennes, l’exhorte à la patience, à la confiance en Dieu et finalement lui remet plusieurs pièces d’or.

— Merci, ange de bonté ! que le ciel vous récompense, répète la vieille d’une voix débile.

Comme ils s’en revenaient vers le champ du Chêne-Capitaine, Didier et Ethel échangent peu de paroles, mais de temps en temps des sourires. On dirait que tous deux ont peur de trahir un secret ou de perdre un trésor. A dessein ils marchent lentement comme pour retarder le temps et le moment de la séparation.

La première, Ethel rompit le silence :

— Quelques jours encore, dit-elle, et nous aurons quitté la France ; les devoirs de mon père le rappellent à son doyenné. Qui sait si nous reviendrons jamais dans votre beau pays?

— Ce que femme veut, Dieu le veut ! dit le proverbe français.

— Eh bien ! moi, je puis dire : Ce que fille désire, père le veut!

Avant qu’elle eût eu le temps d’ajouter un mot, le dean, qui était à portée de voix, reprend :

— Vous n’avez jamais dit plus vrai, Ethel, et je n’attends que votre agrément pour demander les chevaux.

En faisant à son père un signe de tête affirmatif, le visage d’Ethel change de couleur. Le moment du départ est arrivé.

Après avoir adressé d’aimables remercîmens à Didier, le père et la fille remontent à cheval. Ethel charge le groom de sa brassée de fleurs, mais le jeune cultivateur n’est pas sans avoir remarqué que la belle amazone en a détaché des brins de clématites qu’elle a passés dans une boutonnière de son corsage.

De nouveau, les cavaliers franchissent la barrière; bientôt ils disparaissent derrière un rideau d’arbres. Grave et pensif, Didier tient son regard attaché sur le chemin qu’a suivi miss Ethel, comme le navigateur sur l’étoile qui décide de sa destinée.

À ce moment, le soleil descend majestueusement au fond de la plaine; les nuages donnent une teinte rose à la cime de la forêt de Marly ; on entend le chalumeau du pâtre, le grelot des vaches, léchant des oiseaux, ces hôtes mélodieux des bois; de distance en distance, les travailleurs marchent d’un pas lent et lourd; celui-ci une pioche sur l’épaule, celui-là un croc ; un autre une pelle. Ils suivent à la file la charrette chargée de pommes de terre conduite par Didier. Le soleil strie le sol de longues raies minces, pendant que le souvenir de miss Ethel pénètre comme un trait d’or dans le cœur du campagnard ; de son côté, la jeune miss anglaise chevauche silencieuse et rêveuse; elle se dit intérieurement: Rien dans la vie d’une femme ne vaut peut-être un sentiment caché et mystérieux, d’autant plus inaltérable qu’il ne se dépense pas au dehors, de même qu’un parfum précieux, renfermé dans un vase, conserve sa force et résiste à l’action du temps.


III.

Au commencement du mois de novembre, l’ouverture des cours de l’École de droit ramène Didier à Paris, et le campagnard se trouve désormais métamorphosé en étudiant. Il habite avec sa mère, rue Palatine, un appartement dans un de ces vieux hôtels que la pioche impitoyable du maçon n’a pas encore sacrifié au tracé d’une voie nouvelle. La santé de Mme d’Aumel, fort chancelante depuis longtemps, la rend forcément sédentaire ; ses sorties se bornent à traverser la rue pour aller à Saint-Sulpice, où elle passe la meilleure partie de ses journées en oraison. Uniquement occupée de son salut et de l’avenir de son fils, elle répète sans cesse à Didier que le mérite seul d’un jeune homme ne suffit pas à lui assurer une belle position, mais qu’il faut encore avoir des amis et se créer des relations, levier sans lequel les plus intelligens ne sauraient atteindre le sommet de l’échelle sociale.

L’une des maisons où il se montre le plus assidu, est celle d’un de ses anciens professeurs. M. et Mme Devrage donnent des soirées hebdomadaires où la causerie, la musique et la comédie mettent tour à tour à contribution l’entrain, l’esprit et les talens des invités. Le jeune d’Aumel devient promptement la coqueluche de ce cercle choisi ; mais il n’est pas de troupeau sans blacksheep. C’est ainsi que s’est faufilée chez le professeur la vicomtesse Dolbeska, d’origine polonaise, disait-on, veuve probablement, chanoinesse peut-être, intrigante sûrement, comédienne toujours ! Constamment à l’affût de nouvelles connaissances, c’était une de ces mondaines qu’on rencontre partout où il y a intérêt à voir et surtout à être vue ; une fidèle des cours du Collège de France, de la chambre des députés, du sénat et de l’Institut ; l’empressement des huissiers à la conduire à sa place, devait faire supposer qu’elle avait des tenans et des aboutissans près de toutes les célébrités du moment. Prise de la haute ambition d’obtenir une récompense à l’Académie, elle imagina d’adresser à M. Devrage, membre de l’Institut, une étude sur les entités métaphysiques, étude où abondaient les citations de Schopenhauer, Mathieu Arnold et Renan. Sans jeter un jour nouveau sur la sociologie ou la psychologie, ce travail synthétique témoignait cependant d’une grande intelligence, et M. Devrage adressa à l’auteur une lettre des plus flatteuses. La vicomtesse s’empressa de venir en personne en exprimer sa reconnaissance à l’illustre professeur et fit si bien, qu’on la compta bientôt au nombre des habitués, triés sur le volet, de ce salon universitaire. La vicomtesse avait beaucoup lu, beaucoup voyagé et beaucoup retenu. Sa conversation était substantielle et spirituelle tout à la fois. Ayant l’art de se composer au plus haut point, elle écoutait en femme aguerrie, tout en faisant des minauderies pudiques, les récits des scandales mondains, sans se priver elle-même de chiffonner un peu la morale.

Les hommes expérimentés ne se laissaient pas prendre à ses manèges ; il leur semblait que c’était une de ces femmes faciles dont la vertu est compatible avec un peu de vice ; d’un caractère adroit, liant, astucieux, elle donnait à chacun des coups d’encensoir, sans oublier le principe que charité bien ordonnée commence par soi-même. Parlant volontiers politique, à l’en croire, elle recevait chaque jour de tous les coins de l’Europe des dépêches chiffrées du plus haut intérêt. Bref, elle avait, comme on dit, un doigt dans tous les pâtés. Elle se targuait aussi d’être au mieux avec le haut clergé et citait à tout bout de champ monsignor X et le cardinal Z, prétendant même que du Vatican on lui faisait l’honneur de la consulter au sujet des ouvrages à mettre à l’index. Habile comme l’oiseleur qui prend les alouettes au miroir, elle faisait briller aux yeux des pères de famille son intimité avec tel ministre, son influence sur tel sénateur, sur maint député et sur les secrétaires d’état. Chacun de croire que c’était rendre le plus grand service à ses enfans de les placer sous la protection de cette haute et puissante dame.

Il y avait dans sa tournure, dans son attitude, une élégance exquise et toute personnelle ; les traits de son visage n’étaient pas d’une régularité parfaite, mais l’ensemble avait une grande séduction. Ses yeux, selon l’expression d’un romancier célèbre, semblaient incendier ses sourcils. Il se pouvait qu’elle eût trente-cinq ans, tout en paraissant n’en avoir que vingt-cinq. Elle jeta bien vite le grappin sur Didier d’Aumel, de même qu’un pirate le jette sur le rivage qu’il va dévaster; à force de cajoleries, elle sut s’en faire suivre partout comme d’un chien. Sa candeur l’amusait ! Il paraissait chaque jour aux five o’clock teas de la vicomtesse, où le charme félin de la maîtresse de maison, ses reparties ironiques, l’éclat phosphorescent de son regard, l’étrangeté de sa personne, expliquaient plus encore que le thé à l’ambre et les sandwichs au caviar l’empressement des hommes à venir chez elle. Souvent elle réclamait le bras de Didier pour assister à une répétition générale ou à une première représentation, ou à quelque procès scandaleux ou criminel.

Nous avons omis de dire que la vicomtesse faisait à Paris le feuilleton musical d’un journal fondé depuis peu par un politicien progressiste, lequel, ne voyant dans le passé que décadence, professait un enthousiasme sans mesure pour les sublimités de la musique de l’avenir. En sa qualité de critique, la vicomtesse dut se rendre à Bayreuth pour assister à l’audition de la trilogie de Wagner, comme les fidèles se rendent à Rome pendant la semaine sainte pour entendre les chants de la chapelle Sixtine. La surveille de son départ, elle fit à Didier la question suivante, en relevant ses yeux en l’air :

— Devinez où vous serez en trois jours.

— Où voulez-vous que je sois ?

— A Bayreuth avec moi. — Avez-vous résolu de me rendre tout à fait fou ? demanda-t-il en changeant de couleur.

— Voulez-vous dire par là, dit-elle avec un sourire ironique, que la musique de Wagner soit propre à faire perdre la raison?

— Non, mais la musique de vos intonations, l’harmonie de vos sourires, l’expression de vos regards, suffisent à me faire extravaguer. Partir ensemble! dites-vous; c’est ouvrir devant mes yeux...

— Répondez-moi par oui ou par non, fit-elle en l’interrompant.

— Oui, mille fois oui, s’écria-t-il en se précipitant à ses pieds ; une faveur si inespérée suffit à ensoleiller toute une vie ; enfin je puis vous dire tout ce que je sens pour vous, tout ce que je veux être pour vous, mon adorée ! poursuivit-il en la pressant d’une longue étreinte, et en couvrant de baisers le front qui s’était rapproché de ses lèvres.

— Patience ! qui sait si quelque intervention ne modifiera pas votre résolution ? dit la vicomtesse.

— A quelle heure partons-nous?

— Après-demain matin par le rapide. Mais je vous attends ce soir.

Didier sort de chez la vicomtesse comme un homme dont la raison bat la chamade ; il traverse le jardin du Luxembourg poussant tout haut malgré lui des exclamations incohérentes, marchant comme si la vitesse de son allure devait accourcir le temps. Il eût voulu partir sur l’heure; Didier entre dans l’allée des Platanes, et son pas rapide, plein d’allégresse, fait craquer le gravier; il lui faut le grand air, mais l’air ne le rafraîchit ni ne le calme; il va et vient, comme un papillon que chaque fleur détourne de son chemin, tantôt attiré par la grenade rouge, tantôt par le jasmin blanc. Qui sait si la brise embaumée ne lui apporte pas un ressouvenir?

Il ne devait pas tarder à recevoir de la main même de l’enchanteresse le poison et le contre-poison, car, dans la coupe de toute volupté, se trouve la goutte amère qui dissipe l’ivresse.

Le soir, quand il arriva rue d’Astorg, on l’introduisit pour la première fois dans la bibliothèque, éclairée simplement par une lampe dont l’abat-jour en dentelle sur un transparent rose, répandait dans la pièce une lumière atténuée. La vicomtesse était assise devant un bureau surchargé de liasses de papiers attachées par des courroies ; sur les divans, on voyait une litière de journaux français et étrangers : à sa droite, était un porte-allumette, un cendrier, un plateau en bois d’olivier et deux tasses d’argent niellé ; à sa gauche, crépitait un samowar. De ses doigts couverts de bagues, elle tenait à distance une cigarette de latakieh ; de ses lèvres roses s’échappaient de légères spirales de fumée qui l’enveloppaient d’un nuage vaporeux, son épaisse chevelure blonde, dégageant bien la nuque, était retenue sur le sommet de sa tête, par une flèche d’or. Sur l’épaule, une agrafe indienne, deux griffes de tigre formant croissant, retenaient les amples plis d’une robe de chambre en cachemire rouge blason ; elle balançait nerveusement son petit pied dans une mule de velours noir brodée de paillettes.

— Mon cher Didier, dit-elle, en coulant sur lui un long regard, Il faut que j’aie en vous une immense confiance pour vous demander de me rendre le service suivant, voilà de quoi il s’agit : comme une autre Mme des Ursins, je recueille, sans en avoir l’air, toutes les informations utiles aux intérêts qui me sont confiés, j’ai pensé à vous faire rédiger ce soir un rapport sur la politique intérieure de la France et sur l’effectif de l’armée. Un étranger de mes amis désire avoir par moi ces renseignemens confidentiels.

En entendant ces paroles, une sueur froide coule du front de Didier ; ses jambes flageolent sous lui, il blêmit à vue d’œil ; d’une voix étranglée par la colère, il s’écrie :

— Mais le cerveau le plus obtus sentirait que c’est une infamie que vous me proposez là, madame. Je suis confondu de votre perversité cachée sous tant de grâce!.. Ah! le piège a été habilement tendu : après avoir fait de moi votre esclave, vous vouliez en faire votre complice. L’amour bas et vil peut se prêter à tout; sans doute vous n’en connaissez pas d’autre, mais chez moi le mépris tue l’amour, comme chez d’autres le remords tue le sommeil. A partir de ce moment, je vous hais; brisons là.

La vicomtesse n’était pas femme à désarmer pour si peu ; son regard de chatte semble jeter un défi à Didier. Elle se penche vers lui ainsi que lady Macbeth vers son époux, quand elle veut lui insuffler ses perfides conseils avec ses doux baisers, d’un mouvement souple comme celui de la couleuvre, elle jette son bras autour du cou de Didier et lui met la plume à la main. Se dégageant de son étreinte par un geste brutal, il prend l’offensive, se redresse de toute sa hauteur et s’écrie en la repoussant de la longueur de ses deux bras :

— Ah! vous espérez avoir raison de mon patriotisme et de ma conscience par la force de vos séductions ! Voilà le marché que vous me proposiez! Ne savez-vous donc pas qu’une paille dans un anneau de fer suffit pour rompre une chaîne qui semblait indestructible? Le devoir, la fierté, l’orgueil, me chassent à jamais de votre pandémonium, il y a quelques instans encore le paradis pour moi! Adieu, madame ! — Là-dessus, il prit son chapeau et s’éloigna.

Après le départ de Didier, la vicomtesse va et vient dans la pièce comme une hyène dans sa cage. Puis elle s’arrêta, hocha la tête, fit la moue, et s’écria : « Peuh! avec moi on n’a pas si facilement le dernier ! » En ce moment, son visage est bouleversé et un pli menaçant s’est formé entre ses deux sourcils. Elle se rassied, prend dans son pupitre une feuille de papier, d’où émane un parfum capiteux, et écrit les mots suivans : « Vous n’êtes qu’un grand enfant; j’ai tout oublié. La politique sera désormais exclue de nos entretiens, je compte sur vous demain. »

Elle met ce pli dans une enveloppe qu’elle cachette en cire rouge.

A la vue de cette missive contaminée, Didier n’hésite pas à frapper un grand coup ; sans l’ouvrir, il la glisse dans une autre enveloppe sur laquelle il écrit simplement l’adresse de la vicomtesse.

Le lendemain à cinq heures et demie du soir. Mme Dolbeska, vêtue d’une robe de velours noir, debout près d’une table, sert une tasse de thé à l’un de ses habitués : au même instant, on remet un pli à la maîtresse de maison ; elle reconnaît l’écriture de Didier et croit savoir ce que le billet renferme. joie ! ô bonheur! la victoire est gagnée ! Le lion, évidemment, ne demande qu’à venir de nouveau se faire rogner les griffes. Sans ouvrir l’enveloppe, elle la met dans la ceinture russe qui enserre sa taille svelte et élégante, souple comme un jonc ! Aussitôt après le départ de son dernier visiteur, elle s’empresse de déchirer l’enveloppe; la difficulté qu’elle rencontre à retirer le contenu la surprend. Soudain elle pâlit, elle tressaille ; ses yeux restent démesurément ouverts. C’est sa propre lettre que Didier lui retourne sans en avoir rompu le cachet ! Cet affront fait monter une rage froide au cœur de la vicomtesse ; elle se jure à elle-même de se venger de M. D’Aumel ; en le poursuivant de ses calomnies acharnées, elle donnera à leur rupture un motif tout contraire à la vérité ; elle l’humiliera, le bafouera, le persécutera sans pitié ; la lime a bien raison de fer, l’eau finit bien par entamer le marbre !

L’occasion d’exercer sa vengeance ne tarda pas à s’offrir à Mme Dolbeska; un de ses amis vint un jour la trouver et abordant sans ambages l’objet de sa visite, il s’expliqua en ces termes :

— Chère vicomtesse, j’ai à vous entretenir d’une affaire qui m’intéresse au plus haut point. L’un de mes amis, M. Devrage, s’est mis en tête de marier ma fille à M. D’Aumel; sur le front de ce jeune homme sont peints l’honneur et l’intelligence ; mais le bonheur dépend de beaucoup d’autres choses encore, en premier lieu du caractère. Dites-moi, je vous prie, ce que vous savez du sien. Quel est-il?

— Charmant.

— Son genre de vie, ses goûts?

— Ses succès à l’école de droit témoignent d’un esprit sérieux et donnent à croire qu’il ne songe qu’au travail et au devoir ; mais puisque vous me le demandez, le mien est de vous dire, que malgré les apparences, la femme qui l’épousera jouera gros jeu. — Est-il Dieu possible !

— Celui que vous prenez pour un sage, mon cher ami, est un pilier du foyer de l’Opéra, et la pente, comme vous savez, en est glissante. Ah! que de remontrances ne lui ai-je pas faites à ce sujet! Une fois même, ayant gaspillé son pécule, il a voulu m’emprunter quatre mille francs, destinés à payer des bonbons, des bibelots, des petits singes et des soupers fins aux baladines. Là-dessus, je l’ai sermonné si vertement, que depuis lors, il n’a pas remis les pieds chez moi. Dans l’avenir, Didier se rangera peut-être ; en attendant, le présent est loin d’être rassurant. Une fois le bras pris dans cet engrenage, tout le corps y passe.

— Ai-je la berlue? est-ce bien de Didier d’Aumel que nous parlons ?

— De lui-même !

— Je suis stupéfait. Vertu de ma vie ! sans vous, chère vicomtesse, quel sort je faisais à ma pauvre Zénobie ! Je ne sais comment vous remercier de m’avoir ouvert les yeux à temps. — Puis, baisant respectueusement la main de celle qui venait de le dauber avec tant d’impudence, il court chez son ami Devrage, où il arrive tout essoufflé (car il était un peu poussif), tombe sur un fauteuil, essuyant la sueur qui roule en perles sur son front.

— Ah ! dans quel guêpier tu allais nous fourrer ! Je viens d’en apprendre de belles sur le compte de ton protégé ! s’écrie-t-il.

— Allons donc! je réponds de lui comme de moi-même.

— Dieu merci, tu ne te fais pas de compliment! vrai, comme te voilà, tu n’es qu’un niais de croire que ce marjolet passe sa vie courbé sur ses livres à feuilleter le Digeste et à apprendre par cœur le code et ses authentiques! Non, mon ami, non, il n’est pas l’esclave si soumis de Thémis qu’il ne sacrifie à Terpsichore. (Ce brave homme avait le faible de la métaphore.) Afin que tu n’en ignores, je te dirai qu’il est un des piliers du foyer de l’Opéra : entré dans ce temple comme un agneau dans un repaire de renards, il s’y est fait tondre de la belle façon. Que l’on ait pu se jouer ainsi de ta crédulité, que tu te sois laissé berner à ce point, cela me surpasse ! Tu as beau faire tes grands bras, ce que tu viens d’entendre est la vérité pure ; maintenant, tu sais à quoi t’en tenir, moi aussi : n’en parlons plus.

— Je suis abasourdi ; après tout, admettons que je n’aie rien dit. J’aurais mis ma main au feu que ce mariage devait faire le bonheur de ta fille, mais au fait, dis-moi, à quelle porte as-tu frappé pour avoir ces renseignemens ?

— Tu sais qu’en pareille conjoncture il est d’usage d’en celer l’origine. Tout ce que je puis te dire, c’est que je les tiens d’une femme. — Ta, ta, ta! les femmes! Pardieu! elles disent ce qu’elles veulent, mais leurs propos ne résistent pas plus au frottement d’un examen sérieux, qu’une étoffe mal teinte aux rayons du soleil. Tiens ! je n’en reste pas moins convaincu que si on allait au fond des choses, Didier en sortirait indemne. Ahl je devine! je donnerais ma tête à couper que c’est ta belle amie, la vicomtesse Dolbeska, l’austère chanoinesse, l’astucieuse politicienne, le bas bleu renforcé, qui se sera vengée de l’indifférence de Didier, en dévidant devant toi le fil noir et retors de ses calomnies. Depuis que je sais à quoi m’en tenir sur le compte de cette aventurière, je m’efforce de la tenir à distance par tous les moyens prophylactiques. Tu me disais tout à l’heure que je n’étais qu’un niais, mais :


Le plus sot des deux n’est pas celui qu’on pense.


Il messied toujours à un homme de compromettre la réputation d’une femme ; toutefois, puisque les choses en sont là, je dirai en m’adressant à ton honneur : c’est une coquine ; et à ton patriotisme : c’est une espionne. Tout est mensonge dans cette femme, à commencer par son nom : fille d’un cordon bleu, trop attaché à un agent consulaire, mort depuis longtemps, on s’est aperçu aux affaires étrangères qu’elle mangeait à plusieurs râteliers, demandant ici des secours sur les fonds secrets, et à l’étranger des sommes considérables pour divulguer ce qu’elle sait des affaires de notre pays ; mais elle a fini par marcher sur sa longe, ses mensonges ont été percés à jour, si bien qu’il est question de l’inviter à passer la frontière au plus vite !

— Bah! s’écria-t-il, en gonflant ses abajoues à les faire déchirer... Ah! mon fi, que la vie est une vilaine cuisine!

— Sans t’en douter, tu cites là mon auteur favori. Ce n’est ni plus ni moins que de l’Alfred de Musset.

— Ah! je m’en soucie comme d’une guigne de ton Alfred de Musset; ce qui m’occupe c’est ma fille ; et quoique tu dises, quoique tu fasses, retiens bien ceci : tu peux lâcher ton coq, mais je serre ma poule.

Là-dessus les deux vieux camarades se séparèrent non moins amis après qu’avant !


IV.

A la suite cette aventure, Mme Dolbeska ne fit pas long feu à Paris; car, bien que Montaigne ait dit « que la police féminine a un train mystérieux, » on ne tarda pas démêler le faux d’avec le vrai et, sur un avis officieux du ministère des affaires étrangères, elle dut quitter la place sans tambour ni trompette. Cet hiver-là, Didier fut d’autant plus absorbé dans son travail, qu’il avait l’esprit moins partagé. Le mépris que lui inspirait la susdite vicomtesse avait fini par la chasser irrémissiblement de sa mémoire, à l’arracher pour toujours de son cœur ; aussi se sentait-il renaître ! Repris avec frénésie de ses aspirations champêtres vers la fin de juillet, il disait, comme un vieux général à la veille d’avoir l’oreille fendue, qu’il ne rêvait que d’aller planter ses choux !

Le jour de son arrivée à La Muleterie, sa tante, dès qu’elle l’aperçut, s’écria, comme dans le conte du Petit Poucet :

— Ah ! comme te voilà changé !

— Que voulez-vous, ma tante ! Quand on est coiffé du bonnet de docteur, il faut renoncer à porter les cheveux en brosse et la moustache en croc du sous-lieutenant.

Une fois arrivé dans ce milieu paisible, la mémoire de Didier se réveilla; une attraction irrésistible l’entraînait vers les lieux embellis par la présence de miss Elsewhere, vers l’endroit où ils s’étaient parlé pour la première fois, vers le sentier bordé de fleurs qu’ils avaient parcouru ensemble, vers le champ où ils s’étaient dit adieu; tout cela flottait devant ses yeux comme un nuage rose et, peu à peu, la plaine et les bois, le ciel lumineux et la brise embaumée l’enflammèrent de plus belle pour la gracieuse apparition, dont le souvenir renfermait pour lui des trésors de bonheur.

Didier était à La Muleterie depuis trois semaines à peine, quand il reçut une lettre de son meilleur ami, le comte Arthur d’Antac, secrétaire d’ambassade à Londres, qui lui rappelait la promesse d’assister à son mariage, fixé au Ier septembre. La fiancée portait un des plus beaux noms du faubourg Saint-Germain ; son père, malgré ses dix-huit quartiers de noblesse, n’en servait pas moins la république en qualité de ministre plénipotentiaire, habitué qu’il était et quoi qu’il arrivât, à tourner dans le cercle de la diplomatie, comme un cheval de manège.

A l’occasion du mariage de sa fille, il donna un garden party dans son hôtel de la rue de Varennes; une enfilade de cinq salons ouvrait de plain-pied sur un vaste jardin ; un orchestre de Tziganes, installé sur la pelouse, jouait, avec une fougue entraînante et un archet endiablé, des czardas et des marches.

M. D’Antac présente son ami M. D’Aumel d’abord à sa fiancée et ensuite à un essaim de jeunes miss, au-milieu desquelles trône, par droit de beauté et de grâce, la jolie Anglaise du Bosquet du roi. A sa vue, Didier a peine à réprimer l’émotion qu’il éprouve. Ses artères battent avec violence.

Ethel porte une robe de mousseline blanche, molle, brodée de fleurettes. Un bouquet de clématites est passé dans sa ceinture de satin bleu pâle et rose, aux bouts longs et flottans. On dirait un modèle de Kate Greenaway.

Bientôt l’orchestre fait entendre les premières mesures de la Marche des fiançailles de Mendelssohn ; jeunes gens et jeunes filles sont invités à former un cortège aux fiancés. Didier s’empresse d’offrir la main à miss Ethel, qui ne reconnaît aucunement en son élégant partner le campagnard de Seine-et-Oise. Après avoir parcouru en cadence les allées sinueuses, on fait une halte au buffet, où, sous prétexte de réfection, on reste un moment à causer, à flirter et à rire. Sans avoir l’air d’y toucher, Didier amène adroitement la conversation sur les voyages et demande à miss Ethel quel est, des pays qu’elle a parcourus, celui qu’elle préfère.

— C’est la France ! répond-elle.

— Qu’est-ce qui vous en plaît le plus, mademoiselle? Les montagnes ou les forêts ?

— Les forêts. Déjà nous avons passé une année dans les Ardennes; si beaux qu’en soient les bois, je reproche à leurs nébuleuses profondeurs l’uniformité des teintes. Il en est d’autres à l’aspect plus riant, moins sombre, que je préfère.

— Lesquels, par exemple?

— Ceux de Fontainebleau, de Saint-Germain et, par-dessus tout, la forêt de Marly.

— Ah! vraiment?

— Chateaubriand, que je comparerais volontiers à notre Ruskin, en a fait des descriptions qui, depuis longtemps, me donnaient un vif désir d’en connaître les beautés. C’est seulement l’an dernier que nous avons pu réaliser ce projet.

— La réalité a-t-elle justifié vos espérances?

— Elle les a même dépassées; en outre, le pays est si joli! j’ai fait là de nombreux croquis; à Marly-le-Roi, j’ai dessiné ce qui reste du château aux douze pavillons ; à l’Étoile royale, la table de pierre, ombragée de chênes séculaires, qui servait de rendez-vous aux chasses royales.

— Quoi encore?

— Des sites charmans qui se détachent comme un détail minuscule, mais non sans importance, du grand tableau de la nature ; entre autres, la fontaine du Bosquet du roi; j’en ai fait d’abord un dessin, puis un fusain et, enfin, une aquarelle, que je regarde toujours avec plaisir, toujours avec regret !

— Entre-t-il dans vos projets d’y retourner cette année? demanda-t-il d’une voix légèrement émue.

— Hélas! non. Après la cérémonie du mariage de M. D’Autac, nous partons pour le canton d’Appenzel, où mon père doit faire une cure de lait. En ramenant miss Ethel à sa place, Didier salue M. Elsewhere, aux yeux de qui il reste aussi parfaitement inconnu qu’à ceux de sa fille. Comment ce jeune Parisien, aux manières distinguées, aurait-il pu leur rappeler un rustique cultivateur, vaquant aux travaux des champs ? Comment croire que c’est un même individu, rendu méconnaissable par le port de la barbe, par une élégante chevelure et aussi par le nom d’Aumel, que le dean et Ethel venaient d’entendre pour la première fois ! Sans doute, il en est d’autres qui l’eussent reconnu à la voix, car, de ce côté, la fatalité de la personnalité est invincible ; mais les étrangers ne peuvent être frappés, comme nous, des intonations particulières à chacun.

Pendant une huitaine, les prolégomènes du mariage offrent à Didier d’Aumel et à miss Elsewhere l’occasion de se voir souvent. Arthur d’Antac prie même celle-ci de quêter avec M. D’Aumel à Sainte-Clotilde. Heureux et fier de l’honneur qui lui incombe, Didier commande pour le grand jour, chez Roseau, un bouquet composé de gardénias et de clématites. En le recevant, Ethel sent que son visage s’empourpre légèrement. Puis, au moment où chacun prend congé des nouveaux mariés, miss Elsewhere salue gracieusement Didier et, tout en lui réitérant ses remercîmens, elle ajoute, en fixant sur lui ses yeux veloutés :

— On dirait vraiment, monsieur, que vous avez deviné que la clématite est ma fleur favorite !


V.

De retour d’Appenzel, c’est-à-dire vers la mi-octobre, M. Elsewhere et sa fille retrouvent à Paris M. et Mme d’Antac, à qui ils ont donné rendez-vous pour faire la traversée de Calais à Douvres. Le comte et la comtesse conduisent Ethel au Théâtre-Français, car, si le dean ne se permet aucun spectacle, il ne les interdit pas à sa fille.

Avant de quitter Paris, Mme d’Antac, gaie comme on l’est à vingt ans, demande à son mari de la conduire au Monde où l’on s’ennuie ; élevée par une mère très collet monté, qui avait refusé avec une sainte obstination ce plaisir à sa fille, celle-ci s’était bien promis de prendre sa revanche plus tard.

M. D’Aumel est à l’orchestre ; pendant un entracte, les deux amis se rencontrent ; Arthur dit qu’il est dans une avant-scène du rez-de-chaussée avec sa femme et miss Elsewhere. M. D’Aumel s’empresse d’aller saluer ces dames, qui lui font le meilleur accueil. On parle de la pièce, des acteurs ; Ethel s’amuse surtout de la façon dont Mlle Broisat tient le rôle de l’institutrice anglaise. Dans la loge il y a une place inoccupée ; on l’offre à Didier, qui l’accepte avec empressement. Venu au théâtre pour se distraire, il est bientôt si distrait du théâtre par la présence de miss Ethel, que, lorsque Mme d’Antac lui demande comment il trouve Mlle Reichemberg, il répond :

— c’est en Angleterre qu’il faut l’aller chercher.

— Qu’est-ce que vous nous racontez là? S’écrie Mme d’Antac en poussant de petits éclats de rire. Dites-nous donc, je vous prie, ce qu’il faut aller chercher en Angleterre?

— Le bonheur, murmura-t-il tout bas, mais non pas si bas qu’Ethel ne l’ait entendu.

— Vous ne répondez toujours pas à ma demande? reprend la comtesse d’un ton de léger persiflage.

Ethel, s’apercevant que Didier cherche en vain un faux-fuyant, s’empresse à venir à sa rescousse en disant :

— Des aiguilles de Leeds; de la coutellerie de Sheffield.

— Sans le chercher, on y trouve aussi le brouillard, riposte Arthur d’Antac.

— Ah! mon cher, l’homme n’est-il pas partout enveloppé du brouillard de ses illusions? Elles l’entourent tantôt de leurs ailes noires, tantôt de leurs ailes roses, manteau chamarré de craintes et d’espérances, tissu de lin ou de pourpre, ayant ou la pesanteur de la cotte de maille, ou la légèreté de l’aile du papillon?

— Diantre ! comme te voilà en veine de poésie ! je ne t’ai jamais connu cette disposition d’esprit.

— Moi-même je ne me reconnais pas. C’est à la muse qu’il faut s’en prendre; le charme s’exerce à votre insu, vous ne vous appartenez plus. Sous son influence, le philosophe devient rêveur, le prosateur devient poète, l’homme de loi devient fou.

— J’en connais, en effet, qui m’ont tout l’air de battre la campagne, reprit malicieusement Mlle d’Antac, s’amusant plus encore de la petite scène qui se passait dans sa loge, que de celle qui se jouait sur le théâtre. Bientôt le rideau se lève, le silence se rétablit; puis, la pièce finie et au moment de se séparer, Didier demande à miss Ethel la permission d’aller lui présenter ses hommages avant son départ.

Il rentre rue Palatine. A l’idée de quitter celle qu’il aime, il prend la résolution de lui avouer son amour et de demander sa main. Il arrive, le lendemain, à l’hôtel Meurice, sous le coup de la plus grande surexcitation. A l’air troublé, à la pâleur du visiteur, miss Elsewhere s’avance vers lui à pas pressés en disant :

— Seriez-vous souffrant, monsieur d’Aumel? Prenez ce siège-là, près de moi, et causons. Mais qu’avez-vous donc? Vous aurais-je fait de la peine hier soir, sans m’en douter. Vous ai-je froissé par quelque parole étourdie et involontaire? Bien sûr, vous avez quelque ennui, et je crains d’en être la cause. Quoi ! vous ne me répondez pas? De grâce, expliquez-vous, dit-elle en le regardant droit dans les yeux d’un air doux et interrogateur.

— Je ne vous ferai pas de longs discours, miss Ethel; mais je ne puis vous laisser partir sans vous ouvrir mon cœur, sans vous dire que je vous aime, que je vous adore ; que vous voir est le bonheur de mes yeux ; que vous entendre est la joie de mes oreilles. Que sais-je encore? Avant de vous connaître, j’étais un homme sérieux, et je ne puis plus ouvrir un livre; j’avais une nature calme et je suis en proie à une exaltation fiévreuse ; tout ce qui est beau me semble réfléchir votre beauté : le lis dans sa pureté, l’étoile dans sa blancheur !

— Monsieur Didier!.. Monsieur Didier !

— Étant aussi bonne que belle, vous me pardonnerez, j’espère, d’oser m’élever jusqu’à vous en vous demandant votre main.

— Ah ! vous me mettez dans le plus cruel embarras ; les choses que vous venez de me dire me font à la fois plaisir et peine ; peine, parce que je ne puis agréer vos vœux ; plaisir, parce qu’il m’est doux de voir que vous m’aimez. Votre démarche, tout inutile qu’elle soit, ne m’en touche pas moins profondément. A ma sympathie qui vous est acquise depuis longtemps, vient s’ajouter ma reconnaissance.

— Ah! que je suis malheureux! Ce que je souffre, disiez-vous tout à l’heure vous fait pitié et pourtant vous venez de me briser le cœur. J’avais cru que vous me regardiez avec bonté, j’avais cru hier soir, en vous quittant, que votre main tremblait dans la mienne, j’avais cru... mais je ne suis qu’un homme en démence que votre beauté a ébloui jusqu’à lui faire perdre la raison. Je vous aime plus que ma vie et je ne compte pour rien dans votre existence ! Pardonnez-moi ce rêve d’un jour, qui emporte avec lui la gaîté de ma jeunesse, l’espoir de mon avenir, le repos de mes jours !

Cette conversation fut interrompue par l’arrivée de M. Elsewhere; il s’excusa de n’avoir pu rentrer plus tôt, ayant eu un surcroît d’affaires, ainsi qu’il arrive toujours au moment d’un départ. De son côté, Didier, blême comme un spectre, exprime au dean le regret de ne pouvoir rester plus longtemps et prend congé du père et de la fille.

— Que M. D’Aumel est pâle et abattu! dit le dean d’un ton étonné. N’en avez-vous pas fait comme moi la remarque, Ethel?

— Oui, mon père.

— j’aurais voulu lui demander des nouvelles de sa santé, mais il ne m’en a pas donné le temps. Est-il malade?

— Il ne m’en a rien dit. — Pauvre garçon ! comme il a l’air malheureux !

— N’ayant jamais rien eu de caché pour vous, mon père, sachez que c’est moi qu’il faut rendre responsable du chagrin et de l’émotion de M. D’Aumel.

— Comment cela ?

— Il a demandé ma main et j’ai repoussé ses vœux.

— Est-ce possible? il ne vous plaît donc pas ?

— Si, il me plaît beaucoup.

— Sa nationalité serait-elle une objection ?

— Je ne dis pas cela.

— Auriez-vous déjà engagé votre parole?

— Non, mon père.

— Votre cœur est encore libre ?

— Je mentirais si je disais qu’il l’est.

— Puis-je connaître le nom de celui que vous aimez?

— Pour cela il faudrait le savoir et je ne le sais pas.

— En conscience, si la chose n’était aussi sérieuse, je croirais que vous plaisantez. Expliquez-vous, Ethel, je vous en conjure.

— A quoi bon, mon père ? Il est probable que celui que j’aime ne m’aime pas, et il est sûr que vous n’approuveriez pas mon choix.

— Ciel ! que voulez-vous dire? S’agit-il d’un Israélite, d’un histrion, d’un Zoulou ou d’un chimpanzé?

— Rien de tout cela, mais d’un simple paysan. Vous rappelez-vous le beau cultivateur que nous avons vu l’an dernier en allant au Bosquet du roi?

— Parfaitement.

— Eh bien ! puisque vous-voulez le savoir, c’est lui que j’aime, que j’aimerai toujours.

— Vrai ! est-ce possible ?

— Oui !

— C’est pour cette raison que vous avez refusé M. Didier d’Aumel?

— Uniquement ; et peut-être même n’aurais-je pas été insensible à ses vœux, si je l’avais connu avant de rencontrer le beau fermier de Seine-et-Oise; les circonstances étant données, je resterai fidèle à l’inconnu que j’aime ; telle est, mon père, la vérité. Ce soir, je me sens un peu fatiguée ; je vous demande à me retirer de bonne heure dans ma chambre. Adieu, mon père! à demain.

Pour achever sa soirée, M. Elsewhere dirige ses pas vers la terrasse du bord de l’eau ; la première personne qu’il y rencontre fut Didier d’Aumel. Le dean l’abordant avec bonté lui dit :

— Jeune homme, je sais maintenant la cause de vos chagrins; je sais l’honneur que vous avez fait à ma fille; par elle, j’ai appris qu’elle avait repoussé vos vœux, je le regrette, mais je n’y puis rien, absolument rien, car elle en aime un autre. Voilà ce que je viens d’apprendre, et je ne vous cache pas que j’en suis consterné. Il y a un an, étant en France, nous avons rencontré en Seine-et-Oise un campagnard jeune, beau et bien fait. Il gravissait lentement un ravin ; il s’en allait comme en rêvant ; lui ayant demandé le chemin du Bosquet du roi, il nous offrit de nous y conduire; son physique remarquable, ses manières séduisantes, son amabilité, firent de prime abord une grande impression sur ma fille. De plus, Ethel ayant appris par l’effet du hasard, comment, au risque de sa vie, il avait arraché aux flammes une pauvre vieille femme, cette circonstance acheva d’enflammer le cœur de ma fille. Vous savez que l’héroïsme est le meilleur talisman pour gagner le cœur d’une femme? Bref, elle l’aime, et c’est pourquoi elle refuse d’agréer vos vœux.

À ces mots, Didier se précipite dans les bras de M. Elsewhere et s’écrie :

— Vous ne sauriez deviner ce qui se passe en moi, mon front est en feu, ma tête éclate!

— Calmez-vous, jeune homme, votre état m’effraie!

— Au nom de tout ce que vous avez de plus cher, au nom de miss Ethel, ne me refusez pas la dernière chance de salut qui se présente à mon esprit. Depuis un an, que de choses ont pu se produire! Qui sait si mon rival, le fermier de Seine-et-Oise, n’a pas été pris par le service militaire? Qui sait s’il n’est pas parti pour le Tonkin et mort sous les drapeaux? Qui sait encore s’il n’est pas heureux époux et père de famille? Au cas qu’il en fût ainsi, miss Ethel ne se laisserait-elle pas fléchir et ne consentirait-elle pas à revenir sur sa décision?

— Pour ma part, je serais heureux qu’il en fût ainsi. Que faire?

— Si vous voulez m’en croire, la chose est bien simple, l’épreuve est facile à tenter. Voici ce que je vous conseillerais : allez avec miss Ethel vous enquérir si celui qui a eu l’heur de lui plaire est encore de ce monde ; à cet effet, il faudrait vous rendre au Bosquet du roi, où la première personne que vous rencontrerez sur la route ne saurait manquer de vous donner les renseignemens que vous désirez avoir. On a toujours raison de s’expliquer de vive voix.

— J’espère que ma fille ne fera pas opposition à ce plan, et dès demain matin, nous partirons pour Versailles à midi, de façon à pouvoir reprendre le soir le train de marée.

— Je compte sur une lettre de vous, monsieur, pour me communiquer mon arrêt de vie ou de mort.

— En attendant, jeune homme, prenez patience et armez-vous de force, comme disait David à Salomon. Le dean quitta Didier après avoir serré ses deux mains dans les siennes comme deux noix que l’on veut casser.


VI.

Ethel acquiesça avec joie au plan de son père ; elle accepta de tenter l’épreuve du Bosquet du roi, comme jadis on subissait celle du feu et de l’eau pour éprouver la foi.

Un train express les transporta à Versailles : blottie dans le coin du wagon, Ethel est assise contre le vent ; son grand œil bleu reste rêveur et fixe. Elle ne regarde ni Paris formidable et radieux, où brille comme un fungus d’or le dôme des Invalides ; ni le pêle-mêle des bois et des maisons, ni le vallon qui se creuse, ni le coteau qui surgit.

A Versailles, M. Elsewhere hèle le cocher d’une calèche ouverte et entre en arrangement pour se faire conduire à Villepreux. Le véhicule au cheval cornard, est l’une de ces vieilles pataches dont Versailles, ce gardien jaloux de toutes les vétustés, semble avoir le monopole. Le cocher, homme d’âge, gros et gras, au triple menton qui ballotte, à la face rubiconde, a vieilli sous le harnais. Il se vante d’avoir été le cocher de Charles X! croyant, sans doute, provoquer par là, la générosité de la pratique.

En effet, un cocher qui a su rester plus longtemps sur son siège qu’un roi sur son trône, a bien droit à un bon pourboire !

Chemin faisant, M. Elsewhere recommande à son automédon de prendre au plus court, car il est pressé par l’heure.

La voiture aux ressorts fatigués, en roulant sur la route pavée, sonne la ferraille et fait sauter les voyageurs sur les coussins, comme des pois sur un tambour.

Or, toute conversation est ainsi rendue impossible entre le père et la fille.

Tous deux gravissent à pied la longue route montueuse qui mène de Villepreux à Saint-Nom. La journée est belle et calme ; le ciel et le soleil sourient à la terre ; la campagne est solitaire ; une faible brise agite légèrement les feuilles. Devant eux, du côté qui descend, arrive un campagnard assis sur un cheval normand, un grand fouet passé autour du cou ; un beau saint-germain jappe et gambade autour de son maître. O stupéfaction l ô joie suprême! Ethel pousse un cri, elle a reconnu Didier d’Aumel ! Il saute à bas de son cheval, ses yeux brillent, sa physionomie rayonne de bonheur ; il se jette aux genoux de miss Elsewhere, saisit ses deux mains, qu’elle abandonne sans résistance à ses baisers. — Comment ! c’est vous M. Didier ?

— Moi-même ; campagnard l’été, Parisien l’hiver, n’ayant à eux deux qu’un cœur pour vous aimer !

À ce spectacle, le dean, qui tirait de chaque chapitre des saintes Écritures une morale réconfortante, dit en s’adressant aux jeunes gens :

— Le sage nous apprend que Dieu même préside au sort, et que ce qui paraît le plus un effet du hasard est conduit par la Providence et réglé par sa volonté. Réjouissons-nous donc dans le Seigneur !

— Vous ne me refuserez pas, j’espère, reprend Didier, de venir fêter dans notre home cet heureux jour et de célébrer nos fiançailles sous les yeux de ma mère et de ma tante réunies en ce moment dans notre rustique maison. Elles seront trop heureuses, je le sais, de ratifier mon choix.

Désormais, tous les obstacles sont écartés, toutes les difficultés sont vaincues, tous les doutes sont levés, Ethel et Didier n’ont plus qu’à se laisser aller à l’expansion de leur joie. Tout brille autour d’eux, tout chante dans leur âme : c’est l’ivresse, c’est l’amour !

On arrive à La Muleterie, où se font les présentations. Des larmes de joie perlent aux cils de la mère et de la tante. Tout s’explique.

Mlle d’Aumel, avec son entrain accoutumé, somme son neveu de produire la photographie qu’il garde si précieusement sur son cœur. A la stupéfaction générale, Didier tire de sa poche l’album en toile grise ; inutile d’ajouter que cet abus de confiance lui est bientôt pardonné. Mlle d’Aumel propose au dean de rompre le pain ensemble et invite ses hôtes à passer dans la salle à manger.

La table est chargée de fruits et de fleurs ; pendant le goûter le vin de Champagne, l’esprit et la gaîté pétillent à l’envi. Puis tous, d’un commun accord, se dirigent vers le Bosquet du roi. La joie des fiancés déborde comme un torrent qui a fini par renverser ses digues.

En voyant de loin Ethel au bras de Didier, qui penché à son oreille semble chuchoter à sa fiancée de doux propos, Mlle d’Aumel dit en s’adressant au dean :

— Quand on pense que le bonheur de ces deux enfans n’a tenu qu’à l’épaisseur d’un cheveu !


HEPHELL.