Le Bossu/II/I/3

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Le Bossu — 4e partie
A. Dürr (p. 23-41).


III

— Un coup de lansquenet. —


Dans le jardin, l’affluence augmentait sans cesse. On se pressait principalement du côté du rond-point de Diane, qui avoisinait les appartements de Son Altesse Royale ; chacun voulait savoir pourquoi le régent se faisait attendre.

Nous ne nous occuperons pas beaucoup de conspirations. Les intrigues de M. du Maine et de la princesse, sa femme, les menées du vieux parti Villeroy et de l’ambassade d’Espagne, bien que fertiles en incidents dramatiques, n’entrent point dans notre sujet. Il nous suffit de remarquer, en passant, que le régent était entouré d’ennemis. Le parlement le détestait et le méprisait au point de lui disputer en toute occasion la préséance ; le clergé lui était généralement hostile à cause de l’affaire de la constitution ; les vieux généraux et l’armée active ne pouvaient avoir que du dédain pour sa politique débonnaire ; enfin, dans le conseil de régence même, il éprouvait de la part de certains membres une opposition systématique.

On ne peut se dissimuler que la parade financière de Law lui fut d’un immense secours pour détourner l’animadversion publique.

Personnellement, nul, excepté les princes légitimes, ne pouvait avoir une haine bien vigoureuse pour ce prince, appartenant au genre neutre, qui n’avait pas un grain de méchanceté dans le cœur, mais dont la bonté était un peu de l’insouciance. On ne déteste bien que les gens qu’on eût pu aimer fortement. Or, Philippe d’Orléans comptait des compagnons de plaisir et point d’amis.

La banque de Law servit à acheter les princes. Le mot est dur, mais l’histoire, inflexible, ne permet point d’en choisir un autre. Une fois les princes achetés, les ducs suivirent et les légitimés restèrent dans l’isolement, n’ayant d’autre consolation que quelques visites à la vieille, comme on appelait alors madame de Maintenon déchue.

M. de Toulouse se soumit franchement : c’était un honnête homme. M. du Maine et sa femme durent chercher un point d’appui à l’étranger.

On dit qu’au temps où parurent les satires du poëte Lagrange, intitulées les Philippiques, le régent insista tellement auprès du duc de Saint-Simon, alors son familier, que ce duc consentit à lui en faire lecture.

On dit que le régent écouta sans sourciller, et même en riant, les passages où le poëte, traînant dans la boue sa vie privée et de famille, le montre assis auprès de sa propre fille à la même table d’orgie.

Mais on dit aussi qu’il pleura et qu’il s’évanouit à la lecture des vers qui l’accusaient d’avoir empoisonné successivement toute la postérité de Louis XIV.

Il avait raison. Ces accusations, lors même qu’elles sont des calomnies, font sur le vulgaire une impression profonde. Il en reste toujours quelque chose, a dit Beaumarchais, qui savait à quoi s’en tenir.

L’homme qui a parlé de la régence avec le plus de calme et le plus d’impartialité, c’est l’historiographe Duclos, dans ses Mémoires secrets. On voit bien que l’avis de Duclos est celui-ci : La régence du duc d’Orléans n’aurait pas tenu sans la banque de Law.

Le jeune roi Louis XV était adoré. Son éducation était confiée à des mains hostiles au régent ; d’ailleurs, dans le public indifférent, il y avait de sourdes inquiétudes sur la probité de ce prince. On craignait d’un instant à l’autre de voir disparaître l’arrière-petit-fils de Louis XIV, comme on avait vu disparaître son père et son aïeul.

C’était là un admirable prétexte à conspirations. Certes, M. du Maine, M. de Villeroy, le prince de Cellamare, M. de Villars, Alberoni et le parti breton-espagnol n’intriguaient point pour leur propre intérêt. Fi donc ! ils travaillaient pour soustraire le jeune roi aux funestes influences qui avaient abrégé la vie de ses parents.

Philippe d’Orléans ne voulut opposer d’abord à ces attaques que son insouciance. Les meilleures fortifications sont de terre molle. Un simple matelas pare mieux la balle qu’un bouclier d’acier. Philippe d’Orléans put dormir tranquille assez longtemps derrière son insouciance.

Quand il fallut se montrer, il se montra, et comme le troupeau des assaillants qui l’entouraient n’avait ni valeur ni vertu, il n’eut besoin que de se montrer.

À l’époque où se continue notre histoire, Philippe d’Orléans était encore derrière son matelas. Il dormait, et les clabauderies de la foule ne troublaient point son sommeil. Dieu sait pourtant que la foule clabaudait assez haut, tout près de son palais, sous ses fenêtres et jusque dans sa propre maison ! Elle avait bien des choses à dire, la foule ; — sauf ces infamies qui dépassaient le but, sauf ces accusations d’empoisonnement que l’existence même du jeune roi Louis XV démentait avec énergie, le régent ne prêtait que trop le flanc à la médisance. Sa vie était un éhonté scandale ; sous son règne, la France ressemblait à l’un de ces grands vaisseaux désarmés qui s’en vont à la remorque d’un autre navire. Le remorqueur était l’Angleterre ; enfin, malgré le succès de la banque de Law, tous ceux qui prenaient la peine de pronostiquer la banqueroute prochaine de l’État trouvaient auditoire.

Si donc, il y avait cette nuit dans les jardins du régent un parti de l’enthousiasme, la cabale mécontente ne manquait pas non plus : mécontents politiques, mécontents financiers, mécontents moraux ou d’instinct.

À cette dernière classe, composée de tous ceux qui avaient été jeunes et brillants sous Louis XIV, appartenaient M. le baron de la Hunaudaye et M. le baron de Barbanchois. Ce n’étaient pas de grands débris, mais ils se consolaient entre eux, déclarant que de leur temps les dames étaient bien plus belles, les hommes bien plus spirituels, le ciel plus bleu, le vent moins froid, le vin meilleur, les laquais plus fidèles et les cheminées moins sujettes à fumer.

Ce genre d’opposition, remarquable par son innocence, était connu du temps d’Horace, qui appelle le vieillard courtisan du passé, laudator temporis acti.

Mais disons tout de suite qu’on ne parlait pas beaucoup politique parmi cette foule dorée, souriante, pimpante et masquée de velours qui traversait incessamment les cours du palais pour venir donner son coup d’œil aux décorations du jardin, et qui affluait surtout aux abords du rond-point de Diane. On était tout à la fête, et si le nom de la duchesse du Maine sortait de quelque jolie bouche, c’était pour la plaindre d’être absente.

Les grandes entrées commençaient à se faire. Le duc de Bourbon était là donnant la main à la princesse de Conti ; le chancelier d’Aguesseau menait la princesse palatine, lord Stair, ambassadeur d’Angleterre, se faisait faire la cour par l’abbé Dubois. Un bruit se répandit tout à coup dans les salons, dans les cours, sous les charmilles, un bruit fait pour affoler toutes ces dames, un bruit qui fit oublier le retard du régent et l’absence de ce bon M. Law lui-même !

Le czar était au Palais-Royal ! le czar Pierre de Russie, sous la conduite du maréchal de Tessé, qu’on appelait son cornac, et suivi de trente gardes du corps qui avaient charge de ne le quitter jamais.

Emploi difficile ! Pierre de Russie avait les mouvements brusques et les fantaisies soudaines. Tessé et ses gardes du corps faisaient parfois de rudes traites pour le joindre quand il échappait à leur respectueuse surveillance.

Il était logé à l’hôtel Lesdiguières, auprès de l’Arsenal. Le régent l’y traitait magnifiquement, mais la curiosité parisienne, violemment excitée par l’arrivée de ce sauvage souverain, n’avait pu encore s’assouvir, parce que le czar n’aimait point qu’on s’occupât de lui. Quand les passants s’avisaient de s’attrouper aux abords de son hôtel, il envoyait le pauvre Tessé avec ordre de charger.

Cet infortuné maréchal eût mieux aimé faire dix campagnes. L’honneur qu’il eut de garder le prince moscovite le vieillit de dix ans.

Pierre le Grand venait à Paris pour compléter son éducation de prince instaurateur et fondateur. Le régent n’avait point désiré cette terrible visite, mais il fit contre fortune bon cœur et essaya du moins d’éblouir le czar par la splendeur de son hospitalité. Cela n’était point aisé. Le czar ne voulait pas être ébloui. En entrant dans la magnifique chambre à coucher qu’on lui avait préparée à l’hôtel Lesdiguières, il se fit mettre un lit de camp au milieu de la salle et coucha dessus. Il allait bien partout, visitant les boutiques et causant familièrement avec les marchands, mais c’était incognito. La curiosité parisienne ne savait où le prendre.

À cause de cela précisément et des choses bizarres qui se racontaient, la curiosité parisienne arrivait au délire. Les privilégiés qui avaient vu le czar faisaient ainsi son portrait. Il était grand, très-bien fait, un peu maigre, le poil d’un brun fauve, le teint brun, très-animé, les yeux grands et vifs, le regard perçant, quelquefois farouche, au moment où l’on y pensait le moins, un tic nerveux et convulsif décomposait tout à coup son visage. On attribuait cela au poison que l’écuyer Zoubow lui avait donné dans son enfance.

Quand il voulait faire accueil à quelqu’un, sa physionomie devenait gracieuse et charmante. On sait le prix des grâces que font les animaux féroces. La créature qui a le plus de succès à Paris est l’ours du Jardin des Plantes, parce que c’est un monstre de bonne humeur.

Pour les Parisiens de ce temps, un czar moscovite était assurément un animal plus étrange, plus fantastique, plus invraisemblable qu’un ours vert ou qu’un singe bleu.

Il mangeait comme un ogre, au dire de Verton, maître d’hôtel du roi qu’on avait chargé de sa table, mais il n’aimait point les petits pieds. Il faisait par jour quatre repas, considérablement copieux. À chaque repas, il buvait deux bouteilles de vin et une bouteille de liqueur au dessert, sans compter la bière et la limonade entre deux. Ceci faisait journellement douze bouteilles de liquide capiteux.

Le duc d’Antin, partant de là, affirmait que c’était l’homme le plus capable de son siècle. Le jour où ce duc le traita en son château de Petit-Bourg, Pierre le Grand ne put se lever de table. On l’emporta à bras. Il avait trouvé le vin bon.

On se demanda ce qu’il fallait de bon vin pour mettre en cet état le robuste Sarmate ?

Ses mœurs amoureuses étaient encore plus excentriques que ses habitudes de table. Paris en parlait beaucoup ; nous n’en parlerons point.

Dès qu’on sut que le czar était dans le bal, il y eut beaucoup de remue-ménage. Cela n’était point dans le programme. Chacun le voulut voir. Comme personne ne savait dire précisément où il était, on suivait les indications les plus diverses et les courants de la foule allaient se heurtant à tous les carrefours.

Le Palais-Royal n’est pas la forêt de Bondy. On devait bien finir par le trouver !

Tout ce mouvement inquiétait fort peu nos joueurs de lansquenet, abrités sous la tente à l’indienne. Aucun d’eux n’avait lâché prise. L’or et les billets roulaient toujours sur le tapis.

Peyrolles avait fait une main superbe. Il tenait la banque en ce moment.

Chaverny, un peu pâle, riait encore, mais du bout des lèvres.

— Dix mille écus ! dit Peyrolles.

— Je tiens, répliqua Chaverny.

— Avec quoi ? demanda Navailles.

— Sur parole.

— On ne joue pas sur parole chez le régent, dit M. de Tresmes qui passait.

Et il ajouta d’un ton de dégoût profond :

— C’est un véritable tripot !

— Sur lequel vous n’avez pas votre dîme, M. le duc, riposta Chaverny qui le salua de la main.

Un éclat de rire suivit cette réponse, et M. de Tresmes s’éloigna en haussant les épaules.

Ce duc de Tresmes, gouverneur de Paris, avait le dixième sur tous les bénéfices des maisons où l’on donnait à jouer. Il avait la réputation de soutenir lui-même une de ces maisons, rue Bailleul. Ceci n’était point déroger. L’hôtel de madame la princesse de Carignan était un des plus dangereux tripots de la capitale.

— Dix mille écus ! répéta Peyrolles.

— Je tiens, fit une voix mâle parmi les joueurs.

Et une liasse de billets de crédit tomba sur la table.

On n’avait point encore entendu cette voix. Tout le monde se retourna. Personne autour de la table ne connaissait le tenant.

C’était un gaillard bien découplé, haut sur jambes, portant perruque ronde sans poudre et col de toile. Son costume contrastait étrangement avec l’élégance de ses voisins. Il avait un gros pourpoint de bouracan marron, des chausses de drap gris, des bottes de bon gros cuir terne et gras. Un large ceinturon lui serrait la taille et soutenait un sabre de marin.

Était-ce l’ombre de Jean Bart ? Il lui manquait la pipe.

En un tour de cartes, Peyrolles eut gagné les dix mille écus.

— Double ! dit l’étranger.

— Double ! répéta Peyrolles, bien que ce fût intervertir les rôles.

Une nouvelle poignée de billets tomba sur la table.

Il y a de ces corsaires qui portent des millions dans leurs poches.

Peyrolles gagna.

— Double ! dit le corsaire d’un ton de mauvaise humeur.

— Double ! soit !

Les cartes se firent.

— Palsambleu ! dit Oriol, voilà quarante mille écus lestement perdus.

— Double ! disait cependant l’habit de bouracan marron.

— Vous êtes donc bien riche, monsieur ? demanda Peyrolles.

L’homme au sabre ne le regarda pas seulement. Ses cent vingt mille livres étaient sur la table.

— Gagné, Peyrolles ! cria le chœur des assistants.

— Double !

— Bravo ! dit Chaverny, voilà un beau joueur.

L’habit de bouracan écarta de deux vigoureux coups de coude les joueurs qui le séparaient de Peyrolles et vint se placer debout auprès de lui.

Peyrolles lui gagna ses deux cent quarante mille livres, puis le demi-million.

— Assez, dit l’homme au sabre.

Puis il ajouta froidement :

— Donnez-moi de la place, messieurs.

En même temps, il dégaina son sabre d’une main, tandis que l’autre saisissait l’oreille de Peyrolles.

— Que faites-vous ? que faites-vous ? s’écria-t-on de toutes parts.

— Ne le voyez-vous pas ? répondit l’habit de bouracan sans s’émouvoir. Cet homme est un coquin…

Peyrolles essayait de tirer son épée. Il était plus pâle qu’un cadavre.

— Voilà de ces scènes, M. le baron ! dit le vieux Barbanchois ; nous en sommes là !

— Que voulez-vous, M. le baron ! répliqua la Hunaudaye ; c’est la nouvelle mode !

Ils prirent tous deux un air de lugubre résignation.

Cependant l’homme au sabre n’était pas un manchot. Il savait se servir de son arme. Un moulinet rapide, exécuté selon l’art, fit reculer les joueurs. Un fendant sec et bien appliqué brisa en deux l’épée que Peyrolles était parvenu à dégainer.

— Si tu bouges, dit l’homme au sabre, je ne réponds pas de toi ; si tu ne bouges pas, je ne te couperai que les deux oreilles.

Peyrolles poussait des cris étouffés. Il proposait de rendre l’argent. Que faut-il de temps à la foule pour s’amasser ? Une cohue compacte se pressait déjà aux alentours.

L’homme au sabre, prenant son arme à moitié, comme un rasoir, s’apprêtait à commencer froidement l’opération chirurgicale qu’il avait annoncée, lorsqu’un grand tumulte se fit à l’entrée de la tente indienne.

Le général prince Kourakine, ambassadeur de Russie près de la cour de France, se précipita sous la tente impétueusement ; il avait le visage inondé de sueur, ses cheveux et ses habits étaient en désordre.

Derrière lui accourait le maréchal de Tessé, suivi de trente gardes du corps chargés de veiller sur la personne du czar.

— Sire ! sire ! s’écrièrent en même temps le maréchal et Kourakine ; au nom de Dieu ! arrêtez !

Tout le monde se regarda.

Qui donc appelait-on sire ?

L’homme au sabre se retourna. Tessé se jeta entre lui et la victime. Mais il ne le toucha point et mit chapeau bas.

On comprit que ce grand gaillard en habit de bouracan était l’empereur de Russie.

Celui-ci fronça le sourcil légèrement :

— Que me voulez-vous ? demanda-t-il à Tessé ; je fais justice.

Kourakine lui glissa quelques mots à l’oreille. Il lâcha aussitôt Peyrolles et se prit à sourire en rougissant un peu.

— Tu as raison, dit-il, je ne suis pas chez moi… c’est un oubli.

Il salua de la main la foule stupéfaite avec une grâce altière qui, ma foi, lui allait fort bien, et sortit de la tente, entouré des gardes du corps.

Ceux-ci étaient habitués à ses escapades. Ils passaient leur vie à courir sur ses traces.

Peyrolles rétablit le désordre de sa toilette et mit froidement dans sa poche l’énorme somme que le czar n’avait point daigné reprendre.

— Insulte de prince ne compte pas ! dit-il en jetant à la ronde un regard à la fois cauteleux et impudent ; je pense que personne ici n’a le moindre doute sur ma loyauté.

Chacun s’éloigna de lui, tandis que Chaverny répliquait :

— Des doutes ?… Assurément non, M. de Peyrolles… nous sommes fixés parfaitement.

— À la bonne heure ! dit entre haut et bas le factotum ; je ne suis pas homme à supporter un outrage…

Tous ceux qui ne s’intéressaient point au jeu s’étaient élancés à la suite du czar. Ils furent désappointés. Le czar sortit du palais, sauta dans le premier carrosse venu, et s’en alla décoiffer ses trois bouteilles avant de se coucher.

Navailles prit les cartes des mains de Peyrolles, qu’il poussa doucement hors du cercle et commença une banque.

Oriol tira Chaverny à part :

— Je voudrais te demander un conseil, dit le gros petit traitant d’un ton de mystère.

— Demande, fit Chaverny.

— Maintenant que je suis gentilhomme, je ne voudrais pas agir en pied plat… Voici mon cas… Tout à l’heure, j’ai fait cent louis contre Taranne… Je crois qu’il ne m’a pas entendu…

— Tu as gagné ?

— Non, j’ai perdu…

— Tu as payé ?

— Non… puisque Taranne ne demande rien.

Chaverny prit une pose de docteur.

— Si tu avais gagné, interrogea-t-il, aurais-tu réclamé les cent louis ?

— Naturellement, répondit Oriol, puisque j’aurais été sûr d’avoir parié.

— Le fait d’avoir perdu diminue-t-il cette certitude ?

— Non… mais si Taranne n’a pas entendu, il ne m’aurait pas payé…

Ce disant, il jouait avec son portefeuille. Chaverny mit la main dessus.

— Ça me paraissait plus facile au premier abord ! fit-il avec gravité ; le cas est complexe…

— Il reste cinquante louis ! cria Navailles.

— Je tiens ! dit Chaverny.

— Comment ! comment ! protesta Oriol en le voyant ouvrir son portefeuille.

Il voulut ressaisir son bien, mais Chaverny le repoussa avec un geste plein d’autorité.

— La somme en litige doit être déposée en mains tierces, décida-t-il ; je la prends… et partageant le différend par moitié, je me déclare redevable de cinquante louis à toi, et de cinquante louis à Taranne… Et je défie la mémoire du roi Salomon.

Il jeta le portefeuille à Oriol décontenancé.

— Je tiens ! je tiens ! répéta-t-il en retournant à la table de jeu.

— Tu tiens mon argent ! grommela Oriol ; décidément, on serait mieux au coin d’un bois !

— Messieurs ! messieurs ! dit Nocé qui arrivait du dehors ; laissez là vos cartes, vous jouez sur un volcan ! M. de Machault vient de découvrir trois douzaines de conspirations dont la moindre fait honte à celle de Catilina !… Le régent, effrayé, s’est enfermé avec le petit homme noir pour savoir la bonne aventure.

— Bah ! fit-on, le petit homme noir est sorcier ?

— Des pieds à la tête, répondit Nocé ; — Il a prédit au régent que M. Law se noierait dans le Mississipi, et que madame la duchesse de Berry épouserait ce faquin de Riom en secondes noces.

— La paix ! la paix ! dirent les moins fous.

Les autres éclatèrent de rire.

— On ne parle que de cela, reprit Nocé ; le petit homme noir a prédit aussi que Dubois aurait le chapeau de cardinal.

— Par exemple !… fit Peyrolles.

— Et que M. de Peyrolles, ajouta Nocé, deviendrait honnête homme avant de mourir !

Il y eut une explosion de gaieté. Puis tout le monde déserta la table et vint à l’entrée de la tente, parce que Nocé, regardant par hasard du côté du perron, s’était écrié :

— Tenez ! tenez ! le voilà ! non pas le régent, mais le petit homme noir.

Chacun put le voir en effet, avec sa bosse et ses jambes bizarrement tordues, descendre à pas lents le perron du pavillon. — Un sergent de gardes françaises l’arrêta au bas des marches. — Le petit homme noir montra sa carte, sourit, salua et passa.