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Le Bossu/II/II/13

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Le Bossu — 5e partie
A. Dürr (p. 5-33).


XIII

— La signature du bossu. —


Madame la princesse de Gonzague avait passé toute la journée précédente dans son appartement, mais de nombreux visiteurs avaient rompu la solitude à laquelle la veuve de Nevers se condamnait depuis tant d’années.

Dès le matin, elle avait écrit plusieurs lettres. Les visiteurs empressés apportaient eux-mêmes leurs réponses.

C’est ainsi qu’elle reçut M. le cardinal de Bissy, M. le duc de Tresmes, gouverneur de Paris, M. de Machault, lieutenant de police, M. le président de Lamoignon et le vice-chancelier Voyer d’Argenson.

À tous, elle demanda aide et secours contre M. de Lagardère, ce faux gentilhomme qui lui avait enlevé sa fille. À tous, elle raconta son entretien avec ce Lagardère qui, furieux de ne point obtenir l’extravagante récompense qu’il avait rêvée, s’était réfugié derrière d’effrontés démentis.

On était outré contre M. de Lagardère. Il y avait, en vérité, de quoi.

Les plus sages, parmi les conseillers de madame de Gonzague, furent bien d’avis que la promesse même faite par Lagardère, la promesse de représenter mademoiselle de Nevers, était une première imposture, mais enfin il était bon de savoir.

Malgré tout le respect dont on affectait d’entourer le nom de M. le prince de Gonzague, il est certain que la séance de la veille avait laissé contre lui dans tous les esprits de fâcheux souvenirs.

Il y avait en tout ceci un mystère d’iniquité que nul ne pouvait sonder, mais qui mettait martel en tête à chacun.

Est-il irrévérencieux d’affirmer qu’il y a toujours dans ce vertueux zèle du magistrat une bonne dose de curiosité ?

Monseigneur de Bissy avait le premier flairé quelque prodigieux scandale. Le flair s’éveilla peu à peu chez les autres. Et dès qu’on fut sur la piste du mystère, on se mit en chasse résolûment.

Tous ces messieurs se jurèrent de n’en avoir point le démenti.

On conseilla d’abord à madame la princesse de se rendre au Palais-Royal afin d’éclairer pleinement la religion de M. le régent. On lui conseilla surtout de ne point accuser son mari.

Elle monta en litière vers le milieu du jour et se rendit au Palais-Royal où elle fut immédiatement reçue. Le régent l’attendait.

Elle eut une audience d’une longueur inusitée. Elle n’accusa point son mari.

Mais le régent interrogea, ce qu’il n’avait pu faire durant le tumulte du bal.

Mais le régent, en qui le souvenir de Philippe de Nevers, son meilleur ami, son frère, s’éveillait violemment depuis deux jours, remonta tout naturellement le cours des années et parla de cette lugubre affaire de Caylus, qui pour lui n’avait jamais été éclairée.

C’était la première fois qu’il causait ainsi en tête-à-tête avec la veuve de son ami.

La princesse n’accusa point son époux, le régent resta triste et pensif.

Et cependant, le régent qui reçut deux fois M. le prince de Gonzague, ce jour-là et la nuit suivante, n’eut aucune explication avec lui.

Pour qui connaissait Philippe d’Orléans, ce fait n’avait pas besoin de commentaires.

La défiance était née dans l’esprit du régent.

Au retour de sa visite au Palais-Royal, madame la princesse de Gonzague trouva sa retraite pleine d’amis.

Tous ces gens qui lui avaient conseillé de ne point accuser le prince lui demandèrent ce que le régent avait décidé par rapport au prince.

Gonzague, qui avait l’instinct d’un orage prochain, ne se doutait cependant pas de tous ces nuages qui s’amoncelaient à son horizon. Il était si puissant et si riche !

Et l’histoire de cette nuit, par exemple, racontée le lendemain, eût été si aisément démentie !

On aurait ri du bouquet de fleurs empoisonnées. Cela était bon du temps de la Brinvilliers !

On aurait ri du mariage tragi-comique. Et si quelqu’un eût voulu soutenir qu’Ésope II dit Jonas avait mission d’assassiner sa jeune femme, pour le coup on se fût tenu les côtes !

Contes à dormir debout ! On n’éventrait plus que les portefeuilles.

L’orage ne soufflait point de là. L’orage venait de l’hôtel de Gonzague.

Ce long, ce triste drame des dix-huit années de mariage forcé, allait avoir peut-être son dénoûment.

Quelque chose remuait derrière les draperies noires de l’autel où la veuve de Nevers faisait dire chaque matin l’office des morts.

Parmi ce deuil sans exemple, un fantôme se dressait.

Le crime présent n’aurait point trouvé créance à cause même de cette foule de témoins, tous complices.

Mais le crime passé, si profondément qu’on l’ait enfoui, finit presque toujours par briser les planches vermoulues du cercueil.

Madame la princesse de Gonzague répondit à ses illustres conseils que M. le régent s’était enquis des circonstances de son mariage, et de ce qui l’avait précédé. Elle ajouta que M. le régent lui avait promis de faire parler ce Lagardère, fallût-il employer la question !

On se rejeta sur ce Lagardère avec le secret espoir que la lumière viendrait par lui, car chacun savait ou se doutait bien que ce Lagardère avait été mêlé à la scène nocturne qui, vingt ans auparavant, avait ouvert cette interminable tragédie.

M. de Machault promit ses alguazils, M. de Tresmes ses gardes, les présidents leurs lévriers de palais. Nous ne savons pas ce qu’un cardinal peut promettre en cette circonstance, mais enfin, Son Éminence offrit ce qu’elle avait.

Il ne restait plus à ce Lagardère qu’à bien se tenir !

Vers cinq heures du soir, Madeleine Giraud vint trouver sa maîtresse qui était seule et lui remit un billet du lieutenant de police. Ce magistrat annonçait à la princesse que M. de Lagardère avait été assassiné la nuit précédente au sortir du Palais-Royal.

La lettre se terminait par ces mots qui devenaient sacramentels :

— « N’accusez point votre mari. »

Madame la princesse passa le reste de cette soirée dans les larmes et la prière.

Entre neuf et dix heures, Madeleine Giraud revint avec un nouveau billet.

Celui-ci était d’une écriture inconnue. Il rappelait à madame la princesse que le délai de vingt-quatre heures accordé à M. de Lagardère par le régent expirait cette nuit à quatre heures. Il informait madame la princesse que M. de Lagardère serait à cette heure dans le pavillon qui servait de maison de plaisance à M. de Gonzague.

Lagardère chez Gonzague ! pourquoi ? comment ?

Et cette lettre du lieutenant de police qui annonçait sa mort !

La princesse ordonna d’atteler. Elle monta dans son carrosse et se fit mener rue Pavée-Saint-Antoine à l’hôtel de Lamoignon.

Une heure après, vingt gardes françaises, commandés par un capitaine, et quatre exempts du Châtelet bivaquaient dans la cour de l’hôtel Lamoignon.

Nous n’avons pas oublié que la fête donnée par M. le prince de Gonzague à sa petite maison derrière Saint-Magloire avait pour prétexte un mariage : le mariage du marquis de Chaverny avec une jeune inconnue à qui le prince constituait une dot de cinquante mille écus.

Le fiancé avait accepté et nous savons que M. de Gonzague croyait avoir ses raisons pour ne point redouter le refus de l’épousée.

Il est donc naturel que M. le prince eût pris d’avance toutes ses mesures pour que rien ne retardât l’union projetée. Le notaire royal, un vrai notaire royal, avait été convoqué.

Bien plus, le prêtre, un vrai prêtre, attendait à la sacristie de Saint-Magloire.

Il ne s’agissait point d’un simulacre de noces. C’était un mariage valable qu’il fallait à M. de Gonzague, un mariage qui donnait droit sur l’épouse à l’époux.

De telle sorte que la volonté de l’époux pût rendre indéfini l’exil de l’épouse.

Gonzague avait dit vrai : il n’aimait pas le sang. Seulement quand les autres moyens faisaient défaut, le sang ne forçait jamais Gonzague à reculer.

Un instant, l’aventure de cette nuit avait mal tourné. Tant pis pour Chaverny ! mais depuis que le bossu s’était mis en avant, les choses prenaient une physionomie nouvelle et meilleure.

Le bossu était évidemment de ces hommes à qui on peut tout demander.

Gonzague l’avait jugé d’un coup d’œil. C’était un de ces êtres qui font volontiers payer à l’humanité l’enjeu de leur propre misère et qui gardent rancune aux hommes de la croix que Dieu a mise comme un fardeau trop lourd sur leurs épaules.

Les bossus sont méchants ; les bossus se vengent.

Les bossus ont souvent le cœur cruel, l’esprit robuste, parce qu’ils sont en ce monde comme en pays ennemi.

Les bossus n’ont point de pitié. On n’en eut point pour eux.

De bonne heure, la raillerie idiote frappa leur âme de tant de coups, qu’un calus protecteur se fit autour de leur âme.

Chaverny ne voulait rien pour la besogne indiquée. Chaverny n’était qu’un fou : le vin le faisait franc, généreux et brave. Chaverny eût été capable d’aimer sa femme et de s’agenouiller devant elle après l’avoir battue.

Le bossu, non. Le bossu ne devait mordre qu’un coup de dent.

Le bossu était une véritable trouvaille !

Quand Gonzague demanda le notaire, chacun voulut faire du zèle. Oriol, Albret, Montaubert, Cidalise s’élancèrent vers la galerie, devançant Cocardasse et Passepoil.

Ceux-ci se trouvèrent seuls un instant sous le péristyle de marbre.

— Ma caillou, fit le Gascon, la nuit ne va pas finir sans qu’il pleuve…

— Des horions ? interrompit Passepoil ; la girouette est aux tapes.

As pas pur ! la main me démange ! et toi ?

— Dame !… il y a déjà longtemps qu’on n’a dansé, mon noble ami !…

Au lieu d’entrer dans les appartements du bas, ils ouvrirent la porte extérieure et descendirent dans le jardin. Il n’y avait plus trace de l’embuscade dressée par Gonzague, au-devant de la maison. Nos deux braves passèrent jusqu’à la charmille où M. de Peyrolles avait trouvé, la veille, les cadavres de Saldagne et de Faënza : personne dans la charmille.

Ce qui leur sembla plus étrange, c’est que la poterne, percée sur la ruelle, était grande ouverte.

Personne dans la ruelle. Nos deux braves se regardèrent :

— Ce n’est pourtant pas lou couquin qui a fait cela, murmura Cocardasse, puisqu’il est là-haut depuis hier au soir !…

— Sait-on ce dont il est capable ! riposta Passepoil.

Ils entendirent comme un bruit confus du côté de l’église.

— Reste là, dit le Gascon ; je vais aller voir.

Il se coula le long des murs du jardin, tandis que Passepoil faisait faction à la poterne. Au bout du jardin était le cimetière Saint-Magloire. Cocardasse vit le cimetière plein de gardes françaises.

— Eh donc ! ma caillou, fit-il en revenant, si l’on danse, les violons ne manqueront pas !

Pendant cela, Oriol et ses compagnons faisaient irruption dans la chambre de Gonzague, où maître Griveau aîné, notaire royal, dormait paisiblement sur un sofa, auprès d’un guéridon supportant les restes d’un excellent souper.

Je ne sais pas pourquoi notre siècle s’est acharné contre les notaires. Les notaires sont généralement des hommes propres, frais, bien nourris, de mœurs très douces, ayant le mot pour rire en famille et doués d’une rare sûreté de coup d’œil au whist. Ils se comportent bien à table ; la courtoisie chevaleresque s’est réfugiée chez eux ; ils sont galants avec les vieilles dames riches, et certes peu de Français portent aussi bien qu’eux la cravate blanche, amie des lunettes d’or.

Le temps est proche où la réaction se fera. Chacun sera bientôt forcé de convenir qu’un jeune notaire blond, grave et doux dans son maintien et dont le ventre naissant n’a pas encore acquis tout son développement, est une des plus jolies fleurs de notre civilisation.

Maître Griveau aîné, notaire-tabellion-garde-note royal et du Châtelet avait l’honneur d’être en outre un serviteur dévoué de M. le prince de Gonzague. C’était un bel homme de quarante ans, gras, frais et rose, souriant et qui faisait plaisir à voir.

Oriol le prit par un bras, Cidalise par l’autre, et tous deux l’entraînèrent au premier étage.

La vue d’un notaire causait toujours un certain attendrissement à la Nivelle. Ce sont eux qui prêtent force et valeur aux donations entre vifs.

Maître Griveau aîné, homme de bonne compagnie, salua le prince, ces dames et ces messieurs avec une convenance parfaite. Il avait sur lui la minute du contrat, préparé d’avance ; seulement, le nom de Chaverny était en tête de la minute. Il fallait rectifier cela.

Sur l’invitation de M. de Peyrolles, maître Griveau aîné s’assit à une petite table, tira de sa poche, plume, encre, grattoir, et se mit en besogne.

Gonzague et le gros des convives étaient restés autour du bossu.

— Cela va-t-il être long ? fit celui-ci en s’adressant au notaire.

— Maître Griveau, dit le prince en riant, vous comprendrez l’impatience bien naturelle de ces jeunes fiancés…

— Je demande cinq minutes, monseigneur, répliqua le notaire.

Ésope II chiffonna son jabot d’une main et lissa de l’autre d’un air vainqueur les beaux cheveux d’Aurore.

— Juste le temps de séduire une femme ! dit-il.

— Buvons ! s’écria Gonzague, puisque nous avons du loisir… Buvons à l’heureux hyménée !…

On décoiffa de nouveau les flacons de champagne. Cette fois, la gaieté semblait vouloir naître tout à fait. L’inquiétude s’était évanouie, tout le monde se sentait de joyeuse humeur.

Dona Cruz remplit elle-même le verre de Gonzague.

— À leur bonheur ! dit-elle en trinquant gaillardement.

— À leur bonheur ! répéta le cercle riant et buvant.

— Or ça ! fit Ésope II, n’y a-t-il point ici quelque poëte habile pour composer mon épithalame ?

— Un poëte ! un poëte ! cria-t-on ; on demande un poëte.

Maître Griveau aîné mit sa plume derrière l’oreille.

— On ne peut pas tout faire à la fois, prononça-t-il d’une voix discrète et douce ; quand j’aurai fini le contrat je rimerai quelques couplets impromptus…

Le bossu le remercia d’un geste noble.

— Poésie du Châtelet ! dit Navailles ; madrigaux de notaire !… Niez donc que ce soit maintenant l’âge d’or !

— Qui songe à nier ? repartit Nocé ; les fontaines vont produire du lait d’amande et du vin mousseux.

— C’est sur les chardons, ajouta Choisy, que vont naître les roses…

— Puisque les tabellions font des vers !

Le bossu se rengorgea et dit avec une orgueilleuse satisfaction :

— C’est pourtant à propos de mon mariage qu’on dépense tout cet esprit-là ! Mais, reprit-il, resterons-nous comme cela ?… Fi donc ! la mariée est en négligé… et moi !… palsambleu ! je fais honte !… je ne suis pas coiffé… mes manchettes sont fripées…

— La toilette du marié ! la toilette du marié !… crièrent ces dames en accourant.

— Et celle de la mariée, morbleu ! ajouta le bossu ; n’ai-je pas entendu parler d’une corbeille ?…

Nivelle et Cidalise étaient déjà dans le boudoir voisin… On les vit bientôt reparaître avec la corbeille. Dona Cruz prit la direction de la toilette.

— Et vite ! dit-elle ; la nuit s’avance !… il nous faut le temps de faire le bal !

En un instant le contenu de la corbeille fut étalé sur les meubles. Dona Cruz et ses compagnes entraînèrent Aurore dans le boudoir.

— S’ils allaient te l’éveiller, bossu ! dit Navailles.

Ésope II avait un miroir d’une main et un peigne de l’autre.

— Chère belle, dit-il à la Desbois au lieu de répondre, un coup par derrière à ma coiffure !

Puis, se tournant vers Navailles :

— Elle est à moi, reprit-il, comme vous êtes à Gonzague, mes bons enfants… ou plutôt à votre propre ambition !… Elle est à moi comme ce cher M. Oriol est à son orgueil… comme cette jolie Nivelle est à son avarice… comme vous êtes tous à votre péché capital mignon !… Ma belle Fleury, refaites le nœud de ma cravate…

— Voilà ! dit en ce moment maître Griveau aîné ; on peut signer.

— Avez-vous écrit les noms des mariés ? demanda Gonzague.

— Je les ignore, répondit le notaire.

— Ton nom, l’ami ? reprit le prince.

— Signez toujours, signez, monseigneur, repartit Ésope II d’un ton léger ; — signez aussi, messieurs, car j’espère bien que vous me faites tous cet honneur… j’écrirai mon nom moi-même… c’est un drôle de nom, et qui vous fera rire.

— Au fait, comment diable peut-il s’appeler ? dit Navailles.

— Signez toujours, signez… Monseigneur, j’aimerais avoir vos manchettes pour cadeau de noce.

Gonzague détacha aussitôt ses manchettes de dentelle et les lui jeta à la volée. — Puis il s’approcha de la table pour signer.

Ces messieurs s’ingéniaient à trouver un nom pour le bossu.

— Ne cherchez pas, dit-il en agrafant les manchettes de Gonzague, — vous ne trouveriez jamais… Monsieur de Navailles, vous avez un beau mouchoir.

Navailles lui donna son mouchoir. Chacun voulut ajouter quelque chose à sa toilette : une épingle, une boucle, un nœud de rubans.

Il se laissait faire et s’admirait dans son miroir.

Ces messieurs cependant signaient chacun à son tour. Le nom de Gonzague était en tête.

— Allez voir si ma femme est prête ! dit le bossu à Choisy qui lui attachait un jabot de malines.

— La mariée ! voici la mariée ! cria-t-on à ce moment.

Aurore parut sur le seuil du boudoir en blanc costume de mariée et portant dans ses cheveux les fleurs d’oranger symboliques. Elle était belle admirablement  ; — mais ses traits pâles gardaient cette étrange immobilité qui la faisait ressembler à une charmante statue.

Elle était toujours sous le coup du maléfice.

Il y eut à sa vue un long murmure d’admiration. — Quand les regards se détournèrent d’elle pour retomber sur le bossu, chacun éprouva un sentiment pénible.

Le bossu, lui, battait des mains avec transport et répétait :

— Corbleu ! j’ai une belle femme !… À nous deux maintenant, ma charmante !… à notre tour de signer.

Il prit sa main des mains de dona Cruz qui la soutenait.

On s’attendait à quelque marque de répugnance, mais Aurore le suivit avec une docilité parfaite.

En se retournant pour gagner la table où maître Griveau aîné avait fait signer tout le monde, le regard d’Ésope II rencontra le regard de Cocardasse junior qui venait de rentrer avec son compagnon Passepoil.

Ésope II cligna de l’œil en touchant son flanc d’un geste rapide.

Cocardasse comprit, car il lui barra le passage en s’écriant :

— Capédédiou ! Il manque quelque chose à la toilette !

— Quoi donc ? quoi donc ?… fit-on de toutes parts.

— Quoi donc ? répéta le bossu lui-même innocemment.

As pas pur ! répliqua le Gascon, depuis quand un gentilhomme se marie-t-il sans épée ?

Ce ne fut qu’un cri dans toute l’honorable assistance.

— C’est vrai ! c’est vrai ! réparons cet oubli ! Une épée au bossu ! Il n’est pas encore assez drôle comme cela.

Navailles mesura de l’œil les rapières, tandis qu’Ésope II faisait des façons et murmurait :

— Je ne suis pas habitué… cela gênerait mes mouvements.

Parmi toutes ces épées de parade, il y avait une longue et forte rapière de combat, c’était celle de ce bon M. de Peyrolles, qui ne plaisantait jamais.

Navailles détacha bon gré mal gré l’épée de Peyrolles.

— Il n’est pas besoin… il n’est pas besoin… répétait Ésope II, dit Jonas.

On lui ceignit l’épée en jouant.

Cocardasse et Passepoil remarquèrent bien qu’en touchant la garde, sa main eut comme un frémissement involontaire et joyeux.

Il n’y eut que Cocardasse et Passepoil à remarquer cela.

Quand on lui eut ceint l’épée, le bossu ne protesta plus. C’était chose faite. Mais cette arme qui pendait à son flanc lui donna tout à coup un surcroît de fierté. — Il se prit à marcher en se pavanant d’une façon si burlesque, que la gaieté éclata de toutes parts. On se rua sur lui pour l’embrasser ; on le pressa ; on le tourna et retourna comme une poupée. Il avait un succès fou !

Il se laissait faire bonnement. — Arrivé devant la table, il dit :

— Là ! là !… vous me chiffonnez… Ne serrez pas ma femme de si près, je vous prie… et donnez-moi trêve, messieurs mes bons amis, afin que nous puissions régulariser le contrat.

Maître Griveau aîné était toujours devant la table. Il tenait la plume en arrêt au-dessus de l’en-tête du contrat.

— Vos noms, s’il vous plaît, dit-il, — vos prénoms, qualités, lieu de naissance…

Le bossu donna un petit coup de pied dans la chaise du notaire-tabellion-garde-note.

Celui-ci se retourna pour regarder.

— Avez-vous signé ? demanda le bossu.

— Sans doute, répondit maître Griveau aîné.

— Alors, allez en paix, mon brave homme, dit le bossu qui le poussa de côté.

Il s’assit gravement à sa place. — Et l’assemblée de rire.

Tout ce que faisait le bossu était désormais matière à hilarité.

— Pourquoi diable veut-il écrire son nom lui-même ? demanda cependant Navailles.

Peyrolles causait bas avec M. de Gonzague qui haussait les épaules.

Peyrolles voyait dans ce qui se passait un sujet d’inquiétude. Gonzague se moquait de lui en l’appelant trembleur.

— Vous allez voir ! répondait cependant le bossu à la question de Navailles.

Il ajouta avec son petit ricanement sec :

— Ça va bien vous étonner… vous allez voir… buvez en attendant.

On suivit son conseil. Les verres s’emplirent.

Le bossu commença à remplir les blancs d’une main large et ferme.

— Au diable l’épée ! fit-il en essayant de la placer dans une position moins gênante.

Nouvel éclat de rire. Le bossu s’embarrassait de plus en plus dans son harnois de guerre. La grande épée semblait pour lui un instrument de torture.

— Il écrira ! firent les uns.

— Il n’écrira pas ! ripostèrent les autres.

Le bossu, au comble de l’impatience, arracha l’épée du fourreau et la posa toute nue sur la table à côté de lui.

On rit encore. — Cocardasse serra le bras de Passepoil.

— Sandiéou ! voici l’archet tout prêt ! grommela-t-il.

— Gare aux violons ! murmura frère Passepoil.

L’aiguille de la pendule allait toucher quatre heures.

— Signez, mademoiselle, dit le bossu qui tendit la plume à Aurore.

Elle hésita. Il la regarda :

— Signez votre vrai nom, murmura-t-il, puisque vous le savez !

Aurore se pencha sur le parchemin et signa.

On vit dona Cruz, penchée au-dessus de son épaule, faire un vif mouvement de surprise.

— Est-ce fait ? Est-ce fait ? demandèrent les curieux.

Le bossu, les contenant du geste, prit la plume à son tour et signa.

— C’est fait, dit-il, — venez voir… Ça va vous étonner !…

Chacun se précipita. — Le bossu avait jeté la plume pour prendre négligemment l’épée.

— Attention ! murmura Cocardasse junior.

— On y est, répondit résolûment frère Passepoil.

Gonzague et Peyrolles arrivèrent les premiers.

Gonzague et Peyrolles en voyant l’en-tête du contrat reculèrent de trois pas.

— Qu’y a-t-il ? le nom ! le nom ! criaient ceux qui étaient par derrière.

Le bossu avait promis d’étonner son monde. Il tint parole. — On vit en ce moment ses jambes déformées se redresser tout à coup, son torse grandir et l’épée s’affermir dans sa main.

As pas pur ! grommela Cocardasse ; lou couquin faisait bien d’autres tours dans la cour des Fontaines !…

Le bossu, en se redressant, avait rejeté ses cheveux en arrière ; sur ce corps droit, robuste, élégant, une noble et belle tête rayonnait.

— Venez le lire, le nom ! dit-il en promenant son regard étincelant sur la foule stupéfaite.

En même temps le bout de son épée piqua la signature.

Tous les regards suivirent ce mouvement. — Une grande clameur, faite d’un seul nom, emplit la salle.

— Lagardère ! Lagardère !

— Lagardère ! répéta celui-ci, — qui ne manque jamais au rendez-vous qu’il donne !

Dans ce premier mouvement de stupeur, il aurait pu percer peut-être les rangs de ses ennemis en désordre.

Mais il ne bougea pas. — Il tenait d’une main Aurore tremblante serrée contre sa poitrine ; de l’autre, il avait l’épée haute.

Cocardasse et Passepoil, qui avaient dégainé tous deux, se tenaient debout derrière lui.

Gonzague dégaina à son tour. Tous ses affidés l’imitèrent.

En somme, ils étaient au moins dix contre un.

Dona Cruz voulut se jeter entre les deux camps. Peyrolles la saisit à bras-le-corps et l’enleva.

— Il ne faut pas que cet homme sorte d’ici, messieurs ! prononça le prince, la pâleur aux lèvres et les dents serrées. En avant !

Navailles, Nocé, Choisy, Gironne et les autres gentilshommes chargèrent impétueusement.

Lagardère n’avait pas même mis la table entre lui et ses ennemis.

Sans lâcher la main d’Aurore, il la couvrit et se mit en garde. Cocardasse et Passepoil l’appuyaient à droite et à gauche.

— Va bien ! ma caillou ! fit le Gascon ; — nous sommes à jeun depuis plus de six mois !… Va bien !

— J’y suis ! j’y suis ! cria Lagardère en poussant sa première botte.

Après quelques secondes les gens de Gonzague reculèrent. Gironne et Albret gisaient sur le sol dans une mare de sang.

Lagardère et ses deux braves, sans blessures, immobiles comme trois statues, attendaient le second choc.

— Monsieur de Gonzague, dit Lagardère, — vous avez voulu faire une parodie de mariage… le mariage est bon !… Il a votre propre signature…

— En avant ! En avant ! cria le prince qui écumait de fureur.

Cette fois il s’avançait en tête de ses gens…

Quatre heures de nuit sonnèrent à la pendule.

Un grand bruit se fit au dehors et des coups retentissants furent frappés contre la porte extérieure, tandis qu’une voix criait :

— Au nom du roi !…

C’était un étrange aspect que celui de ce salon où l’orgie laissait partout ses traces. La table était encore couverte de mets et de flacons à demi vides. Les verres renversés çà et là mettaient de larges taches de vin parmi les sanglantes éclaboussures du combat.

Au fond, du côté du cabinet, où naguère était la corbeille de mariage et qui maintenant servait d’asile à maître Griveau aîné plus mort que vif, le groupe composé de Lagardère, d’Aurore et des deux prévôts d’armes, se tenait immobile et muet. — Au milieu du salon, Gonzague et ses gens, arrêtés dans leur élan par ce cri, au nom du roi ! regardaient avec épouvante la porte d’entrée.

Dans tous les coins, les femmes, folles de terreur, se cachaient.

Entre les deux groupes, deux cadavres dans une mare d’un rouge noir.

Les gens qui frappaient à cette heure de nuit à la porte de M. le prince de Gonzague, s’attendaient bien sans doute à ce qu’on ne leur ouvrirait point tout de suite. C’étaient les gardes-françaises et les exempts du Châtelet, que nous avons vus successivement dans la cour de l’hôtel de Lamoignon et au cimetière Saint-Magloire.

Leurs mesures étaient prises d’avance. — Après trois sommations faites coup sur coup, la porte soulevée fut jetée hors de ses gonds.

Dans le salon, on put entendre le bruit de la marche des soldats.

Gonzague eut froid jusque dans la moelle de ses os. — Était-ce la justice qui venait pour lui ?

— Messieurs, dit-il en remettant l’épée au fourreau, on ne résiste pas aux gens du roi…

Mais il ajouta tout bas :

— Jusqu’à voir !…

Baudon de Boisguiller, capitaine aux gardes, parut sur le seuil et répéta :

— Messieurs, au nom du roi !

Puis, saluant froidement le prince de Gonzague, il s’effaça pour laisser entrer les soldats.

Les exempts pénétrèrent à leur tour dans le salon.

— Monsieur, que signifie ceci ? demanda Gonzague.

Boisguiller regarda les deux cadavres gisant sur le parquet, puis le groupe composé de Lagardère et de ses deux braves qui gardaient tous trois l’épée à la main.

— Tubieu !… murmura-t-il ; on disait bien que c’était un fier soldat !

— Prince, ajouta-t-il en se tournant vers Gonzague, je suis cette nuit aux ordres de la princesse votre femme…

— Et c’est la princesse ma femme… ! commença Gonzague furieux…

Il n’acheva pas. La veuve de Nevers paraissait à son tour sur le seuil. Elle avait ses vêtements de deuil.

À la vue de ces femmes, de ces peintures caractéristiques qui couvraient les lambris, à la vue de ces débris mêlés de débauche et de bataille, la princesse rabattit son voile sur son visage.

— Je ne viens pas pour vous, monsieur, dit-elle en s’adressant à son mari.

Puis s’avançant vers Lagardère :

— Les vingt-quatre heures sont écoulées, monsieur de Lagardère, reprit-elle ; vos juges sont assemblés… rendez votre épée.

— Et cette femme est ma mère ! balbutia Aurore qui se couvrit le visage de ses mains.

— Messieurs, poursuivit la princesse qui se tourna vers les gardes, faites votre devoir.

Lagardère jeta son épée aux pieds de Baudon de Boisguiller.

Gonzague et les siens ne faisaient pas un mouvement, ne prononçaient pas une parole.

Quand Baudon de Boisguiller montra la porte à Lagardère, celui-ci s’avança vers madame la princesse de Gonzague, tenant toujours Aurore par la main.

— Madame, dit-il, j’étais en train de donner ma vie pour défendre votre fille !…

— Ma fille ! répéta la princesse, dont la voix trembla.

— Il ment ! dit Gonzague.

Lagardère ne releva point cette injure.

— J’avais demandé vingt-quatre heures pour vous rendre mademoiselle de Nevers, prononça-t-il avec lenteur, tandis que sa belle tête hautaine dominait courtisans et soldats ; la vingt-quatrième heure a sonné… voici mademoiselle de Nevers.

Les deux mains froides de la mère et de la fille se touchèrent.

La princesse ouvrit ses bras. Aurore y tomba en pleurant.

Une larme vint aux yeux de Lagardère.

— Protégez-la, madame, dit-il en faisant effort pour vaincre son trouble ; aimez-la… Elle n’a plus que vous !

Aurore s’arracha des bras de sa mère pour courir à lui. Il la repoussa doucement.

— Adieu, Aurore, reprit-il ; nos fiançailles n’auront pas de lendemain… gardez ce contrat qui vous fait ma femme devant les hommes, ainsi que vous l’étiez devant Dieu depuis hier… Madame la princesse vous pardonnera cette mésalliance, contractée avec un mort.

Il baisa une dernière fois la main de la jeune fille, salua profondément la princesse, et gagna la porte en disant :

— Conduisez-moi devant mes juges !