Le Bouif errant/2/2

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J. Ferenczi & fils (p. 139-161).

Chapitre II

Vive le roi

Sous l’épée de fer de Miécislas, premier Roi de Pologne, dont la garde en forme de croix servait au serment des notables, le trône du Roi de Carinthie était dressé, sur une estrade, entourée de trophées et de drapeaux.

C’était dans la grande salle des armures du Palais Royal de Selakçastyr.

Les armures étaient au nombre de quatre.

Mais la valeur de ces souvenirs historiques compensait leur petit nombre ; car toutes avaient servi à des souverains glorieux, cités dans l’Histoire de Pologne, de Hongrie, de Turquie, de Moscovie, à une époque où la Carinthie n’existait encore qu’à l’état de Nébuleuse politique.

Les drapeaux étaient aux couleurs des nations les plus différentes. Cela s’expliquait aisément par la raison qu’ils avaient été pris à l’ennemi.

Par exemple, il avait été matériellement impossible de déterminer à la suite de quelle guerre européenne ces témoignages de la valeur Carinthienne avaient pris leurs invalides au Palais Royal de Selakçastyr. Les mauvais plaisants assuraient que les commerçants du quartier israélite avaient fourni une grande partie de ces trophées. Il fallait en conclure que ces glorieux symboles avaient été vendus par les soldats chargés de les défendre. Cette hypothèse diminuait beaucoup la valeur de ces glorieuses dépouilles, mais les militaristes déclaraient avec indignation que c’était une odieuse calomnie.

Vis-à-vis des drapeaux, trophées de guerre, il y avait les bannières, trophées de paix.

Ces bannières, en soie de toutes les teintes, étaient ornées de médailles d’or, d’argent, de vermeil ou de ruolz, suivant l’importance des combats où elles avaient figuré avec honneur.

Chacune représentait une des corporations philharmoniques de Selakçastyr et des autres villes du royaume. Chaque corps de métier possédait, en effet, sa musique. Il y avait l’Harmonie des Huissiers, la Fanfare des Pompes funèbres, l’Orphéon des Garçons de Cafés, la Chorale des Dactylos, etc. Et toutes ces corporations déposaient leurs bannières au Palais Royal, où elles figuraient honorablement. Seuls les tziganes avaient refusé de se grouper. Mais les tziganes, on le sait, représentaient l’opposition, ainsi que les Postes et les Télégraphes qui, dans tous les pays du monde, sont les éternels mécontents.

Au milieu de ces oriflammes, le trône du Roi constituait le seul objet mobilier de la grande galerie des armures.

Le trône était un meuble super-historique qui remontait à Dagobert, Roi des Francs.

Comment le fauteuil du Roi Dagobert était-il parvenu chez les arrière-descendants des Sarmates ? Les mystères de la Brocante sont insondables et seuls quelques vieux antiquaires eussent pu donner sur ce point des indications utiles en consultant leurs livres de commerce.

Ce fauteuil était particulièrement agencé. Le siège était de forme concave. La courbe creuse de la surface donnait au Monarque qui s’y asseyait l’attitude de Louis XIV recevant ses courtisans, sur sa chaise percée.

Pour ne pas être ridicules, les rois de Carinthie étaient donc obligés de reposer leur noble séant sur l’extrême bord de leur trône. Mais comme tout le poids de leur Majesté reposait alors sur un seul point du Dagobert, le trône du roi penchait dangereusement en avant et donnait la fâcheuse impression d’un équilibre monarchique fort instable, ce qui était symbolique.

À part cette légère critique, l’aspect de la salle du trône offrait, selon l’expression consacrée, un coup d’œil tout à fait féerique.

Les uniformes des Skipetars, cariatides vivantes, formaient une muraille d’or et de fourrures de chaque côté de la galerie. L’œil était séduit par les toilettes de Cour des dames et par les costumes des dignitaires ; par les livrées des pages et des huissiers, au milieu desquels le Grand Chambellan allait et venait comme la mouche du coche.

Une grande émulation se manifestait parmi les assistants. Chacun s’efforçait de rivaliser de flatteries sur le compte du nouveau Monarque. Très peu de courtisans le connaissaient, mais tous vantaient, à l’envi, sa distinction. C’était un concert de louanges exagérées. On relatait des faits, on parlait de l’ancien roi, auquel Sa Majesté ressemblait, traits pour traits. Et des groupes commentaient déjà les chances de son mariage avec la princesse de Kummelsdorf. Le concert de ces courtisaneries multipliées se transformait en cacophonie, quand les trompettes des Skipetars dominèrent tout à coup le tumulte annonçant l’arrivée du Roi.

Subitement le silence s’imposa. L’effervescence des courtisans s’éteignit. Tous les assistants se pétrifièrent dans une attitude respectueuse. La perspective de la grande salle n’offrit plus aux regards que des échines courbées, des épaules et des nuques prosternées.

Et seule la voix d’insecte du Grand Chambellan dissipa un instant la stupeur idolâtre des fidèles sujets en annonçant :

— Le Roi…

Sa Majesté venait d’apparaître, entre les tentures de velours bleu, brodées de pélicans d’or, qui fermaient l’entrée des petits appartements.

Les tambours battirent aux champs ; les soldats présentèrent les armes. Les trois pièces d’artillerie de la forteresse de Selakçastyr tirèrent les vingt et un coups réglementaires.

À ce bruit les conspirateurs se frottèrent les mains. Car cela détruisait une grande parte des munitions de l’armée. Mais le chef de l’opposition révolutionnaire calma ses hommes, afin d’observer le Roi.

Le Bouif avait fort grand air. Sa moustache, relevée en brosse, lui chatouillait le nez et le forçait à contracter les muscles de ses joues, afin d’éviter un éternuement désastreux. Cette grimace, involontaire, ajoutait à la majesté de son uniforme prestigieux.

Aidé par Sava, il escalada le trône.

— Vive Ladislas ! hurla Bossouzof.

— Vive le Roi ! clamèrent tous les assistants.

Bicard voulut se retourner, pour remercier et prononcer un de ces mots définitifs qui consacrent une dynastie et la rendent tout de suite populaire.

Mais un de ses éperons s’accrocha malencontreusement dans un pli du tapis.

Le Roi, désarçonné, trébucha, sauta deux marches, perdit son talpack, qui roula au bas du trône et hurla, d’une voix éclatante, un juron historique, bien français, que tous les assistants applaudirent, sans en comprendre le sens exact.

C’était la première parole qui tombait de la bouche du Roi.

— Sa Majesté remercie ses sujets, traduisit immédiatement Sava. Elle jure fidélité à la Charte Carinthienne. Elle déclare qu’elle saura défendre jusqu’à la dernière goutte de son sang les institutions et l’honneur de la Dynastie.

Jamais la concision du mot de Cambronne n’avait exprimé tant de merveilleux sentiments.

Les trépignements, les applaudissements, les cris, les détonations effarèrent tout à fait Bicard. Le Bouif n’était pas encore assez entraîné à son métier de Roi, pour saisir la différence subtile qui distingue la frénésie des accents d’adoration populaire des huées de l’impopularité. Inquiet, il interrogea son secrétaire :

— Quel boniment leur as-tu raconté ? Ils sont dingos. Et qu’est-ce qu’ils me passent ?

— Ils acclament Votre Majesté, fit Bossouzof.

— On peut confondre. C’est embêtant de ne pas se rendre compte. Et puis le trône de la Dynastie me paraît plutôt moche. Mes bottes m’empêchent de m’asseoir au milieu, et mon sabre me gêne pour rester sur le bord. Pour se maintenir longtemps là-dessus il faut être un équilibriste… Là… Qu’est-ce que je disais… Ah ! le chameau !

Chassant des deux pieds de devant à la fois, le Dagobert royal avait glissé, brusquement, et le Bouif se serait assis par terre, sans la présence d’esprit de Sava, qui soutint le trône de Carinthie d’un bras solide.

— Sire, prononça au même instant le grand Chambellan, les grands dignitaires de la Couronne attendent le bon plaisir de Votre Majesté…

— Qu’ils attendent d’abord que j’aie assujetti mon trône, grogna Bicard. Là… oui, comme ça je crois que ça gaze. À présent, commencez la cavalcade.

Il s’était assis solidement, sur le bord de son fauteuil, et s’appuyait des deux mains sur son sceptre, qu’il avait placé entre ses jambes. Il évoquait ainsi l’image populaire du roi d’Yvetot, en train de donner une audience.

Bossouzof se plaça à ses côtés et Sava se tint à portée, pour traduire les discours des Dignitaires.

Le Conseil des Ministres ouvrit la marche.

Les ministères, en Carinthie, étaient attribués non au mérite et à la compétence, mais à la taille.

Le ministère le plus important était attribué au plus grand homme politique. Le président du Conseil était un gaillard de près d’un mètre quatre-vingt-dix.

Les sous-secrétaires d’État ne dépassaient pas un mètre soixante.

Cette tradition était aussi une mesure d’économie. Car les uniformes des Excellences Carinthiennes étaient payés par l’État, au chapitre des dépenses somptuaires. Le mode d’élection ministériel permettait donc au même uniforme de servir à toute une génération de ministres ; or, comme la grande tenue officielle était excessivement coûteuse, cela évitait de grever trop lourdement le Trésor.

La vue de ces grands dignitaires rappela au Bouif l’époque de sa vie pendant laquelle il avait géré le Ministère des Relations Commerciales Extérieures.

— Messieurs, dit-il aimablement, avant d’occuper le grade que j’occupe, j’ai été garçon de bureau dans un ministère[1], ce qui me permet d’apprécier l’utilité des ministres, dont la principale qualité est de sustenter le fonctionnariat avec le lait des contribuables.

— Je salue en vous la mamelle nourricière de l’Administration, la machine à pressurer l’électeur, le rocher sur lequel se brise le flot des réclamations de la justice et l’irresponsabilité de l’incompétence, qui a toujours prévalu dans tous les pays civilisés et continuera à subsister dans tous les siècles des siècles, ainsi soit-il.

Bien que prononcée en français, cette petite allocution obtint un énorme succès, tellement Bicard avait parlé avec aisance et facilité. Aucun des ministres, d’ailleurs, ne comprit un seul mot de la réponse royale, ce qui n’empêcha point les journaux d’assurer que le nouveau Roi avait rendu un hommage public à la valeur et à l’intelligence du Conseil de la Couronne.

En réalité, l’attention de Bicard avait été attirée sur un groupe de femmes en costume de Cour, qui s’avançaient vers le trône royal, précédées par le Grand Chambellan.

Vues de loin, ces personnes, couvertes de diamants et de perles, paraissaient idéalement belles et si généreusement dévêtues que le Roi s’intéressa aussitôt.

Mais à mesure que le groupe s’avançait, une transformation s’opérait sur le visage de Bicard.

De la curiosité, sa physionomie passait à la surprise, puis à l’inquiétude, puis à l’effarement le plus complet.

Et ces diverses manifestations se résumèrent en un formidable éclat de rire, lorsque le Chambellan annonça :

— Les Demoiselles du Tabouret.

— Mince ! prononça distinctement Sa Majesté, tu parles d’un cheptel de toupies. On ne devrait pas laisser ouverts les magasins d’antiquités, Les jours de Fête Nationale… Allez-vous-en !… Allez-vous-en !… mes jolies…

Il désignait avec sa main de justice le groupe des vieilles filles d’honneur. Prosternées devant lui, toutes lui souriaient de leurs bouches flétries et le regardaient avec cet air pâmé des bigotes qui contemplent le prêtre à l’autel.

Mais celle que désignait le sceptre royal poussa tout à coup un cri éperdu et vint tomber aux pieds de Bicard, dans une pose d’extase infinie.

Toutes ses compagnes la détaillaient d’un œil jaloux.

— Pourquoi cette rombière me regarde-t-elle ainsi, avec une tête de cinéma ? demanda le Roi.

— Sire, murmura Bossouzof, Votre Majesté lui a fait le signe réservé à la favorite.

— Avec quoi ? hurla Bicard.

— Ne l’avez-vous point désignée avec le sceptre royal ?

— Sans blague ! protesta le Bouif, si j’avais envie de faire la nouba, je ne choisirais point une vieille fée. Je ne pouvais pas non plus supposer que ce gratte-dos était un objet morganatique pour faire de l’œil aux rombières. Dites à Madame que je me suis gourré. Offrez-lui l’expression de ma considération distinguée, avec une indemnité proportionnelle à l’ancienneté de son sexe, un bureau de tabacs, ou un chalet de nécessité sur les boulevards, mais faites-lui comprendre qu’il y a erreur.

Il fallut toute la diplomatie de Sava pour parvenir à détromper la dame d’honneur.

Et, chose qui prouve combien la solidarité féminine est grande, ses compagnes s’associèrent à son dépit et parurent, toutes, fort courroucées contre le Roi.

Mais personne ne remarqua cet incident. L’attention générale des assistants était occupée ailleurs.

Une nouvelle délégation s’avançait.

C’étaient les partisans de l’Action Carinthienne, les Fascistes, les Défenseurs attitrés du Trône et de la Monarchie. Le parti le plus combattif du pays, et le plus dangereux allié du gouvernement légitime.

L’Action Carinthienne était aussi le plus militant des journaux révolutionnaires monarchiques. Tous ses lecteurs et ses abonnés étaient d’anciens combattants.

À vrai dire, il y avait si longtemps qu’ils avaient combattu, que beaucoup de ces militants eussent été fort incapables de préciser l’armée dans laquelle ils avaient servi et l’endroit où ils avaient fait campagne.

Cela n’enlevait rien à la valeur patriotique de ce groupement d’énergies, bloc intégral de capacités, seules capables de dicter des réformes utiles et d’anéantir tous les autres projets de lois. La destruction étant le privilège exclusif des militaires et des militants de toutes les nationalités, car il est impossible de reconstruire tant qu’on n’a pas démoli.

Malheureusement, les membres de l’Action Carinthienne avaient eu la malencontreuse idée de s’intituler, par surcroît, la Jeunesse Royaliste.

Le mot était imprudent.

La Jeunesse Royaliste comptait, en effet, trente-cinq ans de plus qu’au moment de sa fondation. Les adhérents ne s’étaient pas senti vieillir. Leurs sentiments avaient conservé la même vigueur qu’au premier jour. Leurs barbes seules avaient blanchi. C’était la couleur du Drapeau.

Néanmoins, tous ces jeunes barbons affectaient un prodigieux dédain pour les autres partis politiques. Ils ne se saluaient qu’entre eux. Hors de leur église, il n’y avait point de salut.

Et tous exigeaient la plus grande considération et la première place dans les cortèges officiels.

Comme, d’autre part, tous affirmaient que chacun d’eux en particulier était mort deux ou trois fois au moins pour la Patrie, les organisateurs des cérémonies nationales ne jugeaient pas dangereux de leur donner cette petite satisfaction d’amour-propre et laissaient parader à leur aise ces encombrants soldats trop connus.

Les Jeunesses Royalistes en profitaient pour faire une propagande intensive. Ils faisaient de l’apostolat et distribuaient des tracts, au coin des ponts, dans les carrefours, aux mariages, aux enterrements, etc.

Mais à force de semer le vent, on récolte parfois la tempête.

La tempête se manifestait sous la forme concrète de trognons de choux, de pommes pourries, d’œufs couvés que les membres de la société secrète de la Main noire gardaient en réserve, pour accueillir les manifestations des trublions de Carinthie.

La police, fort heureusement, était habituée à ces convulsions politiques.

Elle ramassait soigneusement les projectiles, en détail, et les revendait, en gros, aux manifestants, pour faciliter leurs opérations stratégiques futures.

Seuls les paisibles citoyens de Selakçastyr souffraient de ces conflagrations intestines en encaissant constamment les coups.

C’est pourquoi l’apparition des membres de la Jeunesse Royaliste fut accueillie sans entrain. On se méfiait. Quels incidents allaient se produire ? Quelles imprudentes paroles allaient déchaîner le cyclone ?

Derrière la foule des courtisans, les soldats de la Garde étaient inquiets. Seul, le Grand Chambellan restait calme, mais il y avait une raison pour cela. Il était inamovible.

Un silence assez émotionnant rendait cet instant solennel.

Drapées dans leurs capes de cérémonie, les jeunes barbes de l’Action Carinthienne s’avançaient, d’un pas décidé, en regardant l’effet qu’elles produisaient autour d’elles.

Deux coups de sifflet vigoureux leur firent comprendre qu’elles étaient appréciées à leur valeur.

Bossouzof, inquiet, chercha des yeux le colonel des Skipetars. Mais, par un effet du hasard, le colonel des gardes avait disparu.

Quant aux hommes, ils affectaient une attitude indifférente et paraissaient ignorer les signes de détresse du Maréchal du Palais.

Un éclat de rire retentit dans un coin. Cette manifestation isolée fit redresser la tête à tous les Membres de l’Action carinthienne.

— Sire, prononça le Doyen d’âge ; la Fleur de la Jeunesse Royaliste, méprisant tous les procédés d’intimidation, salue en vous : le Roi, la Loi, le Droit, la Foi, l’Action et flétrit la Révolution.

— À bas la Révolution ! hurlèrent, à l’unisson, toutes les jeunes barbes monarchiques.

Tous les assistants courbèrent l’échine. On s’attendait à une décharge de projectiles salissants.

À la grande surprise des agents, aucune contre-attaque ne se produisit.

La Main noire laissait tomber l’Action carinthienne.

Ce dédain de l’Adversaire fut plus efficace qu’une douche froide.

Déconcertée, la Jeunesse Royaliste demeurait le bras levé, dans une attitude théâtrale bien ridicule.

— Messieurs, prononça distinctement Sava, le Roi vous sait énormément de gré d’être plus royaliste que lui. Mais soyez persuadés que Sa Majesté saura reconnaître, le cas échéant, toutes les vicissitudes que vous lui causez constamment, dans les moments difficiles.

— Vive le Roi ! hurla le Président des Jeunes Barbes.

— Et à bas la Révolution !… reprirent en chœur ses turbulents compagnons.

Tous avaient fait un geste si résolu que leurs capes de cérémonie tombèrent à terre.

Alors un éclat de rire homérique convulsa toutes les faces des assistants.

Dans le dos de tous les membres militants de la Jeunesse royaliste, un petit écriteau ironique se balançait et laissait lire cette inscription séditieuse :

— Mort au Tyran !

C’était la réponse de la Main Noire.

Outré de cette plaisanterie pitoyable, Bossouzof fit fouiller tout le Palais. Il y eut des bousculades, des protestations, des brutalités policières ; tout le scandale habituel, qui sert à dissimuler, généralement, les gaffes d’une Police incapable de prévoir.

Le Roi, seul, était demeuré impassible.

Grâce à son ignorance de la langue du pays, la menace de l’écriteau le laissait froid. De plus, son ancien métier de Bistro du Palais-Bourbon l’avait entraîné depuis longtemps à demeurer indifférent devant le spectacle des bousculades scandaleuses. Il confia simplement cette impression à Sava :

— Je désirerais savoir quand finira la Cavalcade ? Mes bottes me gênent !

— Sire, une interruption dans la Cérémonie de l’Hommage porterait une grave atteinte au prestige de la Couronne. Il est nécessaire de demeurer jusqu’au bout sur la brèche. Faites comme moi, Sire…

Il s’interrompit brusquement. La Princesse Mitzi de Kummelsdorf venait de se montrer sur le seuil de la porte des appartements privés.

La jeune fille tenait sa promesse. Elle venait retrouver le Roi pour dîner en tête-à-tête.

Mitzi portait la grande toilette de Cour avec un charme particulier.

Elle ne suivait point les instructions du Protocole, qui exige la traîne. Sa robe blanche, fort écourtée, offrait, sans façon, à l’admiration des Courtisans de fort jolies jambes. Elle portait, simplement, dans les cheveux, le diadème national, un Croissant, orné de brillants qui scintillaient sous l’éclat des lustres.

Le premier coup d’œil de la jeune fille fut pour Sava. Le second fut pour Bicard.

L’aspect photogénique du Roi, dans l’exercice de ses fonctions, sembla la divertir beaucoup. Malicieusement elle adressa à Son Altesse, le Bouif, un petit geste gavroche.

— Sire, murmura Sava à l’oreille du Bouif, il est absolument indispensable d’aller offrir vos compliments à la Princesse Mitzi. Cette démarche fait partie de mes attributions. Je vous remplacerai…

— Tu me remplaces tout le temps, quand il s’agit d’aller bonimenter les poules, grogna Bicard. Je préférerai te voir à ma place, sur le fauteuil, devant toute cette coterie de Ballots. Je me demande aussi pourquoi il n’y a pas dans le Pays une doublure physiquement assimilable au Souverain en fonction, pour lui servir d’alibi, dans les réceptions officielles, comme ça se fait pour le Président de la République, qui désire garder l’homonyme.

Sava ne rectifia pas le mot anonyme, estropié par Bicard. Il s’inclinait devant Mitzi, qui l’accueillit avec un sourire.

— Monsieur le Secrétaire, je vous sais un gré infini de votre empressement. Êtes-vous autorisé à me tenir compagnie jusqu’à la fin de cette fastidieuse séance ?

— Je resterai auprès de Votre Altesse tout le temps que Votre Altesse me le permettra.

Il s’était exprimé en carinthien. Les yeux du jeune homme enveloppaient la Princesse d’une admiration beaucoup moins protocolaire que ses paroles, Mitzi rougit un peu.

— Vous parlez fort bien la langue de notre pays, monsieur…

— J’ai eu comme ami un jeune homme qui avait vécu à Sélakçastyr longtemps. Nous étions fort liés. J’ai connu ainsi vos mœurs, vos lois, vos traditions, vos coutumes, mais j’ignorais totalement qu’il y eût en Carinthie des jeunes filles capables de me faire oublier le charme des Parisiennes.

Il parlait avec une conviction si passionnée que la Princesse de Kummelsdorf le considéra avec une attention profonde.

Mitzi semblait deviner quelque chose. Elle n’osa cependant point interroger Sava davantage.

De son côté, le jeune homme, un peu gêné par le regard de Mitzi, feignit d’écouter Bicard, qui déclamait dans la salle des Armures et invectivait le Grand Chambellan.

— J’en ai Marre ! Monsieur le Grand Candélabre. Depuis six heures que je fais le Dingo, habillé en général, je déclare que je suis plein aux as et dégoûté du Boulot. Priez ces Messieurs et Dames de remettre ça et de se barrer. Je décrète que six heures de présence, dans des bottes neuves, sont une journée suffisante. Je suis partisan des Six Heures. Six heures de Travail ; Six heures de Sommeil : Six heures de Bistro et Six heures de Cinéma. Et je fais savoir à mon Peuple que je rendrai cette décision obligatoire, afin de perpétrer l’Avènement de ma Dynastie par une mesure philanthropique.

Le Maréchal du Palais comprenait heureusement le français. Il traduisit donc, littéralement, la péroraison de Bicard, ce qui produisit un grand effet.

Seul Kolophaneski fronça les sourcils.

Le nouveau Roi était trop libéral, trop familier. Ce Bon Garçonisme était capable de le rendre très vite populaire. Il était temps de se débarrasser d’un rival capable de révolutionner la Carinthie, au lieu et place des Révolutionnaires de métier.

Le chef suprême de la Main Noire résolut donc de presser les événements, sans même attendre les renseignements qu’il avait demandé sur le Roi à ses correspondants politiques.

Sava et Mitzi durent aussi interrompre leur entretien, pour aller au-devant de Bicard.

Malgré les efforts du Maréchal du Palais, le Roi était parvenu à retirer ses bottes. Il avait failli casser son sceptre sur le dos du Grand Chambellan, et il clamait son dégoût du métier de souverain avec une grande énergie.

— Je demande à permuter avec mon Secrétaire… Si l’Étiquette me contrarie encore, j’ôterai mon uniforme, et le grand cordon du Pélican, pour me balader en bras de chemise dans les rues de la capitale. Et, dorénavant, monsieur Bossouzof, je vous prierai de recevoir les clients à ma place, pendant que je causerai avec ma cousine limitrophe, sans être dérangé par les raseurs du Palace.

Il ne cessa d’exhaler son dégoût et son mépris du Protocole que lorsque Mitzi lui prit le bras pour le conduire dans la salle à manger.

Mais à la vue du service de la Garde, des douze Valets en livrée, de l’Écuyer tranchant, et du Grand Chambellan, exécutant un retour offensif, la colère du Bouif redoubla.

— Caletez, je vous ai assez vus ! Est-ce que j’ai besoin d’un Escadron de larbins pour me regarder manger la soupe ? Monsieur, Mademoiselle et Moi, nous voulons croûter en peinards, sans personne sur le dos pour nous passer les cure-dents.

Néanmoins, le Roi fut forcé de tolérer auprès de lui le personnel officiel.

— À quoi ça sert d’être Chef d’État, si c’est les larbins qui gouvernent ?

Sava ne put le calmer qu’en lui versant du champagne.

À la fin, la bonne humeur de Bicard finit cependant par reprendre le dessus. Il devint même expansif. Il expliqua à Mitzi les réformes qu’il se proposait de faire, dans le royaume. Il avait conçu un vaste projet de réorganisation financière, en supprimant les intermédiaires, et en taxant les Commerçants. Il payait les fonctionnaires aux pièces, et obligeait ainsi tous les Budgétivores à faire un travail utile.

Quant aux Ministres, il les remplacerait, au fur et à mesure des vacances, par des garçons de bureau, chargés de répondre au public.

Un garçon de bureau, assurait-il, est moins cher qu’un Ministre et beaucoup plus documenté sur les questions… Oui, j’accomplirai de grandes choses.

— Imprudent ! murmura Mitzi.

— Pourquoi ?

— Les projets des Rois doivent demeurer dans leur tête, dit Sava.

— Sans blague ! dit Bicard, impressionné. Qu’est-ce que je risque ? Ne suis-je pas le Chef de l’État ?

— Les chefs d’État qui ont trop d’idées finissent mal, affirma Mitzi tout bas.

— Alors, il faut être un Ballot pour rester inamovible ?

— Les gens heureux n’ont pas d’histoire, déclara Sava.

— C’est juste, pensa tout haut Bicard. C’est la traduction imagée d’un bobard que disait souvent Ugénie : Les gens qui ne parlent pas ne disent rien.

Mitzi, curieuse, dressa la tête.

— Ugénie ?

— C’est une femme du monde, littéraire, encombrante, qui est en ce moment en Amérique. Si elle n’était pas en Amérique, elle serait sûrement ici, en train de nous embêter, comme le microbe déguisé en amiral.

Le microbe était le Grand Chambellan, qui entrait, précédant le Service de la Garde-Robe.

— Sire, le Coucher de Sa Majesté.

— La barbe ! hurla le Roi. Je me coucherai, tout à l’heure, quand ça me plaira… Et je botterai le derrière du premier idiot qui prétendra m’empêcher de fumer ma pipe et de faire une petite belotte, comme c’est d’usage, entre gens du monde.

Il se levait, dans l’intention de mettre sa menace à exécution, lorsque l’aspect de la table et de la nappe, encombrée de cristaux, de bouteilles, lui remit en mémoire le Prestidigitateur du Bar-el-Ghazal.

— je vais vous montrer un truc épatant, dit-il à Mitzi.

— Non ! Non ! protesta Sava… Prenez garde !

Mais il est toujours impossible d’empêcher un Roi de faire une sottise.

En une seconde, au milieu d’un fracas de vaisselle brisée, tous les couverts, les plats, les bouteilles et les verres éclaboussèrent la muraille et y laissèrent les traces indélébiles de la maladresse de Bicard.

— C’est raté, conclut le Roi, après quelques secondes de réflexion.

Personne ne songea à le démentir.

Le Grand Chambellan avait été entièrement submergé par le contenu d’un énorme compotier de crème. Il avait perdu toute sa dignité.

Mitzi riait aux éclats. Les excentricités de son royal cousin allaient rendre la vie de château moins banale.

Bossouzof seul ne partageait point la gaîté générale.

Le Diplomate venait de recevoir des rapports de police qui l’inquiétaient.

Il avait fait doubler tous les postes de la garde. Il alla en personne passer en revue les sentinelles sur les remparts du château. Il fit organiser des patrouilles dans le parc. Il prit enfin toutes les mesures de sécurité nécessaires prévues par le Manuel de la Sûreté générale autour des personnalités régnantes.

Pendant ce temps, le Roi Bicard, le Prince Sava et la Princesse de Kummelsdorf jouaient aux cartes, dans le cabinet de travail de Sa Majesté.

Pour enseigner la belotte à Mitzi, le Roi de Carinthie avait balayé d’un geste large tous les dossiers politiques qui encombraient son bureau.

Les traités de commerce, les rapports financiers, les secrets de la défense nationale s’étalaient sur le plancher, foulés aux pieds par les joueurs.

L’aspect de cette partie de belotte était assez symbolique.

Ce fut la Princesse Mitzi qui gagna.

— J’en étais sûr, fit Bicard. Une jolie femme ne perd jamais. Quand on est balancée comme vous…

— Sire, interrompit Sava, l’heure s’avance. Les rues de Sélakzastyr ne sont pas sûres. Je me permettrai d’accompagner la Princesse.

— Je te vois venir. Encore un filon pour te débiner avec elle. La sécurité de la Princesse sera très bien assurée par l’escorte… Au besoin, en se tassant un peu, la Princesse pourrait coucher ici.

— Sire, fit Mitzi, les lois de l’Étiquette ne le permettent pas. La Reine, seule, peut demeurer dans les appartements royaux. Souffrez donc que je me retire, sans autre escorte que mon chien, mon chauffeur et ma femme de chambre.

Elle tendit sa main droite à Bicard, qui s’efforça d’imiter son secrétaire particulier, en baisant les doigts de la jeune fille.

Le mouvement l’empêcha de remarquer que Sava embrassait, de son côté, la main gauche de Mitzi.

Celle-ci comparait, mentalement, l’aisance du Secrétaire et la gaucherie du Souverain. Un singulier petit sourire passa sur la bouche malicieuse.

— Au revoir, fit-elle, gentiment. À demain, Sire. À demain, monsieur Sava.

— Elle sait ton petit nom ? demanda Bicard, quand ils furent seuls… Tu as de la chance.

— De la jalousie, Majesté ?

— Appelle-moi Alfred, comme à Paname, grogna le Bouif. Comment trouves-tu que je me suis comporté ?

— Comme un as. Tous mes compliments, mon vieux.

— Je les accepte. Mais je n’aurais jamais supposé que ce soit si fatigant de faire l’idiot. Je suis éreinté. Bonsoir.

— Je souhaite à Votre Majesté un repos salutaire…

— La barbe. Pas tant de chichis. Mais demain tâche moillien de ne pas me laisser tout le temps en carafe pour te livrer à des détournements de mineure…

— Adieu, Alfred ! fit Sava.

— Adieu, Ladislas !… Au revoir, murmura le Bouif, en bâillant.

Demeuré seul, et comme le service de garde n’était plus là pour remarquer ses faits et gestes, Bicard tira de sa poche le portrait de la Princesse de Kummelsdorf.

— Comme elle lui ressemble, murmurait-il. Ah ! Kiki, Kiki, si tu me voyais dans ce pyjama monarchique. Avec des pélicans érotiques sur le plastron et sur les manches.

Il voulait dire héraldiques. Picard n’était pas fixé sur le sens de bien des mots.

Tout en causant au portrait, il s’était mis en toilette de nuit, il avait escaladé les degrés du lit royal et s’était assis sur la couverture armoriée.

Une piqûre le fit bondir.

Une grosse épingle noire sortait et maintenait un morceau de papier blanc sur lequel se détachait une main noire.

Il y avait à cette main cinq doigts et un pouce énorme qui se dressait menaçant.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? murmura le Roi, fort surpris. Mais sa stupeur ne fut pas longue.

— Farceur ! cria-t-il, très haut. Un mot croisé ! hé, Sava ?

À ce moment il éprouva une commotion et crut à un tremblement de terre.

— Ça bouge ! dit-il.

Il regarda autour de lui, dans la chambre. Les murs semblaient immobiles.

Une seconde commotion l’épouvanta.

— Sans blague, mais ça descend ? Holà !…

Sa voix résonna dans la nuit. Rien ne lui répondit, mais toutes les lumières s’éteignirent. Effrayé, il se blottit dans ses draps, cachant sa tête.

Alors, à sa grande frayeur, le lit commença à s’enfoncer dans le plancher, vers une destination inconnue.


  1. Son Excellence le Bouif. (Ferenczi, éditeurs.)