Le Bourgeois gentilhomme/Édition Louandre, 1910/Acte IV

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Le Bourgeois gentilhomme/Édition Louandre, 1910
Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome III (p. 292-309).
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ACTE QUATRIÈME.


Scène I.

DORIMÈNE, MONSIEUR JOURDAIN, DORANTE, TROIS MUSICIENS, UN LAQUAIS.
DORIMÈNE.

Comment ! Dorante, voilà un repas tout à fait magnifique !

MONSIEUR JOURDAIN.

Vous vous moquez, madame ; et je voudrois qu’il fût plus digne de vous être offert.

(Dorimène, monsieur Jourdain, Dorante et les trois musiciens se mettent à table.)

DORANTE.

Monsieur Jourdain a raison, madame, de parler de la sorte ; et il m’oblige de vous faire si bien les honneurs de chez lui. Je demeure d’accord avec lui que le repas n’est pas digne de vous. Comme c’est moi qui l’ai ordonné, et que je n’ai pas sur cette matière les lumières de nos amis, vous n’avez pas ici un repas fort savant, et vous y trouverez des incongruités de bonne chère, et des barbarismes de bon goût. Si Damis, notre ami, s’en étoit mêlé, tout seroit dans les règles, il y auroit partout de l’élégance et de l’érudition, et il ne manqueroit pas de vous exagérer lui-même toutes les pièces du repas qu’il vous donneroit, et de vous faire tomber d’accord de sa haute capacité dans la science des bons morceaux, de vous parler d’un pain de rive[1] biseau doré, relevé de croûte partout, croquant tendrement sous la dent ; d’un vin à sève veloutée, armé d’un vert qui n’est point trop commandant ; d’un carré de mouton gourmandé de persil ; d’une longe de veau de rivière[2], longue comme cela, blanche, délicate, et qui, sous les dents, est une vraie pâte d’amande ; de perdrix relevées d’un fumet surprenant ; et, pour son opéra, d’une soupe à bouillon perlé, soutenue d’un jeune gros dindon cantonné de pigeonneaux, et couronnée d’oignons blancs mariés avec la chicorée. Mais, pour moi, je vous avoue mon ignorance ; et, comme monsieur Jourdain a fort bien dit, je voudrois que le repas fût plus digne de vous être offert.

DORIMÈNE.

Je ne réponds à ce compliment qu’en mangeant comme je fais.

MONSIEUR JOURDAIN.

Ah ! que voilà de belles mains  !

DORIMÈNE.

Les mains sont médiocres, monsieur Jourdain ; mais vous voulez parler du diamant, qui est fort beau.

MONSIEUR JOURDAIN.

Moi, madame ? Dieu me garde d’en vouloir parler ! ce ne seroit pas agir en galant homme ; et le diamant est fort peu de chose.

DORIMÈNE.

Vous êtes bien dégouté.

MONSIEUR JOURDAIN.

Vous avez trop de bonté…

DORANTE, après avoir fait un signe à monsieur Jourdain.

Allons, qu’on donne du vin à monsieur Jourdain et à ces messieurs, qui nous feront la grace de nous chanter[3] quelque air à boire.

DORIMÈNE.

C’est merveilleusement assaisonner la bonne chère, que d’y mêler la musique ; et je me vois ici admirablement régalée.

MONSIEUR JOURDAIN.

Madame, ce n’est pas…

DORANTE.

Monsieur Jourdain, prêtons silence à ces messieurs ; ce qu’ils nous feront entendre vaudra mieux que tout ce que nous pourrions dire[4].

PREMIER ET SECOND MUSICIEN ENSEMBLE, un verre à la main.

Un petit doigt, Philis, pour commencer le tour :
Ah ! qu’un verre en vos mains a d’agréables charmes !
Vous et le vin vous vous prêtez des armes,
Et je sens pour tous deux redoubler mon amour :
Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
Une ardeur éternelle.

Qu’en mouillant votre bouche il en reçoit d’attraits !
Et que l’on voit par lui votre bouche embellie !
Ah ! l’un de l’autre ils me donnent envie,
Et de vous et de lui je m’enivre à longs traits.
Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
Une ardeur éternelle.

SECOND ET TROISIÈME MUSICIEN ENSEMBLE.

Buvons, chers amis, buvons !
Le temps qui fuit nous y convie :
Profitons de la vie
Autant que nous pouvons.

Quand on a passé l’onde noire,
Adieu, le bon vin, nos amours.
Dépêchons-nous de boire ;
On ne boit pas toujours.

Laissons raisonner les sots
Sur le vrai bonheur de la vie ;
Notre philosophie
Le met parmi les pots.

Les biens, le savoir et la gloire,
N’ôtent point les soucis fâcheux ;
Et ce n’est qu’à bien boire
Que l’on peut être heureux.

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Sus, sus ; du vin partout : versez, garçon, versez.
Versez, versez toujours, tant qu’on vous dise, Assez.

DORIMÈNE.

Je ne crois pas qu’on puisse mieux chanter ; et cela est tout à fait beau.

MONSIEUR JOURDAIN.

Je vois encore ici, madame, quelque chose de plus beau.

DORIMÈNE.

Ouais ! monsieur Jourdain est galant plus que je ne pensois.

DORANTE.

Comment, madame ! pour qui prenez-vous monsieur Jourdain ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Je voudrois bien qu’elle me prît pour ce que je dirois.

DORIMÈNE.

Encore ?

DORANTE, à Dorimène.

Vous ne le connoissez pas.

MONSIEUR JOURDAIN.

Elle me connoîtra quand il lui plaira.

DORIMÈNE.

Oh ! je le quitte.

DORANTE.

Il est homme qui a toujours la riposte en main. Mais vous ne voyez pas que monsieur Jourdain, madame, mange tous les morceaux que vous touchez.

DORIMÈNE.

Monsieur Jourdain est un homme qui me ravit.

MONSIEUR JOURDAIN.

Si je pouvois ravir votre cœur, je serois…


Scène II.

MADAME JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE, MUSICIENS, LAQUAIS.
MADAME JOURDAIN.

Ah ! ah ! je trouve ici bonne compagnie, et je vois bien qu’on ne m’y attendoit pas. C’est donc pour cette belle affaire-ci, monsieur mon mari, que vous avez eu tant d’empressement à m’envoyer dîner chez ma sœur ? Je viens de voir un théâtre là-bas, et je vois ici un banquet à faire noces. Voilà comme vous dépensez votre bien ; et c’est ainsi que vous festinez les dames en mon absence, et que vous leur donnez la musique et la comédie, tandis que vous m’envoyez promener.

DORANTE.

Que voulez-vous dire, madame Jourdain ? et quelles fantaisies sont les vôtres, de vous aller mettre en tête que votre mari dépense son bien, et que c’est lui qui donne ce régal à madame ? Apprenez que c’est moi, je vous prie ; qu’il ne fait seulement que me prêter sa maison, et que vous devriez un peu mieux regarder aux choses que vous dites.

MONSIEUR JOURDAIN.

Oui, impertinente, c’est monsieur le comte qui donne tout ceci à madame, qui est une personne de qualité. Il me fait l’honneur de prendre ma maison, et de vouloir que je sois avec lui.

MADAME JOURDAIN.

Ce sont des chansons que cela ; je sais ce que je sais.

DORANTE.

Prenez, madame Jourdain, prenez de meilleures lunettes.

MADAME JOURDAIN.

Je n’ai que faire de lunettes, monsieur, et je vois assez clair. Il y a longtemps que je sens les choses, et je ne suis pas une bête. Cela est fort vilain à vous, pour un grand seigneur, de prêter la main comme vous faites aux sottises de mon mari. Et vous, madame, pour une grande dame, cela n’est ni beau, ni honnête à vous, de mettre de la dissension dans un ménage, et de souffrir que mon mari soit amoureux de vous.

DORIMÈNE.

Que veut donc dire tout ceci ? Allez, Dorante, vous vous moquez, de m’exposer aux sottes visions de cette extravagante.

DORANTE, suivant Dorimène, qui sort.

Madame, holà ! madame, où courez-vous ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Madame… Monsieur le comte, faites-lui mes excuses, et tâchez de la ramener.


Scène III.

MADAME JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN, LAQUAIS.
MONSIEUR JOURDAIN.

Ah ! impertinente que vous êtes, voilà de vos beaux faits ! Vous me venez faire des affronts devant tout le monde ; et vous chassez de chez moi des personnes de qualité !

MADAME JOURDAIN.

Je me moque de leur qualité.

MONSIEUR JOURDAIN.

Je ne sais qui me tient, maudite, que je ne vous fende la tête avec les pièces du repas que vous êtes venue troubler.

(Les laquais emportent la table.)
MADAME JOURDAIN, sortant.

Je me moque de cela. Ce sont mes droits que je défends, et j’aurai pour moi toutes les femmes.

MONSIEUR JOURDAIN.

Vous faites bien d’éviter ma colère.


Scène IV.

MONSIEUR JOURDAIN, seul.

Elle est arrivée là bien malheureusement. J’étois en humeur de dire de jolies choses ; et jamais je ne m’étois senti tant d’esprit. Qu’est-ce que c’est que cela ?


Scène V.

MONSIEUR JOURDAIN ; COVIELLE, déguisé.
COVIELLE.

Monsieur, je ne sais pas si j’ai l’honneur d’être connu de vous.

MONSIEUR JOURDAIN.

Non, monsieur.

COVIELLE, étendant la main à un pied de terre.

Je vous ai vu que vous n’étiez pas plus grand que cela.

MONSIEUR JOURDAIN.

Moi ?

COVIELLE.

Oui. Vous étiez le plus bel enfant du monde, et toutes les dames vous prenoient dans leurs bras pour vous baiser.

MONSIEUR JOURDAIN.

Pour me baiser ?

COVIELLE.

Oui. J’étois grand ami de feu monsieur votre pére.

MONSIEUR JOURDAIN.

De feu monsieur mon père ?

COVIELLE.

Oui. C’étoit un fort honnête gentilhomme.

MONSIEUR JOURDAIN.

Comment dites-vous ?

COVIELLE.

Je dis que c’étoit un fort honnête gentilhomme.

MONSIEUR JOURDAIN.

Mon père ?

COVIELLE.

Oui.

MONSIEUR JOURDAIN.

Vous l’avez fort connu ?

COVIELLE.

Assurément.

MONSIEUR JOURDAIN.

Et vous l’avez connu pour gentilhomme ?

COVIELLE.

Sans doute.

MONSIEUR JOURDAIN.

Je ne sais donc pas comment le monde est fait ?

COVIELLE.

Comment ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Il y a de sottes gens qui me veulent dire qu’il a été marchand.

COVIELLE.

Lui, marchand ! C’est pure médisance, il ne l’a jamais été. Tout ce qu’il faisoit, c’est qu’il étoit fort obligeant, fort officieux ; et, comme il se connoissoit fort bien en étoffes, il en alloit choisir de tous les côtés, les faisoit apporter chez lui, et en donnoit à ses amis pour de l’argent.

MONSIEUR JOURDAIN.

Je suis ravi de vous connoitre, afin que vous rendiez ce témoignage-là, que mon père étoit gentilhomme.

COVIELLE.

Je le soutiendrai devant tout le monde.

MONSIEUR JOURDAIN.

Vous m’obligerez. Quel sujet vous amène ?

COVIELLE.

Depuis avoir connu feu monsieur votre père, honnête gentilhomme, comme je vous ai-dit, j’ai voyagé par tout le monde.

MONSIEUR JOURDAIN.

Par tout le monde ?

COVIELLE.

Oui.

MONSIEUR JOURDAIN.

Je pense qu’il y a bien loin en ce pays-là.

COVIELLE.

Assurément. Je ne suis revenu de tous mes longs voyages que depuis quatre jours ; et, par l’intérêt que je prends à tout ce qui vous touche, je viens vous annoncer la meilleure nouvelle du monde.

MONSIEUR JOURDAIN.

Quelle ?

COVIELLE.

Vous savez que le fils du Grand Turc est ici[5] ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Moi ? Non.

COVIELLE.

Comment ! il a un train tout à fait magnifique ; tout le monde le va voir, et il a été reçu en ce pays comme un seigneur d’importance.

MONSIEUR JOURDAIN.

Par ma foi, je ne savois pas cela.

COVIELLE.

Ce qu’il y a d’avantageux pour vous, c’est qu’il est amoureux de votre fille.

MONSIEUR JOURDAIN.

Le fils du Grand Turc ?

COVIELLE.

Oui ; et il veut être votre gendre.

MONSIEUR JOURDAIN.

Mon gendre, le fils du Grand Turc !

COVIELLE.

Le fils du Grand Turc votre gendre. Comme je le fus voir, et que j’entends parfaitement sa langue, il s’entretint avec moi ; et, après quelques autres discours, il me dit : Acciam croc soler onch alla mouslaph gidelum amanahem varahini oussere carbulath, c’est-à-dire : N’as-tu point vu une jeune belle personne, qui est la fille de monsieur Jourdain, gentilhomme parisien ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Le fils du Grand Turc dit cela de moi ?

COVIELLE.

Oui. Comme je lui eus répondu que je vous connoissois particulièrement, et que j’avois vu votre fille : Ah ! me dit-il, marababa sahem ! c’est-à-dire : Ah ! que je suis amoureux d’elle !

MONSIEUR JOURDAIN.

Marababa sahem veut dire : Ah ! que je suis amoureux d’elle ?

COVIELLE.

Oui.

MONSIEUR JOURDAIN.

Par ma foi, vous faites bien de me le dire ; car, pour moi, je n’aurois jamais cru que marababa sahem eût voulu dire : Ah, que je suis amoureux d’elle ! Voilà une langue admirable que ce turc !

COVIELLE.

Plus admirable qu’on ne peut croire. Savez-vous bien ce que veut dire cacaracamouchen ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Cacaracamouchen ? Non.

COVIELLE.

C’est-à-dire, Ma chère ame.

MONSIEUR JOURDAIN.

Cacaracamouchen veut dire, Ma chère ame ?

COVIELLE.

Oui

MONSIEUR JOURDAIN.

Voilà qui est merveilleux ! Cacaracamouchen, Ma chère ame. Diroit-on jamais cela ? Voilà qui me confond.

COVIELLE.

Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous demander votre fille en mariage ; et, pour avoir un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire mamamouchi[6], qui est une certaine grande dignité de son pays.

MONSIEUR JOURDAIN.

Mamamouchi ?

COVIELLE.

Oui, mamamouchi ; c’est-à-dire, en notre langue, paladin. Paladin, ce sont de ces anciens… Paladin, enfin. Il n’y a rien de plus noble que cela dans le monde, et vous irez de pair avec les plus grands seigneurs de la terre.

MONSIEUR JOURDAIN.

Le fils du Grand Turc m’honore beaucoup ; et je vous prie de me mener chez lui pour lui faire mes remercîments.

COVIELLE.

Comment ! le voilà qui va venir ici.

MONSIEUR JOURDAIN.

Il va venir ici ?

COVIELLE.

Oui ; et il amène toutes choses pour la cérémonie de votre dignité.

MONSIEUR JOURDAIN.

Voilà qui est bien prompt.

COVIELLE.

Son amour ne peut souffrir aucun retardement.

MONSIEUR JOURDAIN.

Tout ce qui m’embarrasse ici, c’est que ma fille est une opiniâtre qui s’est allée mettre dans la tête un certain Cléonte, et elle jure de n’épouser personne que celui-là.

COVIELLE.

Elle changera de sentiment quand elle verra le fils du Grand Turc ; et puis il se rencontre ici une aventure merveilleuse : c’est que le fils du Grand Turc ressemble à ce Cléonte, à peu de chose prés. Je viens de le voir, on me l’a montré ; et l’amour qu’elle a pour l’un pourra passer aisément à l’autre, et… Je lentends venir ; le voilà.


Scène VI.

CLÉONTE, en Turc ; TROIS PAGES, portant la veste de Cléonte ; MONSIEUR JOURDAIN, COVIELLE.
CLÉONTE.

Ambousahim oqui boraf, Jordina, salamalequi.

COVIELLE, à monsieur Jourdain.

C’est-à-dire : Monsieur Jourdain, votre cœur soit toute l’année comme un rosier fleuri. Ce sont façons de parler obligeantes de ces pays-là.

MONSIEUR JOURDAIN.

Je suis très humble serviteur de Son Altesse turque.

COVIELLE.

Carigar camboto oustin moraf.

CLÉONTE.

Oustin yoc catamalequi basum base alla moran.

COVIELLE.

Il dit : Que le ciel vous donne la force des lions et la prudence des serpents.

MONSIEUR JOURDAIN.

Son Altesse turque m’honore trop, et je lui souhaite toutes sortes de prospérités.

COVIELLE.

Ossa binamen sadoc babally oracaf ouram.

CLÉONTE.

Belmen.

COVIELLE.

Il dit que vous alliez vite avec lui vous préparer pour la cérémonie, afin de voir ensuite votre fille, et de conclure le mariage.

MONSIEUR JOURDAIN.

Tant de choses en deux mots ?

COVIELLE.

Oui. La langue turque est comme cela, elle dit beaucoup en peu de paroles. Allez vite où il souhaite.


Scène VII.

COVIELLE, seul.

Ah ! ah ! ah ! Ma foi, cela est tout à fait drôle. Quelle dupe ! quand il auroit appris son rôle par cœur, il ne pourroit pas le mieux jouer. Ah ! ah !


Scène VIII.

DORANTE, COVIELLE.
COVIELLE.

Je vous prie, monsieur, de nous vouloir aider céans dans une affaire qui s’y passe.

DORANTE.

Ah ! ah ! Covielle, qui t’auroit reconnu ? Comme te voilà ajusté !

COVIELLE.

Vous voyez. Ah ! ah !

DORANTE.

De quoi ris-tu ?

COVIELLE.

D’une chose, monsieur, qui le mérite bien.

DORANTE.

Comment ?

COVIELLE.

Je vous le donnerois en bien des fois, monsieur, à deviner le stratagème dont nous nous servons auprès de monsieur Jourdain, pour porter son esprit à donner sa fille à mon maître.

DORANTE.

Je ne devine point le stratagème ; mais je devine qu’il ne manquera pas de faire son effet, puisque tu l’entreprends.

COVIELLE.

Je sais, monsieur, que la bête vous est connue.

DORANTE.

Apprends-moi ce que c’est.

COVIELLE.

Prenez la peine de vous tirer un peu plus loin, pour faire place à ce que j’aperçois venir. Vous pourrez voir une partie de l’histoire, tandis que je vous conterai le reste.


Scène IX.

cérémonie turque[7].
LE MUPHTI, DERVIS, TURCS. assistants du muphti, chantants et dansants.
PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

Six Turcs entrent gravement deux à deux, au son des instruments. Ils portent trois tapis qu’ils lèvent fort haut, après en avoir fait, en dansant, plusieurs figures. Les Turcs chantants passent par-dessous ces tapis pour s’aller ranger aux deux côtés du théâtre. Le muphti, accompagné des dervis, ferme cette marche.

Alors les Turcs étendent les tapis par terre, et se mettent dessus à genoux. Le muphti et les dervis restent debout au milieu d’eux ; et, pendant que le muphti invoque Mahomet, en faisant beaucoup de contorsions et de grimaces, sans proférer une seule parole, les Turcs assistants se prosternent jusqu’à terre, chantant Alli, lèvent les bras au ciel, en chantant Alla[8] ; ce qu’ils continuent jusqu’à la fin de l’invocation, après laquelle ils se lèvent tous, chantant Alla eckber[9] ; et deux dervis vont chercher monsieur Jourdain.


Scène X.

LE MUPHTI, DERVIS, TURCS chantants et dansants ; MONSIEUR JOURDAIN vêtu à la turque, la tête rasée, sans turban et sans sabre.
LE MUPHTI, à monsieur Jourdain.

Se ti sabir,
Ti respondir ;
Se non sabir,
Tazir, tazir.

Mi star muphti,
Ti qui star si ?

Non intendir ;
Tazir, tazir[10].

(Deux dervis font retirer monsieur Jourdain.)

Scène XI.

LE MUPHTI, DERVIS, TURCS chantants et dansant.
LE MUPHTI.

Dice, Turque, qui star quista ? Anabatista ? anabatista ?

LES TURCS.

Ioc.

LE MUPHTI.

Zuinglista ?

LES TURCS.

Ioc.

LE MUPHTI.

Coffita ?

LES TURCS.

Ioc.

LE MUPHTI.

Hussita ? Morista ? Fronista ?

LES TURCS.

Ioc, ioc, ioc[11].

LE MUPHTI.

Ioc, ioc, ioc. Star pagana ?

LES TURCS.

Ioc.

LES MUPHTI.

Luterana ?

LES TURCS.

Ioc.

LE MUPHTI.

Puritana ?

LES TURCS.

Ioc.

LE MUPHTI.

Bramina ? Moffina ? Zurina ?

LES TURCS.

Ioc, ioc, ioc.

LE MUPHTI.

Ioc, ioc, ioc. Mahametana ? Mahametana ?

LES TURCS.

Hi Valla. Hi Valla.

LE MUPHTI.

Como chamara ? Como chamara[12] ?

LES TURCS.

Giourdina, Giourdina.

LE MUPHTI, sautant.

Giourdina, Giourdina.

LES TURCS.

Giourdina, Giourdina.

LE MUPHTI.

Mahameta, per Giourdina,
Mi pregar sera e matina.
Voler far un paladina
De Giourdina, de Giourdina,
Dar turbanta, e dar scarrina,
Con galera, e brigantina,
Per deffender Palestina.
Mahameta, per Giourdina,
Mi pregar sera e matina.

(Aux Turcs.)

Star bon Turca Giourdina[13] ?

LES TURCS.

Hi Valla. Hi Yalla.

LE MUPHTI, chantant et dansant.

Ha la ba, ba la chou, ba la ba, ba la da[14].

LES TURCS.

Ha la ba, ba la chou, ba la ba, ba la da.


Scène XII.

TURCS, chantants et dansants.
DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Scène XIII.

LE MUPHTI, DERVIS, MONSIEUR JOURDAIN, TURCS chantants et dansants.
Le muphti revient coiffé avec son turban de cérémonie, qui est d’une grosseur démesurée, et garni de bougies allumées à quatre ou cinq rangs ; il est accompagné de deux dervis qui portent l’Alcoran, et qui ont des bonnets pointus, garnis aussi de bougies allumées.
Les deux autres dervis amènent monsieur Jourdain, et le font mettre à genoux, les mains parterre, de façon que son dos, sur lequel est mis l’Alcoran, sert de pupitre au muphti, qui fait une seconde invocation burlesque, fronçant le sourcil, frappant de temps en temps sur l’Alcoran, et tournant les feuillets avec précipitation ; après quoi, en levant les bras au ciel, le muphti crie à haute voix ; Hou.
Pendant cette seconde invocation, les Turcs assistants, s’inclinant et se relevant alternativement, chantent aussi Hou, hou, hou.
MONSIEUR JOURDAIN, après qu’on lui a ôté l’Alcoran de dessus le dos.

Ouf.

LE MUPHTI, à monsieur Jourdain.
Ti non star furba ?
LES TURCS.
No, no, no.

LE MUPHTI.

Non star forfanta ?

LES TURCS.

No, no, no.

LE MUFTI, aux Turcs.

Donar turbanta.

LES TURCS.

Ti non star furba ?

No, no, no.

Non star forfanta ? No, no, no. Donar turbanta[15].

TROISIÈME ENTREE DE BALLET.

Les Turcs dansants mettent le turban sur la tête de mosieur Jourdain au son des instruments.

LE MUPHTI, donnant le sabre à monsieur Jourdain.

Ti star nobile, non star fabbola.

Pigliar schiabbola.
LES TURCS, mettant le sabre à la main.

Ti star nobile, non star fabbola

Pigliar schiabbola.
QUATRIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Les Turcs dansants donnent en cadence plusieurs coups de sabre à monsieur Jourdain.

LE MUPHTI.

Dara, dara Bastonnara. Dara, dara Bastonnara[16].

CINQUIÈME ENTRÉE DE BALLET.
Les Turcs dansants donnent à monsieur Jourdain des coups de bâton en cadence.
LE MUPHTI.
Non tener honta,

Questa star l’ultima affronta.

LES TURCS.
Non tener honta,

Questa star l’ultima affronta[17]. Le muphti commence une troisième invocation. Les dervis le soutiennent par-dessous les bras avec respect ; après quoi les Turcs chantants et dansants, sautant autour du muphti, se retirent avec lui et emmènent monsieur Jourdain.


fin du quatrième acte.

  1. Pain qui, ayant été placé sur la rive, c’est-à-dire sur le bord du four, n’a point touché les autres pains, et se trouve cuit et doré tout alentour. (F. Génin.)
  2. Veau de rivière, veau élevé en Normandie, dans des prairies voisines de la Seine.
  3. Var. De nous chanter un air à boire.
  4. Var.Ce qu’ils nous diront vaudra mieux, etc.
  5. « À cette époque, dit l’auteur anonyme de la Vie de Molière, un ambassadeur turc étoit à la cour de France. Le roi, qui aimoit à briller, lui donna audience avec un habit superbe, chargé de pierreries. Cet envoyé, sortant des appartements, témoigna de l’admiration pour la bonne mine et l’air majestueux du roi, sans dire un seul mot de la richesse des pierreries. Un courtisan, voulant savoir ce qu’il en pensoit, s’avisa de le mettre sur ce chapitre, et eut pour réponse qu’il n’y avoit rien là de fort admirable pour un homme qui avoit vu le Levant ; et que lorsque le Grand Seigneur sortoit, son cheval étoit plus richement orné que l’habit qu’il venoit de voir. Colbert, qui entendit cette réponse, recommanda à Molière celui qui l’avoit faite ; et comme Molière travailloit alors au Bourgeois gentilhomme et qu’il savoit que l’Excellence turque viendroit à la comédie, il imagina le spectacle ridicule qui sert de dénoùment à la pièce. Je tiens ce fait d’une personne encore vivante, qui étoit alors à la cour. Quant à l’exécution, il est à remarquer que Lulli, qui étoit aussi excellent grimacier qu’excellent musicien, voulut chanter lui-même le rôle du muphti ; en quoi personne n’a été capable de l’égaler. L’ambassadeur, qu’on vouloit mortifier par cette extravagante peinture des cérémonies de sa nation, en fit une critique fort modérée : il trouva à redire qu’on donnât la bastonnade sur le dos au lieu de la donner sur la plante des pieds, comme c’est l’usage. Molière répondit qu’il n’avoit pas prétendu représenter au juste les cérémonies turques, mais en imaginer une qui fût risible ; et il faut avouer qu’il a réussi. » (Vie de Molière, écrite en 1724 par un auteur anonyme.)
  6. Mamamouchi, mot forgé par Molière, et qui a pris place dans notre langage.
  7. Lulli, déjà célèbre, avait composé la musique de cette cérémonie.
  8. Alli et Alla, qui s’écrit Allah, signifient Dieu.
  9. Alla ekber signifie Dieu est grand.
  10. Ces deux petits couplets chantés par le muphti sont en langue franque. On sait que cette langue, parlée dans les États barbaresques, est un mélange corrompu d’italien, d’espagnol, de portugais, etc., dans lequel les verbes sont employés à l’infinitif seulement, comme dans le jargon des nègres de nos colonies. Voici l’explication des deux couplets : « Si tu sais, réponds ; si tu ne sais pas, tais-toi. Je suis le muphti. Toi, qui es-tu ? Tu ne comprends pas, tais-toi. »
    Tout ce qui se dit dans le reste de l’acte est également en langue franque, à l’exception de quelques mots turcs qui seront traduits à mesure. (Auger.)
  11. « Dis, Turc, qui est celui-ci ? Est-il anabaptiste ? » — Ioc ; ou plutôt yoc, mot turc qui signifie, non. — Zuinglista, zuinglien, ou de la secte de Zuingle. — Coffita, cophite en cophte, chrétien d’Égypte, de la secte des jacobites. — Hussita, Hussite, ou de la secte de Jean Huss. — Merista, more. — Fronista, probablement pironiste, ou [illisible] ; lat.f. » (Auger.)
  12. « Est-il païen ? » — Luterana, luthérien. — Puritana, puritain. — bremina, bramine. — Quant à Moffina et à Zurina, ce sont probablement des noms d’invention ; au moins ne les ai-je trouvés dans aucun des livres qui traitent des religions et des sectes religieuses. — Hi Valla, mots arabes, qui devraient être écrits, Ei Vallah, et qui signifient : Oui, par Dieu. — Como chamara, Comment se nomme-t-il ? (Auger.)
  13. Les questions du muphti aux Turcs, et les réponses de ceux-ci, ont été imprimées, pour la première fois, dans l’édition de 1682. L’édition originale porte seulement ces mots, qui les indiquent : « Le muphti demande en même langue, aux assistants, de quelle religion est le Bourgeois, et ils l’assurent qu’il est mahométan. » Les éditeurs de 1682 ont fait entrer dans leur texte ce qui se disoit à la représentation. — « Je prierai soir et matin Mahomet pour Jourdain. Je veux faire de Jourdain un paladin. Je lui donnerai turban et sabre, avec galère et brigantin, pour défendre la Palestine. Je prierai soir et matin Mahomet pour Jourdain. (Aux Turcs.) Jourdain est-il bon Turc ? » (Auger.)
  14. Comme on l’a vu plus haut, Hi Valla, ou plutôt Ei Vallah, signifie, en turc : Oui, par Dieu. Ces syllabes, ainsi détachées, n’ont aucun sens. Mais, en les rapprochant, et en rectifiant ce qu’elles ont d’incorrect, on en forme aisément ces mots : Allah, baba, hou, Allah, baba, qui sont véritablement turcs, et qui signifient : Dieu, mon père ; Dieu. Dieu, mon père. (Auger.)
  15. Hou, mot arabe qui signifie lui, est un des noms que les musulmans donnent à Dieu ; ils ne le prononcent qu’avec une crainte respectueuse. — « Tu n’es point fourbe ? — Tu n’es point imposteur ? — Donnez le turban. » (Auger.)
  16. « Tu es noble, ce n’est point une fable. Prends ce sabre. » — « Donnez,
  17. « N’aie point honte, c’est le dernier affront. » (Auger.)