Le Bruderschaft, nouvelle russe

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LE BRUDERSCHAFT

nouvelle russe


La conversation était tombée ce soir-là sur le vieux préjugé qui fait de la fougue et de l’intensité des passions une question de latitude. Je disais pour ma part que sous tous les climats l’homme est l’humble esclave des caprices et de3 fatalités de son tempérament ; mais cette opinion était violemment combattue, car trois jolies femmes étaient groupées autour de la table à thé, et deux de mes amis, l’un Italien et l’autre Provençal, tenaient à leur faire entendre que les âmes méridionales savent seules sentir et aimer vivement.

Lorsqu’elle est animée par des intérêts de cœur légèrement voilés, une discussion générale est très intéressante à suivre, et je devinais, sans le voir, le sourire ironique qui se jouait sur les lèvres du prince Svanine. Retiré hors du cercle de lumière répandu par les lampes, il était enfoncé dans un fauteuil à l’angle de la cheminée, et sa présence ne m’était révélée que par un ricanement aigre et sourd tout à la fois, qui suivait de quart d’heure en quart d’heure les tirades enthousiastes de Salvato Brendi et de Marius Loubens. Plus près de nous, un jeune Russe, amené par le prince, nous écoutait d’un air demi-ennuyé, demi-dédaigneux. Sommé par Thérèse de donner son avis sur le point en litige, M. Laboukoff se récusa spirituellement, puis disparut au bout de quelques minutes, bien qu’il fut à peine onze heures.

« La Russie est furieuse d’être condamnée aux glaces éternelles, dit Marius Loubens.

— Que savez-vous de la pen3ée qui a motivé la sortie de M. LaPage:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/101 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/102 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/103 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/104 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/105 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/106 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/107 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/108 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/109 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/110 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/111 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/112 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/113 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/114 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/115 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/116 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/117 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/118 Page:Revue-contemporaine-serie-2-tome-49-1866.djvu/119 dence, comme il n’avait plus besoin d’argent puisqu’il n’avait plus de passions, la comtesse Laboukoff mourut en lui laissant deux millions de francs. Nous ne parlons jamais de Djuvlé, lui et moi, mais je sais qu’il ne Ta pas oubliée. Sa conduite est sévère ; on ne lui connaît point de liaison. Le cœur qu’une passion aussi violente a possédé dédaignerait un caprice. N’aimera-t-il jamais ? ou bien un amour heureux viendra-t-il panser la blessure que lui a faite son premier amour si tragiquement dénoué ?

Le vieux prince s’arrêta sur cette interrogation, et nous regarda tous pour juger de l’effet de son histoire. Les femmes avaient les yeux humides et ne cachaient pas leur attendrissement Salvato Brendi fronçait le sourcil, et Marius Loubens dit le premier :

« Eh bien ! prince, votre histoire prouve qu’il y a des hommes de cœur dans tous les pays ; je persiste à dire qu’ils sont rares.

— Prince, dit Thérèse d’une voix émue, nous allons toutes rêver de Djuvlé.

— Mais j’y compte, » répondit le prince Svanine, qui avait repris son air sarcastique et auquel je dis, pendant que les jeunes femmes se préparaient à nous quitter :

« Pourquoi gâtez-vous vos meilleurs mouvements ? Vous avez été excellent pour le comte Laboukoff, et voilà que vous nous livrez ses secrets les plus chers ; vous jetez son cœur en pâture à six indifférents.

— Non, dit-il ; parlez pour vous et pour vos deux amis. Ces trois charmantes filles d’Eve vont raffoler de Laboukoff.

— Est-ce ce que vous avez cherché ? C’est un calcul bien misérable, et à quoi aboutira-t-il ?

— On ne sait. À le consoler ou à les désoler. Que m’importe ?

— Ah ! je voudrais savoir, m’écriai-je, quel fatal concours de circonstances vous a fait aussi froidement méchant, aussi perfidement raffiné dans vos cruautés.

— Mon enfant, me dit le vieux prince en devenant subitement grave, le jour où je verrai un homme pauvre et vertueux honoré, un riche fripon méprisé, une femme belle et oisive chaste de fait et de pensée, un enfant vraiment pur et naïf, ce jour-là, je ferai amende honorable et je vous conterai ce qui a fait un moqueur et un incrédule du prince Svanine. »

S. Blandy.