Le Budget de la toilette depuis sept siècles

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Le Budget de la toilette depuis sept siècles
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 335-360).
LE
BUDGET DE LA TOILETTE
DEPUIS SEPT SIÈCLES

I
ÉTOFFES ET VÊTEMENTS

En ces jours difficiles, où la rareté et la cherté de toutes choses imposent à chacun des restrictions volontaires, dans les dépenses du vêtement, du linge et des divers accessoires du costume, est-il inopportun de nous distraire du présent en rappelant notre abondance et notre prospérité d’hier en ce domaine, telles que les avait faites le progrès du XIXe siècle ? Non, sans doute, puisque la gêne dont nous souffrons est anormale et passagère, et que nous comptons voir bientôt la production et, par suite, le bien-être revenir chez nous à leur niveau antérieur.


I

« En ma façon d’être vêtu et celle d’un paysan, disait Montaigne, je trouve bien plus de distance qu’il n’y a de sa façon à un homme qui n’est vêtu que de sa peau. » Cette distance, au XXe siècle, n’existe plus ; ouvriers et bourgeois ont semblable costume ; le pauvre même est « vêtu de pourpre et de lin, » comme le riche de l’Evangile, c’est-à-dire qu’il possède du linge et des habits de laine.

Dans cette uniformité nouvelle, la politique n’a joué aucun rôle. Aucune loi moderne ne l’a imposée à notre démocratie ; pas plus qu’à l’aristocratie de jadis les lois somptuaires n’avaient garanti la démarcation des rangs ; puisque, au contraire, réserver aux grands seigneurs l’usage des tissus d’or et d’argent et les interdire aux classes moyennes, c’était en développer le goût chez qui avait de quoi les payer. Ce luxe disparut vers la fin du règne de Louis XV, lorsque nulle autorité ne songeait à le proscrire. La mode s’en chargea ; le sexe faible garda sa parure, tandis que les mœurs amenaient peu à peu la toilette masculine à un degré de laideur que sans doute elle n’avait pas encore atteint depuis les temps préhistoriques.

S’il est d’ailleurs nombre de domaines où le progrès tourne le dos à l’esthétique, où il n’opère pas en beauté, mais seulement en confort, il en est peu où il ait, pour la satisfaction à la fois morale et matérielle de la masse, créé depuis un siècle une pareille abondance et, par suite, un pareil bon marché, que dans le domaine de l’habillement. Nous avions, en 1913, huit fois plus de matières, et leur mise en œuvre coûtait cinq fois moins qu’en 1800. Chaque année nous tombaient du ciel, apportés de tous les coins du monde, quelque 900 millions de kilos de produits textiles, dont 270 millions de laine, 340 millions de colon, 100 millions de lin, 190 millions de chanvre et de jute.

La laine venait d’Australie, d’Argentine et du Cap ; le coton, des États-Unis, d’Egypte et des Indes anglaises qui expédiaient aussi le jute ; le lin et le chanvre venaient de Russie et des îles du Pacifique. Ces importations étaient de date assez récente : nulles sous l’ancien régime, insignifiantes encore au début de Louis-Philippe, — en 1831, nous ne recevions pas du dehors 4 000 tonnes de laine, — elles s’étaient développées assez lentement jusqu’au milieu du second Empire et avaient pris dans les cinquante dernières années, de 18G3 à 1913, un incroyable essor.

L’invasion de ces textiles étrangers réduisit, il est vrai, la production de leurs similaires indigènes. Le coton, nouveau venu en Europe, ne devait remplacer ni la laine, ni le lin ; puisqu’il allait, au contraire, s’unir à eux dans les tissus et que, malgré sa concurrence, la France de 1913 employait trois fois plus de lin et six fois plus de laine qu’il y a quatre-vingts ans. Mais l’élevage et la culture évoluèrent sur notre sol : ces moutons que nos pères appelaient des « bêtes à laine » aux XVIIe et XVIIIe siècles, où le kilo de laine brute se vendait 4 francs[1], — de notre monnaie de 1913, — et le mouton sur pied 18 francs, devinrent au contraire des bêtes à viande lorsque, par suite de la baisse de la laine et de la hausse de la viande, le produit de la laine cessa, aux environs de 1850, d’être supérieur au produit de la chair.

Le rapport s’est si bien retourné depuis, que, sur les 310 millions de francs que produisaient annuellement les 21 millions de moutons français, on calculait, au début de notre siècle, que 85 pour 100 de cette somme provenait de la viande et 15 pour 100 seulement de la laine. Le mouton n’était plus le même ; il avait augmenté non seulement de prix, mais de poids ; on recherchait les espèces fortes et précoces. Quant à la laine brute qui valait 3 fr. 20 le kilo en 1820, — ce qui, en monnaie de 1913, équivaudrait après du double, — elle était graduellement tombée à 2 fr. 60 en 1850, à 1 fr. 95 en 1862, à 1 fr. 40 en 1898. En France, où l’effectif de la race ovine a diminué avec les progrès de la culture intensive, il se recueillait, avant la guerre, 20 millions de kilos de laine de moins qu’il y a trente ans, et il s’en exportait 20 millions de plus ; ce qui n’empêchait pas les Français d’avoir accru dans la même période de 60 millions leur consommation intérieure.

Ainsi en fut-il du lin, qui occupait 98 000 hectares de notre sol national en 1840 et seulement 24 000, reconnus les plus propres à cette culture, en 1913. Mais, à cette date, il nous venait de Russie cent millions de kilos au lieu de cent mille il y a soixante-dix ans. Cette profusion de nouvelles matières accessibles par leur prix aux classes les moins fortunées, leur fit abandonner l’usage de textiles plus grossiers dont elles avaient dû se contenter jusqu’alors : tel le chanvre que jadis chaque ménage rural, pour l’entretien de son linge, récoltait sur une surface de quelques ares, à proximité de sa demeure. Dans nombre de cantons, qui comptaient encore en 1820 plusieurs centaines de ces « chenevières, » il ne s’en cultive plus un pied aujourd’hui.

Pour la France entière, de 1840 à 1895, le sol consacré au chanvre s’est réduit des quatre cinquièmes : de 176 000 hectares à 34 000 ; mais, comme seules les terres les plus fertiles, capables de soutenir la concurrence de l’étranger, y demeurent affectées, le rendement n’a diminué que des deux tiers. Avec le chanvre, fût-il mélangé de lin, on obtenait des produits assez grossiers ; la bourgeoisie aisée s’en contentait. De la même toile, qu’elle a fait tisser à façon, une châtelaine du XVIIe, en Poitou, lisse des housses à meubles, une paillasse de lit et six nappes pour sa table.

Le chanvre, français ou exotique, — d’Italie et de Russie, — qui ne peut rivaliser avec le colon et le lin pour la lingerie fine, trouve dans la corderie, les sacs et autres emplois industriels pour lesquels il conservait le privilège de la solidité, des rivaux modernes qui tendent à l’évincer par leur prix inférieur : le jute des Indes, dont l’importation à l’état brut ou manufacturé, commencée en 1850, accrue d’année en année, montait en 1912 à 140 millions de kilos ; l’abara, fibre du bananier textile des Philippines, dénommé à Londres « chanvre de Manille, » qui apparut chez nous lorsque déjà l’Angleterre et les États-Unis en faisaient un large usage et dont nous ; consommions 30 millions de kilos il y a six ans.

L’apport énorme de ces matières anciennes et nouvelles, déduction faite de celles qui servent à l’ameublement, — tapis, couvertures, matelas, tentures, — ou à d’autres industries, et des quantités réexportées sous forme de fils ou de tissus, mettait à la disposition de chaque Français, en 1913, pour les diverses pièces de son costume, y compris ses chaussures et son chapeau, en feutre de laine, une masse de textiles dont son aïeul immédiat eût juré ne pas pouvoir trouver l’emploi. En 1823, la baisse de prix du fil de coton suscita une crise attribuée à la surproduction ; or, il était mis en œuvre à cette date 28 millions de kilos, au lieu de 340 millions il y a six ans, et nul de nos concitoyens ne se plaignait hier qu’il y en eût trop.

Cependant, ce coton seul, ou du moins la portion utilisée en France, représentait 7 kilos par tête, c’est-à-dire, au poids moyen de 120 grammes par mètre carré, quelque 58 mètres de tissus, sans parler de ceux de laine et de lin également accrus. Ce ne sont pas les classes fortunées qui auraient pu absorber ces millions de kilomètres d’éloffes nouvelles. Ces classes sont peu nombreuses et leurs besoins, à cet égard, étaient déjà satisfaits.


II

Mais, pour que chez les plus humbles prolétaires les mêmes besoins pussent s’éveiller et se satisfaire, l’abondance de la matière première ne suffisait pas, il fallait une révolution de la façon. Même pour la soie, qui valait avant la guerre 30 francs le kilo, — a fortiori pour la laine et le coton, — il entre dans le prix du mètre d’étoffe beaucoup plus de main-d’œuvre que de substance. Le machinisme a réalisé ce paradoxe de payer l’ouvrier plus cher et la façon meilleur marché ; de sorte qu’un peuple immense d’acheteurs a surgi, capables d’acquérir avec leurs salaires doublés des tissus offerts à moitié prix. Fileuses au fuseau et au rouet, tisserands battant le métier à bras, ces hommes de l’ancien monde travaillaient comme des machines ; les machines du monde nouveau travaillent comme des hommes.

Car ces machines n’ont pas seulement soulagé l’humanité de produire, à la sueur de son front, la force simple et brutale ; elles ont appris de leurs maîtres, — les inventeurs et constructeurs, — à se comporter avec l’adresse et la sagacité d’une créature vivante, qui se perfectionnerait sans relâche et qui, besognant de plus en plus vite, ferait de plus en plus d’ouvrage. Telle est en résumé l’histoire de ces mécaniques multiples et compliquées, dont les mains de fer transforment les gousses de coton, les bottes de lin brut ou les toisons de brebis en fils, en tissus et en vêtements.

Pour le coton, la liste des manipulations tiendrait une page : égréneuse, brise-balle, ouvreuse pneumatique, loups-batteurs, diviseurs, secoueurs, cardeuses repasseuses, peigneuses, tambours à matelas dilatable, cannetière, meule voyageuse, etc. Plusieurs dynasties de métiers à filer se sont détrônées et remplacées dans les manufactures, depuis le « spinning-jenny » de Hargreave en 1767. Celui qui règne depuis vingt ans dans les deux hémisphères, — le « continu à bague, » — est le cinquième en date et l’outil auquel il a été préféré, — le « self-acting, » — avait été pendant plus de soixante ans l’objet d’un prodigieux labeur d’améliorations, par des milliers d’ingénieurs, tendant à des solutions de plus en plus simples.

A mesure que ces broches marchaient plus vite, — 2 400 tours en 1830, 3 500 en 1833, 6 000 en 1863, 7 500 en 1880, 9 000 depuis 1900 ; — à mesure qu’un ouvrier suffisait à un plus grand nombre de broches, 50, puis 500, puis 1 000, que, par suite, le rendement augmentait et que les frais diminuaient, l’humble rêve de 1810 qui consistait à réaliser une économie de moitié sur la filature à la main était largement dépassé : de 1825 à 1870 le prix de façon tomba de 2 fr. 45 à 0 fr. 90 centimes.

Plus lentement acceptées ou plus récemment imaginées, les mécaniques à tisser, à tricoter ou à coudre sont parvenues à leur tour à un quasi-automatisme, puisqu’un ouvrier soigne couramment à la fois 16 métiers Warthrop, lesquels exécutent tout seuls les opérations les plus laborieuses ; tantôt « métiers-revolvers » dont les douze boites, porteuses de navettes, moulent, tournent ou sautent, suivant des mouvements tous différents, presque humains ; tantôt reliés à des « express-jacquard, » battant à grande vitesse, tout en déclenchant avec discernement les 2 600 crochets qu’exige un dessin « à fine réduction. »

Le traitement des matières textiles, qu’il s’agisse du peignage des laines ou du rouissage des lins, à qui l’on sait aujourd’hui doser le microbe fermentateur en vases clos ; qu’il s’agisse de la teinture en colorants directs, sans mordants, ou des apprêts tels que ce « mercerisage, » — du nom de Mercer, l’inventeur du procédé, — donnant au coton « similisé » le brillant de la soie, avec qui on le marie d’égal à égal ; le traitement des matières textiles a bénéficié, dans toutes ses phases, de découvertes analogues à celles qui ont révolutionné la filature et le tissage. La soie s’est transformée de même et sa consommation s’est multipliée,


III

Seules les étoffes d’or et d’argent ont disparu, réservées aujourd’hui aux ornements d’église. Elles constituaient le costume de gala des deux sexes, pour les personnages riches et puissants, — ce qui, en ce temps-là, revenait au même, — depuis le moyen âge jusqu’au milieu du règne de Louis XV, où les inventaires des gens de cour mentionnent encore nombre de vestes ou d’habits de drap d’argent et d’or, de broderies, de franges et de dentelles d’or. Après avoir fait fureur sous la Régence, la mode en passa et s’abolit peu à peu devant le goût anglais.

Bien qu’un chroniqueur mentionne, au temps de Henri IV, « une immense manufacture à Paris, rue de la Tixeranderie, pour la fabrication du fil d’or, façon de Milan, » on imagine aisément que le débit n’en pouvait être que restreint. Authentique, le « fil d’or de Milan » valait au XVIIe siècle, 560 francs le kilo et ce n’était pas le plus cher ; le kilo de fil d’or variait d’après le nombre de carats, c’est-à-dire le titre du métal employé, de 600 à 1 600 francs et, de même, le kilo de passements, franges ou galons d’or oscillait de 500 francs à 6 000. On trouvait, il est vrai, de « grands galons d’or faux » à 0 fr. 80 centimes le mètre ; mais la « fausseté » comportait bien des degrés, car des toiles qualifiées « d’or et d’argent faux » coûtaient 65 francs le mètre.

Quant aux tissus d’or fin, qu’ils fussent importés d’Orient, — tels ceux de Chypre ou de Damas au moyen âge, — ou originaires d’Italie, le mètre, suivant la pureté de la substance, descendait à 100 francs et montait à 2 400, prix d’un drap d’or « frisé à triple frisure pour faire robe à la reine, » femme de François Ier, en 1530. Auprès de cette dernière étoffe, le drap d’or, à 415 francs le mètre, qui sert en 1670 à confectionner une robe de chambre de Louis XIV, parait presque bon marché.

Celui-ci est d’ailleurs un prix moyen ; mais l’autre, bien qu’exceptionnel, nous explique comment le duc de Nemours en 1645 pouvait devoir à son passementier 21 000 francs pour dentelles d’or et d’argent ; comment en 1375 une robe de la duchesse de Bourgogne en drap d’or semé de paons, se payait 12 500 francs et comment l’ « accoutrement en toile d’argent frangé d’or » que Louis de La Trémoïlle se fait faire en 1514 pour l’entrée du roi lui revenait à 25 000 francs, compris 1 100 francs pour deux chapeaux. Ici la toile d’argent coûta 660 francs le mètre, tandis qu’en général elle ne dépassait pas 200 et qu’il s’en voyait parfois à 35.

Seulement à ce prix-là on n’avait que du « simili, » lequel, en tous les genres, ne date pas d’hier comme on l’entend dire souvent ; mais au contraire est aussi vieux que le goût des hommes pour obtenir à bon marché l’imitation ou l’apparence du luxe et du beau. À la solution de ce problème nos aïeux se sont efforcés autant que nous-mêmes. Ils y étaient seulement moins adroits que nous. Les tissus anciens que nous admirons sont les sortes de choix, à qui leur prix assurait la longévité ; les qualités vulgaires ayant disparu, l’on est porté à croire que les étoiles d’autrefois étaient, dans leur ensemble, supérieures aux nôtres ; or, il n’en est rien. Lorsque nous voyons les rubans de satin cotés 16 fr. le mètre à Saint-Etienne en 1790, tandis qu’il s’en trouve à Boulogne à 2 fr. 1.0 et que les rubans de cravate et d’épaule pour laquais de province se vendent 0 fr. 75 le mètre, nous pouvons supposer que la différence tient à la moindre largeur de ces rubans de livrée. De même lorsqu’il s’agit d’articles de mode, des rubans vendus par les bonnetiers, par l’illustre Perdrigeon au XVIIe siècle : « c’est Perdrigeon tout pur, » dit Madelon, d’un ruban bien choisi, dans les Précieuses Ridicules. Mais quand deux objets d’aspect identique différent du simple au quadruple, nous augurons que l’échelle des qualités comportait jadis autant de degrés qu’aujourd’hui. Ainsi le « cordon bleu, » le grand ruban de l’ordre du Saint-Esprit, coûtait au duc de. Penthièvre (1778) tantôt 14 francs le mètre et tantôt 3 fr. 50 suivant la finesse du tissu. Le ruban ponceau de la Toison d’or, qui se portait au cou « en sautoir, » était plus cher à 13 francs le mètre, puisque plus étroit.

Le bon marché des étoffes de soie est, on le sait, tout moderne : tel satin damassé offert, avant la guerre, à 4 fr. 25 se vendait 10 francs, il y a quarante ans ; tel lamé pour robe, offert à 12 fr. 50. ne s’obtenait pas à moins de 35 francs au milieu du XIXe siècle et, sur les 20 millions de francs de soieries vendues par tel de nos magasins de nouveautés, le mètre, il y a cinq ans, ressortait en moyenne à 3 fr.50. Qu’en eussent dit les rédacteurs des ordonnances somptuaires de la fin du XVIe siècle par lesquelles « sont les habitants avertis de se contenir chacun en leur devoir et, considérant leurs qualités et familles, de s’abstenir le plus qu’il sera possible de l’usage de la soie ? »

La soie était pourtant à cette date (1598) moins chère qu’au moyen âge où elle avait valu de 200 à 250 francs le kilo, brute, et de 400 à 1 000 francs teinte en fils, à tisser ou à coudre. Quant aux étoffes, si nous laissons de côté celles dont les noms oubliés ne nous révèlent pas l’« armure, » cendal ou samit aux temps féodaux, « tabis » de Tours ou « gros » de Naples sous l’ancien régime, pour nous attacher aux tissus de trame connue, nous remarquons une baisse sensible sous les derniers Valois. Le satin noir, par exemple, variait jusqu’à François Ier, selon sa qualité, de 133 francs à 33 francs le mètre et ces deux extrêmes se rencontrent la même année dans la même ville. A Anvers, en 1540, un riche satin cramoisi destiné à la reine de Hongrie se payait encore 112 francs ; depuis cette époque jusqu’à 1 800, nous n’en trouvons guère qui dépasse 60 francs et du satin blanc pour église descend jusqu’à 10 francs.

Les velours les plus riches se vendaient, au XIVe siècle, 400 francs le mètre et les meilleur marché 90 francs ; à partir de la seconde moitié du XVIe siècle jusqu’à la Révolution, le maximum n’est plus que de 175 francs, prix de la peluche feuille morte d’un manteau de Louis XIII ; les velours « de Gênes, » « de printemps » ou « à point d’Angleterre, » valaient de 50 à 80 francs et l’on trouvait pour une quarantaine de francs le velours et la panne commune où le duc de Savoie (1 700) faisait tailler à Turin les justaucorps de ses suisses. De même le mètre de damas, qui avait coûté jadis de 200 à 50 francs, — prix payé en 1544 pour une cotte de héraut d’armes, — ne se paye plus en moyenne que 30 francs depuis le XVIIe siècle et les taffetas valent de 8 à 15 francs sous Louis XV au lieu de 25 à 75 francs à la fin de la guerre de Cent Ans.

Ceux-ci, taffetas « de Florence » ou « armoisins, » nous venaient comme toutes soies d’Italie ou d’Orient ; aux dernières années du XVe siècle débuta en Provence et dans le Comtat-Venaissin la sériciculture, qui mit cent ans à se répandre dans le Haut-Languedoc. Le premier « bail à lever soie » date à Nîmes de 1610. Avec les plantations de mûriers blancs, sous lesquels on semait le blé dans les campagnes, ou dont on bordait les routes aux abords des villes, se créèrent les « moulins à soie » et, sous le nom de « manufactures, » les premiers ateliers.

Le gouvernement de Henri IV y poussait et chacun connaît les efforts personnels de Sully en ce sens. « Tout le monde, disait un fonctionnaire du temps, a abandonné le drap pour la soie, jusques aux marchands, simples bourgeois, gens de pratique, artisans et ouvriers… » mais c’est là une de ces exagérations administratives auxquelles nul ne prenait garde parce que l’usage les autorisait. Il parait qu’à Lyon les « artisanes, » — et ce mot alors signifiait une femme de petit industriel, — « s’habillaient de soie de diverses couleurs et, pour ce, s’appellent toutes Mademoiselle » (1630) ; mais c’était un fait local, particulier à ces centres de fabrication qu’étaient sous Louis XIII Lyon et Tours, dont les pannes s’exportaient en Espagne.

Exceptionnelle du reste était encore la vente au dehors des soieries françaises ; l’importation était la règle et lorsqu’on songea à prohiber l’entrée des étoiles étrangères (1633), les « Merciers grossiers, » — c’est-à-dire les négociants, commissionnaires en marchandises, — protestèrent véhémentement en ces termes : « Nous avons une expérience sur la qualité des étoffes d’Italie, que nous avons tâché d’imiter. Le feu-roi fit venir les soies, les métiers et les ouvriers même d’Italie, qui ne purent faire en France à beaucoup près de ce qu’ils manufacturaient dans leur pays ( ? ) Mais il faut considérer en cela la Providence de Dieu qui veut que tout le monde vive et que nous ne nous puissions passer les uns des autres. »

Etrangères ou françaises, les étoiles de soie étaient en vérité peu abondantes, puisqu’à cette même date on fait chercher, pour l’ameublement des galères, du damas rouge cramoisi chez tous les marchands de Paris, et « il ne s’en put trouver qui ne fut différent ; » on songe à envoyer à Gênes pour en commander, ce qui demanderait trois mois. Mais on ne va pas aisément à Gênes ; « il y a beaucoup de risques, » écrit le général des galères ; il cherche donc à Avignon et dans toutes les villes du pays tout ce qui se trouvera de bien semblable pour en faire au moins une partie.

Le luxe de la soie se développa quelque peu sous Colbert ; au début du XVIIe siècle, les entrées, qui représentaient presque toute la consommation, étaient évaluées par un importateur compétent à 30 millions de francs pour la France entière ; or, en 1680, Gautier, le grand marchand de soieries, en fournitures de corbeilles ou, comme on disait, de « carreaux » de mariages, aurait, au dire de Mme de Sévigné, touché à lui seul plus de trois millions et demi de francs, — « touché » est une manière de parler puisque, avec les clients princiers, la difficulté consistait surtout à être payé.

Le nombre des métiers à Lyon n’était alors (1685) que de 4 000 ; il s’éleva à 8 000 en 1739, à 15 000 en 1789. Parallèlement, les prix de la graine de vers et du kilo de cocons, en Languedoc, Comtat et Bas-Dauphiné subirent, de 1600 à 1789, une baisse de moitié ; signe du progrès constant de la production indigène, alors sans rivale. En 1913, les 7 à 800 000 kilos de soie grège, issue des 268 fileries de cocons français, ne représentaient pas le dixième des soies introduites de l’étranger ; la région lyonnaise à elle seule, sans parler de ses concurrents du Nord, disposait avec ses 90 000 métiers, dont 30 000 mécaniques, d’une capacité de fabrication 37 fois supérieure à celle de 1685 et, comme la matière est trois fois moins chère, les 380 millions de francs que valaient les tissus annuellement fabriqués avant la guerre équivaudraient peut-être, en soie pure, à 25 fois plus de mètres qu’il y a deux siècles.


IV

Soieries et lainages d’autrefois étaient sans mélange, sauf quelques satins fil et soie au XVIIIe siècle, la popeline, soie et laine, ou la futaine a trame de laine et chaîne de lin. Seul le lin se mariait au chanvre sur les métiers. Les croisements modernes avec le coton ont permis de démocratiser la soie, et d’aristocratiser les lainages vulgaires à l’image et ressemblance des draps de haut prix.

Ainsi ont disparu la « bure » d’aspect rugueux, en laine croisée de gros numéros, le « froc, » les « cadis, » « cordelats » et « boucarans, » tous humbles tissus de 2 à 4 francs le mètre. Encore leur bon marché ne suffisait-il pas à les recommander et y avait-il économie à employer des qualités plus solides, puisque c’est de 5 à 10 francs le mètre que se payent du XIIIe au XVIIIe siècle, les draps pour cottes de servantes, sayons et hauts-de-chausses d’ouvriers, manteaux que les lépreux, « mis hors du monde, » recevaient lors de leur séquestration officielle, pour les robes de malades dans les hospices et autres draps d’aumônes, achetés « pour habiller les pauvres. » Combien médiocres étaient ceux-là même, on s’en rend compte en voyant qualifier de « communs » les draps qui coûtent plus du double : 11 à 24 francs.

Quant à l’« écarlate, » — écarlate au moyen âge ne désignait pas une couleur, mais une espèce de drap, la plus estimée de toutes, -— elle valait 175 francs le mètre (1376). Scandalisé de pareils chiffres, un contemporain écrivait, que cent ans avant, « du temps de saint Louis, rois et reines étaient vêtus de draps non de Malines ou de Bruxelles, mais de Gonesse. » Si le reproche de ce prôneur du temps passé s’adresse à Charles V, alors régnant, on peut lui opposer le « Livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles » où Christine de Pisan nous garantit que ce prince « ne souffrait point que nul homme de sa cour, tant fut noble ou puissant, portât trop courts habits ni trop outrageuses poulaines, ni femmes cousues dans leurs robes trop étreintes ni trop grands collets… »

Pour saint Louis, j’avoue ne pas savoir où il achetait son drap ; mais il était, en effet, moins fastueux que ses fils et petits-fils, si l’on en croit le bon Joinville, qui écrivait : « A l’occasion des cottes brodées à armer qu’on fait aujourd’hui, — c’est-à-dire vers 1308, sous Philippe le Bel, — cela me rappelle le père, du Roi qui règne à présent (Philippe le Hardi) ; je lui disais que, en la vie d’outre-mer où j’étais, je ne vis cottes brodées au Roi (saint Louis) ni à d’autres, et il me dit qu’il avait tels atours brodés de ses armes qui lui avaient coûté 800 livres parisis (80 000 francs de 1913). Et je lui dis qu’il les eût mieux employées s’il les eût données pour Dieu et si eût fait ses-atours de bon cendal enforcé de ses armes comme son père faisait. »

Les rois se suivent et ne se ressemblent pas ; tous ne furent pas prodigues pour leur toilette ; on voyait dans les registres de la Chambre des Comptes, au XVe siècle, une dépense de 20 sols, — 32 francs, — pour deux manches neuves à un vieux pourpoint de Louis XI et un article de 15 deniers pour une boite de graisse à graisser ses bottes.

Si nous ne connaissons pas exactement le budget de toilette de saint Louis, nous possédons celui de son grand-père Philippe-Auguste dans un compte de l’année 1202. Ce Roi, ainsi que les princes de sa maison, changeait de vêtements trois fois par an, à la Saint-André, à Noël, et à la Notre-Dame d’Août. Deux « capes de pluie » reviennent à 335 francs ; ses tuniques « d’estamfort, » fourrées de cendal, — fourré signifiait aussi double, — coûtent 360 francs, sans compter les garnitures de panne ; sa robe « de camelin fourrée de vair, » 800 francs ; les fourrures ne sont autres que des peaux d’écureuils et de loups, payées 610 francs. Le total ne passe pas 5 000 francs, auxquels il faut sans doute ajouter les journées d’ouvriers ; car, suivant une ordonnance royale, le maître d’hôtel « achète tous les draps et toutes les fourrures pour le Roi et pour Madame, et garde da clef des armoires ; il donne les draps aux tailleurs et compte avec eux pour la façon. » Pour la Reine, sa tunique avec pallium, — manteau, — et « supertunique » vaut 620 francs ; sa meilleure robe avec cape monte à 2 815 francs ; deux robes pareilles, à ses dames, sont portées au compte pour 1 800 francs.

Les chiffres du xiv. siècle pour les produits renommés de Londres, Rouen, Matines ou Bruxelles, — 130 à 160 francs le mètre, — ceux même de 100 à 140 francs pour les draps du « seau » ou « de Monsieur » sous Louis XIV, disparaissent au XVIIIe siècle où les plus luxueux ne dépassent pas 65 francs. Ils avaient donc baissé de plus de moitié » Pour comparer deux étoffes à plusieurs siècles d’intervalle, il faudrait certes les bien connaître, et depuis six cents ans le mot « drap » s’est appliqué à des lainages de toute qualité. Ni les épithètes de rayé, mêlé, gaufré, tanné, échiqueté, roset, sanguine, ni les noms des localités d’origine ne nous renseignent sur leur mérite relatif.

Si nous groupons les tissus de même nom, les prix ne sont pas moins disparates : il existe des « camelots » depuis 6 francs jusqu’à 64 francs, du « blanchet » de 61 francs pour une princesse à 4 fr. 50 pour un berger ; de la serge les prix vont de 36 francs à 1 fr.40, — celle-ci pour courtine d’hospice, — A la même date (1540), la futaine se paie 4 francs ou 24 francs ; entre la tiretaine à 54 francs en 1298 et la tiretaine à 3 fr. 50, en Languedoc, en 1783, la distance est telle qu’il est permis de supposer que l’étoffe a changé de nature à travers les âges, en gardant son nom. Classés suivant leur usage, — culottes ou bonnets, bannières ou manteaux, — les draps offriront encore beaucoup d’écarts selon leurs propriétaires. Lorsque la situation sociale de ces derniers nous est connue, les idées se précisent davantage.


V

« Un temps dont on n’a pas un échantillon de robe, disaient les Goncourlt on ne le voit pas vivre. » A défaut des tissus qui lui échappent, ce n’est pas un pur souci du pittoresque qui pousse l’historien à regarder passer, sur les estampes anciennes, les gens qu’il raconte, — Taine n’y manquait jamais, — mais le besoin de les mieux connaître en évoquant leur aspect. Par le dépouillement de leurs comptes de loi lotte nous pénétrons dans leur ambiance ; ce for intérieur, ces dessous des sociétés anciennes que le crayon ou le pinceau ne révèle pas, les chiffres l’éclairent. Ils précisent les distances des classes et des gens, trahissent des efforts, des satisfactions d’amour-propre, ou des économies et des privations, par conséquent des joies et des peines de l’humanité d’hier.

Nos pères ont connu comme nous des modes tour à tour absurdes ou gracieuses et les plus fantastiques ne furent pas celles qui ont passé le plus vite ; témoin ces couvre-chefs à forme de bourrelets, prolongés par derrière en une longue queue de velours plissé pendant jusques à terre, que les dames gardèrent cent trente ans sur leur tête, du milieu du XVe siècle à l’avènement de Henri IV. Autant que notre contemporaine, la femme souffrait au moyen âge d’être réduite à porter une robe « dépiécée, truandé et déroute ; » elle requérait de son mari la belle toilette : « Monseigneur, je vous en prie, que j’en aie ! » Le héros du « jeu de Robin et de Marion » trouve que les bachelettes « n’ont pas besoin d’attifailles, » et les assoiffées d’élégance sont traitées, dans un autre fabliau, en coupables guettées par l’enfer : « Cette femme, dit le diable, avait dix paires de robes, tant longues que courtes et autant de cottes-hardies. La moitié, le quart, pouvait suffire à une dame simple. Cinquante pauvres eussent été vêtus avec le prix d’une de ces robes. » Une châtelaine de Heudorf, si l’on en croit Janssen, vendit vers 1480, pour une modique somme, tout un village afin de pouvoir porter à un tournoi un manteau de velours bleu. Plus d’une bourgeoise de l’Allemagne du Sud avait alors pour 3 000 florins de vêtements dans ses armoires ; or un bœuf coûtait 3 florins.

Les costumes étaient donc des capitaux, dont on laissait en héritage, à l’un la propriété, à l’autre la jouissance. Un légataire reçoit par testament l’usage d’un manteau pendant quelques années à charge, au bout de ce temps, de le rendre à une autre personne (1464). Le contrat notarié où sont inventoriées et décrites les trois robes — la plus chère est estimée 235 francs, — le tablier de taffetas, l’auberger, les. collerettes et autres effets d’une demoiselle de la Caza Bianca, épousant le « sergent-major, » — c’est-à-dire le commandant de place, — de Sisteron (Provence), se termine par cette clause : « Lesquels objets, le fiancé promet de rendre au beau-père dans le cas où sa femme mourrait sans enfants (1581). » Les vêtements et le linge sont choses assez précieuses pour constituer une dot, — la dot entière parmi le peuple, — une matière a transactions ou à indemnités : le plus clair des dommages-intérêts, adjugés en justice aux villageoises du XVIe siècle « séduites et desviollées, » est avec quelques setiers de blé, une robe de bureau, faite et fournie, une couverte et quelques linceuls (draps de lit).

« Friperie » n’est, dans notre langue actuelle, qu’une expression figurée depuis que les fripiers ont disparu. Ils louaient encore au XVIIIe siècle des manteaux et robes de deuil aux plus grands seigneurs ; des dames riches et de haut rang achetaient, même assez cher, aux « revendeuses à la toilette » des jupes et des camisoles en satin broché qui « avaient un peu servi. »

La durée des costumes épargnés à raison de leur prix comme des valeurs permanentes, l’absence de communications, en protégeant la diversité des types provinciaux, s’opposaient, semble-t-il, aux brusques fluctuations de la mode ; de fait, le montagnard de l’Aveyron, vêtu au commencement du XIXe siècle, d’un pourpoint à larges manches et à basques boutonnées, avait l’air d’un personnage de tapisserie ; sa femme, avec sa cape et son espèce de surcot, ressemblait fort à Jeanne d’Arc. Néanmoins, la double et contradictoire tendance des créatures humaines à s’imiter les unes les autres et à se distinguer les unes des autres, sur quoi est fondé l’empire de la mode et d’où proviennent aussi ses variations, a régné jadis comme de nos jours dans toutes les classes : il n’est pas surprenant que les Anglaises élégantes, pour imiter la princesse de Galles, en 1380, aient introduit alors en Bretagne les manches pendantes et les corsets fendus sur les hanches ; mais il est plus curieux qu’à la même époque le goût des houppelandes à queues longues d’une aune (1 m. 18) contre lesquelles un concile lança ses censures, ait gagné les femmes du peuple et les servantes même, dont les robes traînantes garnies de fourrure étaient, dit un contemporain, « crottées par derrière autant que la queue d’une brebis. »

Au XVIIIe siècle, l’effort vers l’égalité dans le costume faisait que tout le monde portait les deuils de cour, jusqu’aux brigands de profession : Cartouche, le jour où il fut pris, était habillé de noir à cause du deuil de la grande-duchesse de Toscane, morte depuis quinze jours (1721).

Tout le monde aussi, sous Louis XV, portait la queue de cheveux poudrée. Le soldat la conservait, malgré la défense du maréchal de Saxe, dans les camps et à la guerre ; le décrotteur, qui cirait les souliers au coin du Pont-Neuf, le paysan, qui conduisait une voiture pleine de fumier, avaient leur queue pendante sur le dos. C’était là un ornement auquel l’un et l’autre consacraient beaucoup de temps et de peine, et dans l’exhibition duquel ils trouvaient une pleine satisfaction.

Une satisfaction plus difficile à obtenir était du moins souhaitée un jour par semaine, pour les costumes : « Le dimanche dans la rue, dit en 1784 une étrangère de passage à Paris, nous reconnûmes au milieu de la foule notre laitier, vêtu d’un habit à la mode, d’un gilet brodé, de culottes de soie et de manchettes de dentelles. Le lendemain, il avait repris son vêtement ordinaire. » Ces soieries, fussent-elles du « satin sur fil, » comme le mantelet à coqueluchon que la grisette de 1750 affirme lui coûter 8 francs le mètre « et à bien marchander encore, » ces soieries témoignent du même souci d’uniformité que celui du XVe siècle où, si l’on en croit du Clercq, « il n’était si petit compagnon de métier qui n’eût de son temps (1467) une longue robe de drap jusques au talon. »

Seulement, il y avait des robes pour toutes les bourses, à partir de 100 francs jusqu’à 250 pour les patrons, — « maîtres, » — charpentiers ou maçons, les employés civils ou militaires des châteaux et des villes, les petits propriétaires urbains ou ruraux ; il y en avait depuis 300 jusqu’à 1 000 francs et au-dessus pour tous ceux qui, chevaliers ou docteurs, marchands ou princes, étaient sans distinction de classes assez riches ou assez luxueux pour les payer. Il existe en effet au moyen âge, dans le sein de chaque profession et de chaque catégorie sociale, de grandes disparités : entre ouvriers, de 12 francs pour une tunique de bouvier (1251), à 130 francs pour l’habit d’un flotteur de bois ; entre gens d’église, de 36 francs pour une robe de prêtre (1496), à 500 francs pour la robe d’été du doyen de Tours ; entre gens de guerre, de. 60 francs pour la robe d’un artilleur, à 262 francs pour celle d’un trompette ; entre domestiques, de 31 francs pour la robe d’un portier de château (1346), à 214 francs pour un costume de serviteur du « valet de ville » à Orléans, — on sait que le « valet de ville » était le chef de la police municipale.

Et l’on pourrait relever, aux XVIIe et XVIIIe siècles, semblables écarts parmi les mêmes sortes de personnes : et par exemple entre le hoqueton à 460 francs des archers de la connétablie et l’habit d’un soldat garde-côtes à 28 francs, en Boulonais (1713), ou le sarrot des miliciens, en toile jaune avec parement et collet de toile bleu de roi, à 27 francs sous Louis XVe Ce dernier est exactement du même prix que le pourpoint d’arbalétrier en 1420 ; cependant l’habit du soldat, féodal ou monarchique, qu’il s’agît de la cotte-hardie d’un écuyer ou du hoqueton d’un franc-archer, revenait le plus souvent à une soixantaine de francs.

Le justaucorps, la veste et la culotte du fantassin de l’armée régulière, au XVIIIe siècle, absorbaient 4 mètres 50 de cadis gris-blanc, 2 mètres 10 de drap de Lodève et, pour la doublure, 6 mètres 60 de serge d’Aumale. Au cavalier l’État fournissait en nature l’étoffe du costume, ainsi que les armes et le cheval nu, et le capitaine, moyennant 90 francs par tête, devait pourvoir ses hommes de buffle, chapeau, bottes, sellé et menu harnachement ; ce qui lui coûtait en bloc plus du double de la somme allouée à cet effet.

Bien que les salaires aient été beaucoup plus élevés au moyen âge qu’aux temps modernes, les costumes des ouvriers et des paysans ne diffèrent, d’une époque à l’autre, ni d’étoffe ni de prix ; leurs formes seules et leurs noms changèrent. Les bergers, vignerons, charretiers, menuisiers, serruriers ou tailleurs de pierre payaient, de 1 600 à 1 790, leurs pourpoints et hauts-de-chausses, leurs camisoles, vestes et culottes, le même prix moyen de 35 à 50 francs, que leurs devanciers, entre 1 200 et 1 600, avaient payé leurs jupons, tuniques, cottes-hardies ou chaperons. A noter, comme étiage, que l’habillement d’un prisonnier coulait 103 francs et celui d’un pauvre d’hospice 28 francs. La casaque ou « quajacque » de travail, en toile d’étoupe bleue, du journalier rural, au XVIIIe siècle, revenait à 7 fr. 50.

C’était aussi le prix de la souquenille de Petit-Jean, laquais en province chez une « comtesse d’Escarbagnas » quelconque, laquelle paie 60 francs l’habit et manteau de son cocher, modestement chamarré de galon à 0 fr. 35 le mètre. Tandis qu’il fallait 284 francs, chez S. A. le duc de Penthièvre, pour le galon, d’or, à 19 francs le mètre, de l’habit des gardes-généraux de ses bois. Leur costume, en fin drap de Sedan, revenait au total à 660 francs, compris la bandoulière écarlate à doubles armoiries brodées d’or. Aussi, bien que les simples gardes, tireurs et canardiers de ce prince, au nombre de 36 à Anet, 28 à Rambouillet, 22 à Armainvilliers, autant dans la forêt de la Brie, 16 à Vernon et 4 à Sceaux, fussent moins reluisants que leurs brigadiers, l’habillement du personnel de ses chasses lui coûtait annuellement, sous Louis XVI, une cinquantaine de mille francs.

Les gardes, les piqueurs étaient vêtus pour 100 ou 150 francs chez de simples particuliers ; d’ailleurs les prix dépendaient autant de la nature des emplois que de la qualité des maîtres. La tenue d’un marmiton chez un duc ou, chez le Roi, celle d’un « garçon de chambre, » était moins chère que celle d’un cocher de bourgeois riche et vaniteux[2]. On ne vit pas souvent d’arrêt, comme celui du Parlement de Toulouse (1620), condamnant un étudiant à 1 500 francs d’amende et à la saisie du costume, pour avoir habillé son laquais d’un pourpoint de satin amarante et d’une mantille, de velours parsemée de chiffres en broderie ; les édits « pour la réformation des « habits » n’ont jamais été pris au sérieux, de leur temps, par personne ; chacun étant vêtu, non « suivant sa condition, » mais suivant sa bourse.

Lorsque Saint-Simon prétend que le conseiller d’État Caumartin fut « le premier homme de robe qui ait hasardé le velours et la soie, » que « l’on s’en moqua extrêmement et ne fut imité de personne, » on ne sait trop ce qu’il veut dire. Le règlement de 1585 portait que les robes des conseillers seraient de velours violet-cramoisi « de haute Couleur » en hiver et de salin pareil en été. Le violet disparut un siècle plus tard, et le règlement de 1673 obligea Messieurs du Conseil à n’entrer qu’en robe de soie noire. Mais quoique le noir leur fût réservé « à l’appartement, » c’est-à-dire chez le Roi, les plus huppés s’affranchissaient de cette robe, regardée, suivant la vieille tradition féodale, comme inférieure à l’épée.

Mme Saumaise, au temps de la Fronde, forçait son mari à prendre un buffle avec des chausses d’écarlate, afin qu’à la cour, où il allait, « il parût en homme de qualité et non pas en homme de lettres. » Pour d’Avaux, l’un des négociateurs des traités de Westphalie, c’était un vrai chagrin de porter la robe et le rabat au Conseil, avec le cordon bleu au cou comme les prélats, et non en écharpe comme les gens d’épée depuis Louis XIII. De bonne heure, les ministres de Louis XIV s’habillèrent en courtisans et gardèrent seulement un manteau de velours fendu jusqu’au bas sur la droite.

De pareils soucis d’amour-propre ne préoccupaient nullement la foule innombrable des gens de loi ou d’église, petits fonctionnaires royaux ou municipaux, chez qui la soutane, si marre ou robe « longue » ou « courte, » — cette dernière réduite aux proportions d’une redingote moderne, — alternaient avec la veste, le pourpoint, le « corset. » Car, dans la suite des âges, si des objets pareils, tels le haut-de-chausses, les grègues et la culotte, ont porté des noms différents, revanche les mêmes noms ont désigné des objets très divers.

Un « corset » pour le père (le confesseur) du roi, payé 50 francs au temps de saint Louis (1234), ressemblait sans doute fort peu au « corset » de velours qu’un prince en 1520 paie 1 020 francs avec sa bordure, sa frange et ses ornements ; il ressemblait moins encore à celui qui est réclamé dans les Petites Affiches de 1761 par une note ainsi conçue : « Le 13 janvier, on a perdu entre 10 et 11 heures du soir, depuis l’aile neuve du château de Versailles, jusques chez le Sr Touchet, baigneur, un corset de grand habit, de carrelé couleur de rose, garni d’hermine, avec-des manchettes de point. Récompense honnête a qui le rapportera à Mme  la comtesse de Galiffet, rue Hillerin Bertin, près l’Abbaye de Panthemon. » Et tous ces corsets enfin n’ont guère rien de commun avec l’armature intime qui, sous couleur d’affiner, accuser ou déguiser la taille de nos contemporaines, tantôt monte suivant les caprices de la mode jusqu’aux aisselles, et tantôt descend jusqu’aux mollets.

Le « tabart » de camelot, qu’Albert Dürer se fait confectionner pour 367 francs à Anvers (1521), peut passer pour un mac-farlane ; mais peut-on identifier à la robe d’avocat actuel une « robe de palais » qui coûte 127 francs à Paris et 23 francs à Boulogne-sur-Mer (1779), tandis qu’une robe d’huissier en drap bleu vaut 300 francs à Rouen (1786) ? La soutane de notre clergé d’aujourd’hui est-elle plus près de celle d’un chapelain de Mézières, à 70 francs (1682), que de celle de l’archidiacre de tout à 480 francs ? La première sans doute se rapprochait de la moyenne, si l’on en juge par les humbles inventaires de nos curés de campagne d’autrefois, dont la garde-robe se composait le plus souvent d’une soutane de sargette avec sa soutanelle, une paire de souliers et une de chaussons, quatre ou cinq paires de bas de drap ou de laine, autant de chemises et de rabats, une veste et un chapeau.

Il est vrai que nombre de bourgeois et même de nobles ruraux, végétant sur quelques maigres fiefs, ne possédaient guère davantage : Le Seigneur du Bruel (Aveyron) laissait à sa mort (1785) un habit bleu doublé de molleton blanc, une capote, trois culottes gris-blanc, un bonnet de laine et trois chapeaux, dont un avec ganse et bouton d’or. Cette ganse d’or le tirait du commun ; précaution qu’avait négligée peut-être ce gentilhomme breton dont Mme  de Sévigné nous conte l’histoire ; à Rennes, chez le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, elle accoste un inconnu qu’elle prend pour le maître d’hôtel : « Mon pauvre homme, lui dit-elle, faites-nous dîner, nous mourons de faim. -— Madame, lui fut-il répondu, je voudrais être assez heureux pour vous donner à dîner chez moi ; je me nomme Pécaudière et mon château est à deux lieues de Landerneau. — Ce que je devins, ajoute la marquise, n’est pas une chose qu’on puisse redire. »

On demeure surpris du peu de vêtements dont se contentent des gens de qualité lorsqu’ils vivent retirés sur leurs terres, je ne parle pas des excentriques, comme ce M. de Saint-Chamans qui n’avait sous Louis XIII qu’un pourpoint et un manteau de couleur Minime, c’est-à-dire de la nuance brune ou tannée des religieux de Saint-François-de-Paule, parce qu’il avait voué à cette couleur sa personne et tout son mobilier, lit, couvertures, chaises à bras, et même l’intérieur de son carrosse. Mais le comte de Ludres, sénéchal de Lorraine, chef d’une des grandes familles de la province, ne possédait, en 1686, dans son manoir qu’un justaucorps rouge, garni de boutons et galons d’or, avec la culotte, une veste de velours noir, un manteau d’écarlate et une robe de chambre d’indienne, tandis que sa panoplie était garnie de quatre paires de pistolets et de onze fusils, dont une canardière.


VI

Lorsque les deux sexes eurent cessé de porter, comme au moyen âge, le même costume, les maris eurent des vêtements différents de ceux de leurs femmes quant à la forme, mais de pareilles substances et couleurs. Un intendant de Guyenne, quelques années avant la Révolution, consigna en son livre de comptes l’achat de « 12 aunes de taffetas d’Italie puce, pour faire, dit-il, un déshabillé pour madame, et un habit pour moi. » La toilette masculine demeura aussi coûteuse que celle des dames. Nous en avons la preuve dans les comptes des particuliers ; pour les princes et princesses, cette dépense était un chapitre du budget officiel, dans lequel leur propre personne ne tient souvent qu’une modeste place.

Ainsi Blondel, ministre de France près de Victor-Amédée de Savoie, premier roi de Sardaigne (1725), dit ne lui avoir jamais eu pendant sept ans, hiver et été, qu’un habit de drap café, sans or ni argent, de gros souliers à deux semelles, des bas drapés l’hiver et de fil l’été. Il avait de plus, dans sa garde-robe, un surtout de drap bleu, en forme de redingote, qu’il mettait les jours de pluie. Pourtant le crédit annuel, consacré à l’entretien de ce prince si économe, est de 62 000 francs, autant pour la reine, 27 000 pour la princesse ; mais les livrées d’un nombreux personnel absorbent le plus clair de ces sommes.

Il en était de même à la cour de France, où 120 000 francs par an étaient prévus pour les trois sœurs de Louis XIII, tandis que la vicomtesse de Rohan et sa petite fille ne dépensaient que 11 000 francs. On ne saurait davantage faire état des folies d’un prodigue comme Cinq-Mars qui, dans la seule année 1640, trouva moyen de faire chez son tailleur, le sieur Tabouret, une note de 271 000 francs.

Cette « note », ou plutôt ce volume, car elle en a les dimensions, était peut-être, bien que minutieusement détaillée, assez artificieusement grossie ; les « parties » de l’illustre Tabouret ayant ceci de commun avec celles des apothicaires de son temps qu’elles étaient sujettes à réduction. Lorsque Gourville, en 1671, régla les affaires du prince de Condé, il était dû à ce même tailleur Tabouret une somme de 975 000 francs, intérêts compris. Sur cette facture la « façon » seule d’un habit de M. le prince était comptée 1 950 francs. Gourville régla le tout pour moins de 300 000 francs.

Quelque raisonnable que soit un courtisan qui veut faire figure et tenir son rang, la « magnificence des habits est une charge inévitable, nous confie le maréchal de Croy, à qui deux habits de cérémonie coûtent 15 000 francs (1747). Pour les fêtes du mariage du Dauphin avec Marie-Antoinette, « les particuliers se surpassèrent, dit le même personnage ; on n’a jamais vu de plus beaux costumes ; nous eûmes entre nous trois, avec ma femme et mon fils, pour 22 000 livres (48 400 francs) d’habits, et mon gendre (le duc d’Havre), avec sa femme, pour presque autant. Cela, ajoute-t-il, n’était guère philosophe pour un siècle qui se vantait de l’être, » et ne l’empêche pas de se payer encore pour 23 000 francs d’habillements cinq ans après, lors du sacre de Louis XVI.

Ces chiffres n’ont rien de surprenant puisque, sur un habit de gala, la part du maitre-brodeur est de 4 200 francs. C’était là, il est vrai, le plus gros chapitre : dans l’uniforme de chef d’escadre que M. de Balleroy paie 3 000 francs à Brest, en 1783, les broderies « au passé, » à 130 francs le mètre, absorbent 2400 francs, le reste, est pour le drap, les boutons et la doublure.

Le faste n’excluait point l’économie : le tailleur fournit au duc de Penthièvre des « dessous de bras » par douzaines ; ce prince fait raccommoder ses chemises, refaire ses boutonnières (à 0 fr. 20 chaque) et même ses linges à barbe. On reprise ses serviettes de toilette et l’on remet un col neuf à son peignoir de toile. Il fait dégraisser ses habits de soie par un spécialiste, à raison de 4 fr. 50 la pièce. Cependant sa dépense de toilette, bon an mal an, n’est pas moindre de 30 000 francs qui, pour 1778, consistait en 9 000 fr. d’étoffes et de façon des costumes, 10 200 fr. d’achat et d’entretien de dentelles, 300 fr. de rubans, 3 400 fr. de broderies, 630 fr. de perruques, 1 400 fr. de bas, 1 000 fr. de parfumerie, etc… Au XVIe siècle, le duc de la Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, se réservait 15 600 francs par an pour ses habits et ses menus plaisirs ; en 1788, le duc de la Trémoïlle consacrait au même chapitre 21 000 francs sur un budget de 560 000 francs.

Mais la toilette masculine n’était plus la même au moment de la Révolution et la France avait perdu, sur ce terrain, l’ascendant naguère possédé par elle à l’étranger. Le Petit Maître français, disait un Anglais au milieu du XVIIIe siècle, est considéré partout, sans excepter Londres où il s’habille à la mode de son pays, généralement admirée par nous. Nous ne suivons pas ces modes que nous admirons ; entre les costumes des deux nations le contraste est saisissant ; mais nous n’avons pas assez d’esprit pour persister dans notre propre mode sur le continent.

« Aussi, quand un Anglais arrive à Paris, il ne peut se montrer dans les rues avant d’avoir subi une complète métamorphose. Il fait appeler tailleur, perruquier, cordonnier Il doit même changer ses boucles de souliers et la forme de ses manchettes et se conformer à la mode de la saison, fût-ce au péril de sa vie, le temps n’eût-il jamais été plus froid. Ni âge, ni infirmité ne l’excuseront de se vêtir chaudement avant le jour fixé par l’usage. Il doit avoir un vêtement de camelot galonné d’argent pour le printemps et l’automne, d’autres en soie pour l’été, d’autres en velours et porter une perruque à la pigeon, au lieu de sa perruque à nœuds. Cette variété de costume est absolument indispensable à qui prétend au moindre rang au-dessus des simples bourgeois. De retour à Londres, toute cette défroque lui devient inutile. Au point de vue du goût, les modes des deux pays sont également absurdes, mais nos marchands ont une évidente infériorité, car les poupées de leur façon ne passent pas à Paris ni dans aucun lieu de l’Europe. »

Seize ans plus tard (1705), le même voyageur notait avec satisfaction que « les Français commencent à imiter les Anglais. La dernière fois que je vins à Paris, une personne d’une certaine condition (homme ou femme) ne serait jamais sortie si ce n’est en grande toilette, quelle que fût l’heure de la matinée, et l’on ne portait pas encore de perruque ronde ; mais à présent il s’en voit grand nombre le matin dans les rues, ainsi que des redingotes. »

La mode britannique, dont cet Anglais saluait ainsi l’empire nouveau sur le continent, ne fut adoptée que par le sexe fort. Les femmes de tous les pays demeurèrent soumises aux caprices du goût parisien et, comme les articles de leur toilette sont beaucoup plus nombreux, il y a, dit ce même autour, « de quoi rendre malade un mari de voir sa femme, à son arrivée en France, obligée de changer et rafraîchir tous ses fourreaux et négligés. Il lui faut de nouveaux chapeaux, de nouveaux, rubans, de nouveaux souliers et ses cheveux coupés d’une autre manière. Elle doit avoir ses taffetas pour l’été, ses soieries à fleurs pour le printemps et l’automne, ses satins et damas pour l’hiver. »

Dans les petites cours, allemandes, les dames faisaient venir de Paris des « poupées » pour leur faciliter la commande, à leur taille, des « corps » et garnitures de blonde, avec cornettes, fichus, « engageantes » ou autres ajustements. C’était une faveur recherchée des étrangères à Paris, au temps de Marie-Antoinette, que d’aller voir le matin la garde-robe de la Reine, les « grandes robes » surtout, « d’une richesse et d’une élégance inconcevables. » La Révolution n’ébranla pas notre suprématie, — en pleine Terreur, dit-on, et malgré la guerre entre les deux pays, la poupée française parvint régulièrement à Londres chaque semaine, — et l’on retrouvait sous le Consulat des cachemires à 10 000 francs et des jupons de dentelles à, 12 500 francs ; seulement, c’étaient alors les femmes de fournisseurs des armées qui payaient et portaient les objets de ce prix.

Cependant les plus riches toilettes du temps de Louis XVI, les robes de cérémonie à 3 000, 5 000 et 7 000 francs, en velours ciselé de fleurs naturelles d’où sortaient des fleurs d’or et d’argent, n’étaient pas plus coûteuses qu’au XVIe siècle, celles par exemple, à 3 500 francs la pièce, confectionnées en 1538 pour les vingt-deux demoiselles d’honneur de la Reine, ou qu’un devant de coite en satin cramoisi, enrichi d’or, de broderies et semé de perles, » à 8 500 francs. Nous avons vu plus haut, par le prix du mètre de tissu, que les étoiles de grand luxe avaient au contraire diminué, du moyen âge aux temps modernes. Que vaudraient-elles aujourd’hui ? L’on pouvait voir à Lyon, il y a quelques années, en cours de fabrication, un lampas fond blanc, orné de fleurs, d’oiseaux et de feuillages en relief. Il coûtait 600 francs le mètre et avait été commandé par une impératrice, qui se proposait d’abord d’en faire un costume et se décida plus tard a l’utiliser simplement en rideau.

Si de pareilles fantaisies sont rares, des articles exceptionnels, — pèlerines de zibeline, voiles en point d’Alençon, — arrivent de nos jours à grossir rapidement le total de notes qui se sont élevées, avant la guerre, chez nos grands couturiers actuels, à 200 000 et 300 000 francs, pour des coquettes richissimes, bien que laides parfois et sur qui les belles robes pleuraient.

Mais ces exceptions n’offrent pas d’intérêt social ; l’innovation de notre temps consiste en ce que la mise soignée, jadis inaccessible au commun peuple, est désormais à la portée de tous. Avec les 2 000 livres par an, — c’est-à-dire 6 500 francs de 1913, — que Mme de Maintenon, alors veuve Scarron, avait pour vivre en 1662, elle « gouvernait si bien ses affaires, dit-elle, qu’elle était toujours honnêtement vêtue, quoique simplement, car ses habits n’étaient que d’étamine du Lude et, avec cette grisette (nom de l’étoffe), du linge uni, bien chaussée, de beaux jupons et après avoir payé sa pension (au couvent où elle vivait) et celle de sa femme de chambre, ainsi que les gages de celle-ci, elle avait encore de l’argent de reste. »

Il est fâcheux que la future épouse de Louis XIV ne nous donne pas le détail de ce budget ; mais nous pouvons aisément le reconstituer d’après les prix analogues qui nous sont connus : la « pension, » — logement et nourriture, — de la maîtresse et de sa servante, dans un couvent parisien ne dépassait pas alors 2 000 francs de notre monnaie ; sa femme de chambre, en la supposant de bonne tournure, gagnait au plus 200 francs par an ; le reste, — les deux tiers, — était consacré à la toilette et aux dépenses de poche. On avait alors une robe d’étamine pour 140 francs : Mme Scarron aurait pu mettre 260 à 300, prix des bourgeoises simples ; elle aurait eu de la ratine avec cotillon de camelot, orné de bandes de velours ; les souliers étaient très bon marché ; le luxe des beaux jupons ne pouvait l’obérer. Mais de nos jours, avec ses 4 000 francs, elle aurait pu se payer tout autre chose que du « linge uni » et de la grisette d’étamine. Seize ans plus tard, les robes dont la marquise, alors en place à la Cour, faisait présent à sa belle-sœur d’Aubigné, lui revenaient à 1 400 et 1 200 francs.

Pour les classes ouvrières et paysannes, l’entretien semblait d’autant plus lourd que les salaires étaient très bas, par rapport aux vêtements. Aux servantes de ferme à 70 francs par an, — c’était le prix courant sous Louis XVI, — il fallait des prodiges d’économie pour ne pas dépasser en habillement le montant.de leurs gages. Depuis que la machine à coudre, après avoir débuté à 200 tours au temps de l’inventeur Thimonnier, atteint pratiquement la vitesse de 3 500 tours par minute, au lieu des 23 points du travail à la main, le façonnage des étoffes s’est fortement abaissé, tandis que les salaires des deux sexes quintuplaient de 1800 à 1913. Ainsi s’est transformé, pour la moitié féminine du genre humain, le budget de sa toilette ; il se rapproche du luxe. Si ce luxe, dit-on, devient « banal, » tant mieux ; il n’y avait de banal autrefois que la misère.


GEORGES D’AVENEL.

  1. Tous les chiffres antérieurs à l’an 1800, mentionnés dans cet article, sont des chiffres exprimés en monnaie de 1913, dernière année normale avant la guerre. Les monnaies d’autrefois ont été converties toujours en francs intrinsèques de 4 grammes et demi d’argent fin (à 222 francs le kilo), et ces francs intrinsèques ont été traduits en francs de 1913, d’après le pouvoir d’achat de l’argent d’il y a cinq ans.
    Ainsi le chiffre de 4 francs, pour la moyenne des prix de la laine aux XVIIe et XVIIIe siècles, correspond à 1 fr. 60 de cette période où le pouvoir d’achat de l’argent, qui oscilla entre trois et deux fois le nôtre, fut en moyenne deux fois et demie plus grand qu’en 1913. Et cet 1 fr. 60 représente, en poids de monnaie, 1 livre ; parce que la livre tournois, qui valait 2 fr. 57 en 1600, 1 fr. 48 en 1700 et 0 fr. 95 en 1789, peut être estimée en moyenne, pour ces 190 années, à 1 fr. 60 en poids d’argent. De même, pour le mouton sur pied, 18 francs de 1913 signifient, en pouvoir d’achat, 7 fr. 30 des XVIIe et XVIIIe siècles ; lesquels représentent 4 livres 11 sous. Le lecteur trouvera à la page 320 de notre livre, Le Nivellement des jouissances (Flammarion), un tableau des variations de la livre tournois, de 1200 à 1790, en poids et en pouvoir.
  2. Voyez, dans mon Nivellement des jouissances, le chapitre des Domestiques, p. 246,