Le Budget des beaux-arts et la question musicale

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Le Budget des beaux-arts et la question musicale
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 691-706).
LE
BUDGET DES BEAUX-ARTS
ET
LA QUESTION MUSICALE

L'OPERA-COMIQUE. — LE THEÂTRE-LYRIQUE.

« L’arbre de la théorie est de teinte grise, mais l’art porte des fruits d’or. » Cet axiome d’un grand penseur serait fort de saison parmi nous. Que de discussions à propos de tout en général, et en particulier au sujet de la liberté des théâtres ! que de thèses plus ou moins heureuses, de grisailles, et pendant ce temps l’arbre magnifique s’épanouit plein de soleil, de concerts, de symphonies et tend ses rameaux d’or vers le ciel sans être atteint aucunement des mille petits bruits qui grincent en bas sous forme d’opérette ou de cafés-chantans. Curieuse chose en effet et bien caractéristique de la période de préparation où nous sommes, ces deux courans si divers qui se partagent le public ! C’est juste au moment où la vulgarité, le trivial, semblent tout déborder que le grand art, le plus grand art assoit son règne, et ceux-là qui tonnent le plus contre l’opérette et ses méfaits, dont ils rendraient volontiers responsable la liberté des théâtres, ont l’air de ne pas se douter des progrès énormes accomplis en sens contraire depuis vingt ans. Qu’est-ce que l’agacement de voir réussir telle drôlerie du répertoire des Folies-Dramatiques ou de la Renaissance, quand on le compare au fier et consolant spectacle que nous donnent chaque dimanche toutes ces salles de concert où le public en masse vient rendre hommage à des beautés que nous étions, il y a si peu de temps, huit ou neuf cents à peine à proclamer dans le désert ? D’ailleurs ce qui est une fois donné ne se reprend plus, et, s’il est un endroit sur terre où la liberté soit à sa place, c’est dans ce domaine des beaux-arts où rien ne se fait que par émulation. Laissons pour un instant l’officiel intervenir dans ces questions de symphonie ; supposons, — comme cela n’eût pas manqué de se passer sous l’ancien régime, — que le Conservatoire, à titre d’institution d’état, ait joui du privilège exclusif d’organiser des concerts, et nous voilà du coup retardés d’un demi-siècle, et cette diffusion du beau qui nous ravit tant n’aura pas lieu. Une lettre de M. Pasdeloup adressée au ministre des beaux-arts racontait naguère au prix de quels efforts les concerts populaires s’étaient fondés. Onze ans de luttes obstinées et des sacrifices d’argent considérables, presque une fortune, il n’en avait pas fallu moins ; et l’on se demande ce qui serait advenu d’une si laborieuse initiative, si des difficultés de privilège à obtenir avaient pu s’interposer : organisez, réglez, canalisez, mais n’entravez jamais le flot de vie. Aujourd’hui le Conservatoire, qui jadis suffisait aux besoins du public, voit s’élever de tous côtés des succursales florissantes, sans compter que bien d’autres n’attendent que l’occasion de prendre place à leur tour. Est-ce à dire que toutes vont prospérer également et au même titre ? Non certes ; il y en aura pour tous les dieux et pour tous les saints ; il pourra se faire aussi que plus d’une de ces chapelles, après avoir sonné l’office un certain nombre de dimanches, en soit réduite à fermer ses portes, n’arrivant point à subvenir aux frais du culte. Faudra-t-il pour cela recourir à la chambre, aux ministres, les adjurer de supprimer la liberté des concerts ? A Dieu ne plaise ! Libre à qui veut de se ruiner et même de s’enrichir pour la plus grande gloire de Mozart et de Beethoven, de Schumann et de Berlioz, et pour l’alimentation intellectuelle du grand public, que ces concerts façonnent et moralisent ; quant aux cafés-chantans, le mal qui pourrait en résulter ne sera jamais en proportion de l’immense bien produit par cette divulgation, que l’état vient de récompenser en accordant une donation de 25,000 francs au fondateur des concerts populaires.

Un moment pourtant, nous devons le reconnaître, la musique parut sombrer, alors qu’on vit, vers la fin de l’empire, s’étendre partout comme une lèpre cet art de décadence qui tint Paris entier sous le charme de la Belle Hélène, de Barbe-Bleue et de tant d’autres élucubrations où tout ce qu’on vénère et qu’on admire, l’épopée, l’histoire, la légende, tout idéal et tout bon sens étaient livrés à la moquerie d’une foule idiote qui s’esclaffait de rire quand, la virtuose à la mode lui débitait « le sabre de mon père, » un refrain assurément fort honnête et bien de circonstance à la veille d’une guerre avec l’Allemagne. On connaît la nouvelle de Boccace : un juif avait un ami qu’il voulait convertir ; celui-ci de guerre lasse consent à se rendre à Rome, et, quelques années après, il en revient baptisé. « Est-ce bien possible ? » s’écrie alors l’ami dans l’étonnement de sa joie. Et le converti de lui répondre : « Mon Dieu, oui ! Lorsque j’ai vu qu’en dépit de tout ce qui se passe à Rome et du train scandaleux qu’on y mène, la religion chrétienne maintenait son règne, j’ai pensé qu’il fallait pour cela qu’elle fût la vraie. » Autant nous en pensons de la musique, dont tous ces sacrilèges n’ont servi qu’à démontrer l’intensité de vie. La musique tombée à l’état de charge d’atelier, tous les grotesques de Dantan sur le théâtre et dans l’orchestre I On eut alors ce joli spectacle. Cela ne s’était encore jamais vu, la musique prenant plaisir à sa propre dégradation, se vilipendant elle-même et cherchant le burlesque jusque dans des combinaisons de sons qui d’ailleurs ne régalaient que les imbéciles ; car, s’il existe un art invinciblement rebelle à la caricature, c’est celui-là. Il fallait entendre Rossini s’expliquer sur un tel sujet. Lui si tolérant, si débonnaire, cette perpétuelle dérision l’exaspérait, il comprenait l’opéra-bouffe de Pergolèse, de Cimarosa, de Païsiello, genre excellent d’où sont sortis la Serva padrona, le Matrimonio segretto, épanouissement du cœur et de l’esprit auquel il devait lui-même le plus étince-lant de ses chefs-d’œuvre, le Barbier ; mais ce mardi gras interminable, cette bambochade à froid, cette foire aux travestissemens où les violons se déguisent en clarinettes, où les bassons circulent avec des faux nez qui les font ressembler aux apothicaires de Pourceaugnac, ce frivole, ce dissolu, ce licencieux, incarnation musicale de la vie parisienne sous l’empire, tout cela l’attristait sincèrement ; il y voyait la fin du monde. Et cependant le monde ni la musique n’ont péri. La mascarade s’en est allée où vont les neiges du ruisseau, ses oripeaux vendus à l’encan n’ont rien produit, et, lorsqu’il arrive à quelqu’un de ces ménétriers attardés d’essayer à nouveau de la ritournelle, la foule passe et n’y prend garde. Cet art-là est mort, et bien mort ; vous en convenez, n’est-ce pas ? Convenez donc aussi que l’état n’avait point à se mêler de ses affaires, et que pas n’est besoin de révoquer l’édit.de Nantes pour tuer ce qui n’a dû sa raison d’être qu’à des écarts de goût temporaires.

L’opérette actuellement ayant cours est une chose à part, et qui ne se rattache aucunement au genre pernicieux dont je viens de parler ; la Fille de Mme Angot et le Petit Duc procèdent directement de l’ancien opéra-comique. On peut approuver ou critiquer ces rhythmes, discuter la valeur de ces mélodies plus ou moins banales, mais encore doit-on reconnaître que nous sommes désormais hors des états du roi Carotte et loin du pays des calembredaines et des calembours symphoniques. Cette musique est ce qu’elle veut ou ce qu’elle peut ; elle a du moins le mérite de ne point se moquer des gens ; c’est de l’Adolphe Adam, et souvent du meilleur, adapté fort habilement à la mode du jour ; et si pour la verte allure, la rondeur du couplet et l’entrain populaire, la Fille de Mme Angot vous reporte au Postillon de Lonjumeau, il y a dans le Petit Duc des sentimentalités, des délicatesses et des grâces savantes qui vous font penser à Giralda. Tout ceci n’est déjà plus de la décadence, cette période est franchie ; loin de s’abaisser, les niveaux s’exhaussent ; ce qui jadis suffisait ne suffit plus et va chercher sa vie sur les scènes secondaires.

Je me souviens qu’au sortir de la répétition générale de l’Étoile du Nord, quelqu’un s’écriait : « Cette musique-là va faire éclater la salle. » Ce mot, disait vrai, la salle d’autrefois s’en est allée en pièces ; pour en retrouver le modèle et le petit répertoire, il nous faut désormais courir aux Folies-Dramatiques, à la Renaissance. Cette évolution vers un élargissement de la forme que rendait nécessaire le progrès des temps ne s’est depuis plus démentie ; d’autres que Meyerbeer, bien qu’à mérite inégal, l’ont poursuivie, et les partitions de Roméo et Juliette, de Cinq-Mars, celle de Carmen surtout, sont là pour témoigner de la continuité de tendance. Il est même à prévoir, — le mouvement actuel étant donné, — que bientôt les anciens maîtres du logis en seront réduits à ne plus s’exhiber que dans les matinées. Cette idée me venait l’autre soir en entendant à l’Opéra-Comique tous ces motifs exquis des Diamans de la couronne, ces jolis riens délicieusement vocalises par une débutante, Mlle Vauchelet, très douée, très musicienne, et qui, malgré son inexpérience du théâtre, ne trouverait que sympathie et paroles encourageantes, s’il ne se menait tant de bruit autour d’elle. Mais que ces rhythmes dansans ont bonne grâce, que d’esprit dans cette perpétuelle conversation des voix et de l’orchestre où le trivial jamais ne se montre, mélodie qui se brise en poussières chatoyantes, libellule glissant sur le lac qui miroite ! Donnez à quelque habile du moment une de ces abeilles de l’Hymete, et vous verrez comme il s’empressera de l’étouffer sous la triple ouate de son instrumentation. Fantaisie et caprice, faut-il donc vous proscrire du monde de la musique, tandis que l’art des arts, la poésie, vous tient en si bel honneur ? Rien ne ressemble à cette aimable digression d’Auber, à cet ondoyant, à ce trouvé, comme certaines échappées lunatiques de Musset dans ses comédies en prose ; et pourtant comparez : Musset, jusqu’ici du moins, n’a pas vieilli, tandis que ce divin pastel d’Auber, même pour ceux qui l’ont goûté le plus, déjà se fane. Serait-ce que l’atmosphère du Théâtre-Français posséderait le privilège de mieux conserver ses morts ? Je le croirais presque ; en effet, cette juxtaposition incessante avec les chefs-d’œuvre du passé communique aux ouvrages d’origine plus récente une sorte de consécration relative, et peu à peu les fait entrer dans la postérité sans qu’on s’en aperçoive. L’Opéra-Comique, cet avantage n’existe pas, le vif saisit à l’instant le mort et le détrône, et puis force est toujours d’en revenir à cette vérité, que la musique dépend de la mode ; plus que tous les autres arts, et, à ce titre, ne saurait réussir qu’un moment. Une forme, une veine, une seule note, une fois trouvée se copie et se répète ensuite à satiété, jusqu’à ce qu’une autre ait succédé qu’on épuise à son tour. Ce que disait Sainte-Beuve de la poésie peut se reprendre au sujet de la musique : « Une voie neuve à peine ouverte et indiquée, si étroite qu’elle soit, appelle aussitôt le troupeau des imitateurs qui foule et ravage ce qui n’était d’abord qu’un vert sentier, ce n’est bientôt plus qu’une route poudreuse ; le Lac de Lamartine a eu ses cascades à l’infini et formé quantité de petits lacs au-dessous avec des couples d’amans soupirant leurs barcarolles. »

L’extraordinaire propagande symphonique de ces derniers temps jointe à l’influence des théories wagnériennes a produit la crise où se débat aujourd’hui l’Opéra-Comique. L’ancien répertoire tend à disparaître et le nouveau tarde à se former. « Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » Je vois partout des musiciens qui guerroient et des orchestres qui flamboient. On s’agite, on se querelle, on perd à discuter sur la mélodie continue et les grands principe » de l’art moderne les heures qu’il serait mieux d’employer à créer cet art. Beaucoup de livres, de brochures, d’articles de journaux, mais de chefs-d’œuvre point ; d’un côté, c’est le vieil esprit français qui tient à vivre et déserte la maison-mère pour aller se giter dans des taupinières ; de l’autre, vous avez des normaliens, imperturbablement sûrs de leur fait, qui se préparent à nous donner l’opéra-comique de l’avenir en écrivant chez Pasdeloup et chez Colonne des suites d’orchestre et des oratorios mythologiques ou néo-chrétiens : Narcisse ou la Vierge Marie, ad libitum. Il était naturel qu’en présence d’une situation pareille l’état jugeât son intervention nécessaire. La complète déroute de l’administration précédente, les débuts jusqu’ici peu brillans du directeur actuel, appelaient une démonstration, et la chambre a voulu que cet acte fût tout sympathique :

J’ai demandé par où faut-il que je commence,
Et tu m’as répondu, sire, par la clémence.


Une augmentation de 120,000 francs dans la subvention est assurément plus que de la clémence, et nous n’avons encore rien dit ni des 120,000 francs de joyeux avènement qui portent à un total de 360,000 francs les subsides à percevoir pour cette année, ni des deux mois de fermeture du théâtre pendant l’été, faveur inouïe et qui équivaut à une nouvelle subvention de 150,000 francs au moins. Que serait-ce si nous interrogions le cahier des charges au chapitre du Cautionnement[1] et de ce fameux matériel de 250,000 francs qui devaient être payés comptant et pour le rachat duquel un délai de sept ans est accordé par grâce unique et spéciale ! Ceci ne s’appelle pas simplement de la bienveillance ; tant de largesse et de magnificence obligent, et le directeur se montrerait au-dessous de sa tâche, au-dessous de ce que l’état et l’opinion attendent de lui, si, pour répondre à l’excès de générosité dont on l’accable, il n’inventait d’autre moyen que de remettre à la scène la Psyché de M. Thomas, une vieillerie tombée il y a vingt ans et qu’on galvaniserait pour la circonstance à grands frais de décors, de costumes et de chanteurs nouveaux ; et, puisque nous parlons des libéralités de la chambre, venons-en tout de suite à ces 200,000 francs destinés au Théâtre-Lyrique et maintenus au budget, Quoique le théâtre n’existe plus, « pour être mis à la disposition du ministre pour encourager les compositeurs nouveaux. » Ainsi s’exprime le rapporteur de la commission. L’intention en soi n’a rien que d’excellent ; le difficile est d’arriver à la mettre en pratique.

Les grandes périodes viennent un peu comme le beau temps, sans pouvoir jamais être organisées d’avance ni précisées. L’art véritable, l’art sacré, ne procède que de l’amour du beau, de cette aspiration qui nous porte à chercher à reproduire dans l’infiniment petit de notre œuvre humaine cette splendeur, cette harmonie, qui éclatent dans la création ; encourager les lettres et les arts, susciter des hommes de génie, noble tâche, mais bien chimérique et que tout gouvernement doit poursuivre, même alors qu’il n’a point d’illusion à se faire sur le résultat. Ces quelques milliers de francs qu’on donne à distribuer à une académie, à un ministre, y peuvent-ils, hélas ! quelque chose ? L’artiste convaincu, appelé, n’a point de ces préoccupations de lauréat, il crée pour l’amour de Dieu, comme on disait jadis ; Sébastien Bach avait pour cachet et signature trois lettres mystiques qui se retrouvent au frontispice et à chaque page de ses manuscrits : S. D. G., soli Deo gloria ! Mais où m’égaré-je à parler de Sébastien Bach, un bonhomme qui portait perruque ; rentrons vite dans la discussion et le train du jour. Voilà donc une somme de 200,000 francs accordée au ministre. J’admets qu’il existe quelque part un de ces chefs-d’œuvre dont l’apparition est un coup d’éclat, mieux encore un de ces coups de tonnerre qui changent l’atmosphère musicale d’un siècle ; si par impossible ce chef-d’œuvre existe, est-ce à le découvrir dans l’ombre où il se cache, à le traîner vers la lumière du théâtre de l’Opéra que ces fonds seront employés ? Pas le moins du monde, puisque nous entendons déjà qu’il est question de s’adresser à M. Saint-Saëns, à M. Lalo, deux hommes sur le compte desquels nous n’avons plus à être informés et qui, au théâtre comme dans les concerts, ont depuis longtemps donné leur mesure. Nous connaissons tous M. Saint-Saëns, par ses nombreuses symphonies, et par des opéras dont il a toujours été parlé beaucoup plus avant qu’après la représentation. Quant à M. Lalo, ses talens dans l’instrumentation ne sont un secret pour personne et sa renommée d’auteur dramatique n’aurait guère à profiter d’une mise en scène quelconque de sa partition de Fiesque, exécutée autrefois à Bruxelles.

J’avoue qu’à la place du ministre l’emploi de ces 200,000 francs me rendrait rêveur ; et plus M. Bardoux se connaît aux choses de l’art, s’y intéresse et prend à cœur de les voir prospérer, plus la responsabilité doit lui sembler incommode. On avait d’abord pensé à des auditions dans la petite salle du Conservatoire ; restait à s’entendre sur le choix des ouvrages, et là, je le répète, se dressait la difficulté. Les talens nouveaux ne sont point d’une si facile découverte, et lorsque de la théorie vous passez à la pratique, vous vous trouvez en présence d’inconnus tels que ceux que je viens de nommer, c’est-à-dire de gens qui, comme M. Saint-Saëns et M. Lalo, sont depuis des années en rapport avec le public et que tous les encouragemens de la terre ne feront pas sortir du rang honnête où l’opinion les a classés. D’ailleurs, quel résultat sérieux attendre de pareils essais tentés à la diable sur un théâtre d’occasion et la plupart du temps destinés à n’avoir pas de lendemain !

Trois mois entiers ensemble nous passâmes,
Lûmes beaucoup et rien n’imaginâmes.


Vous verrez qu’il en sera de même en cette affaire ; on discourra beaucoup, on rédigera de nombreux rapports, on nommera quelques commissions pour n’en pas perdre l’habitude ; puis, toute cette éloquence et tout ce bon vouloir ne produisant rien, les 200,000 francs, las de voyager ainsi à l’aventure, se décideront à reprendre le chemin d’un théâtre lyrique qui se fondera tout exprès pour les recevoir à demeure[2].

Le Théâtre-Lyrique ! encore une admirable matière à mettre non pas en vers latins, mais en prose française bien ronflante et bien creuse dont les amateurs de lieux communs ne manqueront pas de se délecter. Le vieux prince de Metternich, causant de son métier d’homme d’état, nous disait un soir à Bruxelles : « Il en est de la constitution d’un pays comme de celle d’un individu : l’une et l’autre valent par ce qu’elles durent, et, si j’ai quatre-vingt-six ans, vous en devez naturellement conclure qu’il fallait que ma constitution fut bonne. » Retournez l’argument en l’appliquant au Théâtre-Lyrique, et tout de suite il devient topique. Jamais ce théâtre, sous aucune administration, n’a pu prolonger son existence. Vous l’installez à grands frais, il jette un éclair ou deux, puis s’éclipse, languit et meurt. C’est prévu, réglé, et la banqueroute finale est ici non moins de rigueur que dans une féerie les soleils tournans et les feux pyrrhiques. À quoi tient ce dénoûment inévitable ? Tout le monde va le comprendre. Le Théâtre-Lyrique est un grand opéra jouant tous les soirs et qui, sans abonnés, par le seul produit de ses recettes, auxquelles l’état ajoute une subvention relativement médiocre, doit faire face, non point seulement à d’énormes dépenses de mise en scène, mais encore à l’entretien d’une double troupe de chanteurs, son programme étant d’exploiter les deux genres et de représenter le Bijou perdu, ou la Fanchonnette au lendemain de la Flûte enchantée ou d’Oberon. L’Opéra, qui touche une subvention de 800,000 francs, qui possède une salle, un répertoire, dont l’influence sur le public sont hors de cause, une troupe d’ensemble dont l’équivalent ne se trouve nulle part en Europe, l’Opéra, qui en définitive est l’Opéra, peut ne jouer que trois fois par semaine. Ses lendemains, à lui, sont des relâches, tandis qu’au Théâtre-Lyrique, un grand ouvrage ne pouvant se donner tous les jours, il s’ensuit que, pendant que la grande troupe se repose, le spectacle a lieu devant les banquettes. Il faudrait, pour conjurer le mauvais sort, pouvoir tenir en même temps deux succès, deux ouvrages à recettes alternant à tour de rôle sur l’affiche, rencontre invraisemblable qui ne s’est guère offerte qu’une fois par l’heureuse conjonction de la Reine Topaze et d’Oberon. Ce fut l’âge d’or, mais l’âge d’or appartient à la fable, et spéculer sur son retour est aventureux.

Beaucoup néanmoins l’ont essayé et s’y sont ruinés. Chateaubriand aimait à flétrir de son sarcasme le plus amer ce qu’il appelait « cette manie d’être que nous avons tous. » Le Théâtre-Lyrique semble avoir la manie contraire : à peine vous l’avez remis à flot, que sa manie le reprend de ne pas être et qu’il sombre un beau matin, entraînant dans son désastre tout l’équipage. La commission du budget a vu les choses telles qu’elles sont, et se sera dit dans son bon sens pratique : « Voilà un théâtre mort ; c’est la cinquième ou sixième fois que cela lui arrive, donc il y tient, et, puisque c’est sa vocation, respectons-la et rayons le Théâtre-Lyrique de nos papiers. » C’était compter sans les faiseurs de thèses, qui tout de suite ont empli l’air de leurs gémissemens et promené leurs meetings dans les ministères. Que le Théâtre-Lyrique ait rendu des services, nous l’admettons volontiers, bien qu’il nous soit quelque peu difficile d’attribuer à cette seule et unique institution tous les avantages dont il paraît que nous jouissons. Ainsi pour les générations actuelles, les chefs-d’œuvre de Mozart et de Weber resteraient, sans lui, lettre morte. Peut-être est-ce trop oublier que, depuis trente ans, Don Juan figure avec honneur au répertoire de l’Opéra et que ni le Freischütz ni Euryanthe n’avaient attendu si tard pour se produire. Il est vrai qu’on nous parle aussi de cent quatre-vingt-deux ouvrages de compositeurs nouveaux représentés par ce théâtre jusqu’en 1870 et « formant un total de quatre cent cinq actes. » Mais de tout cela que subsiste-t-il à cette heure ? Voilà ce qu’il faudrait nous dire pour rester dans la question d’art, laquelle ne devient une question de chiffres que lorsqu’il s’agit d’enregistrer, les recettes, et nous savons tous qu’en fait de recettes, ce n’est pas le moment d’en parler. Le dernier directeur, celui dont le nom est encore dans toutes les bouches, ne nous occupait également que des prouesses de son activité. Chaque matin, les journaux annonçaient qu’il avait la veille reçu au moins cinq actes, et le public, intrigué par les proportions de cette liste incessamment accrue où les simples amateurs accouraient s’inscrire près des maîtres, les hauts barons de la finance et les fils des croisés près des humbles prix de Rome, le public éprouvait je ne sais quelle épouvante sacrée assez semblable à l’émotion de ce passant à qui Viennet confiait qu’il venait d’écrire un poème épique de trente mille vers et qui lui répondait : « Mais alors, cher maître, il vous faudra quinze mille hommes pour le lire. » Quinze ans à peine auraient suffi pour tenir les étonnantes promesses de ce programme, et cependant le flot des pièces reçues montait toujours ; plus se vidait la caisse, plus les cartons se remplissaient, lorsque sur ces entrefaites l’horrible débâcle est arrivée. A voir cette cohue exaspérée et tout ce pauvre monde réclamer, qui son argent, qui ses manuscrits, on se serait cru reporté aux jours historiques de la rue Quincampoix. Eh bien, je le demande, veut-on que dans un temps donné pareil désastre se renouvelle ? Remarquez que le directeur dont je parle n’est pas le seul ; avant lui bien d’autres avaient succombé à la tâche, et, puisque nous y sommes, rien ne nous empêche d’aborder aussi leur martyrologe. Vingt lignes de faits bien nets et bien précis valent mieux ici que toutes les harangues.

C’est en 1845 qu’Adolphe Adam fonda le Théâtre-Lyrique. Mécontent du public de l’Opéra-Comique, qui semblait moins goûter ses ouvrages, aigri contre le directeur, qui naturellement les jouait moins, l’auteur du Postillon de Lonjumeau et de Giralda prend le parti de s’exploiter lui-même, admirable calcul pour n’avoir jamais plus de pièces refusées, mais en général assez mauvais moyen de s’enrichir. L’exemple ne le démontra que trop tôt. Il est vrai que la révolution de février vint brutalement se jeter à la traverse ; l’émeute eut bon marché de l’entreprise, et en un rien de temps tout fut perdu fors l’honneur. Car ce brave homme de musicien engagea du coup son avenir, n’évitant un sinistre que par les plus douloureux sacrifices de fortune et des efforts de travail auxquels il devait succomber. Après lui, on eut tour à tour les deux Séveste, Edmond d’abord, puis Jules, administration laborieuse, mais qui du moins se déroula sans encombre et parmi des jours difficiles compta même plus d’un succès : la Promise de Clapisson, le Si j’étais roi ! d’Adolphe Adam, et surtout son Bijou perdu, dont Mme Cabel, arrivant de province et dans toute la fleur de sa jeunesse et de son trille, assura le sort ; si bien que lorsque mourut M. Jules Séveste, il y avait un bénéfice d’environ 70,000 francs, le fait mérite d’être constaté, et je ne pense pas qu’il se soit depuis souvent représenté. Cependant M. Émile Perrin, qui dirigeait alors l’Opéra-Comique, saisit en main le double jeu, et sa présence s’affirma tout d’abord par d’intéressantes reprises ; l’exposition de 1855 ayant ensuite porté ses fruits, et le calme plat succédant aux brises favorables, l’habile pilote s’empressa de renoncer au cabotage et très sagement revint s’enfermer dans son ancien port de l’Opéra-Comique. L’équipage, resté sans capitaine, tomba aux mains d’un certain Pellegrin, qui, battu de l’orage, n’eut même pas la chance de profiter d’une embellie. En effet, après avoir engagé Mme Carvalho pour jouer la Fanchonnette, ce M. Pellegrin dut quitter la mer pour s’en retourner non point à la place Favart, mais à Carpentras, les circonstances ne lui permettant pas d’attendre jusqu’à la représentation de la pièce destinée à sauver sa fortune et dont un autre allait tirer si grand profit : sic vos non vobis. Ce bénéficiaire s’appelait M. Carvalho.

Rien ne réussit comme le succès ; il y eut à ce moment une série incomparable : la Fanchonnette, les Dragons de Villars, la Reine Topaze, Oberon, une pluie d’or sur ce théâtre ! M. Carvalho n’est pas un de ces directeurs qui, lorsque la veine se déclare, se contentent d’en user modérément, il la pousse à l’excès, l’irrite, la talonne jusqu’à faire qu’elle se retourne à la fin contre lui et le démonte. Enivré, affolé par le succès, il rêva de spectacles inouïs, d’exécutions à confondre le grand Opéra, se dit comme le fameux surintendant : quo non ascendam. Notre Académie de musique, le Théâtre-Italien, ont besoin d’une leçon, il la leur donnera coûte que coûte, et pour monter les Noces de Figaro il engage Mlle Duprez, Mme Ugalde, triple sa dépense. Le succès sans doute ne se dément pas, mais la perte commence, car le voilà qui sème des louis pour récolter des pistoles. La mise en scène de Faust rentre dans cet ordre de spéculation. Les frais grossissent toujours, dépassant la recette ; les mauvais jours arrivent ; la faillite réclame une proie, on lui jette M. Réty, secrétaire-général du théâtre, qui disparaît dans le gouffre et dont aucun débris n’a surnagé. Cette fois le Théâtre-Lyrique déménage ; du boulevard du Temple, il transporte ses pénates à la place du Châtelet, où M. Carvalho reprend les dés, joue sa deuxième partie et la perd. D’ordinaire, quand on parle de M. Carvalho, c’est toujours sa première campagne qu’on met en avant, l’autre, la mauvaise, la néfaste, est prudemment reléguée dans l’ombre, car, si l’une s’appelle la victoire, celle-là s’appelle la défaite, et pis encore la catastrophe. Ni les brillans débuts de Mlle Nilsson, ni la Flûte enchantée, ni Mireille, n’eurent le pouvoir de conjurer l’inévitable. Il fallut, en dépit d’une lutte désespérée, céder à l’impulsion donnée, succomber, et le théâtre ferma ses portes sur un déficit de douze cent mille francs.

Chacun sait comment la salle du Châtelet fut incendiée par la commune et comment il advint que le phénix renaquit de ses cendres à la Gaîté, pays de féerie et de mélodrame. On s’était ruiné en expériences de tout genre, on avait joué pêle-mêle : Jeanne d’Arc, Orphée aux Enfers, la Haine, Geneviève de Brabant ; tout avait réussi outre mesure, on ne comptait que des succès hyperboliques, et, selon l’usage, il se trouvait que, la dépense n’étant jamais en proportion de là recette, on perdait en réalisant le maximum. Organiser à nouveau le Théâtre-Lyrique parut alors un coup de maître, et le ministre nomma directeur M. Vizentini, lequel employa les deux cent mille francs de sa subvention à continuer l’ancien système, c’est-à-dire à marcher tout doucement vers l’abîme par des chemins tout pavoisés d’arcs de triomphe. Nous touchons au grand et très grand succès de Paul et Virginie, et, voyez l’aventure, ce succès même allait tourner à perte. On n’imagine point de pareils frais ; des sujets presque tous engagés spécialement pour la circonstance : Mlle Ritter, Mme Engalli, M. Capoul. En outre, avec Paul et Virginie, pas de lendemain, les bénéfices, le plein, le trop plein de la veille servant à peine à réparer l’irréparable vide du jour suivant ; de plus quelques essais malheureux, des ouvrages représentés dix ou douze fois devant des recettes insignifiantes, et dont la mise en scène coûtait fort cher[3]. Bref la situation devenait impossible ; malgré les subsides extraordinaires que les ministres ne cessaient d’accorder, malgré les allocations prises sur les bénéfices de l’Opéra, les artistes, les musiciens, les choristes n’étaient point payés. Ces allocations, ces subsides, ont peut-être absorbé quatre cent mille francs ; si, conformément au cahier des charges, l’administration supérieure eût envoyé au directeur un inspecteur des finances, on aurait constaté que depuis un an la position était insoutenable. — « Quel est votre acte de société, quels sont les fonds dont vous disposez pour parer aux éventualités ? voyons vos livres. » Ainsi parle, ainsi doit parler l’état ; et, si l’enquête ne le satisfait pas, s’il découvre des irrégularités, des tripotages : trafics avec les marchands de billets, escomptes onéreux de succès non encore réalisés, en un mot tous ces expédiens au moyen desquels un théâtre aux abois s’ingénie à différer la catastrophe imminente, le devoir est de couper court et de renvoyer le directeur. Faites que cette mesure eût été prise peu de mois après l’entrée en fonctions de M. Vizentini, que de maux conjurés, que d’argent épargné, un vrai trésor qui présentement servirait à constituer un Théâtre-Lyrique plus sortable ! Envoyer un simple inspecteur des finances à tel ou tel directeur qu’on soupçonne être dans l’embarras, il semblerait que ce soit là un moyen bien simple ; le malheur est qu’on ne s’avise jamais de tout et même que, lorsqu’il s’agit d’y regarder de près et d’y voir clair dans les affaires de théâtre, on ne s’avise jamais de rien.

« Depuis qu’on a fait l’essai du Théâtre-Lyrique, dit le rapporteur de la commission du budget, l’expérience a été assez concluante pour qu’il n’y ait plus lieu de renouveler cet essai. » L’arrêt n’est que juste, et la chambre a sagement avisé en interrompant cette folle et pernicieuse martingale que d’autres joueurs n’eussent pas manqué de continuer. Susciter les talens, leur faciliter la carrière, éclaircir ce labyrinthe sans issue où se sont fourvoyés tant d’infortunés lauréats du prix de Rome, est un de ces vœux qui ne trouvent pas de contradicteurs, et les deux cent mille francs si libéralement confiés à l’initiative du ministre au moment même où le théâtre était mis en interdit témoignent en ce sens des excellentes intentions de la chambre. Tout le monde convient qu’il y a quelque chose à faire ; le difficile est de préciser la question et de fonder une entreprise qui dure. Nous savons et nous savons trop comment meurt le Théâtre-Lyrique ; tâchons maintenant de nous rendre compte des moyens qu’on pourrait bien employer pour le faire vivre. Une seule cause, l’énormité des frais, a produit et devait fatalement produire la ruine des diverses exploitations qui se sont succédé ; le dernier directeur a péri par où jadis avait péri M. Carvalho, dont une catastrophe non moins mémorable que celle que nous venons d’avoir sous les yeux couronna le règne, réputé pourtant si fameux. C’est que la plupart se sont trompés sur les conditions du genre ; presque tous ont visé trop haut, n’ayant en perspective que la question d’art et s’obstinant à vouloir faire du Théâtre-Lyrique l’antichambre du grand Opéra. Nous avons dit ce qui s’était passé à propos de la mise en scène des Noces de Figaro, — frais extraordinaires, mise en scène vocale admirable, obtenue à des prix excessifs et sans rapport avec l’équilibre financier du théâtre, — et nous avons vu le fait se représenter à l’occasion de Paul et Virginie avec des circonstances administratives encore plus graves ; car cette fois le directeur avait imaginé d’augmenter les prix aux jours de l’ouvrage à succès et de les réduire pour les lendemains, vraie mesure d’effarement, suprême effort d’un homme qui se noie ; c’était avertir le public et mettre sur l’affiche : « Demain spectacle à bon marché, seconde catégorie, ne venez pas. »

Qu’importe que la salle regorge de monde et que la recette s’élève au maximum, si le chiffre reste au-dessous de la dépense. L’histoire du Théâtre-Lyrique a cela de particulier qu’elle ne cesse de nous montrer une administration s’effondrant au plein de ses triomphes et quand il n’est bruit partout, dans les journaux et le public, que des succès remportés et des recettes encaissées. Il succombe dans sa gloire sans que la foule se l’explique et en quelque sorte sans en avoir le droit, un peu comme ce malade dont Broussais disait : « Cet homme-là est mort guéri ! » Que la masse du public ignore ces dessous, rien de plus simple ; mais ce que nous ne comprenons point, c’est qu’un ministre, qui somme toute a charge d’âmes, soit si mal renseigné et qu’on puisse de la sorte laisser se préparer des désastres qu’un simple contrôleur des finances, intervenant au moment psychologique, arrêterait net dans leur cours. Nous vivons dans un temps où plus que jamais l’autorité supérieure doit être informée, et si les bureaux du ministère des Beaux-Arts sont trop près des coulisses pour savoir toujours au juste de quoi il retourne, le ministre souvent en est trop loin. Il y a là une question d’optique digne d’intéresser les esprits curieux et qui nécessairement tôt ou tard sera réglée.

J’ai dit la surveillance qui s’imposait à l’état, un moyen s’offrirait de rendre ce contrôle moins ingrat : ce serait d’assurer d’avance à l’entreprise des conditions viables et d’exiger du premier directeur qu’on nommera un programme beaucoup plus modeste. Assez de pièces à spectacle, de ces machines à fracas dévorant tous profits, assez de tout cet encombrant et dispendieux appareil dont le moindre inconvénient est en outre de fausser le naturel des jeunes talens et de les pousser de prime abord vers la rhétorique et la paraphrase instrumentale. Chacun dès le berceau veut faire grand ; le difficile, depuis Wagner et ses doctrines, est très bien porté, on s’en pique, et tel qui serait incapable d’orchestrer à lui seul une ouverture d’opéra-comique va prêcher la nécessité d’élargir la forme, comme s’il n’y avait pas vingt fois plus de science musicale proprement dite dans cette petite ouverture des Diamans de la couronne que dans ces œuvres d’ambition, de prétention et de déclamation guindées, loquaces et tenaces où la jeunesse et le sentiment vrai ne s’accusent nulle part. Ce que je reproche surtout à cette institution du Théâtre-Lyrique telle qu’on l’a comprise et pratiquée jusqu’ici, c’est de n’avoir pas abondé davantage dans un genre moyen plus conforme au plan que l’on se proposerait, d’attirer à la lumière le mérite inconnu ; pour les grands ouvrages en cinq actes, il y a l’Opéra, doté de ressources incomparables et contre qui lutter n’est point possible ; ceux qui voudraient l’essayer encore feront bien de relire cette fable de La Fontaine que ni M. Carvalho ni M. Vizentini n’avaient assez méditée, sans quoi ce malheureux théâtre ne serait pas en ce moment à reconstituer. Une salle de proportions ordinaires, ni trop grande ni trop petite, pouvant faire de quatre à cinq mille francs de recettes, la-moyenne des frais généraux ne dépassant pas deux mille cinq cents francs, je me demande s’il ne conviendrait pas de s’en tenir à une combinaison de cette nature. On n’y jouerait ni la Walkyre, ni le Rheingold, ce qui serait certainement un grand malheur pour la musique de l’avenir, mais un malheur dont profiterait la musique du présent, vu que, les directeurs ayant perdu peu à peu l’habitude de se ruiner, les jeunes talens, désormais sûrs d’un lendemain, n’auraient plus à se mettre en peine que de leur inspiration. Plus de personnel spécial en dehors de la troupe ; tout auteur qui réclamerait M. Capoul, Mlle Nilsson ou la Patti, serait rejeté ipse facto, car il demeure entendu qu’on ne perdrait jamais de vue le statut fondamental, grâce auquel les auteurs nouveaux, les jeunes, auront seuls droit de cité. Nul doute qu’un Théâtre-Lyrique ainsi aménagé n’eût des chances de durée, surtout s’il admettait dans son répertoire et des traductions et des représentations de chefs-d’œuvre classiques montés en manière d’intermède et qui feraient de cette scène sans appareil ni faste décoratif, mais absolument musicale, la succursale dramatique des concerts populaires. Si modéré que fût le cadre, le vrai talent y trouverait encore sinon à s’espacer, du moins à témoigner d’aptitudes qui se développeraient ensuite à l’Opéra. M. Gounod dans Faust, Bizet dans Carmen, ont donné leur mesure, et le genre que nous indiquons se prêterait très bien à des ouvrages conçus dans des proportions de pièces qui ne dépasseraient pas l’étendue de l’opéra italien. On irait de la sorte de la Fanchonnette et du Bijou perdu à Faust, aux Noces de Figaro et même jusqu’à Don Juan, dont certains amateurs spéciaux ne manqueraient pas de goûter la réduction en se disant et se répétant que rien n’est beau comme un chef-d’œuvre exécuté devant un paravent entre quatre chandelles, ce qui peut être vrai quand l’imagination fantastique d’un Hoffmann éclaire la salle et devient, dans les autres cas, une simple niaiserie.

« Avant de peindre des épaulettes, il faut savoir peindre des épaules, » disait jadis le vieux peintre David à son élève Horace Vernet ; avant de faire grand, il importe quelque peu de savoir son métier. Le tort du Théâtre-Lyrique fut d’encourager tout le monde sans discernement : on appelait à soi les illustres, les gens connus et ceux qui ne l’étaient pas du tout, on ouvrait les bras aux plus incapables ; costumes, décors, ballets, rien ne coûtait, on jouait la fortune du théâtre sur la première ébauche venue. Aussi quel universel cantique pour ce bienheureux directeur ; plus il s’ensablait, s’enfonçait, plus les cent voix de la Renommée le proclamaient l’administrateur habile et intelligent par excellence. Au théâtre, on n’est populaire qu’à la condition de recevoir tout : dès que je vois un directeur contenter tout le monde et son père, j’en conclus que cet homme-là est en train de se ruiner. En pareille circonstance, trop de bienveillance, d’entregent, certain besoin de plaire et de complaire peuvent compter pour des fléaux. Ni M. Perrin, ni M. Halanzier, ni M. Montigny ne seront jamais des directeurs populaires ; en revanche, ils font, comme on dit, feu qui dure, et les scènes qu’ils dirigent et gouvernent ne péricliteront pas entre leurs mains. Défions-nous des gens qui ne marchent qu’entourés d’une clientèle bruyante ; on les appelle vulgairement des directeurs artistes ; pourquoi ? Est-ce donc comprendre et servir l’art que d’en confondre la cause avec des intérêts de coterie qu’on ménage la plupart du temps sans conviction et parce qu’on n’a pas le courage de les affronter ?

La musique est à la mode ; nous en avons tant aujourd’hui que nous en avons trop, et beaucoup prétendent que cette douce puissance de l’harmonie ne tardera point, si cela continue, à réduire au désespoir le pauvre genre humain. Concerts de toute espèce et sous toutes les formes, au Conservatoire, chez Pasdeloup, chez Colonne, Cressonnois, etc., sans compter les sociétés de quatuor, les matinées et soirées instrumentales et vocales, les concerts en plein vent qui d’un jardin public à l’autre se répondent, et tout cela en dehors de l’Opéra, de l’Opéra-Comique, du Théâtre-Italien, tout cela indépendamment de dix ou quinze scènes subalternes, des cafés-concerts et d’innombrables établissemens forains où les cuivres sonnent leurs fanfares, où les cavatines d’opéra et les pas redoublés se succèdent sans interruption, où la trompette guerrière prend à certains momens un air sentimental et vous a des ritardando, des moriendo, des pâmoisons de cantatrice italienne ! Jour et nuit, alors même que nous ne nous en doutons pas, une atmosphère musicale nous enveloppe ; c’est un régiment qui passe, une sérénade qui grince, c’est l’orgue d’un ami qui, au moment où l’on se met à table, entonne l’ouverture de la Muette et ne vous lâche plus avant de vous avoir dégoisé tout son répertoire. Quelqu’un a dit que dans cet art divin des sons la base de la jouissance était le son ; encore faudrait-il tâcher qu’il fût juste. Quelle impression la musique produirait-elle sur nous si nous en entendions moins ? Question dont un sophiste de la décadence tirerait sans doute bon parti, mais qu’il devient impossible de traiter sérieusement dans une époque où grossit chaque jour le nombre de ceux qui vivent de cet art, « Il n’est ménétrier, disait Goethe, qui ne tienne à vous jouer de ses propres airs ; » des ménétriers, le temps qui court en produit par centaines, et le diable, c’est que tous ou presque tous ont du talent et veulent jouer ou faire jouer leurs airs. Il n’est clerc à cette heure qui ne possède sa dose de contrepoint et qui sur l’instrumentation n’en remontrât à Boieldieu. Or il convient que tout ce monde vive. Le duc de Lauraguais vous répondrait peut-être qu’il n’en voit pas la nécessité ; mais notre époque a d’autres mœurs et force est de s’y conformer. Il ne s’agit pas simplement d’être esthétique, il faut être, et, puisque la direction d’un théâtre est une spéculation, une industrie, tâchons d’y introduire le plus d’art possible, tout en nous gardant bien n’en vouloir trop mettre de peur de faire éclater la machine. Un théâtre lyrique est donc parmi nous en quelque sorte d’utilité publique. S’il fut un glorieux temps où l’art passait pour être une vocation où les seuls élus s’engageaient spontanément à leurs risques et périls, ce temps n’est plus le nôtre ; nous avons aujourd’hui des conservatoires, des écoles appelées à former des générations de musiciens, comme les lycées sont occupés à former des générations de poètes et de journalistes. Le métier suppose un peuple, l’art suppose un peuple, plus un homme. Mais je parle là de l’art pur, de l’art des Raphaël, des Sébastien Bach, des Mozart. Aujourd’hui l’art n’est plus ni si simple ni si pur, et en même temps qu’un homme il suppose un peuple, c’est-à-dire un métier qu’on pratique et dont on vit honnêtement. De là la nécessité d’institutions largement soutenues, où toute cette jeunesse effervescente, bourgeonnante, intolérante, pleine d’œuvres encore inégales et souvent dignes d’intérêt, pleine surtout de théories, vienne se déverser. A l’Opéra, la musique est là pour la musique ; nos mœurs exigent qu’il y ait un théâtre à Paris où la musique soit pour le musicien, et ce sera le Théâtre-Lyrique.


F. DE LAGENEVAIS.

  1. Le cautionnement de 80,000 francs exigé pour la subvention de 240,000, portée aujourd’hui au chiffre énorme de 360,000 francs, — ce cautionnement, par le fait, n’existe plus. On l’aurait donc supprimé d’un trait de plume, en dehors de tous les règlemens ? Et notez que cette somme de 80,000 francs, insaisissable, était là pour servir avant tout de garantie aux appointemens du personnel.
  2. Et c’est si vrai, ce que nous disons là, que la chose est déjà quasi faite. La mesure que le ministre vient de prendre et par laquelle cette somme de 200,000 francs est confiée au directeur du Théâtre-Italien pour un an et sous des conditions plus ou moins définies, — cette mesure-là sans doute, ne conclut rien, du moins indique-t-elle une évolution favorable. C’est une expérience dans une expérience, inutile à discuter pour le moment et qu’il suffit simplement d’enregistrer au catalogue.
  3. Inutile d’insister sur ce point que ni l’œuvre d’art ni les auteurs ici ne sont en jeu. Ce que nous discutons, c’est le système d’administration, évidemment détestable puisqu’il ne peut, en tout état de cause, aboutir qu’aux plus graves mécomptes. Il faut en arriver à ce qu’un succès ne soit pas nécessairement une occasion de ruine pour le théâtre. Dimitri, le Timbre d’argent, Paul et Virginie, le Bravo, réussissent, et nonobstant le théâtre s’écroule ; pourquoi ? par défaut d’équilibre entre les dépenses et la recette. L’état ne peut subvenir à tout, il donne son argent, les auteurs donnent leur talent, et c’est affaire aux directeurs de s’arranger de manière qu’un succès soit désormais une vérité pour eux, comme pour les auteurs, comme pour le public.