Le Buisson ardent/II, 13

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 261-273).
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Deuxième Partie — 13


Si fermée que fût la maison de Braun, si secrète que restât la tragédie bourgeoise qui s’y jouait, quelque chose en avait déjà transpiré, au dehors.

Dans cette ville, nul ne peut se flatter de cacher sa vie. C’est là un fait étrange. Dans les rues, personne ne vous regarde ; les portes des maisons et les volets sont clos. Mais il y a des miroirs accrochés au coin des fenêtres ; et l’on entend, quand on passe, le bruit sec des persiennes qui s’entr’ouvrent et se referment. Personne ne se soucie de vous ; il semble qu’on vous ignore ; mais vous ne tardez pas à vous apercevoir qu’aucune de vos paroles, aucun de vos gestes n’a été perdu : on sait ce que vous avez fait, ce que vous avez dit, ce que vous avez vu, ce que vous avez mangé ; on sait même, on se flatte de savoir ce que vous avez pensé. Une surveillance occulte, universelle, vous enveloppe. Domestiques, fournisseurs, parents, amis, indifférents, passants inconnus, tous collaborent, d’un consentement tacite, à cet espionnage instinctif dont les éléments dispersés se centralisent, on ne sait comment. On n’observe pas seulement vos actes, on scrute votre cœur. Dans cette ville, nul n’a le droit de réserver le secret de sa conscience ; et chacun a le droit de se pencher sur vous, de fouiller dans vos pensées intimes, et, si elles choquent l’opinion, de vous en demander compte. L’invisible despotisme de l’âme collective pèse sur l’individu ; il est, toute sa vie, comme un enfant en tutelle ; rien de lui n’est à lui : il appartient à la ville.

Il avait suffi qu’Anna s’abstînt, deux dimanches de suite, de paraître à l’église, pour éveiller les soupçons. En temps ordinaire, nul ne semblait remarquer sa présence au culte ; elle vivait à l’écart, et la ville, eût-on dit, oubliait qu’elle existât. — Le soir du premier dimanche où elle n’était pas venue, son absence était partout connue, consignée dans le souvenir. Le dimanche suivant, aucun des pieux regards qui suivaient les paroles saintes dans le Livre, ou sur les lèvres du pasteur, ne parut distrait de sa grave attention ; aucun n’avait omis de constater à l’entrée, de vérifier à la sortie que la place d’Anna était demeurée vide. Le lendemain, Anna commençait à recevoir la visite de personnes qu’elle n’avait point vues depuis plusieurs mois ; elles venaient, sous des prétextes variés, les unes craignant qu’elle ne fût malade, les autres prenant un intérêt nouveau à ses affaires, à son mari, à sa maison ; quelques-unes se montraient singulièrement bien informées de ce qui se passait chez elle ; aucune ne fit allusion — (par une maladroite adresse) — à son abstention de deux dimanches au culte. Anna se dit souffrante, parla de ses occupations. Les visiteuses l’écoutaient attentives, approuvaient : Anna savait qu’elles ne croyaient pas un mot de ce qu’elle disait. Leur regard se promenait autour d’elles, dans la chambre, fouillait, notait, enregistrait. Elles ne se départaient pas de leur bonhomie froide, au débit bruyant et affecté ; mais on voyait dans leurs yeux la curiosité indiscrète qui les dévorait. Deux ou trois demandèrent, avec une indifférence exagérée, des nouvelles de M. Krafft.

Quelques jours après, — (c’était pendant l’absence de Christophe), — le pasteur vint lui-même. Bel homme, et bonhomme, de santé florissante, affable, avec la tranquillité imperturbable que donne la conscience d’avoir à soi la vérité, toute la vérité. Il s’enquit avec sollicitude de la santé de sa cliente, écouta poli et distrait les excuses qu’elle lui donna, et qu’il ne demandait pas, accepta une tasse de thé, plaisanta agréablement, à propos de boisson émit l’opinion que le vin dont il était fait mention dans la Bible n’était pas une boisson alcoolisée, fit quelques citations, raconta une anecdote, et, au moment de partir, eut une allusion obscure au danger des mauvaises compagnies, à certaines promenades, à l’esprit d’impiété, à l’impureté de la danse, aux sales convoitises. Il paraissait s’adresser au siècle en général, non à Anna. Il se tut un moment, toussa, se leva, chargea Anna de ses compliments cérémonieux pour monsieur Braun, fit une plaisanterie en latin, salua et sortit. — Anna resta glacée par l’allusion. Était-ce une allusion ? Comment aurait-il pu savoir la promenade de Christophe et d’Anna ? Ils n’avaient rencontré là-bas personne qui les connût. Mais tout ne se sait-il pas, dans cette ville ? Le musicien à la figure caractéristique et la jeune femme en noir qui dansaient à l’auberge s’étaient fait remarquer ; leur signalement avait été donné ; et comme tout se répète, le bruit en était venu en ville, où la malveillance éveillée n’avait pas manqué de reconnaître Anna. Sans doute, ce n’était encore là qu’un soupçon, mais singulièrement attirant, et auquel s’ajoutaient les renseignements fournis par la domestique même d’Anna. La curiosité publique était maintenant aux aguets, attendant qu’ils se compromissent, les épiant par mille yeux invisibles. La ville silencieuse et sournoise les traquait, comme un chat à l’affût.

Malgré le danger, Anna n’eût peut-être pas cédé ; peut-être le sentiment de cette lâche hostilité l’eût-elle poussée à la provoquer rageusement, si elle n’avait porté en elle l’esprit pharisaïque de cette société qui lui était ennemie. L’éducation avait asservi sa nature. Elle avait beau juger la tyrannie et la niaiserie de l’opinion : elle la respectait ; elle souscrivait à ses arrêts, même quand ils la frappaient ; s’ils avaient été en opposition avec sa conscience, elle eût donné tort à sa conscience. Elle méprisait la ville ; et le mépris de la ville lui eût été impossible à supporter.

Or, le moment venait où l’occasion allait s’offrir à la médisance publique de s’épancher. Le carnaval approchait.


Le carnaval, dans cette ville, avait gardé jusqu’au temps où se déroule cette histoire — (il a bien changé, depuis) — un caractère de licence et d’âpreté archaïque. Fidèle à ses origines, où il était une détente au dévergondage de l’esprit humain asservi, volontairement ou non, au joug de la raison, nulle part il n’eut plus d’audace qu’aux époques et dans les pays où pesaient le plus lourdement les mœurs et les lois, gardiennes de la raison. Aussi la ville d’Anna devait-elle rester une de ses terres d’élection. Plus le rigorisme moral y paralysait les gestes, y bâillonnait les voix, plus durant quelques jours les gestes étaient hardis et les voix affranchies. Tout ce qui s’amassait dans les bas-fonds de l’âme : jalousies, haines secrètes, curiosité impudique, instincts de malveillance inhérents à la bête sociable, crevaient d’un coup avec le fracas et la joie d’une revanche. Chacun avait le droit de descendre dans la rue et, masqué prudemment, de clouer au pilori, en pleine place publique, celui qu’il détestait, d’étaler aux passants tout ce que lui avait appris un an d’efforts patients, tout son trésor de secrets scandaleux, goutte à goutte amassés. Tel en faisait la parade sur des chars. Tel promenait des lanternes transparentes, où s’affichait en inscriptions et en images l’histoire secrète de la ville. Tel osait même se faire le masque de son ennemi, si facilement reconnaissable que les polissons du ruisseau le désignaient de son nom. Des journaux de médisances paraissaient pendant ces trois jours. Des gens de la société se mêlaient sournoisement à ce jeu de Pasquino. Nul contrôle exercé, sauf pour les allusions politiques, — cette âpre liberté ayant été la cause, à diverses reprises, de contestations entre le gouvernement de la ville et les représentants des États étrangers. Mais rien ne protégeait les citoyens contre les citoyens ; et cette appréhension de l’outrage public, constamment suspendue, ne devait pas peu contribuer à maintenir dans les mœurs l’apparence impeccable dont la ville s’honorait.

Anna était sous le poids de cette peur, — d’ailleurs injustifiée. Elle avait bien peu de raisons de craindre. Elle tenait trop peu de place dans l’opinion de la ville pour qu’on eût seulement l’idée de l’attaquer. Mais dans l’isolement absolu où elle se murait, dans l’état d’épuisement et de surexcitation nerveuse où l’avaient mise plusieurs semaines d’insomnies et de souffrances morales, son imagination était prête à accueillir les terreurs les plus déraisonnables. Elle s’exagérait l’animosité de ceux qui ne l’aimaient point. Elle se disait que les soupçons étaient sur sa piste ; il suffisait d’un rien pour la perdre ; et qui l’assurait que ce n’était pas chose faite ? Alors, c’était l’injure, le déshabillage sans pitié, l’étalage de son cœur offert en proie aux passants : un déshonneur si cruel qu’Anna mourait de honte en y songeant. On se contait que, quelques années avant, une jeune fille, livrée à cette persécution, avait dû fuir du pays avec les siens… Et l’on ne pouvait rien, rien faire pour se défendre, rien faire pour l’empêcher, rien faire même pour savoir ce qui allait arriver. Le doute était plus affolant encore que la certitude. Anna jetait autour d’elle des yeux de bête aux abois. Dans sa propre maison, elle se savait cernée.


La domestique d’Anna avait passé la quarantaine : elle se nommait Bäbi : grande, forte, la face rétrécie et décharnée aux tempes et au front, large et longue à la base, soufflée sous la mâchoire, telle une poire tapée ; elle avait un sourire perpétuel et des yeux perçants comme des vrilles, enfoncés, sucés en dedans, sous des paupières rouges aux cils invisibles. Elle ne se départait pas d’une expression de gaieté mignarde : toujours enchantée des maîtres, toujours de leur avis, s’inquiétant de leur santé avec un intérêt attendri ; souriant, quand on lui donnait des ordres ; souriant, quand on lui faisait des reproches. Braun la croyait d’un dévouement à toute épreuve. Son air béat faisait contraste avec la froideur d’Anna. En beaucoup de choses pourtant, elle lui ressemblait : comme elle, parlant peu, vêtue d’une façon sévère et soignée ; comme elle, fort dévote, l’accompagnant au culte, accomplissant exactement ses devoirs de piété, ayant le souci scrupuleux de ses devoirs de maison : propreté, ponctualité, mœurs et cuisine sans reproches. Elle était, en un mot, une servante exemplaire, et le type accompli de l’ennemie domestique. Anna, dont l’instinct féminin ne se trompait guère sur les pensées secrètes des femmes, ne se faisait aucune illusion à son égard. Elles se détestaient, le savaient, et ne s’en montraient rien.

La nuit qui suivit le retour de Christophe, lorsque Anna, en proie à ses tourments, alla le retrouver, malgré la résolution qu’elle avait prise de ne plus le revoir jamais, elle venait furtivement, tâtonnant les murs, dans les ténèbres ; elle était près d’entrer dans la chambre de Christophe, quand elle sentit sous ses pieds nus, au lieu du contact habituel du parquet lisse et froid, une poussière tiède qui s’écrasait mollement. Elle se baissa, toucha avec les mains, et comprit : une mince couche de cendres fines avait été répandue dans toute la largeur du couloir, sur un espace de deux à trois mètres. C’était Bäbi qui avait, sans le savoir, retrouvé la vieille ruse employée, au temps des lais bretons, par le nain Frocin pour surprendre Tristan se rendant au lit d’Yseut : tant il est vrai qu’un nombre restreint de types, dans le bien comme dans le mal, servent pour tous les siècles. Grande preuve en faveur de la sage économie de l’univers ! — Anna n’hésita point ; elle n’en continua pas moins son chemin, par une sorte de bravade méprisante ; elle entra chez Christophe, ne lui parla de rien, malgré son inquiétude ; mais au retour, elle prit le balai du poêle, et effaça soigneusement sur la cendre la trace de ses pas, après qu’elle eut passé. — Quand Anna et Bäbi se retrouvèrent, dans la matinée, ce fut, l’une avec sa froideur, l’autre avec son sourire accoutumés.

Bäbi recevait parfois la visite d’un parent un peu plus âgé qu’elle ; il remplissait au temple les fonctions de gardien ; on le voyait, à l’heure du Gottesdienst (du service divin), faire sentinelle devant la porte de l’église, avec un brassard blanc à raies noires et gland d’argent, appuyé sur un jonc à bec recourbé. De son métier, il était fabricant de cercueils. Il se nommait Sami Witschi. Il était très grand, maigre, la tête un peu penchée, avec une face rasée et sérieuse de vieux paysan. Il était pieux, et connaissait comme pas un tous les bruits qui couraient sur toutes les âmes de sa paroisse. Bäbi et Sami pensaient à s’épouser ; ils appréciaient, l’un dans l’autre, leurs qualités sérieuses, leur foi solide et leur méchanceté. Mais ils ne se pressaient pas de conclure ; ils s’observaient prudemment. — Dans les derniers temps, les visites de Sami étaient devenues plus fréquentes. Il entrait sans qu’on le sût. Toutes les fois qu’Anna passait près de la cuisine, par la porte vitrée elle apercevait Sami assis près du fourneau, et Bäbi à quelques pas, cousant. Ils avaient beau parler, on n’entendait aucun bruit. On voyait la figure épanouie de Bäbi et ses lèvres qui remuaient ; la grande bouche sévère de Sami se plissait, sans s’ouvrir, d’un rire grimaçant : rien ne sortait du gosier ; la maison semblait muette. Quand Anna entrait dans la cuisine, Sami se levait respectueusement et restait debout, sans parler, jusqu’à ce qu’elle fût sortie. Bäbi, en entendant la porte qui s’ouvrait, interrompait avec affectation un sujet indifférent, et tournait vers Anna un sourire obséquieux, en attendant ses ordres. Anna pensait qu’ils parlaient d’elle ; mais elle les méprisait trop pour s’abaisser à les écouter en cachette.

Le jour après qu’Anna eut déjoué le piège ingénieux des cendres, entrant dans la cuisine, le premier objet qu’elle vit, ce fut, dans les mains de Sami, le petit balai dont elle s’était servie, la nuit, pour effacer l’empreinte de ses pieds nus. Elle l’avait pris dans la chambre de Christophe ; et à cette minute même, elle se ressouvint brusquement qu’elle avait oublié de l’y reporter ; elle l’avait laissé dans sa propre chambre, où les yeux perçants de Bäbi l’avaient aussitôt remarqué. Les deux compères n’avaient pas manqué de reconstituer l’histoire. Anna ne broncha point. Bäbi, suivant le regard de sa maîtresse, sourit avec exagération, et expliqua :

— Le balai était cassé ; je l’ai donné à Sami, pour qu’il le réparât.

Anna ne se donna pas la peine de relever le grossier mensonge ; elle ne parut même pas entendre ; elle regarda l’ouvrage de Bäbi, fit ses observations, et sortit, impassible. Mais, la porte fermée, elle perdit toute fierté ; elle ne put s’empêcher d’écouter, cachée dans l’angle du corridor — (elle était humiliée jusqu’à l’âme de recourir à de pareils moyens : la peur la domptait). — Un gloussement de rire très bref. Puis, un chuchotement, si bas qu’on ne pouvait rien distinguer. Mais, dans son affolement, Anna croyait entendre ; sa terreur lui soufflait les mots qu’elle craignait d’entendre ; elle s’imagina qu’ils parlaient des mascarades prochaines et d’un charivari. Nul doute : ils voulaient y introduire l’épisode des cendres. Probablement, elle se trompait ; mais au point d’exaltation morbide où elle était hantée depuis quinze jours par l’idée fixe de l’avanie, elle ne s’arrêta même pas à considérer l’incertain comme possible, elle le regarda comme certain.

Dès lors, sa décision fut prise.