Le Buisson ardent/II, 7

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 199-203).
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Deuxième Partie — 7


Un soir que Christophe improvisait, au piano, Anna se leva et sortit, comme elle faisait souvent, lorsque Christophe jouait. Il semblait que la musique l’ennuyât. Christophe n’y prenait plus garde : il était indifférent à ce qu’elle pouvait penser. Il continua de jouer ; puis, des idées lui venant qu’il désirait noter, il s’interrompit et courut chercher dans sa chambre les papiers dont il avait besoin. Comme il ouvrait la porte de la pièce voisine et, tête baissée, se jetait dans l’obscurité, il se heurta violemment contre un corps immobile et debout, à l’entrée. Anna… Le choc et la surprise arrachèrent un cri à la jeune femme. Christophe, inquiet de savoir s’il lui avait fait mal, lui prit affectueusement les deux mains. Les mains étaient glacées. Elle semblait grelotter, — sans doute, de saisissement ? Elle murmura une explication vague de sa présence à cette place :

— Je cherchais dans la salle à manger…

Il n’entendit pas ce qu’elle cherchait ; et peut-être qu’elle ne l’avait point dit. Il lui parut singulier qu’elle se promenât sans lumière, pour chercher quelque chose. Mais il était si habitué aux allures bizarres d’Anna qu’il n’y prêta pas attention.

Une heure après, il était revenu dans le petit salon, où il passait la soirée avec Braun et Anna. Il était assis devant la table, sous la lampe, et il écrivait. Anna, au bout de la table, à droite, cousait, penchée sur son ouvrage. Derrière eux, dans un fauteuil bas, près du feu, Braun lisait une revue. Ils se taisaient tous trois. On entendait, par intermittences, le trottinement de la pluie sur le sable du jardin. Pour s’isoler tout à fait, Christophe, assis de trois quarts, tournait le dos à Anna. En face de lui, au mur, une glace reflétait la table, la lampe, et les deux figures baissées sur leur travail. Il sembla à Christophe que Anna le regardait. Il ne s’en inquiéta point d’abord ; puis, l’insistance de cette idée finissant par le gêner, il leva les yeux vers la glace, et il vit… Elle le regardait, en effet. De quel regard ! Il en resta pétrifié, retenant son souffle, observant. Elle ne savait pas qu’il l’observait. La lumière de la lampe tombait sur sa figure pâle, dont le sérieux et le silence habituels avaient un caractère de violence concentrée. Ses yeux — ces yeux inconnus, qu’il n’avait jamais pu saisir, — étaient fixés sur lui : des yeux bleu-sombre, avec de larges prunelles, au regard brûlant et dur ; ils étaient attachés à lui, ils fouillaient en lui, avec une ardeur muette et obstinée. Ses yeux ? Se pouvait-il que ce fussent ses yeux ? Il les voyait, et il n’y croyait pas. Les voyait-il vraiment ? Il se retourna brusquement… Les yeux étaient baissés. Il essaya de lui parler, de la forcer à le regarder en face. L’impassible figure répondit, sans lever de son ouvrage son regard abrité sous l’ombre impénétrable des paupières bleuâtres, aux cils courts et serrés. Si Christophe n’avait été sûr de lui-même, il aurait cru qu’il avait été le jouet d’une illusion. Mais il savait ce qu’il avait vu, et il ne parvenait pas à l’expliquer.

Cependant, comme son esprit était absorbé par le travail et qu’Anna l’intéressait peu, cette étrange impression ne l’occupa point longtemps.

Une semaine plus tard, Christophe essayait au piano un lied qu’il venait de composer. Braun, qui avait la manie, par amour-propre de mari autant que par taquinerie, de tourmenter sa femme pour qu’elle chantât ou jouât, avait été particulièrement insistant, ce soir-là. D’ordinaire, Anna se contentait de dire un non très sec ; après quoi, elle ne se donnait plus la peine de répondre aux demandes, prières, ou plaisanteries ; elle serrait les lèvres, et ne semblait pas entendre. Cette fois, au grand étonnement de Braun et de Christophe, elle plia son ouvrage, se leva et vint près du piano. Elle chanta ce morceau qu’elle n’avait jamais lu. Ce fut une sorte de miracle : — le miracle. Sa voix, d’un timbre profond, ne rappelait en rien la voix un peu rauque et voilée qu’elle avait en parlant. Fermement posée dès la première note, sans une ombre de trouble, sans effort elle donnait à la phrase musicale une grandeur émouvante et pure ; et elle s’éleva à une violence de passion qui fit frémir Christophe : car elle lui parut la voix de son propre cœur. Il la regarda stupéfait, tandis qu’elle chantait, et il la vit enfin, pour la première fois. Il vit ses yeux obscurs, où s’allumait une lueur de sauvagerie, sa grande bouche passionnée aux lèvres bien ourlées, le sourire voluptueux, un peu lourd et cruel, de ses dents saines et blanches, ses belles et fortes mains, dont l’une s’appuyait sur le pupitre du piano, et la robuste charpente d’un corps étriqué par la toilette, amaigri par une vie trop réduite et trop pauvre, mais qu’on devinait jeune, vigoureux, et harmonieux, sous la robe.

Elle cessa de chanter, et alla se rasseoir, les mains posées sur ses genoux. Braun la complimenta ; mais il trouvait qu’elle avait chanté, d’une façon qui manquait de moelleux. Christophe ne lui dit rien. Il la contemplait. Elle souriait vaguement, sachant qu’il la regardait. Il y eut un grand silence entre eux, ce soir-là. Elle se rendait compte qu’elle venait de s’élever au-dessus d’elle-même, ou peut-être, qu’elle avait été « elle », pour la première fois. Elle ne comprenait pas pourquoi.