Le Camp du maréchal Radetzky

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LE CAMP


DU


MARECHAL RADETZKY.




Erinnerungen eines oesterreichischen Veteranen ans dem italienischen Kriege der Jahren 1848-1849, Stuttgart uud Tübingen 1852, Cotta.




Quelque soit le sentiment qu’on professe à l’endroit de la domination étrangère en Italie, il est impossible aujourd’hui de ne pas reconnaître les services que l’armée autrichienne a rendus à la cause de la civilisation pendant les années 1848 et 1849. Ce que nous disons ici, les cœurs les plus sympathiques à cette noble terre n’ont point à le prendre en mauvaise part, car c’est la révolution européenne plus encore que l’indépendance nationale que l’Autriche a vaincue en Italie, et là-dessus les Piémontais eux-mêmes sont d’accord. Lisez l’ouvrage remarquable à plus d’un titre, quoique trop personnel peut-être, que le général Bava a écrit sur cette guerre, — et vous verrez quelle détestable impression ont laissée de ce côté Mazzini et ses tristes complices. Un officier autrichien ne s’exprimerait pas sur leur compte avec plus de dédain et d’amertume. Il était dans la destinée de ces hommes hypocrites et pervers de soulever contre eux, à un moment donné, ceux-là même qui le plus généreusement avaient obéi à l’impulsion de leur propagande. On devait finir par comprendre dans le camp de Charles-Albert que les plus implacables ennemis de la monarchie piémontaise n’étaient pas sous les drapeaux de Radetzky, et la journée de Gênes, où le général de La Marmora eut affaire aux mêmes adversaires que Wimpffen, Haynau et d’Aspre foudroyaient dans Livourne, Bologne et Brescia, vint démontrer suffisamment que si la première phase de cette guerre avait eu pour objet l’extermination des barbares tudesques, il s’agissait purement et simplement, dans la seconde, de jeter à bas toute espèce de pouvoir sans tenir acte de la nationalité de son origine.

Pendant le siège de Milan, il y eut une heure singulièrement caractéristique : ce fut celle où la révolution se trouva prise entre deux feux ; Autrichiens et Piémontais tiraient sur elle indistinctement. C’était bien là, en effet, l’ennemi commun. L’Autriche, dès le premier jour, se le tint pour dit, et ne cessa de manœuvrer en conséquence ; quant à Charles-Albert, placé naturellement à un autre point de vue, la raison ne lui vint que plus tard ; son imagination ardente parla d’abord, et très imprudemment il s’y laissa entraîner, sans voir que ces illusions, auxquelles il aimait tant à se livrer, étaient l’œuvre d’un infernal thaumaturge, de ce froid et mystique Mazzini, qui, pareil à ces nécromans orientaux, évoquait aux yeux du roi qu’il voulait égarer de fabuleux mirages. Persuadé de la profonde impuissance d’un carbonarisme caduc et sceptique, dont la police autrichienne se complaisait à déjouer chaque effort avec une méthodique persistance, instruit par trois ou quatre échauffourées de l’entière inutilité des tentatives partielles, Mazzini entreprit de s’instituer le pontife souverain d’une idée nouvelle d’un système. De là ce plan de réunir sous une même couronne les divers états de l’Italie, plan sublime par lequel il enrôlait dans sa croisade contre l’Autriche, son seul épouvantail, certains princes dont il ne lui coûtait rien d’allécher l’ambition, quitte à susciter contre eux ses bandes révolutionnaires, lorsqu’il se serait servi de leurs armées pour renverser un ennemi ferme et vigilant, et sur lequel lui et les siens ne pouvaient mordre. Ora e sempre, — maintenant et toujours ! avait dit Mazzini à son début, alors qu’il se révélait comme chef de la jeune Italie. On voit qu’il demeurait fidèle à sa devise : chez lui, le conspirateur n’abdique jamais, il se modifie. Le carbonarisme avait été sa première manière ; la combinaison machiavélique et puissante de l’Italia unita fut sa seconde, et jusqu’à présent du moins son chef-d’œuvre. Pour arriver à ses fins, pour mettre l’idée en pratique, il lui fallait deux choses également indispensables : de l’argent et des circonstances. La mauvaise humeur adroitement exploitée des plus riches familles de l’aristocratie de son pays lui fournit le nerf de la guerre, la révolution de février et la chute du gouvernement de Louis-Philippe furent l’occasion.

Il y avait, on le sait, dans l’Italie de 1848 deux partis politiques tendant par les voies les plus contraires vers l’indépendance et l’unité nationales. À la tête de l’un était l’abbé Gioberti, qui voulait une sorte de confédération avec le pape au sommet. L’autre parti, le parti de l’idée révolutionnaire dans toute la force de son expansion, avait Mazzini pour grand-prêtre. Son système à lui était des plus simples : il voulait la destruction de tous les gouvernemens, et, sur leurs ruines amoncelées, la république romaine ; mais si tel était son dernier mot, il n’avait garde, on le suppose, de l’articuler, et laissait volontiers passer devant lui les plus pressés, leur donnant au besoin un coup de main dans l’occasion. Tandis que Gioberti, esprit romanesque et fantasque, trop philosophe pour un prêtre, trop prêtre pour un philosophe, se livrait à ses divagations triomphantes, tandis que le comte Cesare Balbo exposait, dans les Speranze d’Italia, cette idée au moins bizarre - que l’Italie ne renaîtrait qu’au jour de la dissolution de l’empire ottoman, l’impénétrable Mazzini, quoique plein de dédain pour ces travaux d’idéologue, ne cessait pas de les encourager, car les théories du libéralisme de l’époque avaient à ses yeux leur utilité pratique : elles déblayaient le terrain, elles démocratisaient les princes et les gouvernemens, et l’on sait ce que valent, au jour où l’insurrection se démasque, les princes et les gouvernemens démocratisés. Avant même qu’ils eussent eu le temps de s’en douter, la plupart des souverains de l’Italie étaient devenus la proie de la révolution. Évoquant à la fois le mécontentement des cabinets, l’ambition des princes, les sourdes mais implacables rancunes d’un patriciat humilié, l’esprit dominateur du clergé, — habile à se faire arme de tout contre l’Autriche, à réunir en un seul faisceau tous les patriotismes, tous les aveuglemens, toutes les impuissances, — étape par étape, le cauteleux Mazzini s’avançait de la sorte vers sa république universelle. L’idée d’une fédération italienne avait entraîné déjà Pie IX dans sa cause ; par la chimérique promesse d’un royaume de la Haute-Italie, il venait de leurrer Charles-Albert ; le monde obéissait à l’impulsion du fanatique ascète, et l’idée allait triompher, lorsqu’en face d’elle se dressa tout à coup la force matérielle, représentée par le maréchal Radetzky et ses armées.

« Il était réservé à notre époque, a dit ingénieusement un célèbre orateur espagnol, de nous montrer le double spectacle de la barbarie amenée par les idées et de la civilisation restaurée par les armes. » A défaut de tant d’autres exemples que nous pourrions citer en abondance, l’histoire de la campagne d’Italie en 1848 et 1849 est là pour démontrer la profonde justesse de cette parole de M. Donoso Cortès. Nous espérons ici qu’on ne se méprendra point sur notre pensée. À Dieu ne plaise que nous prétendions nous extasier devant la domination autrichienne en Italie et proclamer sans réserve le gouvernement militaire du maréchal Radetzky comme le plus grand bienfait dont le ciel ait jamais doté un peuple ! Ce régime, quoique d’ailleurs très peu barbare et ne ressemblant en rien au tableau que journellement on nous en donne, ce régime a son côté triste et ses abus, nous en convenons. Ainsi que bien d’autres, nous aimerions à voir cette glorieuse terre rendue à son indépendance, et plus d’une fois notre cœur a saigné à entendre le sabre des Croates retentir sur l’antique dalle de Saint-Marc ; mais était-ce la fin de cet abaissement que devait amener le triomphe de Mazzini ? Les Autrichiens repoussés au-delà de Vérone, au-delà des Alpes tyroliennes, aurait-on eu l’indépendance nationale ? — Interrogez là-dessus ceux qui ont pris à cette guerre une part mémorable, les officiers piémontais tous les premiers, et vous verrez ce qu’ils vous répondront.

En écrasant la révolution en Italie, l’armée autrichienne combattait pour la cause de l’ordre européen, et c’est à ce titre qu’elle a mérité tant de sympathies. Qu’il y eût ensuite à ses yeux dans la question sociale une question politique, personne n’en saurait douter. Un grand empire ne se laisse point ainsi démembrer sans coup férir ; mais, je le répète, c’est là une question qui regarde les traités, et ceux qui ne pardonnent point à l’Autriche d’avoir maintenu par la force ses droits sur l’Italie n’ont qu’à refaire la carte de l’Europe. Quant à nous, il nous plaît mieux de nous placer à un point de vue plus élevé et de voir dans cette guerre moins l’Italie en cause que la révolution, rendant de la sorte à chacun ce qui lui appartient : à la nationalité italienne les regrets que mérite une généreuse entreprise indéfiniment et fatalement ajournée, à l’armée autrichienne ce tribut d’éloges et d’admiration que réclame un exemple d’héroïque initiative qui, dans les temps d’universel abattement où il fut donné, eut pour conséquence immédiate de relever le moral de l’Europe.

C’est l’histoire de cette guerre qu’un des principaux lieutenans du maréchal Radetzky vient de publier en deux volumes auxquels je ne reprocherai qu’une chose, la modestie du titre. Souvenirs d’un Vétéran des campagnes d’Autriche en 1848 et 1849, n’est-ce pas trop peu dire, quand on écrit de véritables annales ? La campagne d’Italie, qui déjà dans M. de Zedlitz avait eu son poète, et son conteur humoristique dans M. Hackländer, l’amusant et spirituel auteur du si renommé Soldatenleben, nous semble avoir trouvé cette fois un historien digne d’elle. Quel est cet écrivain, tout le monde le sait aujourd’hui, et nous serions les seuls à ne le pas nommer. Soldat et diplomate, de plus l’un des écrivains militaires les plus habiles de son temps, le général comte Schoenhals réunissait tous les titres pour rédiger l’histoire d’une guerre à laquelle il a pris une part si brillante. Dans son gouvernement de Milan, alors qu’il administrait encore le pays sous les ordres de l’archiduc vice-roi, Radetzky avait avec lui deux aides-de-camp intimes, Hess et Schoenhals, deux noms tellement inséparables, qu’en Autriche on ne les prononce guère l’un sans l’autre. Plus tard, lorsque les mauvais jours arrivèrent, il va sans dire que les deux acolytes montèrent à cheval aux côtés de leur capitaine, qu’ils ne quittèrent pas d’un instant aussi longtemps que l’expédition se prolongea, celui-ci, tacticien profond, imperturbable, s’appliquant de préférence à combiner les plans d’opération, celui-là, plus homme du monde et plus porté à se répandre, esprit sagace et pénétrant, parole éloquente et persuasive, s’employant davantage aux négociations, aux dépêches, aux affaires de cabinet. Il appartenait à la plume d’où sortirent à cette époque tant de manifestes fameux, qui resteront dans la mémoire de l’Europe, d’écrire les Souvenirs d’un Vétéran, qui sont, à proprement parler, les vrais commentaires d’un général. Une idée me venait en lisant ce livre, d’un style si naturel et pourtant si achevé, d’une lecture si variée, si engageante, et pourtant si féconde, où la stratégie touche à la politique, l’observation des mœurs à la narration, où les événemens sont exposés avec une éloquence chaleureuse qui trouve le secret de ne point tomber dans le plaidoyer : je me demandais comment il se fait qu’un homme ainsi voué à la carrière des armes, ne se tournant vers les lettres en quelque sorte que par occasion, puisse atteindre du premier coup, et comme sans y viser, aux plus rares conditions de l’art. Serait-ce donc que pour écrire un bon ouvrage il importerait d’ignorer le métier d’auteur ? Je n’oserais affirmer une semblable irrévérence. On m’avouera cependant que chez l’écrivain ce qu’on est convenu d’appeler la profession offre bien aussi ses inconvéniens et ses misères. À force de se dépenser en menue monnaie de chaque jour, d’effleurer vingt sujets en une semaine, et de toucher à tout, l’esprit perd à la longue ses facultés de concentration et d’originalité. Ce grand art de la mise en œuvre, que chacun désormais possède plus ou moins, cette habileté de main qui court les rues, ne s’exercent trop souvent qu’aux dépens de la conviction. Vous avez des virtuoses par centaines ; mais des écrivains sincères qu’une vérité anime, et qui passent leur vie à la proclamer, combien en comptez-vous ? Faire le métier d’homme de lettres, cela signifie aujourd’hui écrire même lorsqu’on n’a rien à dire. Or tel n’est point le cas dans certaines exceptions dont je parle. Quand un général éminent, quand un homme d’état ayant marqué dans une période telle que celle que l’Europe vient de parcourir depuis cinq ans, prend pour texte l’histoire des événemens auxquels il s’est trouvé mêlé si activement, ce n’est pas, je le suppose, le point de vue qui lui manque. La haute connaissance du sujet lui rend d’avance aisée la classification, et c’est dans ses convictions, ce pectus des anciens, qu’il puise les ressources de son style.

Nous avons vu dernièrement, à propos de Goergey, quels trésors de verve humoristique, d’observation ingénieuse, d’excellente littérature, peuvent chez l’homme d’action jaillir en un moment d’une veine ignorée jusqu’alors. L’ouvrage du comte Schoenhals offre un nouvel exemple de ce genre. Seulement Goergey, ainsi que d’ordinaire il arrive aux individus dont le rôle, après tout, reste équivoque, Goergey est plus personnel. Il raconte en quelque sorte en homme préoccupé de se justifier, et son observation des faits ne s’étend jamais beaucoup au-delà de sa propre circonférence. Le général Schoenhals au contraire, cœur austère et loyal, esprit droit et que l’amour du vrai possède seul, s’efface tout entier devant le récit et l’appréciation des évènemens. Tandis que l’un laisse parler sa passion et ses haines, l’autre ne s’inspire que du pur sentiment de son patriotisme, et si Goergey a composé de ravissans mémoires, le général Schoenhals, on peut le dire, a fait un livre d’histoire. Au reste, il faut le reconnaître à l’honneur de l’armée autrichienne, le mouvement régénérateur de 1848, déjà si fécond sur les champs de bataille, a suscité en elle, dans les régions de l’intelligence, nombre de remarquables productions. Les titres ne me manqueraient pas si je voulais citer, et je me contente de nommer en passant l’ouvrage si substantiel, si plein d’intérêt sous sa forme didactique, du colonel Saint-Quentin : A notre armée (Unserer Armée), les écrits si judicieux et si recommandables du vicomte Corberon, l’ami de cœur du noble Jellachich.

Ces commentaires du général Schoenhals ont à mes yeux le très enviable mérite d’offrir en deux volumes l’exposé le plus lucide et le plus frappant de l’état de l’Europe pendant la crise révolutionnaire de 1848 et 1849. Dans ce livre, où l’Autriche et son armée occupent naturellement la première place, aucun pays n’est oublié, et c’est surtout dans ses excursions épisodiques à l’étranger que le noble écrivain, par son intelligence des faits, par la courtoisie de son langage, gagne du crédit sur son lecteur. Comment celui qui connaît si bien et juge avec tant de mesure ce qui se passait chez les autres à la même époque, n’aurait-il point, en effet, complète autorité pour nous parler de ce qu’il a vu ? Quant à sa manière d’apprécier les principaux acteurs du drame qu’il raconte, on peut s’en fier là-dessus à la sûreté de son coup d’œil. Ce n’est pas lui qui refusera de reconnaître le talent et la supériorité chez ses adversaires, ces talens, d’ailleurs, ne dussent-ils s’exercer jamais qu’au préjudice de la cause qu’il défend. L’opinion que le comte Schoenhals exprime au sujet de Mazzini est sur ce point significative. Chaque fois que le cours de son récit le ramène en présence de cet homme, il l’étudie et l’analyse avec une impartialité calme, et toujours des quelques phrases qu’il lui consacre ressort la haute idée qu’il a des éminentes facultés de son adversaire, « d’un homme, ajoute-t-il, sur lequel les gouvememens feront bien de veiller, car, tel que je le connais, c’est l’ennemi le plus dangereux de l’ordre social existant. Et je frémis quand je pense qu’un pareil fanatique n’a peut-être pas dit encore son dernier mot. »

Puisque nous en sommes au chapitre des portraits, j’avouerai franchement que je me serais attendu à plus de détails. Ce qui manque dans l’ouvrage du comte Schoenhals, c’est, le croira-t-on ? la partie anecdotique. À cet endroit, le noble auteur se montre d’une réserve inexorable. Chaque trait de physionomie un peu intime est repoussé comme trivial, et tant de précieuses confidences, qu’on aimerait à recueillir d’une bouche si bien informée, s’arrêtent au bout de la plume, comme pouvant faire longueur et ne s’accordant point avec le style soutenu de l’ensemble. Aussi voudrions-nous, sans trop nous éloigner des brillans commentaires du général autrichien, essayer à notre tour d’esquisser ici certains côtés de cette guerre. Il a peint les larges traits, nous nous attacherions plus volontiers à cette partie, trop souvent omise chez lui, de biographie et d’analyse, étudiant même, en dehors du cadre où le comte Schoenhals les a posées, plusieurs de ces figures de héros dont la curiosité publique longtemps encore sera préoccupée, et complétant, à l’aide de nos souvenirs personnels, mainte physionomie qui nous est restée présente.


I

Le 18 mars 1848, le maréchal Radetzky était à travailler dans son cabinet de Villa-Reale, lorsqu’on vint lui apprendre que des barricades se dressaient de tous côtés dans Milan, et que le podestat Casati, accompagné de l’archevêque, promenait par les rues un drapeau tricolore. À peine avait-il reçu cette nouvelle, qu’un officier d’ordonnance entre à la hâte disant que le palais du gouvernement vient de tomber au pouvoir des insurgés. À ces mots, sans manifester la moindre émotion, le maréchal pose sa plume, et se tournant vers le comte Schoenhals, son adjudant-général : — Ne vous semble-t-il pas, dit-il, que le moment soit venu de mettre sur pied la garnison ? — Ceci, en effet, répond alors le comte Schoenhals, n’est plus une émeute, excellence, mais une révolution. — Eh bien ! donc faites tirer le canon, et tout le monde à cheval ! — En dix minutes, l’alarme était partout, et Milan voyait s’engager dans ses rues une lutte terrible qui devait servir de prélude à la campagne d’Italie. C’est peut-être la première fois qu’un chef d’armée passait ainsi sans transition de son cabinet de travail en pleine expédition militaire.

Au milieu de l’entraînement général, l’insurrection de Milan ne comptait guère que comme un détail, et ce n’était plus seulement à la Lombardie révoltée, mais à l’Italie entière soulevée, que Radetzky allait avoir à tenir tête. Attaqué dans Milan par l’insurrection triomphante, menacé du côté de la Suisse et du Piémont, voyant à l’intérieur du pays toutes ses communications interceptées, inquiet du sort de ses forteresses partout occupées par d’insuffisantes garnisons, Radetzky, plutôt que de sacrifier à un faux point d’honneur le salut de ses armées et de la monarchie, prit la détermination de se retirer sur Vérone, afin de s’y organiser militairement pour la campagne qui s’annonçait à lui sous les auspices les plus sévères.

Ce fut le 22 mars, au jour levant, que le maréchal, passant devant le front de son régiment de hussards, fit part à l’état-major de cette résolution. On avisa sur-le-champ aux mesures à prendre pour assurer l’exécution des ordres supérieurs. Les généraux Clam et Wohlgemuth reçurent l’injonction de nettoyer tous les édifices d’où l’insurrection pourrait inquiéter la marche des troupes. Une chose surtout préoccupait vivement Radetzky ; je veux parler du manque absolu de moyens de transport, qui le forçait à laisser aux mains de l’ennemi un grand nombre de ses blessés et de ses malades, et en même temps le privait de la faculté d’emporter quantité d’objets de la plus haute importance : la caisse centrale du gouvernement, par exemple, enfermée dans le palazzo Marini, construction massive et dont les portes, vigoureusement verrouillées, ne pouvaient s’ouvrir qu’à l’aide du canon, tous les employés étant en fuite ou cachés. Quatre ou cinq cent mille florins furent tout ce qu’il parvint à sauver de la bagarre. Le soir venu, vers dix heures, les troupes, rassemblées en cinq colonnes, se déroulèrent. À la tête de la troisième colonne s’avançait Radetzky. La nuit était froide et sombre, l’incendie des maisons, la sanglante lueur des barricades en flammes éclairaient au loin les ténèbres, du haut des tours grondait le canon, et sur le passage des soldats s’engageait à chaque instant la fusillade. Morne au dehors et le deuil dans l’âme, le maréchal assistait à cette lutte, qui ne lui semblait plus qu’une escarmouche, comparée aux meurtriers combats que depuis tantôt cinq jours ses troupes soutenaient sans désemparer. Arrivé à une certaine distance, il regarda en arrière, du côté de Milan, comme s’il eût voulu adresser un dernier adieu à la cité rebelle, et murmura entre ses dents : « Nous reviendrons bientôt. »

Après avoir campé à Melegnano, les Autrichiens s’avancèrent sur Lodi, où le maréchal passa l’Adige. Ce fut là que vint l’atteindre la nouvelle de la défection de Venise. Un pareil coup manquait à ses désastres. Que toutes les villes de terre ferme eussent obéi au mot d’ordre de la capitale, c’était un grand dommage, mais qui pouvait se réparer, tandis qu’aux yeux des moins clairvoyans, Venise perdue, c’était le coup de mort porté aux destinées de l’Autriche en Italie. Quelle force morale la révolution n’emprunterait-elle pas d’un tel triomphe ! quelles ressources matérielles et quels trésors ses mains n’allaient-elles pas puiser dans ses magasins et ses arsenaux ! Venise perdue, tout devenait possible. On connaît l’histoire de ce roi Rodrigue pleurant sa défaite au milieu des débris de sa puissance, énumérant le soir de la bataille les armées, les citadelles, les châteaux, les immenses richesses qu’il avait le matin et qu’il n’a plus. Tel on se représente le vieux Radetzky à cette heure suprême. « Qui me dira des nouvelles de Mantoue ? Vérone tient-elle encore pour l’empereur ? l’Autriche a-t-elle bien encore un empereur ?… » Par Crémone, Manerbe et Montechiari, il se précipite sur le Mincio ; à Crémone, Dieu soit loué ! il avait appris que Mantoue, quoique réduite aux plus terribles extrémités, jusqu’alors n’avait point mis bas les armes.

Que se passait-il à Mantoue ? Cette importante forteresse avait, comme toutes les places fortes du royaume lombardo-vénitien, subi les conséquences d’une paix de plus de trente années, c’est-à-dire qu’on s’était borné aux réparations les plus indispensables pour l’empêcher de crouler de fond en comble. La plus grande partie du matériel de guerre, avariée par le temps, n’avait été ni réparée ni remplacée. Du reste, point d’approvisionnemens, et quant aux munitions, il les fallait aller chercher à deux lieues de la citadelle, dans des magasins à poudre disposés pour les temps de paix. L’état de la garnison, d’ailleurs très peu nombreuse, et que venaient de compléter des recrues italiennes fraîchement arrivées de Brescia, était des moins rassurans vis-à-vis d’une population effervescente et dont la nouvelle des journées de mars à Vienne avait porté le patriotisme jusqu’à l’ivresse. Le général Gorczkowsky, qui commandait la forteresse, sentant le côté critique de sa position, évitait soigneusement toute espèce de conflit avec la ville. Les choses en étaient là quand on apprit que le général attendait le régiment Ferdinand d’Esté, qui, revenant de Modène et Parme, devait passer par Mantoue. Aussitôt le comité révolutionnaire de dépêcher partout des émissaires pour enlever les ponts, barricader les routes, et rendre impossible l’arrivée des auxiliaires impériaux. Gorczkowsky, de son côté, envoie pendant la nuit un détachement chargé de faciliter le passage du Pô à ce régiment, sur lequel reposent désormais toutes ses espérances. Informé de cette mesure, le comité redouble d’activité pour la faire échouer, et bientôt le général voit apparaître une députation qui le somme de rendre la forteresse. Repoussés avec hauteur par le commandant, les membres de cette députation se répandent dans le peuple et se mettent à l’exciter au combat. Aussitôt le signal est donné, et des barricades s’organisent à la porte Ceresa, par où doit entrer le régiment d’Esté.

Cependant, à l’aide du détachement envoyé à sa rencontre, le régiment avait pu rétablir le pont de bateaux et, tournant la porte où le guettait l’insurrection, était entré par un autre point dans la citadelle. Ce renfort rendait sans doute un peu moins désespérée la situation du commandant. N’oublions pas toutefois que Mantoue compte trente mille habitans, et que, mal rassuré sur les dispositions du personnel italien de sa garnison, le général autrichien veut ne s’aventurer qu’à la dernière extrémité dans une lutte de carrefours. Une commission envoyée par le parti de l’insurrection modérée s’était rendue auprès du vice-roi, alors à Vérone, lequel avait répondu simplement qu’il laissait le général commandant la forteresse libre d’agir selon ce que son devoir et sa conscience lui dicteraient. Le comité voulait voir à toute force un encouragement dans cette parole, et réitéra sa démarche auprès de Gorczkowsky, l’invitant derechef à livrer la forteresse. Le général répondit froidement que d’abord il n’avait point reçu du vice-roi un ordre de la sorte, mais que, le fait existant, il refuserait de s’y soumettre, n’ayant à rendre compte de sa conduite qu’au maréchal Radetzky ; que dès lors on cessât de l’importuner à ce sujet, car il était résolu à ne livrer qu’avec sa vie la place où l’avait mis la confiance de son empereur. Furieux de se voir ainsi éconduits, les hommes du mouvement précipitent la collision ; le peuple ameuté charge ses armes, la garnison s’apprête à vendre chèrement sa vie, des ruisseaux de sang vont couler. Tout à coup en dehors des murailles une fanfare retentit, des escadrons couvrent la plaine. Hurrah ! c’est Radetzky ; Mantoue est sauvée ! Il y a dans cette péripétie je ne sais quoi de dramatique et d’émouvant qui vous attire. Cette garnison impériale aux abois sur les remparts de Mantoue, ce vieux guerrier qui, juste à l’instant voulu, accourt à sa délivrance, ces clairons, ces drapeaux, ces escadrons secouant devant eux la poussière, on se croirait en plein moyen âge, en plein Shakspeare.

La faiblesse du général Zichy avait perdu Venise ; l’attitude ferme et décidée du général Gorczkowsky sauva Mantoue. Ces deux faits, qui eurent lieu à si peu de distance l’un de l’autre, provoquent involontairement la comparaison, et l’admiration que vous ressentez pour celui-ci augmente encore, s’il est possible, la triste impression que celui-là vous inspire. Ce n’était cependant, à Dieu ne plaise, ni un traître ni un lâche que le général comte Zichy, l’un des plus illustres gourmands que les temps modernes aient vu naître, et qui, dans son trop comfortable hôtel du Campo San-Stefano, donnait des dîners à désespérer l’ombre de Lucullus. Le comte Zichy connaissait à merveille son poste de gouverneur de Venise, il en savait le fort et le faible, et possédait en outre l’estime et la confiance du maréchal Radetzky ; mais Zichy aimait passionnément la bonne chère, en dissertait volontiers et à toute heure, et comme jadis chez nous le duc Des Cars, joignant l’exemple au précepte, s’entendait à merveille à préparer les fins morceaux qu’il offrait à déguster à ses convives. Mauvaise note pour un général d’aimer ainsi la table et le bien-vivre ! Qu’un diplomate caresse un pareil goût, rien de mieux : remettre au lendemain, prendre son temps, c’est son affaire ; mais le général d’armée en campagne, le commandant d’une forteresse en pays conquis, cet homme sur lequel pèse une responsabilité du jour et de la nuit, y pensez-vous ? « J’en appelle à Philippe à jeun, » disait l’Athénien ; Venise en appela à Zichy sortant de table, à Zichy bien repu, et Venise eut certes raison. Le seul maréchal de France qui n’ait jamais gagné de batailles a laissé un nom immortel dans les fastes gastronomiques : côtelettes à la Soubise, quelle impitoyable satire !

Quiconque a séjourné à Venise aura pu se convaincre qu’il existe peu de villes moins faites pour servir de théâtre à l’insurrection. En dehors de la place Saint-Marc et du quai des Esclavons, pas un seul point favorable aux rassemblemens. Maître de ces deux positions, le gouvernement pouvait fermer toute issue à l’émeute, la reléguer au fond de ruelles étroites et rendre impuissans tous ses efforts en amenant du canon sur la Piazzetta, et en faisant garder le Grand-Canal par quelques chaloupes canonnières ; mais dans cet effroyable chaos où l’Europe se débattait alors, tout ce qui était autorité, pouvoir, gouvernement, semblait possédé du vertige. L’armée avait cessé partout de soutenir l’autorité politique ; d’autorité politique, à vrai dire, il n’en existait plus nulle part. C’est ici qu’on se sent irrésistiblement pris de sympathie pour ces généraux dont l’altière initiative, en sauvant leur patrie, sauvait peut-être le monde de la barbarie. En Hongrie, à Vienne, en Italie, où la révolution n’était-elle pas alors ? « Je venais de battre les Hongrois à Schwéchat, nous disait un jour Jellachich, et mon devoir de militaire me commandait de les refouler de l’autre côté de la Laytha ; mais, au milieu de l’épouvantable déchirement de la monarchie, un autre devoir parlait à ma conscience : sauver l’empire ! Si l’empire existe encore quelque part, pensai-je alors, c’est dans la capitale. Et je fondis sur Vienne à la tête de mes manteaux rouges. » Cette idée, en même temps qu’elle s’emparait du ban de Croatie, inspirait à Prague Windisch-Graetz, et, sans s’être concertés ensemble, sans s’être donné le mot, tous les deux arrivaient sous les murs de Vienne. Ainsi en Italie, ainsi de tous ces généraux, — Zichy seul excepté, — qui, les uns bloqués dans une forteresse démantelée, les autres isolés avec un faible détachement au fond d’une province, sans communications possibles avec le quartier-général, s’apprêtaient à mourir glorieusement, comme Gorczkowsky à Mantoue, ou ne songeaient, comme d’Aspre à Padoue, qu’à marcher sur Vérone. C’était là que le maréchal devait arriver et qu’il fallait aller se joindre à lui, tant était grande la confiance qu’inspirait à ses lieutenans ce mâle vieillard dont un poète a pu dire avec raison cette parole cornélienne : « Dans ton camp est l’Autriche ; » in deinem Lager ist Oesterreich !

Les sanglans conflits de Milan et de Venise n’étaient cependant que les préludes d’une lutte plus sérieuse. La partie allait se jouer entre l’armée autrichienne et les forces combinées de toute l’Italie. Les mémoires du général Schoenhals nous font pénétrer dans les deux camps : d’abord à la veille de la guerre, puis pendant les diverses péripéties des deux campagnes de 1848 et 1849. Il convient maintenant de jeter un coup d’œil sur les deux armées au moment où la lutte va s’engager. Nous n’aurons plus après cela qu’à les suivre dans les incidens les moins connus de la série d’opérations auxquelles donna lieu le soulèvement de Milan.

L’armée piémontaise se composait de la garde et de la ligne. La garde comptait quatre régimens de grenadiers et deux bataillons de chasseurs ; la ligne, dix-huit régimens d’infanterie, six régimens de cavalerie, un bataillon de sapeurs, une compagnie de mineurs, soutenue d’un bataillon de marine, le tout prenant part à la guerre. Ajoutons ce fameux bataillon des bersaglieri, qui peut être augmenté à volonté, troupe exercée, prompte à l’attaque, infatigable, et qui, pour l’agilité du mouvement, la hardiesse intrépide, l’adresse dans l’art de tirer, mérite d’être comparée à nos chasseurs de Vincennes. Cet effectif formait neuf brigades d’infanterie, une de la garde, trois de cavalerie. Chaque brigade avait trois régimens ; chaque régiment, trois bataillons. À compter mille hommes par bataillon, à prendre pour six mille hommes la garde, les bersaglieri et le bataillon de marine, on avait ainsi soixante mille hommes d’infanterie. Chaque régiment de cavalerie contenait cinq escadrons ; à huit cents hommes par régiment, on avait une cavalerie forte de quatre mille huit cents chevaux. De plus, en appelant les réserves sous les armes, l’infanterie pouvait facilement atteindre le chiffre de cent mille hommes. Il faut dire aussi que le Piémont, ayant été un peu, comme tout le monde à cette époque, surpris par les évènemens, ne se trouvait pas entièrement préparé. Ses troupes n’étaient pas concentrées, et force lui fut de les rassembler, ce qui fit que Charles-Albert, lorsqu’il parut sur le Tessin, n’avait pas avec lui plus de quarante à quarante-cinq mille hommes ; mais son effectif grandissait tous les jours, et, vers le milieu d’avril, le chiffre s’élevait au moins à soixante mille hommes. On connaît la réputation de l’artillerie piémontaise, véritable corps d’élite, richement pourvu quant au matériel, et que recommandaient à la fois et l’aptitude de ses officiers et l’intelligence de ses soldats. Cent pièces de canon, réparties en batteries de huit pièces chacune, formaient son contingent.

L’armée piémontaise, bien montée d’ailleurs, ne laissait pas d’avoir ses côtés critiques. De l’aveu même du général Bava, le service des vivres s’y faisait mal. Au sein du pays le mieux approvisionné de la terre, le soldat y souffrait de la faim, et souvent des retards apportés dans sa nourriture entravèrent l’exécution des manœuvres. Le roi, jaloux de se concilier la tendresse des Italiens, évitait partout de mettre le pays en frais : généreux mouvement qui du reste manqua son but, ce qui arrive aux meilleures choses de ce monde. En effet, le soldat qu’on nourrit mal devient pillard, et plus d’un exemple, à ce qu’on assure, vint pendant la campagne corroborer cet axiome du troupier. L’armée entière était partagée en deux corps, lesquels se disloquaient chacun en deux divisions ; à la tête du premier corps était le lieutenant-général Bava, à la tête du second le lieutenant-général Sonnaz. Le duc de Savoie, prince royal, avait sous ses ordres une division de réserve, et le roi dirigeait en personne le commandement supérieur.

C’était un prince militaire que Charles-Albert, militaire en ce sens qu’il se plaisait aux batailles, et n’eût point volontiers laissé se perdre l’occasion de mettre en avant cette bravoure qu’il tenait de sa race ; mais de cet instinct belliqueux, de cette fougue magnanime qu’on aime dans les princes, aux qualités supérieures d’un général d’armée, il y a loin. Et ces grandes qualités, il est permis aujourd’hui de le dire, Charles-Albert ne les posséda jamais. L’insurrection militaire de 1821, pour la première fois, nous le montre sur la scène politique. On sait comment, après avoir encouragé le mouvement, après avoir souffert qu’on l’en déclarât le chef, au moment du danger le prince de Carignan rompit tout à coup en visière à son monde, et, prenant sa course vers Florence, laissa la conspiration se débrouiller à sa guise. Cette fâcheuse aventure, tout en ruinant Charles-Albert dans l’esprit des révolutionnaires, n’était point faite pour lui valoir la sympathie des cabinets. Aussi le voit-on, à dater de cette époque, s’évertuer à détruire cette mauvaise impression donnée à l’Europe. Engagé comme volontaire sous les drapeaux de la France, il prend part, en 1823, à l’expédition du duc d’Angoulême en Espagne, et reçoit de son régiment, pour récompense de sa vaillante conduite au siège du Trocadéro, les épaulettes de laine de grenadier. L’Autriche en même temps le décorait de son ordre de Marie-Thérèse.

Devenu roi de Sardaigne à l’extinction de la ligne directe, Charles-Albert ne s’attacha que davantage à faire oublier les entreprises du prince de Carignan. Au lendemain des journées de juillet, ce fut lui qui fournit à Mme la duchesse de Berry les moyens de débarquer sur la côte. On se souvient du nom que portait le bâtiment monté par la princesse. Le gouvernement français avait alors un ambassadeur à Turin ; sut-il le chaleureux concours que prêta Charles-Albert à cette expédition, dans laquelle il était de tous ses vœux, de toutes ses sympathies, de toutes ses forces ? « Je le vois encore, nous disait un soir un des personnages qui prirent la plus vive part à cette affaire, je le vois encore assis, grand et maigre, dans son cabinet du château de Raconis, et dépliant une dépêche de Madame, que je venais de lui remettre. Comme la page, toute blanche, n’offrait de haut en bas aucune trace d’écriture visible, il ouvrit un tiroir, prit une fiole remplie d’un réactif, y trempa les barbes d’une plume qu’il promena ensuite méthodiquement sur le papier ; puis, cette opération chimique terminée, les caractères ayant apparu, il se mit à déchiffrer la note à laquelle il répondit séance tenante, en ayant soin de recourir aux mêmes artifices. » Versatilité humaine ! Qui jamais eût soupçonné que ce prince, alors si ardent à conspirer pour la cause de la légitimité monarchique, lèverait un jour l’étendard de l’indépendance italienne ? Il est vrai que la question ici s’offrait complexe. Sur le premier plan flamboyait l’idée de nationalité, idée sainte, idée souveraine. Pie IX l’avait saluée de son enthousiasme ; un prince italien, un roi de Piémont pouvait-il ne se point armer pour sa défense ? On n’a point assez admiré avec quelle habileté prodigieuse toute cette partie fut jouée au début par les révolutionnaires. Quel homme que ce Mazzini, fanatique dont le type semblait avoir cessé d’appartenir à nos âges, sectaire de la pire espèce ! Comme il s’insinue au cœur de l’Italie, comme il la prépare et l’élabore, cette crise qui doit lui livrer le monde ! Au fond de lui est la république universelle, l’utopie insensée ; au dehors, le masque du moment se montre seul. Libéralisme, nationalité, peu lui importent les causes, pourvu qu’elles l’aident à s’emparer de l’heure présente. Jusque dans les conseils des rois s’étend son influence, jusque dans l’urne du conclave sa main plonge. Au milieu de cet Éden de l’Italie, on dirait le serpent tentateur. À la belle âme de Pie IX, enivrée des acclamations du monde catholique, il parle de la sainte ligue des peuples ; aux oreilles de l’ambitieux Charles-Albert, il chuchotte : « Tu seras roi d’Italie ! » Puis, la croisade à peine entamée, les choses tout à coup changent d’aspect, et voilà que, par un subit revirement, il se trouve que l’ennemi commun, ce n’est plus seulement désormais l’Autrichien, mais Pie IX, mais le roi de Naples, mais le roi de Sardaigne et tous les princes italiens qui s’étaient levés pour la défense du territoire. Derrière la question nationale se dresse maintenant la question sociale : monarchie ou république. Plus de rois, plus de papauté, en un tour de main l’escamotage s’est accompli, et, tandis que la puissance du Piémont s’effondre à Novare sous le canon de Radetzky, Mazzini entre à Rome, où il règne et gouverne à la place de Pie IX, qui est à Gaëte. « Il n’était point Alexandre, mais il eût été son premier soldat. » Ce mot ingénieux de Voltaire sur Charles XII s’applique admirablement à Charles-Albert. Une fois engagé dans la révolution, bien lui en prit d’être ce premier soldat, car ne l’eût-il pas été, la force des évènemens ne l’en aurait pas moins entraîné vers la guerre. Par la guerre seule, il pouvait en effet reconquérir cette liberté d’action qu’il avait perdue en tirant l’épée pour une cause qu’il croyait être vraiment la cause de l’Italie. Vainqueur, il se serait tôt ou tard retourné contre la révolution ; vaincu, il se vit emporté par elle. Quelles épreuves pour ce prince hautain que celles qui l’attendaient, lui et son armée, dans les rues de Milan ! Cette ingratitude féroce, inouïe, avait laissé au fond de son âme un tel levain d’amertume et de colère, que, si le sort des batailles se fût prononcé en sa faveur, les Milanais auraient peut-être trouvé en lui un triomphateur, un juge bien autrement sévère que Radetzky. Et le soir de la bataille de Novare, se figure-t-on l’immense désespoir qui dut s’emparer de ce cœur de roi ? Charles-Albert, dans l’insondable profondeur de son découragement, avait laissé à d’autres la direction de la bataille. C’était assez pour lui de se jeter partout au plus épais de la mêlée. « Il fut un des derniers qui abandonnèrent les hauteurs de la Bicoque ; et plusieurs fois, en se retirant, il se retourna vers nous, arrêtant son cheval au milieu du feu, puis, comme les balles semblaient ne le vouloir pas atteindre, il mit son cheval au pas et gagna la ville. » Ainsi s’exprime le général Schoenhals, l’aide-de-camp de Radetzky. Continuons le récit de cette dernière heure, elle a sa grandeur et son enseignement. « Pendant ce temps, nos batteries avaient occupé les hauteurs d’où nous venions de débusquer l’ennemi et faisaient un feu terrible sur la ville. Les Piémontais nous répondaient du sein des remparts démantelés. Là se tenait le roi, debout derrière les canons, promenant son œil morne sur cette plaine dans laquelle il venait de laisser sa couronne, indifférent désormais aux ravages que la mitraille exerçait autour de lui. À chaque instant, ceux qui l’accompagnaient s’attendaient à le voir tomber, et comme le général Jacques Durando s’efforçait de l’entraîner par le bras : « Laissez-moi, général, s’écria le malheureux monarque, laissez-moi, c’est mon dernier jour, et je veux mourir ! »

Cette scène se passait le 23 mars 1849. Il y avait un an, jour pour jour, que Charles-Albert avait lancé son fameux manifeste et franchi le Tessin à la tête de son armée. Avoir rêvé la couronne de fer, rêvé les duchés de Plaisance, de Parme et de Modène, s’être vu sacrer par la main du pape au Capitole, et se réveiller d’un songe si magnifique dans la défaite, dans l’isolement, dans l’abîme de toutes les douleurs morales et physiques ! La religion seule pouvait en ce moment venir en aide à cette puissance brisée dont la tombe refusait d’ensevelir le désespoir. Laissons les railleurs plaisanter des pratiques dévotes de Charles-Albert, et rire de ce roi qui mettait ses étendards sous l’invocation spéciale de la sainte Vierge. Sans doute, le temps n’est plus où des archanges cuirassés parcouraient l’espace en brandissant leurs glaives flamboyans, et c’est par d’autres signes que les miracles du Dieu des armées se manifestent ; mais ce qui a survécu et ce qui toujours subsistera, c’est cette force d’âme que donne une croyance, cette faculté souveraine qu’inspire la foi, de s’élever au-dessus des humiliations et des catastrophes du moment, et de regarder plus haut et plus loin. Il y avait dans l’expression sévère et mystique de Charles-Albert, dans cette figure ascétique et martiale, beaucoup de la physionomie d’un chevalier du moyen âge. Évidemment, il crut jusqu’à la fin accomplir une mission providentielle et marcher à la croisade. Au début de la seconde campagne, en franchissant l’Adige au milieu de son état-major, il se découvrit solennellement, comme aurait pu faire Godefroy de Bouillon mettant le pied en Terre-Sainte !

Autour de Charles-Albert et de son armée se groupaient les divers détachemens de la force armée italienne proprement dite. Naples envoya quinze mille hommes bien organisés, sous la conduite du général Pepe ; il est vrai que le roi Ferdinand eut en même temps l’heureuse inspiration de conserver auprès de lui sa garde et les Suisses, élite de ses troupes, à laquelle il dut le salut de sa couronne à la journée du 15 mai. Aux Napolitains vinrent se joindre dix-sept mille Romains ou Suisses de l’armée papale, formant deux bataillons de grenadiers, deux bataillons de chasseurs, cinq de fusiliers, avec deux batteries et un régiment de dragons, troupe aguerrie et vigoureuse que renforçait partout sur son passage la célèbre milice des Crociati. Comptons en outre les Toscans au nombre de six à sept mille, la cohorte livournaise et la bande des étudians de Pise. Quant au chiffre du contingent fourni par Modène et Parme, il pouvait s’élever à quatre mille hommes. Si maintenant on estime à quarante ou cinquante mille hommes la masse de ces alliés, à cinquante mille l’armée lombardo-piémontaise, il résulte de ce calcul que le maréchal allait, dès son entrée en campagne, se trouver en présence d’un effectif de cent mille hommes.

Quelles étaient, d’autre part, les forces militaires de Radetzky ? Le maréchal, au moment de quitter Milan, disposait en tout (y compris la gendarmerie et la police) de soixante-quinze mille hommes, dont il avait fallu détacher une brigade pour l’envoyer en toute hâte maintenir le Tyrol, et que la capitulation ou la désertion avaient au moins réduits de vingt mille hommes, de sorte qu’après sa jonction avec son second corps d’armée il pouvait compter de quarante-cinq à cinquante mille combattans, ce qui lui faisait, en ôtant quinze mille soldats que réclamait impérieusement la défense des forteresses, trente à quarante mille hommes de troupes disponibles.

L’Italie, à cette heure, semblait donc perdue à tout jamais pour l’Autriche. De cité en cité retentissait l’appel aux armes, de clocher en clocher gagnait l’insurrection. Partout s’allumait la guerre sainte ; partout, au cri de : Dieu le veut ! on se croisait. Temps singuliers, étranges, poétiques, et dont le romantisme rappelle certaines périodes du moyen âge ! Des universités de Pavie, de Padoue et de Pise, des murs crénelés de Mantoue, se précipitent, l’escopette au dos, le poignard à la ceinture, des légions de hardis jeunes gens, ceux-ci vêtus en bandits de théâtre, ceux-là portant la croix rouge en pleine poitrine. Un prêtre, Gavazzi, fait le coup de feu dans les rues ; un pontife, l’archevêque de Milan, bénit les barricades ; une femme, la princesse Belgiojoso, exécute dans la capitale de la Lombardie son entrée triomphale, on dirait Semiramide in Babilonia ; puis soudain, péripétie imprévue ! l’ovation change de caractère, le cri de triomphe devient huée, Sémiramis disparaît de la scène comme par une trappe, et le secret de ce coup de théâtre, c’est que la princesse est républicaine, et que l’agitation milanaise tient encore pour la monarchie du roi de Piémont[1]. On s’était trompé sur l’esprit de Milan ; mais grâce à Dieu, Rome a de l’avance, et on part pour la ville éternelle, où bientôt arrive Mazzini, car l’Italie, à cette époque, offre ce trait curieux, que sa révolution développe des variétés de toutes sortes. Allez d’une ville à l’autre, ce n’est plus le même caractère insurrectionnel : vous reculez ou vous avancez. Pour les royalistes et les partisans de la fusion, il y a la Lombardie ; pour les républicains, Bologne et Brescia ; pour les rouges, Livourne et Rome. C’est comme un immense clavier rendant à volonté toutes les notes de la gamme révolutionnaire, et dont le maestro Mazzini fait vibrer chaque touche. Néanmoins, qu’on ne s’y trompe pas, pour mettre d’accord toutes ces haines, pour réunir en un même foyer toutes ces incandescences, il suffisait de crier : Mort à l’Autrichien ! Nous parlions des universités, c’était aussi le tour aux grandes villes de déclarer la guerre aux habits blancs. Florence, Rome, Naples, obéissaient à l’impulsion commune. À Naples, la multitude furieuse arrachait de l’hôtel d’Autriche l’écusson impérial, et l’aigle à deux têtes roulait dans la fange du ruisseau, sous les yeux de Schwarzenberg frémissant. L’homme habile et résolu auquel devait échoir un jour la première place dans les conseils de son empereur sentit alors ce qu’il avait à faire. Le prince Félix de Schwarzenberg se ressouvint de son premier état, et se rendit auprès du vieux maréchal, qui lui donna un commandement. C’était le temps où les diplomates quittaient la plume pour l’épée, où les hommes de cabinet des deux partis se rencontraient volontiers sur les champs de bataille : le marquis d’Azeglio, ministre des affaires étrangères du roi de Piémont, blessé à Vicence ; le prince de Schwarzenberg, atteint au bras d’un coup de feu à Goïto, nobles exemples qui vous reportent involontairement vers cet autre grand ministre, le cardinal de Richelieu, à cheval sous les batteries des forts de La Rochelle !

Le maréchal, du reste, ne se faisait pas d’illusions, et voyait clairement que l’Italie était devenue un terrain qu’il lui fallait reconquérir pied à pied ; aussi, dans ce désastre universel, n’accordait-il qu’une attention assez médiocre aux mille défections dont chaque jour, chaque heure apportait la nouvelle. Une ville de plus ou de moins, c’était là désormais à ses yeux une question secondaire, et tout son intérêt, toutes ses préoccupations se concentraient sur les places fortes dont il méditait de faire dans l’avenir ses bases d’opération. Ah ! si Venise eût tenu bon comme Mantoue, les choses, sans nul doute, auraient pu prendre un autre aspect : livrer à Charles-Albert un combat décisif, l’écraser avant qu’il eût le temps de rassembler ses forces sur le Mincio, rien de cela n’était impossible ; mais qu’on réfléchisse à la situation où se trouvait Radetzky. Les nouvelles de Vienne prenaient de plus en plus un caractère alarmant ; esclave des partis ameutés, misérable jouet du flot révolutionnaire, le cabinet Pillersdorf marchait de concessions en concessions, et faisait litière de tous les droits de la couronne. Était-ce le moment de jouer sur un coup de dés la fortune de l’empire ? Le maréchal ne le pensa point ; il prit la ferme résolution de se retrancher dans Vérone, et de n’en venir aux mains qu’autant qu’on oserait l’y attaquer. L’heure avait sonné pour Radetzky de démontrer par la pratique l’importance qu’il accordait volontiers en théorie à cette place forte. Vers ce point convergeait pour le moment toute sa stratégie ; là il ravitaillerait ses troupes, organiserait son matériel ; là il attendrait l’armée de réserve que Nugent lui amenait. Quelle victoire pouvait valoir les avantages qu’on allait tirer d’un pareil plan ? Heureusement pour le maréchal, Charles-Albert, tranquille sur le Mincio, ne troubla point sa retraite et lui laissa le temps de préparer à loisir ses plans de campagne.

L’armée de réserve ne pouvait, dans l’état du pays, lui arriver qu’en passant par de nombreux détours, et avec cela point de nouvelles ! Qu’on se figure ses impatiences, ses perplexités, ses découragemens ! Quand il pourrait enfin commencer ses opérations, lui-même l’ignorait, car tout dépendait de sa jonction avec Nugent, et comment prévoir l’heure où cette jonction se ferait ? Venise coupée, le seul moyen qui lui restât de communiquer avec l’intérieur de la monarchie, c’était la voie éloignée et difficile du Tyrol, et encore cette voie menaçait d’être interceptée dès l’instant que l’ennemi s’avancerait sur le lac de Garda. Les nouvelles n’arrivaient plus que lentement ; celles qui arrivaient étaient sinistres. Jours d’épreuve et d’amertume pour ce vieillard de quatre-vingt-un ans ! Souvent on le voyait assis la tête dans ses mains, silencieux, morne, abattu. Qu’un intendant militaire entrât alors, avec quelle vivacité soucieuse il l’interrogeait sur l’approvisionnement de l’armée ! Bon nombre d’écrivains ont voulu voir un système dans ce qui fut, à cette première époque de la guerre d’Italie, la nécessité absolue du moment ; de là ce caractère temporisateur, cette physionomie de Fabius Cunctator, faussement attribués à un homme dont le génie est bien plutôt la décision, l’audace, l’intrépidité du coup de main. Quand il ne procède au début qu’avec tant de mesure et de circonspection, quand il affecte de ne rien livrer aux chances d’une rencontre, c’est qu’alors le vieux soldat, sur qui pèse une responsabilité si énorme, sent qu’il ne peut donner aux opérations militaires proprement dites que la moitié de son application : tandis que d’un œil il observe Charles-Albert et le tient à distance, de l’autre il regarde Vienne, ce cœur de l’empire où la révolution lui suscite des ennemis non moins menaçans et non moins acharnés. La guerre d’Italie se divise, on le sait, en deux parts, dont la première va jusqu’à l’armistice de Milan et remplit l’espace de plus d’une année, et dont la seconde, enlevée en dix jours, marche à pas de géant de la reprise des hostilités à la bataille de Novare. Rien qui se ressemble moins que ces deux campagnes. D’un côté lenteurs, attermoiemens, prudence ; de l’autre, vigueur, entraînement, soudaineté, inspiration dans l’attaque, imprévu dans l’offensive ! Charles-Albert y fut pris, ou plutôt le général Chrzanowsky, car à Novare Charles-Albert ne commandait pas ; il ne fit que se battre en soldat, en héros. Nul doute que le souvenir de ses temporisations précédentes n’ait merveilleusement servi la fortune de Radetzky à cette période définitive. Comme la première fois, il battit en retraite ; mais cette retraite n’était plus, en 1849, qu’une feinte habile pour tromper l’ennemi. Le général polonais qui dirigeait les forces piémontaises ignorait encore quelle direction il avait prise, que Radetzky, se retournant, fondait sur lui comme un lion et l’écrasait. « Jamais, nous disait un jour le maréchal à Vérone, je n’ai tendu un piège à Charles-Albert sans qu’il y soit tombé tout aussitôt ! »

Radetzky, toujours sans nouvelles du corps de Nugent, était donc occupé à se fortifier dans Vérone, lorsque le 6 mai 1848, enhardi par son heureux passage du Mincio et les succès de Pastrengo, se voyant à la tête d’une armée qui chaque jour grandissait en nombre, tandis que le dénûment, les blessures et la contagion diminuaient celle de ses adversaires, comptant bien aussi quelque peu sur l’insurrection viennoise qui forçait à cette heure même l’empereur à se réfugier dans le Tyrol, — Charles-Albert, résolu d’en finir, vint assaillir le général autrichien jusque dans son dernier retranchement. Cette affaire de Sainte-Lucie, commencée par des escarmouches d’avant-postes, prit en peu d’instans les proportions d’un véritable combat ; l’engagement fut acharné, terrible. Les Piémontais ne se lassaient pas d’attaquer, les Autrichiens de leur opposer une imperturbable défensive. Le roi, toujours défiant à l’endroit de son aptitude stratégique, après avoir remis le commandement supérieur au général Bava, vint se mêler aux rangs de ses soldats ; puis, lorsqu’il les eut un moment animés de son exemple, il quitta le champ de bataille pour se rendre à une villa voisine autour de laquelle, disent les récits de la journée, il fit ensevelir quelques officiers de son état-major tombés victimes du sort de la guerre. Quand la dernière pelletée de terre eut recouvert le dernier trépassé d’entre ses adjudans, ce monarque pâle et comme marqué au front de ce signe de découragement et d’ennui que la fatalité semble imprimer à certaines figures mélancoliques de l’histoire, ce triste roi monta au belvéder de la villa Fenilone, d’où, sa lunette braquée sur Vérone, il attendait qu’un mouvement insurrectionnel se déclarât pour lui dans l’intérieur de la place ; ce qui toutefois n’eut pas lieu, grâce aux énergiques mesures de Radetzky et à la proclamation laconiquement sévère qu’il adressa aux Véronais en montant à cheval.

Des deux côtés les traits de courage et d’abnégation militaire ne manquèrent pas. J’en veux citer un qui rappelle à sa manière le sublime stoïcisme du colonel Combes à Constantine. Au début de l’action, le colonel Pottornaz, commandant le régiment François-Charles, a le bras emporté par un boulet. Il quitte les rangs, se dirige au pas de son cheval vers le général d’Aspre, et, du ton dont il aurait fait son rapport : « Excellence, dit-il, je viens d’avoir le bras droit emporté, et j’ai l’honneur de vous informer que je me vois forcé de me retirer du champ de bataille. » - « Ma bague ! ah ! ma bague ! » s’écriait à Fontenoy un brillant capitaine aux gardes-françaises courant après sa main enlevée par la mitraille. Élégance, esprit, légèreté, galanterie aimable et frivole jusque dans la mêlée et le carnage, n’est-ce point là le Français ? Formalisme, gravité didactique, culte chevaleresque de la discipline, de la hiérarchie, du protocole, voilà l’Autrichien.

La journée de Sainte-Lucie fut une de celles où, les circonstances paralysant l’action et le génie d’un chef d’armée, tout est remis à l’intrépide initiative des soldats. Le terrain glissant s’opposait aux mouvemens, la faiblesse numérique des troupes autrichiennes ne permettait pas les dispositions stratégiques. Il fallait mourir ou vaincre l’arme au bras : on vainquit. Aux uns et aux autres cette affaire coûta cher, aux Piémontais surtout, qui perdirent beaucoup de monde et quittèrent la place en plein désarroi. Lorsque le lendemain, à l’aube, le maréchal visita le champ de bataille, les morts et les blessés encombraient le terrain, et parmi les ustensiles, les bagages, les équipemens de toute espèce qui couvraient le sol, au milieu des monceaux d’épaulettes, d’armes, de shakos, de trompettes, on trouva (singulière rencontre en pareil lieu !) nombre de masques de théâtre figurant Belzébuth avec ses cornes[2]. On se souvient du fameux diable vert du ballet de la Tentation ; plusieurs cadavres, lorsqu’on les releva, portaient encore ce déguisement. Quel pouvait être le sens de cette mascarade ? Les officiers de l’état-major de Radetzky se le demandèrent et finirent par découvrir qu’à l’aide de ces oripeaux fantastiques on avait voulu tout simplement terrifier les Croates. Et dire qu’en même temps qu’on estimait ces braves Croates assez naïfs pour se laisser intimider par des épouvantails d’enfans, les journaux de l’époque nous les représentaient comme des fléaux de Dieu et d’invétérés bandits massacrant les vieillards, pillant les églises, et portant toujours leur giberne pleine de mains de femmes qu’ils coupaient à la hâte chemin faisant, se réservant d’en ôter les bagues plus tard, comme on coupe une branche pour avoir le fruit ! Rien ne saurait se comparer à ces fables au moyen desquelles on exploitait alors la crédulité publique. Les blessés piémontais, qu’on transportait à l’hôpital de Vérone, suppliaient les soldats autrichiens de ne pas les priver de la vue, et les officiers qui dirigeaient l’escorte eurent toutes les peines du monde à rassurer ces braves gens, à qui on avait fait accroire que les impériaux arrachaient les yeux à leurs prisonniers. Les choses allèrent même si loin, que le maréchal dut se rendre en personne auprès de ces malheureux, et qu’après les avoir consolés, après avoir donné des ordres pour qu’ils fussent traités avec autant de soins et d’égards que ses propres soldats, il en écrivit vertement au ministre du roi de Sardaigne, le sommant de mettre un terme à de si ridicules manœuvres.

S’il y eut des journées plus brillantes que celle de Sainte-Lucie, il n’y en eut point de plus féconde en résultats. Elle marque, à vrai dire, l’heure exacte, le moment où la fortune accomplit son évolution, et des drapeaux de Charles-Albert, qu’elle avait jusque-là suivis, passe définitivement au camp du maréchal. Au point de vue de l’influence morale, ce succès fut immense : il raffermit le courage des troupes, leur discipline, ralluma leur foi dans l’avenir, et fut l’heureux point de départ d’une période nouvelle. Deux archiducs y gagnèrent hardiment leurs éperons sous les yeux du père Radetzky : l’archiduc Albert, digne fils de l’illustre archiduc Charles, et le prince François-Joseph, que son courage désigna dès ce jour à l’armée, ignorant encore que, dans ce blond guerrier marqué au front de l’étoile de la jeunesse, elle saluait le futur empereur militaire dont les circonstances lui faisaient souhaiter l’avènement !

Les jours d’épreuve étaient passés, l’arrivée tant réclamée du corps de réserve venait enfin le 25 mai augmenter de dix-neuf mille hommes l’effectif du maréchal. Les rôles allaient changer : c’était à Radetzky maintenant de prendre l’offensive et de poursuivre cet adversaire qu’il avait jusque-là évité en si ingénieux et si consommé tacticien.


II

« C’était par une magnifique nuit de printemps ; le roulement de nos fourgons nombreux, de nos équipages, ébranlait l’air comme un grondement de tonnerre. À une distance assez rapprochée brillaient les feux de bivouac de l’ennemi, dont nous longions les avant-postes à une portée de canon. À la tête du second corps d’armée, ayant à ses côtés le futur souverain de l’Autriche, s’avançait à cheval Radetzky, gai, dispos, l’œil rayonnant, le visage en belle humeur. Par intervalle un coup de feu lointain, échangé entre nos patrouilles et les avant-postes ennemis, troublait seul le calme de la nuit. »

Ainsi on quittait Vérone, ainsi on marchait allègre et joyeux à la journée de Curtatone, où les Toscans de Laugier furent défaits, à la journée de Vicence, où les Romains de Durando trouvèrent leurs fourches caudines. Dès le soir du premier jour d’attaque, Vicence n’était plus tenable pour les Italiens, forcés dans leurs derniers retranchemens intérieurs. Toutes ces hauteurs des Monti Berici, ces délicieuses collines que surmonte l’église et le cloître de la Madona del Monte, et au pied desquelles s’étend la ville au sein d’un paysage vraiment édénique, les Autrichiens victorieux les occupaient lorsque la nuit vint mettre fin au combat. « Sous nos yeux se déroulait la cité magnifique si richement dotée par le génie de Palladio. Le maréchal allait s’en retourner à son quartier-général après avoir pris toutes ses dispositions, le feu devait se rouvrir au jour levant, nos colonnes se massaient aux portes de la ville, et, de l’éminence où nous étions, nous pouvions en un moment anéantir Vicence sous une pluie de bombes et d’obus. L’issue de cette affaire avait donc cessé pour nous d’être douteuse, mais nous nous demandions ce qui adviendrait de tant de chefs-d’œuvre pendant l’assaut du lendemain. » La question était superflue : Vicence capitula. Déjà, vers le déclin du jour, au plus chaud de l’action, le drapeau blanc avait été vu flottant çà et là sur divers points ; il est vrai que presque aussitôt le drapeau rouge l’avait partout remplacé. On prétend que ce furent les gardes nationaux vicentins qui prirent sur eux de couper cour aux préliminaires pacifiques ; mais Durando, vieux soldat, et, comme tel, jugeant mieux de la situation, ne partagea point l’avis de ces messieurs. Les seules forces qui lui restaient étaient les bataillons suisses, lesquels, après s’être vigoureusement battus pour l’honneur à la défense du Monte Berico, sentant qu’ils étaient là contre la volonté du pape, commencèrent à dire tout haut qu’ils ne se souciaient point de servir davantage d’instrumens aux complots d’un ministère révolutionnaire avec lequel ils ne s’étaient jamais engagés. Durando négocia donc : pendant cette nuit même, des parlementaires furent envoyés aux avant-postes autrichiens, et sur-le-champ une capitulation eut lieu, par laquelle le général Durando s’obligeait à se retirer avec toutes ses troupes de l’autre côté du Pô, et à ne plus porter de trois mois les armes contre l’Autriche.

Disons-le cependant, la fortune avait ses retours, et tout au début de cette phase nouvelle on compta plus d’un échec. « À Goïto, par exemple, deux fautes graves furent commises : nous tînmes Bava pour plus faible qu’il n’était, tandis que d’autre part nous nous exagérâmes les forces du roi ; ce qui fit qu’on attaqua le premier trop à la hâte et sans être en nombre, alors qu’on se laissait imposer par le second, qui n’avait auprès de lui que neuf bataillons. Le général Benedeck, à mesure qu’il arrivait en vue de Goïto, rangea ses troupes en bataille. Nous n’avions jusque-là rencontré que d’assez faibles détachemens de cavalerie qui s’enfuyaient à notre approche, quand soudain, vers quatre heures de l’après-midi, la tête de nos colonnes fut saluée à coups de canon. Nous répondîmes à l’instant par le feu de nos batteries ; mais la supériorité de son artillerie nous indiqua bientôt que l’ennemi avait concentré ses forces sur ce point. » Dès lors l’engagement prit un caractère plus sérieux. Wohlgemuth d’abord, puis Clam, reçurent l’ordre de se porter au secours de Benedeck ; mais la difficulté du terrain s’opposait à l’exécution des manœuvres. Pendant ce temps, Benedeck à lui seul soutenait rudement l’assaut, non toutefois sans éprouver de grosses pertes, de sorte que lorsqu’arrivèrent les brigades de renfort, il avait trop souffert pour leur pouvoir prêter un secours utile. L’ennemi gagnait du terrain, et peu à peu on se voyait réduit à renoncer à tous ses avantages. Que faisait le général d’Aspre ? Comment cet intrépide pourfendeur tardait-il tant d’accourir sur le champ de bataille, où sa valeureuse présence aurait suffi pour captiver la victoire incertaine ? À tout moment on s’attendait à le voir déboucher sur le flanc droit de l’ennemi… Personne ! Misères de l’humanité, faut-il bien que jusque chez les héros on vous rencontre ! Le général d’Aspre était sujet à d’horribles accès de goutte, et cette maladie avait pour premier effet de paralyser en un clin d’œil tous ses mouvemens. Il souffrait alors les tortures d’un damné ; mais à l’entendre, les tortures physiques n’étaient que peu de chose auprès du supplice moral qu’il endurait à se voir ainsi impotent et perclus. Impotent, ce fier soldat dont le cheval hennit aux apprêts de la bataille ! perclus, ce vainqueur de la veille de qui dépend l’affaire du lendemain ! Sentir dans sa poitrine battre le cœur d’un d’Aspre et ne pouvoir remuer la main pour boucler son ceinturon quand déjà gronde la canonnade !

Pends-toi, brave Crillon, on s’est battu sans toi !


D’Aspre, lui, ne voulait pas qu’on se battît. Il aimait mieux, cet homme intraitable, compromettre le succès d’une journée que d’envoyer ses troupes au combat quand il ne pouvait pas les y conduire. Lorsque, après Goïto, le maréchal lui demanda sévèrement pourquoi il n’était pas arrivé au bruit du canon ? — Le canon, répondit d’Aspre avec amertume, je ne l’ai pas entendu. — La goutte l’avait rendu sourd !

De semblables infirmités, on le conçoit, ne laissent point à la longue d’aigrir le caractère, et lorsque le patient, de sa nature, n’est pas un saint, mais tout bonnement un homme comme les autres, et plus que les autres peut-être porté à l’égoïsme, elles finissent par en faire un personnage impraticable. Tel était devenu le général d’Aspre. Ennuyé, maussade, sarcastique, dégoûté de tout, il n’écoutait que l’humeur du moment : tantôt, comme à l’affaire de Goïto, refusant de donner parce que ses souffrances le clouaient au lit, et tantôt, comme à Novare, s’exposant à compromettre l’action par l’incroyable excès de son audace. On eût dit qu’aux jours de bien-être il voulût regagner le temps perdu et se montrer héroïque à la fois pour l’heure présente et pour le lendemain, dont il ne pouvait, hélas ! jamais répondre. Le tort d’un pareil calcul était d’intéresser son amour-propre beaucoup plus que le salut de l’armée. On sait comment à Novare la témérité du général d’Aspre faillit coûter cher aux Autrichiens : dédaignant tout préliminaire, il entame l’attaque avec quinze mille hommes, et ce n’est qu’à la formidable résistance qu’on lui oppose qu’il s’aperçoit qu’il a affaire non point seulement à une arrière-garde, mais à l’armée royale elle-même, forte de soixante mille hommes. Tout autre que d’Aspre, en ouvrant les yeux sur son erreur, se fût hâté d’appeler à son aide ; mais lui ne prévient même pas le maréchal. C’est par l’immense bruit de la canonnade que Radetzky devine la gravité de la situation où s’est engagé son lieutenant, car pour d’Aspre, il ne s’en effraie pas le moins du monde, et ses premiers bulletins sont rassurans. Quinze mille hommes contre soixante mille, cela lui paraît tout naturel, et pendant cinq heures il soutient le choc sans perdre un pouce de terrain. « Du secours ! je me suis fourvoyé, » voilà ce que cet intraitable orgueil s’entêta jusqu’à la fin à ne vouloir pas reconnaître. Cette audace qui la veille, à Mortara, avait si magnifiquement décidé la victoire, il allait la payer de son sang, du sang de tous ses braves, plutôt que de condescendre à s’en accuser comme d’une faute militaire.

Qu’on s’en soit ou non, du côté des Piémontais, exagéré l’importance, bataille ou combat, cette rencontre de Goïto fit plus d’un illustre blessé. Charles-Albert y reçut un éclat d’obus, le roi de Sardaigne actuel, alors duc de Savoie, un coup de feu dans la cuisse. Ce fut là aussi, et non point à Curtatone comme on l’a prétendu, que le prince Félix Schwarzenberg, à la tête de sa division, eut le bras fracassé par une balle. Physionomie remarquable que celle de cet homme d’état au camp de Radetzky ! La vie du prince Schwarzenberg, quand on y pense, est une des mieux remplies qui se puissent voir. Tout y vient à son heure, à son point. Homme de plaisir, grand seigneur, diplomate, soldat, premier ministre, il sut toujours combiner et fondre en de justes proportions certaines qualités particulières à ces divers états. Chez lui, le soldat toujours un peu se ressentit du négociateur, le diplomate du guerrier, le tout sans préjudice de l’homme de plaisir, du grand seigneur libertin qui jusqu’à la fin brocha merveilleusement sur l’ensemble. Après avoir, sous un couvert diplomatique qui ne messied pas, fort occupé le monde du bruit de ses galantes équipées, la campagne d’Italie survint très à propos pour opérer une diversion devenue nécessaire dans une existence qui depuis mainte aventure par trop romanesque commençait à tourner au scandale. Tel il avait été dans les boudoirs de Naples, de Londres et de Paris, tel il fut plus tard dans son cabinet du palais de la chancellerie à Vienne, — et tel il se montre sur les champs de bataille, impassible, dédaigneux, superbe. Son visage avait quelque chose de glacial qui déconcertait, même alors qu’il affectait son expression la plus aimable, et vous vous demandiez, à voir ce corps si long et si maigre que l’étroitesse de son attila militairement boutonné rendait encore plus efflanqué, à voir ces traits pâles et durs, où se peignait, à côté d’une ironie hautaine, le sentiment de la plus inflexible personnalité, — vous vous demandiez par quelle inexplicable force d’attraction cet homme, sans jeunesse, sans beauté, sans agrément, agissait ainsi sur la plus séduisante moitié du genre humain. Pour grand seigneur et brave, il l’était, qui en doute ? mais les Lobkowitz, les Windisch-Graetz, les Lichtenstein aussi sont des braves, et de très grands seigneurs. Quel charme particulier possédait-il donc, ce prince Schwarzenberg, pour qu’on le préférât aux plus beaux, aux plus vaillans, aux plus jeunes ? Quel était son secret pour entraîner tant de cœurs à sa suite ? car, cet homme étrange, on ne se contentait pas de l’aimer, on l’adorait jusqu’à l’extravagance, jusqu’au délire, jusqu’à la mort. Les passions, il les inspirait par douzaines, cela même aux derniers temps de sa vie. Zerline, Elvire, dona Anna, que de victimes ! C’était, à vrai dire, le don Juan d’un siècle comme le nôtre : à cette soif du plaisir, à cette ardeur éternellement inassouvie il joignait l’intelligence et l’amour des affaires, ce noble emploi des hautes facultés de l’esprit dont le sensualisme de nos jours a besoin pour savourer pleinement ses délices. Aussi bientôt ses forces se consumèrent. Un soir, comme il s’habillait pour aller dîner chez l’empereur, la mort vint le prendre. — Qui frappe là ? — C’est la statue ! Toujours le même dénoûment. — Le prince Schwarzenberg n’existait plus ; la Prusse respira, se sentant délivrée de l’antagoniste superbe qui, à Dresde, à Francfort, à Cassel, à Olmütz, tant de fois l’avait humiliée, du rival qui, dans la question imminente du Zollverein, n’eût pas manqué de se dresser devant elle aussi inflexible, aussi cassant qu’il s’était montré dans les affaires du Sleswig-Holstein.

Le prince Schwarzenberg était surtout l’homme du succès ; nul jamais ne s’entendit mieux à profiter de l’occasion quand et comme elle s’offrait à lui. Reste à se demander s’il eût été aussi habile à la faire naître. Il est permis de douter, en tous cas, que les calculs de sa politique eussent une très grande profondeur. Il traitait les affaires militairement, et, disons-le, un peu en casse-cou. Certes, son idée de concentration de l’Allemagne dans l’Autriche était d’un esprit ferme et capable d’entreprises hardies ; mais n’y avait-il donc point aussi quelque témérité à prétendre confier uniquement au sort des armes une question comme celle-là ? Il semble qu’en pareil cas un Richelieu eût compté davantage avec les mœurs et les institutions d’un pays protestant et parlementaire. Je l’ai dit, il y avait du soldat dans ce diplomate ; et si l’esprit militaire, qui communiquait à ses desseins l’énergie et la soudaineté, l’empêcha souvent de porter sa vue au-delà du moment, c’est peut-être qu’en somme, toute bonne qualité a son défaut, ainsi que toute médaille son revers. D’ailleurs, heureux comme il l’était, c’eût été faillir à sa destinée que de ne se point montrer aventureux. N’avait-il pas son étoile, n’avait-il pas son influence magnétique ? et quand j’écris ce mot, je l’emploie non plus au figuré, mais dans son acception réelle, médicale. À l’époque où le prince Hohenlohe mit le magnétisme à la mode dans les salons de Vienne, le prince Schwarzenberg avait senti se développer en lui une puissance nerveuse qui jusque là était demeurée à l’état latent, et dont il usa ensuite tant bien que mal durant le reste de sa vie. Cette force surnaturelle ne cessa même jamais de s’exercer depuis sur une de ses sœurs de complexion délicate et souffrante, laquelle empruntait au pouvoir magnétique de son frère le peu de santé dont elle jouissait. Du temps où le prince était ambassadeur à Naples, cette sœur se rendit, à diverses reprises, de Vienne à Rome, où celui-ci arrivait de son côté pour la rencontrer et la faire en quelque sorte revivre au contact de cette vie nerveuse dont il possédait les mystérieux trésors.

Quand le prince Schwarzenberg mourut, il touchait au plus haut point de sa fortune politique, il avait reconquis l’Italie à la couronne d’Autriche, écrasé la révolution, humilié la Prusse, affermi partout la souveraineté de son jeune maître. Sortir à temps de ce monde qui n’avait cessé de lui prodiguer toutes ses fêtes, ce ne fut peut-être pas le moindre signe par où se laissa voir l’heureux arrangement de sa destinée. Sis Félix Schwarzenberg ! disaient ses camarades au camp de Radetzky, en jouant sur son nom. Heureux en effet, car la mort, qu’il bravait insolemment, semblait prendre à tâche de l’épargner ! À Goïto, tandis que la mousqueterie et la mitraille dévastaient les rangs, il fouettait sa botte du bout de son épée, non moins dédaigneux vis-à-vis des balles et des boulets, non moins altier en sa contenance qu’il ne le fut plus tard dans son cabinet de premier ministre. Le bonhomme Radetzky l’appelait spirituellement son feld-diplomate, et, chaque fois qu’une négociation se présentait, l’en chargeait. L’Autriche offrait alors le spectacle inouï d’un état dont la puissance au dehors se relève et se régénère, lorsqu’à l’intérieur tous les élémens de force et de vitalité périclitent et se détraquent. À Vienne florissait un de ces ministères à la Necker, fléaux des monarchies, et qu’on retrouve malheureusement au début de toutes les crises sociales, un de ces pouvoirs néfastes qui, trop ambitieux pour abdiquer, trop faibles pour résister au flot envahissant, trahissent un peu tout le monde et finissent par devenir la proie de l’émeute après avoir été quelque temps son jouet. Kossuth et Mazzini avaient leurs agens alors à Vienne comme à Turin[3].

On voit à quelles difficultés avait affaire cette armée d’Italie. Vaincre au jour le jour tant d’ennemis coalisés, c’était pour elle la moindre chose ; il lui fallait en outre tenir tête au mauvais vouloir de son gouvernement, que possédait l’esprit de Mazzini. À ces soldats dont le sang coulait sur tous les champs de bataille, la patrie, représentée à Vienne par les hommes de Kremsier, marchandait les vêtemens et le pain. Eux pourtant, sans se laisser décourager, continuaient stoïquement leur marche. Affamés, meurtris, déguenillés, ils répondaient par des victoires à l’indifférence et aux insultes de la métropole. Ils envoyaient à Vienne les drapeaux pris à SainteLucie, à Curtatone, à Vicence, et la capitale de l’empire, qu’une poignée d’étudians et d’émeutiers tenait sous sa domination, jetait aux égouts ces trophées. Il est beau de voir éclater l’indignation du soldat au souvenir de pareils opprobres : « Ces temps douloureux, ces temps ignobles, aucun de nous ne saurait se les rappeler sans frissonner d’horreur et de dégoût. Nous repoussions partout l’ennemi, partout en Italie nous relevions le sceptre impérial et la dignité de la maison d’Autriche, et pendant ce temps s’écroulait en poussière l’œuvre de tant de siècles, l’héritage sacré de tant de souverains que nous défendions au prix de notre vie. Et dire que l’ennemi nous clouait à notre place et nous empêchait de voler au cœur de cette patrie où nous appelait la voix de l’honneur et de la foi jurée ! Que de fois, du milieu de la canonnade, nos yeux se retournèrent avec anxiété du côté de Vienne, car là s’agitaient, nous le savions, des adversaires bien autrement puissans et redoutables que ceux que nous avions en face ! »

À peine remis des fatigues de Curtatone et de Vicence, le maréchal Radetzky s’apprêtait à poursuivre sa marche en avant, lorsqu’un matin une dépêche de l’empereur Ferdinand lui arrive d’Innsbruck. À cette lecture, le vieillard pâlit, sa main tremble, ses sourcils se froncent. Ce que contenait ce message, c’était l’ordre de proposer immédiatement l’armistice à Charles-Albert. Lui, Radetzky, s’humilier devant son rival et tourner brusquement le dos à la fortune qu’il voyait, après tant de traverses héroïquement endurées, revenir sous ses drapeaux ! « Un boulet de trente-six qui fut tombé à mes pieds, racontait-il plus tard, m’eût semblé la colombe de l’arche auprès de ce message de malheur, inspiré, je n’eus pas grand’peine à le reconnaître, par le machiavélisme combiné de Batthyany et de Palmerston ! » Que faire cependant ? Soldat, son premier mouvement fut de se résigner et d’obéir. La rougeur au front, l’âme navrée, il commence une dépêche au roi de Piémont ; mais bientôt la plume lui tombe des mains, il a trop présumé de ses forces. Non, avant de consommer un pareil acte, il tentera auprès de son empereur une dernière démarche. L’épître à Charles-Albert vole en morceaux ; il se lève, fait quelques pas, puis se rassied et supplie son gracieux maître de révoquer son ordre ou d’accepter sa démission, l’assurant d’ailleurs d’une prompte victoire au cas où les motifs qu’il développe seraient accueillis. Sa dépêche écrite, le maréchal envoya chercher, pour la porter en toute hâte à l’empereur, l’homme à ses yeux le plus capable, par sa connaissance de la situation et les ressources de son esprit, de mener à bien l’entreprise. Le général Félix Schwarzenberg était alors fort souffrant de sa blessure reçue à Goïto. On raconte qu’en apprenant la mort de l’empereur Charles VI, le grand Frédéric sauta à bas de son lit, disant qu’il avait bien autre chose à faire qu’à soigner sa fièvre. Le prince Schwarzenberg agit de même, et, sans écouter davantage l’avis des médecins, il partit dans la nuit pour Innsbruck, où l’autorité de sa présence déjoua l’intrigue ourdie par le cabinet hongrois autour du faible Ferdinand. Le prince Schwarzenberg fut depuis un grand ministre, et l’histoire un jour appréciera l’impulsion féconde que sa main sut imprimer aux destinées nouvelles de son pays ; mais parmi les immenses services rendus par lui à l’Autriche, s’il en est de plus éclatans et de plus fameux, on n’en trouverait pas de plus utile. Qu’on pense, en effet, aux résultats qu’en de semblables circonstances un temps d’arrêt dans les hostilités aurait amenés. L’armistice, c’était en ce moment l’abandon de tous les avantages conquis, l’abdication dans la victoire, la démoralisation de l’armée, suprême élément de salut. De la réussite de cette démarche tout dépendait donc à cette heure, et le vieux Radetzky le savait à n’en pas douter, lui qui, au retour de Schwarzenberg, s’écriait en l’embrassant : « Bravo, prince, voilà une victoire qui nous coûte moins cher que Gustozza et qui vaut mieux ! »

Du reste, cette capitulation, à laquelle la diplomatie de lord Palmerston paraissait prendre un si vif intérêt, revenait sur le tapis à quelques semaines de là. Seulement cette fois les rôles n’ont plus la distribution tant souhaitée des conseillers secrets de la cour d’Innsbruck. C’est le roi de Piémont qui propose, et le maréchal qui dispose. À dater de Somma-Campagna, les opérations de Radetzky avaient pris le véritable caractère d’une marche triomphale. Vengono i nostri ! s’écriaient sur son passage les populations, heureuses d’être enfin débarrassées de ces hordes révolutionnaires, contre lesquelles l’armée piémontaise ne les sauvegardait plus qu’à demi. L’affaire de Volta, dernier effort de Charles-Albert pour reconquérir ses positions sur le Mincio, et l’immense déroute qui suivit ce coup de tête venaient de jeter le découragement et la confusion au camp des Piémontais. Au milieu des horreurs d’une débâcle générale, le roi tint conseil, et, rassemblant ses officiers autour de la couche de paille où la fièvre le consumait, il leur demanda ce qu’il y avait à faire. Tous furent d’avis que, dans l’état actuel des choses, continuer la guerre était devenu impossible, et qu’il fallait, coûte que coûte, gagner du temps. On arrêta donc que des ouvertures d’armistice seraient immédiatement entamées.

Le maréchal Radetzky était en train de prendre ses dispositions d’offensive pour le lendemain, lorsqu’on lui annonça l’arrivée à Volta des plénipotentiaires de Charles-Albert : « Schwarzenberg est là, se contenta de répondre le narquois guerrier ; dites que je m’en remets à lui du soin de cette négociation ! » Le roi proposait la ligne de l’Oglio, se doutant bien que son offre serait repoussée ; mais à cette proposition l’ennemi, dans sa pensée, répondrait par une contre-proposition, et, comme ce qu’on voulait avant tout c’était gagner du temps, on arriverait de la sorte au but qu’on se ménageait. Du premier coup d’œil, le prince Schwarzenberg vit de quoi il s’agissait, et, repoussant avec sa superbe ordinaire les ouvertures en question, il posa carrément la ligne de l’Adda, plus l’évacuation de Venise, de Peschiera, Rocca d’Auto, Pizzighetone, Modène et Parme, plus la retraite de la flotte, la levée du blocus de Trieste, plus enfin la mise en liberté et le renvoi immédiat au quartier-général autrichien de tous les officiers ou fonctionnaires illégalement retenus. Ces conditions, si dures qu’elles semblent, Charles-Albert commit une faute grave en ne les agréant point, car son refus amena l’armée autrichienne sous les murs de Milan, et c’était bien sur quoi l’altier Schwarzenberg avait compté.

À peu de jours de là, Radetzky, en marche vers Milan, apprenait que l’envoyé d’Angleterre à la cour de Turin, sir Ralph Abercromby, désirant lui parler, attendait aux avant-postes qu’un officier d’état-major vînt l’aider à franchir les colonnes de l’armée impériale. Si l’on s’en souvient, à cette époque les pérégrinations politiques du comte Minto avaient fort émotionné l’Italie, et il s’en fallait certes de beaucoup que la figure d’un agent anglais fût bien venue des officiers de Radetzky. Cependant le maréchal ne crut pas devoir à cette occasion se départir de ses habitudes de bonhomie et de politesse. Il envoya donc le général Walmoden chercher à l’avant-garde le négociateur britannique, et, quand sir Ralph descendit de cheval, il l’accueillit de son air le plus empressé, et lui parla de la pluie et du beau temps en homme qui s’évertue de son mieux à divertir son monde. Seulement, l’ambassadeur ayant voulu, après mainte digression, aborder un nouveau terrain et causer un peu des affaires pendantes : « Oh ! pour cela, voyez-vous, moi, je n’y comprends rien ! s’écria-t-il en coupant court à la conversation. La diplomatie et les diplomates m’ont toujours été lettre close ; mais tenez, voici Schwarzenberg, chapitrez-le tout à votre aise ; c’est votre homme ! » Schwarzenberg, c’était, nous l’avons dit, sa réponse ordinaire en pareil cas, et le malin vieillard s’esquiva tout joyeux, laissant nez à nez les deux augures. Le prince Félix détestait cordialement lord Palmerston, et cela de vieille date. Avant de se retrouver sur le terrain de la politique, ces deux hommes d’état, tous deux hommes de plaisir et passés maîtres en l’art de plaire, s’étaient rencontrés dans un champ-clos moins vaste sans doute, mais non moins brûlant et périlleux, et peut-être que si l’on essayait de remonter à l’origine de cette implacable animosité qui faillit compromettre la paix du monde, on la trouverait dans certaine rivalité de boudoirs ignorée des uns, oubliée des autres, mais dont l’âpre et cuisant souvenir ne cessa jusqu’à la fin d’irriter au combat les deux puissans antagonistes. Quoi qu’il en soit, on peut s’imaginer l’accueil que fit ce jour-là au ministre de lord Palmerston le feld-diplomate du maréchal Radetzky. Aux paroles officieuses de l’intermédiaire britannique, le froid et raide Schwarzenberg répondit en quatre mots que la convention qu’on lui proposait n’avait pas d’objet au point où les choses en étaient, et qu’on la reprendrait s’il y avait lieu dans Milan, alors que le dernier Piémontais aurait évacué le sol de la Lombardie. Il était d’usage que toute personne de distinction venue en visite au quartier-général y fût retenue à dîner. Sir Ralph Abercromby accepta donc très gracieusement l’invitation du maréchal, et l’on se mit à table résolus de part et d’autre à ne plus dire un mot de politique. Laissons l’officier autrichien raconter l’histoire de ce dîner avec une fine pointe de persiflage bien pardonnable, après tout, chez un soldat.


« La table du maréchal était des plus simples, et se distinguait très peu de l’ordinaire du troupier. Une soupe au riz, le bœuf, quelquefois, dans les grandes occasions, un rôti de veau, voilà tout le festin. L’Anglais, en consentant à rester, savait-il nos habitudes, et Radetzky n’avait-il pas mis quelque malice à le retenir ? Je l’ignore, toujours est-il que sir Ralph fit contre fortune bon cœur. Nous autres Italiens, nous aimons généralement le riz un peu croquant et la viande assez tendre ; mais, juste ce jour-là, voyez la mésaventure ! maître Jean (c’était le cuisinier du maréchal) s’était complètement oublié, et, par extraordinaire, ce fut le riz qui se trouva mou et la viande dure ! Pour notre appétit à toute épreuve, l’inconvénient fut médiocre, et l’on se contenta de boire un coup de plus ; mais le malheureux sir Ralph ! je le vois encore, et ne puis, sans un véritable serrement de cœur, songer à la douloureuse expression qui se peignit sur son visage pendant la seconde moitié de ce mémorable dîner qu’il n’oubliera de sa vie, j’en réponds. Il y eut surtout un moment où son découragement me fendit l’âme, celui où le veau fut trouvé détestable. J’avoue que, pour ma part, j’allais compatir à ses misères, lorsque je pensai qu’il était venu parmi nous dans l’intention d’arrêter notre marche triomphale et de nous faire rebrousser chemin derrière l’Adda que nous avions franchi : Bah ! me dis-je alors, c’est de bonne guerre, et mieux vaut en rire ! »


À Lodi, le maréchal apprit, à n’en plus pouvoir douter, que Charles-Albert battait en retraite sur Milan. La désorganisation de l’armée piémontaise était complète. Des bandes de fuyards, des convois de bagages, le parc entier d’artillerie de réserve, se précipitaient vers le Tessin, et d’après les bruits recueillis par l’état-major autrichien, il était facile de conclure que le roi ne devait plus avoir avec lui qu’une faible partie de ses troupes. Une députation de Milanais était venue implorer Charles-Albert, l’assurant qu’il trouverait leur capitale pourvue de vivres et de munitions, et parfaitement en mesure de soutenir un siège, pour peu qu’il consentît à lui prêter l’appui de ses armes. Les généraux protestèrent bien, par leur silence, contre une expédition à tous les points de vue si romanesque ; mais trop souvent le romanesque était ce qui séduisait davantage ce roi paladin. Cette fois encore, il voulut n’écouter que la généreuse impulsion de son cœur, et ce fut sa perte. Quiconque a parcouru la campagne de Milan, quiconque a visité ces prairies sillonnées de fossés, ces champs où les arbres foisonnent, et qu’en tous les temps inondent des irrigations sans nombre, avouera qu’il y avait au moins quelque témérité à jouer son dernier atout en un si étrange terrain. Les hommes du métier vous diront tous là dessus la même chose. Ici point de jonction possible entre les différens corps d’armée, aucun moyen de faire manœuvrer l’artillerie, difficultés de toute espèce pour la défense plus encore que pour l’attaque, car celui qui attaque a la liberté de ses mouvemens, et peut cacher à l’ennemi ses opérations à l’aide de ces forêts de cultures, jungles impénétrables où l’œil à vingt pas ne voit rien. La fatigue et les privations avaient d’ailleurs brisé les forces de l’armée piémontaise, et les Milanais ne tardèrent point à s’apercevoir que ces troupes, ainsi décimées par le jeûne et la souffrance, ne leur offriraient qu’un secours impuissant contre les victorieuses légions de Radetzky. Ce fut alors que leur ingratitude éclata dans toute sa noirceur. Vainement les Piémontais, pleins du souvenir de l’enthousiasme qui les avait accueillis à leur première apparition, et forts de la conscience des glorieux services qu’ils venaient de rendre à la cause de la liberté italienne, avaient compté sur un peu de sympathie hospitalière ; vainement ces nobles martyrs de la patrie commune avaient espéré trouver au sein de la cité fraternelle un jour de repos et de subsistance : hélas ! devant eux tout ce qui pouvait fuir s’empressait de quitter la place, les rues étaient désertes, et les quelques figures qu’ils rencontraient les regardaient d’un air farouche et se détournaient aussitôt, en proférant d’une voix sourde le mot sacramentel de tradimento !

Les illusions de ce genre n’étaient plus désormais de nature à tromper l’âme du vieux Radetzky. Arrivé en vue de Milan, son visage se rembrunit soudain ; au souvenir de tant d’affronts essuyés naguère à cette même place, qu’il foulait aujourd’hui en vainqueur, ses sourcils se froncèrent, mais ce ne fut là qu’un éclair, et presque aussitôt sa physionomie reprit son calme accoutumé. En transcrivant les annales de cette guerre, l’aide-de-camp du maréchal ne pouvait omettre l’histoire d’un moment si solennel, et la page qu’il y consacre décrit avec l’éloquence de l’imprécation les sourds ressentimens de l’état-major autrichien.

« Elle était donc en notre main, cette ville de Milan qui dans son délire superbe s’imaginait anéantir le trône des Habsbourg, cette ville qui hier encore interdisait le sol de la patrie à des femmes, à des enfans dont le crime unique était d’avoir à leurs noms des consonnances allemandes ! La voilà donc, la cité altière, en présence de ce vieillard et de cette armée qu’elle humilia si cruellement, et qui reparaissent aujourd’hui devant ses murailles forts de soixante mille hommes et de deux cents bouches à feu ! Comme dans les journées de mars, le tumulte grondait à l’intérieur de la ville, et cent cloches hurlaient le tocsin. Inutiles efforts, peine perdue ! Cette fois, personne n’accourait ; bien au contraire, c’était à qui fuirait ce sol de la discorde et de la haine. Des milliers d’individus, tournant le dos à la patrie, couvraient déjà les routes de la Suisse et du Piémont. Les émeutiers de profession avaient beau dresser des barricades, nul bras ne se levait pour les défendre : on sentait désormais que l’armée n’était plus là. Cette armée, unique soutien, unique force de l’insurrection milanaise, elle regagnait le Tessin, entraînant avec elle son roi vaincu, son infortuné roi qui devait, plus amèrement peut-être encore que Radetzky, ressentir l’ingratitude de Milan. Où donc étaient-ils, ces héros si empressés jadis à lancer leur pays à travers l’abîme ? Où donc étaient-ils, à cette heure où le roi qu’eux-mêmes avaient choisi servait de point de mire à l’insulte et aux balles de la populace ? Où étaient-ils, alors que la bataille s’engageait devant leurs portes et que cette vaillante, cette infatigable armée piémontaise versait son sang pour leur salut ? »


Le maréchal, grave et silencieux, avait arrêté son cheval ; ses regards se portaient sur Milan. Tout à coup la canonnade retentit dans la direction de la Porta Romana : c’était le combat qui s’engageait. Désormais il ne dépendait plus de Radetzky d’arrêter le cours des événemens. Que serait-il arrivé dans le cas où le roi de Piémont aurait trouvé chez les Milanais de sérieux auxiliaires et poussé la défense à ses dernières extrémités ? Le maréchal s’est depuis mainte fois posé la question en frémissant. « Dieu m’est témoin que je n’avais au cœur en ce moment ni haine ni vengeance ; mais que pouvais-je faire, ajoutait-il, placé comme je l’étais à la tête de soixante mille soldats exaspérés et résolus à soumettre la cité rebelle par tous les moyens de destruction dont ils disposaient ! »

Longtemps Charles-Albert parcourut les remparts, s’efforçant de relever le moral de ses troupes, que la pluie qui tombait par torrens pénétrait jusqu’aux os, comme si ce n’eût pas été assez pour elles des tortures de la faim. Puis, ayant passé sa lugubre revue, il se retira, la mort dans l’âme, au palais Greppi. Et là, congédiant son escorte, loin de son armée et des siens, il commit la très magnanime imprudence qui pensa lui coûter la vie, de confier sa garde au peuple de Milan. À peine descendu de cheval, le roi convoqua son conseil de guerre, auquel assistèrent les députations de la municipalité et du comité de défense. Il n’y avait de vivres que pour deux jours au plus, et quant aux munitions, on en manquait absolument. Le conseil, d’un avis unanime, décida qu’il fallait demander à capituler. L’occasion s’offrait trop belle pour que le parti républicain la laissât échapper. Tradimento ! s’écrièrent les furieux, et les équipages de Charles-Albert, qui s’apprêtaient à quitter la ville, pillés et mis en pièces, servirent à fabriquer des barricades autour du palais Greppi. Scène émouvante et solennelle de cette romantique épopée de la vie de Charles-Albert ! Le roi paraît à son balcon. « Vous le voulez, dit-il d’une voix ferme, eh bien ! soit ! je resterai, mais à une condition, une seule, vous m’entendez tous, — c’est que vous vous battrez ! » Et la foule de répondre : — « Cent mille bras italiens se lèveront pour la liberté de l’Italie ! — Pas de phrases, ajoute le monarque, mais battez-vous ! » Et là-dessus il rentre et s’enferme. Cependant l’émeute se recrute, la capitulation lui fournit son mot d’ordre, encore quelques instans, et cette ville qu’un empereur et qu’un roi se disputent va devenir la proie d’une horde de forcenés. C’est alors que l’armée piémontaise, avertie des périls qui menacent son auguste chef, interrompt tout à coup sa lutte avec l’Autrichien, et braque résolument ses canons sur Milan, qui se voit à la fois tenu en respect par les ennemis et par ses propres alliés. Le duc de Gênes, — ce fils que Charles-Albert entourait entre tous d’une prédilection particulière, — le duc de Gênes se fraie un chemin jusqu’au palais Greppi ; mais à peine a-t-il essayé de haranguer cette multitude, qu’une immense clameur couvre sa voix et ne lui permet pas de s’offrir en otage pour sauver les jours de son père. Des coups de feu partent d’en bas, et les balles viennent trouer le plafond de la chambre où le roi, la pâleur au front, le dédain sur la lèvre, calme et silencieux, attend la fin de cette scène, triste et misérable plagiat du 10 août, qui devait avorter grâce à l’ingénieux dévouement des généraux de La Marmora et Tonelli, sortis secrètement du palais par une fenêtre de derrière, au moyen d’une échelle oubliée là. Ils courent sonner l’alarme parmi les soldats et reviennent bientôt, au pas de charge, avec une compagnie de la garde et des bersaglieri. Il était grandement temps, car la populace, que dispersa la seule vue des baïonnettes, charriait déjà le baril de poudre destiné à faire sauter la tour du palais. Le roi se rendit à pied au milieu de ses troupes et donna l’ordre de la retraite.

On sait l’histoire de l’armistice du 9 août 1848, et comment cette convention de six semaines, après s’être prolongée quelque temps de l’aveu tacite des deux partis, avait fini par aboutir à un état qui n’était ni la paix ni la guerre, et que Charles-Albert, cédant à d’aventureuses sollicitations, rompit brusquement un matin. Chose étrange et curieuse que la situation respective des deux pays et des deux camps à cette période : du côté de l’Autriche, c’était l’armée qui voulait la guerre et le parlement révolutionnaire de Kremsier qui voulait la paix, tandis qu’en Piémont au contraire, pour la reprise des hostilités, la chambre était de feu et l’armée de glace. Le soldat piémontais, pas plus que l’Autrichien, n’était révolutionnaire. Entraîné à la guerre par un juste sentiment d’obéissance pour son roi, il avait bravement fait son devoir ; mais bientôt, déçu dans ses espérances de victoire, forcé par les plus douloureux revers à reconnaître l’insuffisance militaire de son auguste chef, il commençait à sentir beaucoup diminuer son zèle, lorsque les saturnales de Milan vinrent effacer en lui jusqu’à la dernière trace de sympathie pour la cause lombarde. Cette cause, son instinct lui dit dès ce moment qu’elle n’était plus la sienne, qu’elle n’était plus celle de son roi ; et quand l’armée s’aperçut du peu d’égards qu’on lui témoignait et se vit sacrifiée, — elle qui n’avait pas marchandé son sang sur les champs de bataille, — au parasitisme remuant et vain d’une garde nationale omnipotente, son découragement fut au comble. Dans les conseils de Charles-Albert, au sein des assemblées politiques, les agitateurs fomentaient la guerre ; la tribune retentissait d’un continuel appel aux armes, et les démagogues s’obstinaient à n’attribuer qu’à la trahison les désastres récemment subis, aimant mieux mettre en suspicion aux yeux de la patrie la généreuse et loyale conduite de l’armée que de reconnaître, même tacitement, la supériorité militaire du général ennemi. « Je sais ce que vous m’apportez et vous en remercie, » dit le maréchal Radetzky en allant familièrement au-devant de l’officier chargé de lui dénoncer l’armistice (16 mars 1849). Le croira-t-on ? le cabinet de Turin mit une telle hâte à ce coup de tête, que le général Chrzanowsky, — lequel, en sa qualité de commandant en chef des forces piémontaises, méritait assez cependant qu’on le tînt au courant des choses, — ne fut qu’au retour du courrier informé de ce qui se passait. Il faut dire aussi quel acte singulier, quelle pièce inouïe c’était que cette déclaration d’armistice signée non par le roi, non par le commandant en chef de l’armée, mais tout simplement parle conseil des ministres. « Depuis quand, remarquait plus tard le maréchal Radetzky, des ministres constitutionnels s’arrogent-ils le droit de faire la paix ou la guerre ? Ce document, il n’eût tenu qu’à moi de le refuser comme nul, car j’avais conclu l’armistice avec le roi en personne, avec le roi général en chef et représentant de l’armée piémontaise ; mais le dirai-je ? ce malencontreux document, tout absurde qu’il fût, nous remplissait le cœur d’une joie trop vive pour que l’idée me vînt d’ergoter sur les termes. »

Dans l’attente des événemens qui se préparaient, le maréchal avait d’avance démembré son armée, de telle sorte qu’en huit jours elle pouvait se trouver concentrée sur le point d’opération le plus éloigné. Radetzky connaissait à peu près les forces ennemies ; il savait qu’elles se dirigeaient vers Novare. Il s’agissait donc pour lui de faire croire au général polonais qu’on évacuait Milan pour se porter derrière l’Adda, puis tout à coup de franchir le Tessin par un mouvement rapide et de se jeter avec toute son armée sur le flanc droit de son adversaire avant que celui-ci eût te temps de préparer son offensive. Ce plan, tout simple qu’il était, ne fut pas déjoué par Chrzanowsky. Tout commandait à Radetzky une stratégie d’initiative et de vigueur : la force de ses troupes, leur supériorité morale, conséquence de leurs récens succès, le calme du pays, en un mot ces divers avantages qui décident un capitaine à porter chez l’ennemi le théâtre de l’action. Et pourtant on s’entêta jusqu’au dernier moment à croire qu’il allait, comme par le passé, recommencer à battre en retraite ; déjà on le voyait sur l’autre rive de l’Adda, que dis-je ? de l’autre côté du Mincio. Illusion funeste que rien ne dissipait ! « À Turin ! » s’était écrié le maréchal dans une proclamation à ses soldats, et ce mot superbe où la vérité se faisait jour sous la colère passait au camp ennemi pour une hâblerie de rodomont. « Mes adversaires avoueront du moins qu’ils n’eurent pas à s’en prendre à moi de leur aveuglement, car je leur avais dit franchement, et le cœur sur la main, ce que j’allais faire. Il est vrai que probablement cette raison fut cause qu’ils ne me crurent pas. » En effet, personne n’y voulut croire, témoin cette anecdote assez bouffonne. Le maréchal, quittant Milan à la tête de son état-major, sortit par la Porta Romana, laquelle est juste à l’opposite de la Porta Vercellina, qui est celle qui conduit à Turin ; sur quoi un mauvais plaisant, faisant allusion à l’ordre du jour de la veille, imagina de hisser à la Porta Romana un écriteau avec cette inscription dérisoire : Via per Turino ; — absolument comme si, à la grille de la barrière de l’Étoile, quelqu’un s’amusait à mettre : route d’Italie. Le maréchal, quand on lui rapporta ce coq-à-l’âne, s’en divertit beaucoup, et continua sa marche sur Lodi à la grande satisfaction des rieurs dupes de son jeu, et dix jours après (28 mars 1849) le vainqueur de Novare rentrait à Milan, mais par la porte Vercellina cette fois !

Pour combattre l’Autriche, le Piémont avait dû recourir à la plus dangereuse des alliées : la révolution. La bataille de Novare ayant tranché la question entre les deux états, la couronne de Sardaigne eut à son tour à tenir tête à son alliée, qui ne tarda point à lui rompre en visière. Gênes la républicaine, Gênes, l’antique foyer des bouderies patriciennes et pour le moment l’objet des plus tendres sollicitudes de Mazzini et de ses préoccupations les plus vives, joua dans cette affaire à l’égard du Piémont le rôle de Venise envers l’Autriche. Au premier bruit de la défaite de Novare, l’insurrection éclate, et après avoir (toujours comme à Venise) contraint le général d’Azara à livrer les forts à la garde nationale, elle le chasse de la ville avec ses troupes, et proclame la république. Sans la vaillante et rapide manœuvre du général de La Marmora, et nous pouvons ajouter aussi sans la généreuse intervention du maréchal Radetzky, lequel usa de tout son pouvoir pour empêcher la flotte de l’Adriatique, composée en majeure partie de Génois, de se déclarer pour le gouvernement insurrectionnel, l’acte de séparation était consommé. Et qui peut dire quelles complications nouvelles n’aurait pas amenées, non-seulement pour le Piémont, mais pour le repos de l’Italie entière, cette république génoise, renforcée de la division lombarde, dont un article de l’armistice conclu au lendemain de Novare semblait prononcer en vain la dissolution ?

Le 4 avril, La Marmora paraît devant les murs de Gênes. Avezzani, qui préside à la révolte, au lieu d’organiser la défense en haut des forts et des remparts, se contente de barricader les rues. La Marmora pénètre dans la ville et s’empare de quelques forts, d’où il bat en brèche par derrière les barricades, que ses bataillons attaquent de front. Les républicains prennent la fuite, et les derniers efforts de la résistance se concentrent dans le palais Doria, qui va devenir la proie des flammes, lorsque le général La Marmora fait suspendre l’attaque. L’insurrection est vaincue, on parlemente, le roi consent un armistice, et le 9 Avezzani et toute sa bande s’embarquent pour Rome, où ils vont en grande hâte préparer de la besogne à nos soldats. N’est-ce pas un incroyable spectacle de voir ce personnel des barricades plier bagage, une fois le rideau baissé sur tant de ruines et de cadavres, et reprendre imperturbablement de ville en ville la même pièce, toujours interrompue par la canonnade ! Chassés de Milan par Radetzky, ils arrivent à Gênes ; La Marmora les en débusque, ils tombent sur Livourne ; de Livourne d’Aspre ne les a pas plus tôt expulsés, que les voilà à Bologne, où, traqués par Wimpffen, ils se donnent rendez-vous à Rome ! « La république interrompue, » ainsi pourrait s’appeler cette œuvre de sang et de terreur, ce mauvais mélodrame dont tous les tréteaux de l’Europe ont vu le prologue, et dont aucun, grâce au Dieu des armées, n’a vu cette fois le dénouement.

Toute cette fin de la campagne d’Italie a le caractère romantique des guerres de châteaux-forts au moyen âge. Plus de batailles rangées dans les plaines de la Lombardie, mais des expéditions partielles sur tous les points. Le maréchal a fourni sa tâche, c’est le tour à ses intrépides lieutenans de guerroyer. — Brescia, Livourne, — Bologne, — épilogue terrible d’une épopée sanglante ! — A réduire Livourne, le fougueux d’Aspre met trois jours. À Brescia, Nugent est blessé à mort. Haynau quitte son quartier-général de Padoue, s’empare du commandement, et va foudroyer la ville du haut de la citadelle, lorsqu’un prêtre se présente en parlementaire, et lui annonce que, les insurgés étant maîtres de l’hôpital, il doit s’attendre à ce que chacun des coups qu’il s’apprête à tirer sera suivi du massacre immédiat d’un soldat autrichien. On le voit, ce n’est plus la guerre, mais le carnage, l’extermination. Adieu Charles-Albert et ses braves Piémontais, adieu les antiques traditions du code militaire ! Il s’agit maintenant d’assiéger dans leurs forteresses les bandes fanatiques de Mazzini. À ce siège de Brescia d’horribles souvenirs sont restés attachés, et comme il faut toujours aux partis vaincus un bouc émissaire sur lequel s’acharnent par la suite leurs haines inextinguibles et leurs posthumes anathèmes, le général Haynau fut chargé de toute l’exécration de cette néfaste journée. Ainsi nous avons vu durant plus de dix ans le maréchal Bugeaud, malgré le témoignage irrécusable de sa parole, malgré des explications écrites maintes fois renouvelées, accusé impitoyablement des massacres de la rue Transnonain. L’euménide révolutionnaire est aveugle et secoue au hasard la torche de ses vengeances ; malheur à celui sur qui tombe l’étincelle fatale ! Jusqu’à la fin, et quoi qu’il fasse, il en subira l’incurable morsure. Convaincu de cette vérité, le général Haynau a pris son mal en patience, et porte ce stygmate d’impopularité comme une cicatrice de plus sur son visage balafré. Ce qui du reste suffit pour dénoncer un homme de guerre à la fureur des partis, le sait-on jamais bien ? Une anecdote de journal, moins que cela, un air de tête qui déplaît, une façon plus austère et plus âpre d’exercer le commandement. À ce compte, le général Haynau, par son œil d’oiseau de proie, sa longue moustache grise et sa physionomie rébarbative de vieux pandour, avait des droits naturels à cette renommée de chat-tigre qu’on s’est plu à lui faire, et, chose assez étrange, cette renommée existe beaucoup plus à distance, — à Paris ou à Londres, par exemple, — que sur les lieux mêmes où le soldat sauvage aurait commis les détestables cruautés qu’on lui impute. Serait-ce qu’il en est de cette qualité de bête féroce comme de la qualité de prophète, que nul n’exerce en son pays ?

J’étais en Hongrie au milieu des événemens qui terminèrent cette triste guerre, et je puis presque dire que j’entends encore tinter à mes oreilles les vibrations lugubres de la cloche d’Arad sonnant l’agonie et les funérailles de quelques-uns des infortunés chefs de la révolution. Eh bien ! à cette époque et sur ce terrain encore tremblant des commotions civiles, le nom du général Haynau n’avait rien de ce caractère odieux, infâme, dont on l’a depuis entouré. Ceux-là même qui maudissaient davantage l’Autriche n’avaient pour le vainqueur de Temeswar ni plus ni moins de haine que pour tel ou tel autre membre du tribunal militaire qu’il présidait à cette heure. Le type poétique ne s’était, si l’on me passe l’expression, pas encore dégagé : comme l’Attila de la légende, le Haynau flagellum Dei n’a pris naissance que plus tard, dans l’imagination des rapsodes du comité de Londres. Quant à l’affaire de Brescia, tout porte à croire que les choses se passèrent là comme ailleurs, et que si la répression fut terrible, c’est que la violence de l’attaque ne permettait pas de moyens termes. Voyons comment s’explique à ce sujet un homme d’une loyauté militaire partout reconnue, le général comte Schoenhals, esprit impartial, mesuré, politique, aussi incapable d’amnistier chez un compagnon d’armes un acte de félonie que de le commettre lui-même :


« La prise de Brescia fut sanglante et nous coûta cher ; le régiment de Baden, à lui seul, eut douze officiers tués et plus de sept cents hommes tués ou blessés ; la perte des insurgés n’a jamais été connue officiellement ; toutefois elle dut être énorme, si l’on réfléchit à l’acharnement de la résistance et à la fureur avec laquelle nos soldats combattaient. Cette fureur avait été poussée à son comble par les atroces traitemens dont furent victimes, de la part des insurgés de Brescia, deux de nos blessés qui tombèrent entre leurs mains. On ne saurait imaginer rien de plus sauvage que l’anarchie qui régnait dans la ville ; nos soldats et nos officiers, que l’insurrection avait surpris hors de la citadelle, furent massacrés sans rémission, nos malades égorgés dans l’hôpital ! Quand nous entrâmes dans Brescia, nous trouvâmes dans les prisons de la préture des cadavres des nôtres déchiquetés comme par la main d’un peuple de cannibales. Personne plus que nous ne déplore ces journées de carnage ; mais il faut dire aussi que la ville, par son incroyable levée de boucliers au moment où tout se pacifiait autour d’elle, par ses manœuvres anarchiques et ses détestables cruautés envers nos soldats, avait mérité de recevoir un châtiment exemplaire, et que notre justice aurait pu être plus sévère, sans la discipline de nos troupes et la modération du général Haynau, si indignement décrié depuis. »


Tandis qu’après la soumission de Livourne, ce foyer de tous les troubles de la Toscane, Florence s’ouvrait paisiblement au général d’Aspre, Wimpffen, chargé de rétablir l’ordre dans la Romagne, s’avançait à la tête de sa division. Dans ce malheureux pays, aucune espèce d’autorité n’avait survécu. Du pape, naturellement il n’était plus question ; mais pouvait-on appeler du nom de république le gouvernement de quelques milliers de condottieri de toutes les nations, transportant de côté et d’autre leurs nomades colonnes, et sous la conduite de chefs tels que les Garibaldi, les Zambeccari, les Montanini, levant des taxes odieuses, pressurant les populations, et les forçant, le couteau sur la gorge, à soutenir d’horribles sièges, plus barbares cent fois eux-mêmes et plus détestés que les prétendus tyrans contre lesquels ils prêchaient la croisade ? En quelles effroyables saturnales cette guerre au début si noble avait dégénéré, et comment, le Piémont s’étant retiré de la scène, la république d’abord, puis le communisme, avaient fini par prendre la place de l’indépendance de l’Italie, — il suffit pour s’en convaincre de voir se dérouler ces tristes annales. Chaque province, chaque bourg se gouvernait à sa guise, et dans le chaos qui régnait, impossible à un général de calculer le plus ou moins de résistance que telle ou telle ville allait opposer à ses armes. On croyait occuper, on avait à dresser un siège en règle. Ce fut aussi ce qui nous arriva devant Rome : à l’approche des corps d’armée de d’Aspre et de Wimpffen, les bandes mazzinistes débusquées de la Romagne et de la Toscane refluèrent vers la ville, ce qui, pour un moment, augmenta les forces de l’éphémère république, tellement que les troupes avec lesquelles la France paraissait sur le terrain se trouvèrent d’abord insuffisantes. Avant que les renforts arrivassent, Mazzini et les siens eurent le temps de s’organiser et de se fortifier si bien, que, le combat traînant en longueur, il fallut finalement en venir à un siège.

Brescia, Livourne et Bologne furent les derniers épisodes de cette sanglante et inutile campagne de 1849, qui mit fin à la révolution si imprudemment galvanisée par la dénonciation de l’armistice. À vrai dire, le mouvement italien avait joué sa dernière partie dans la plaine de Novare. Une fois l’armée piémontaise vaincue, tout ce que cette cause, même chimérique, renfermait d’élevé, de saint, de magnanime, disparaît, et désormais il ne reste debout que les forces de l’insurrection que Charles-Albert avait un moment tirées du chaos pour s’en faire un auxiliaire, hydre partout écrasée et partout renaissante, et qui semblait défier les baïonnettes combinées de la France et de l’Autriche. Vainement Rome tenait encore : en Italie comme dans toute l’Europe, la crise touchait à son terme, et d’avance était prévu le dénoûment. Au mois d’avril 1849, l’Autriche était rentrée en pleine possession de la Lombardie, et du sein du Milanais reconquis le maréchal Radetzky préparait la soumission de Venise, dont, tant de travaux et de vicissitudes l’avaient empêché jusque-là de s’occuper sérieusement.

Venise donc menacée sans espoir de secours, le Piémont réduit à demander la paix, Gênes contrainte à l’obéissance, en Toscane la république culbutée avant de naître, Rome en proie à l’anarchie, la Sicile engagée avec le roi de Naples dans une lutte impossible, tel était au printemps de 1849 le tableau de la péninsule, tel était l’abîme de désolation où Mazzini et ses complices avaient précipité l’Italie. Cependant, qu’on ne s’y trompe pas, Mazzini, s’il exploita miraculeusement cette situation, ne la créa point. Son grand art fut de se trouver prêt à heure dite. On ne le répétera jamais assez, ceux qui font les révolutions, d’habitude, n’en profitent guère. Quels bénéfices ont valus les journées de mars et d’octobre à tant d’illustres mécontens qui, las de clabauder inutilement dans les salons de l’aristocratie viennoise contre l’autorité caduque du prince de Metternich, donnèrent la main à la révolution pour renverser un pouvoir dont le pire tort à leurs yeux était de vivre trop longtemps pour leurs ambitions ? Quels avantages ont retirés de l’insurrection milanaise les Casati, les Borromeo, les Litta, dupes aujourd’hui de lord Palmerston, demain jouets de Mazzini, soulevant au nom de l’indépendance italienne leur pays, que d’un côté guettaient le protectorat britannique et de l’autre le communisme ? Aux époques de révolutions, les hautes classes s’agitent, et les escamoteurs les mènent. Où les conduisent-ils ? Nous le savons tous ; mais ce que nous savons aussi, c’est que l’anarchie n’a qu’un jour, et qu’alors, un extrême remplaçant l’autre, aux arbres de la liberté, aux drapeaux rouges, aux tumultueuses assemblées, succèdent l’état de siège, la suppression de toutes les anciennes garanties constitutionnelles et le régime militaire, plus sévèrement exercé par une armée victorieuse, qui peut-être se souviendra longtemps encore de tant d’ignobles traitemens dont elle fut l’objet.

« Ce siècle n’est point mûr pour mon idéal ! » s’écrie dans la tragédie de Don Carlos le marquis de Posa. Cette parole du héros de Schiller ne s’applique-t-elle pas à ce rêve sublime de l’Italia unita, pour lequel, à diverses périodes, ces peuples d’une même origine, d’une même langue, d’une même littérature, semblent se passionner, et qui, trois fois en moins de cinquante ans, n’aboutit qu’à d’insignes avortemens ? 1820, 1831, 1848, dates faites pour décourager les plus intrépides ! Le libéralisme aventureux d’un prince de la maison de Carignan, l’avènement d’un pontife patriote, ravivent par intervalle sur cette terre des morts le sentiment de sa grandeur passée, et la voilà debout ; mais bientôt les dissensions éclatent, et chaque parti commence à tirer à soi. Tandis qu’invinciblement l’esprit municipal anime une ville contre l’autre, les divers souverains, peu jaloux de fonder la suprématie de tel ou tel confédéré, ne tardent pas à voir leur zèle se refroidir. Peu à peu les armées, ou rappelées ou vaincues, disparaissent de la scène que les intrigans et leurs mercenaires occupent seuls un moment, et d’où ils sont chassés par la force des baïonnettes. Triste dénoûment, et par trop prévu, sur lequel le rideau tombe ! Après quoi tout reprend son cours dans l’univers pacifié, et, personne n’ayant rien appris ni rien oublié, les princes s’en retournent à leurs abus, les populations à leur indifférence, les démagogues à leurs éternelles conspirations.


BLAZE DE BURY.

  1. On lira aussi avec intérêt dans l’ouvrage du général Schoenhals l’anecdote originale et pittoresque de cette comtesse Pallavicini, qui menait en guerre son piano, à cette fin d’animer ses soixante chevaliers au combat en leur chantant : Sul Campo della Gloria !
  2. Nous empruntons ce fait au récit du général Schoenhals.
  3. Au quartier-général de Charles-Albert se trouvait, par exemple, un certain baron Spleni, ancien officier au service d’Autriche, et qui jouait le rôle d’intermédiaire entre le roi et Kossuth.