Le Cap au diable/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Firmin H Proulx (p. 9-13).

III


C’est quelquefois au moment où l’on s’estime heureux que l’infortune vient nous frapper. Tandis que la famille St.-Aubin jouissait paisiblement des fruits d’une vie vertueuse et exempte d’ambition ; heureuse autant du bonheur des autres que du sien propre, de graves événements se préparaient contre les malheureux Acadiens, dans l’ancien et le nouveau monde. Ce pays était le point de mire des flibustiers anglo-américains.

En butte aux actes de rapines et de tyrannie de toutes sortes, les Acadiens avaient été forcés de s’organiser militairement pour mettre un terme aux infâmes déprédations de leurs ennemis.

L’histoire avait enregistré antérieurement plusieurs hauts faits éclatants de leur bravoure. Ces faits démontrent ce que peut une poignée d’hommes héroïques, ne comptant que sur leurs seules ressources, qui s’arment vaillamment sans s’occuper de la force pécuniaire ou numérique de ceux qu’ils ont à combattre, mais qui ont résolu de défendre jusqu’à la fin, leur religion, leurs foyers et leurs droits. Combien n’y eut-il pas de luttes sanglantes et désespérées où le lion anglais dût s’avouer battu par le moucheron acadien, et pour ainsi dire, obligé de fuir honteusement devant lui… Mais l’orgueil britannique s’insurgeait et écumait de rage, en voyant ces quelques braves tenir tête à ses nombreuses armées ! Le gouverneur Lawrence crut plus prudent et plus sûr, là où la force avait échoué, d’employer la ruse et la perfidie. Le plan fut traitreusement combiné et habilement exécuté.

Vers la fin d’août 1755, cinq vaisseaux de guerre, chargés d’une soldatesque avide de pillage, mirent à la voile et vinrent jeter l’ancre en face d’un poste florissant par son commerce, la fertilité de ses terres et l’industrie de ses habitants. On fit savoir à plusieurs des cantons voisins qu’ils eussent à se rendre à un endroit indiqué pour entendre une importante communication, qui devait leur être donnée de la part du gouverneur. Plusieurs soupçonnant un piège prirent la fuite et se sauvèrent dans les bois, en entendant cette proclamation. Mais le plus grand nombre, avec un esprit tout chevaleresque, se confiant à la loyauté anglaise, se rendit à l’appel.

Chaque année, M. St.-Aubin était obligé de faire un voyage aux Mines, endroit important de commerce pour y transiger les affaires de son négoce. Le trajet était long et les chemins n’étaient pas toujours sûrs dans ce temps-là. Par une malheureuse fatalité, il y arriva le cinq septembre au matin, jour fixé par la proclamation pour la réunion des acadiens. Jean Renousse et le fidèle terreneuve lui avaient servi de gardes de corps pendant le voyage.

M. St.-Aubin comme les habitants du lieu, se rendit à l’appel. Ce fut là qu’on leur signifia qu’ils étaient prisonniers de guerre, qu’à part de leur argent et de leurs vêtements, tout ce qu’ils possédaient appartenait désormais au roi, et qu’ils se tinssent prêts à être embarqués pour être déportés et disséminés dans les colonies anglaises. L’ordre était formel, on ne leur accordait que quatre jours de répit. Il est impossible de peindre la stupeur et le désespoir que produisit cette nouvelle ; plusieurs refusèrent de croire qu’on exécutât jamais un acte d’aussi lâche et exécrable tyrannie ; mais le plus grand nombre s’enfermèrent dans leurs maisons et passèrent dans les larmes et les sanglots, les quelques heures qui précédèrent leur séparation. D’autres essayèrent de fuir, mais vainement. Des troupes avaient été disposées dans les bois, ils se trouvaient cernés de toute part et furent donc ramenés au camp, après avoir essuyé toutes sortes d’avanies et de mauvais traitements.

Ce fut à grand’peine que le vénérable curé obtint du commandant la permission de les réunir le neuf septembre, veille du départ, dans la vieille église pour y célébrer le saint sacrifice et leur adresser quelques paroles de consolation et d’adieu. Personne ne fut jamais témoin, peut-être, d’une scène plus déchirante. Tous les visages étaient inondés de larmes. L’église retentissait des sanglots et des sourds gémissements des malheureuses victimes. Lorsqu’avant la communion, le bon prêtre voulut leur dire quelques mots, il y eut une véritable explosion de plaintes et de cris de désespoir. Il fut lui-même longtemps avant que de pouvoir dominer son émotion, et ce fut après de longs et pénibles efforts qu’il put, d’une voix brisée par la douleur, leur faire entendre ces paroles :

« C’est peut-être pour la dernière fois, mes bons frères, que vous allez partager le pain des anges dans ce lieu saint. C’est lui qui donne le courage et la force de braver les tourments et les persécutions des méchants. C’est lui qui sera votre soutien, votre consolation dans les temps malheureux que nous traversons. Dieu seul connait ce que l’avenir nous réserve à tous, mais rappelons-nous que nous avons au ciel un bras tout-puissant, qui saura déjouer les complots des méchants : que ceux qui pleurent seront consolés et qu’ils recevront avec usure la récompense des larmes qu’ils auront versées. Car qu’est-ce que la terre que nous habitons, sinon un lieu d’exil et de misères ; mais le ciel, voilà notre patrie, vers laquelle doivent tendre nos désirs et nos aspirations. Séparés sur la terre, c’est là où nous serons ensemble réunis, c’est là que nous pourrons défier les persécutions des hommes. Recevez donc, mes chers frères, et encore une dernière fois, la bénédiction d’un prêtre qui, le cœur navré d’appréhensions pour l’avenir de ses enfants, mais confiant dans le Dieu qui prend soin de ses créatures et jusqu’au plus petit de ses oiseaux, le prie de vouloir bien vous accorder encore des jours calmes et heureux. Si nous n’avions pas d’autre destinée, je vous dirais adieu ! oui un adieu qui, peut-être, serait éternel ; mais à des chrétiens, à ceux qui croient en la parole sainte, je vous dis au revoir ! Oui, encore une fois, au revoir !… »

La scène qui suivit se conçoit plutôt qu’elle ne se décrit. Nous nous permettrons d’emprunter à M. Rameau le récit que fait M. Ney, sur le lamentable événement du lendemain :

« Le 10 septembre fut le jour fixé pour l’embarquement. Dès le point du jour les tambours résonnèrent dans les villages, et à huit heures le triste son de la cloche avertit les pauvres Français que le moment de quitter leur terre natale était arrivé. Les soldats entrèrent dans les maisons et en firent sortirent tous les habitants, qu’on rassembla sur la place. Jusque là chaque famille était restée réunie et une tristesse indicible régnait parmi le peuple. Mais quand le tambour annonça l’heure de l’embarquement, quand il leur fallut abandonner pour toujours la terre où ils étaient nés, se séparer de leurs mères, de leurs parents, de leurs amis, sans espoir de les revoir jamais ; emmenés par des étrangers leurs ennemis ; dispersés parmi ceux dont ils différaient par le langage, les coutumes, la religion ; alors accablés par les sentiments de leurs misères, ils fondirent en larmes et se précipitèrent dans les bras les uns des autres dans un long et dernier embrassement.

« Mais le tambour battait toujours et on les poussa vers les bâtiments stationnés dans la rivière. 260 jeunes gens furent désignés d’abord pour être embarqués sur le premier bâtiment ; mais ils s’y refusèrent, déclarant qu’ils n’abandonneraient pas leurs parents, et qu’ils ne partiraient qu’au milieu de leurs familles. Leur demande fut rejetée, les soldats croisèrent la baïonnette et marchèrent sur eux ; ceux qui voulurent résister furent blessés, et tous furent obligés de se soumettre à cette horrible tyrannie.

« Depuis l’église jusqu’au lieu de l’embarquement, la route était bordée d’enfants, de femmes qui, à genoux, au milieu de pleurs et de sanglots, bénissaient ceux qui passaient, faisaient leurs tristes adieux à leurs maris, à leurs fils, leur tendant une main tremblante, que leurs parents parvenaient quelquefois à saisir, mais le soldat brutal venait bientôt les séparer. Les jeunes gens furent suivis par les hommes plus âgés, qui traversèrent aussi, à pas lents, cette scène déchirante ; toute la population mâle des Mines fut jetée à bord de cinq vaisseaux de transport stationnés dans la rivière Gaspareaux. Chaque bâtiment était sous la garde de 6 officiers et de 80 soldats. À mesure que d’autres navires arrivèrent, les femmes et les enfants y furent embarqués et éloignés ainsi, en masse, des champs de la Nouvelle-Écosse. Le sort aussi déplorable qu’inouï de ces exilés excita la compassion de la soldatesque même… Pendant plusieurs soirées consécutives les bestiaux se réunirent autour des ruines fumantes, et semblaient y attendre le retour de leurs maîtres, tandis que les fidèles chiens de garde hurlaient près des foyers déserts. »

M. St.-Aubin, comme toutes les autres notabilités, fut l’objet d’une surveillance particulière. Malgré les efforts héroïques de Jean Renousse, malgré les ruses et les stratagèmes qu’il employa pour sauver son maître de la proscription, celui-ci fut obligé de subir la loi cruelle du plus fort. Blessé grièvement dans la lutte qui venait d’avoir lieu, ce ne fut qu’avec peine que Jean Renousse lui-même réussit à se soustraire aux mains des ravisseurs. Il gravit une petite éminence, et ce fut là, la mort dans l’âme, qu’il fut témoin des scènes de violence et de brutalité qui viennent d’être racontées. Malgré son état de faiblesse, il suivit d’un œil morne et désespéré la chaloupe qui emportait son bienfaiteur, se reprochant amèrement de n’avoir pas réussi à le sauver. En dépit des tristes préoccupations auxquelles il était en proie, Jean Renousse ne put s’empêcher de remarquer un point noir qui suivait l’embarcation. C’était Phédor. Le noble animal, quoique blessé, avait voulu suivre son maître, pour le protéger et le défendre au besoin. Il réalisait une fois de plus l’idée du peintre qui représente le chien suivant seul le corbillard qui conduit son maître à sa dernière demeure. C’est le dernier ami qui reste quand nous avons tout perdu du côté des hommes ! Il vit tout-à-coup un matelot se lever et asséner un coup de rames sur la tête du fidèle serviteur ; celui-ci poussa un gémissement plaintif et disparut. C’en était trop, épuisé par le sang qu’il avait perdu et par les émotions de la journée.

Jean Renousse perdit connaissance. Lorsqu’il revint à lui, Phédor, couché auprès de lui, léchait son visage et ses mains, comme s’il eût voulu le rappeler à la vie. La nuit était venue, les dernières lueurs de l’incendie doraient encore l’horison. C’en était fait ! les anglais avaient accompli leur acte odieux de vandalisme et d’implacable vengeance !…