Le Cap au diable/Chapitre IV

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Firmin H Proulx (p. 13-18).

IV


Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis le moment fixé par M. St.-Aubin pour le retour. Que pouvait-il lui être arrivé qui le retint si longtemps, lui toujours si exact à revenir à l’heure dite. Déjà accompagnée de la petite Hermine, Mme. St.-Aubin avait parcouru des distances assez considérables pour aller à sa rencontre, et chaque fois, elle était toujours revenue de plus en plus triste. C’était le soir de la dixième journée après le départ de M. St.-Aubin. Assise dans le salon et tenant son enfant dans ses bras, elle ne pouvait se défendre du vague et inexprimable sentiment qui l’obsédait. Pour la première fois de sa vie, les babillages et les câlineries de sa petite fille ne pouvaient la tirer de sa sombre préoccupation. Le ciel était bas et chargé, le feuillage jaunissant qui entourait sa demeure et le froid vent de nord qui s’était élevé, ajoutait encore à sa tristesse. Parfois une feuille desséchée, poussée par la brise, courait dans l’avenue déserte, où, d’une minute à l’autre, elle espérait voir arriver celui qu’elle attendait avec tant d’angoisses.

Les heures s’écoulaient lentement, et la soirée était avancée. Vaincue par le sommeil, la petite s’était endormie, en demandant à sa mère : « quand donc papa reviendra-t-il ? » Alors deux larmes involontaires vinrent briller aux paupières de la pauvre femme ; elle pressa avec transport son enfant sur son cœur ; celle-ci ouvrit les yeux, lui sourit doucement, et comme une prière, le mot papa s’échappa encore de ses lèvres, et elle se rendormit. C’en était trop ; n’y pouvant plus tenir, et presque sans pouvoir s’en rendre compte, Madame St. Aubin se mit à fondre en larmes.

Longtemps elle pleura, quand des pas bien distincts retentirent autour de la maison, et la porte s’ouvrit : Te voilà donc enfin, s’écria-t-elle, s’élançant au-devant de celui qui arrivait. Mais jugez de sa stupeur ! c’était Jean Renousse ! Jean Renousse, pâle, sanglant et défiguré, qui venait lui apprendre la terrible nouvelle !  !……

Bien des fois déjà et au moindre bruit, elle avait tressaillie, puis toute palpitante d’émotion et de joie, elle allait ouvrir et tendre les bras ; mais vain espoir, ce n’était point les pas du cheval, ce n’était point non plus les joyeux aboiements de Phédor, mais bien le vent qui, mugissant tristement dans les arbres, lui apportait, chaque fois une poignante déception.

La foudre tombée à ses pieds n’eût pas produit plus d’effets. Madame St.-Aubin s’affaissa sur elle-même. On la transporta mourante dans son lit. Deux jours entiers se passèrent pendant lesquels elle lutta contre la mort. Dans son délire, elle appelait avec transport son mari, demandant avec égarement à chaque instant aux personnes qui se présentaient, son époux bien-aimé ; et lorsqu’on lui apportait son enfant, elle la repoussait durement. La pauvre petite qui ne comprenait rien à la conduite étrange de sa mère, allait alors se cacher dans un coin de la chambre, elle pleurait amèrement ; et comme si elle se fût crue coupable, elle revenait auprès du lit, baisant les mains de sa mère, elle lui disait : « Ma bonne maman, embrasse-donc encore ta petite Hermine, elle ne te fera plus de mal, lève-toi et allons au-devant de papa. » Enfin, son tempérament et surtout l’idée de laisser sa pauvre enfant complètement orpheline, rendirent quelques forces à Madame St.-Aubin, mais une insurmontable tristesse s’empara d’elle, et bientôt cette demeure naguère si heureuse ne devint plus qu’un séjour de deuil et de larmes.

Là toutefois ne devaient pas s’arrêter ses malheurs.

La rage des pirates n’était pas encore satisfaite, il fallait de nouvelles dépouilles à leur rapacité et de nouvelles victimes à leur vengeance.

Peu de temps après les événements que nous venons de rapporter, on signala au large un vaisseau de guerre portant pavillon anglais. Instruite par l’expérience, la petite colonie, après avoir recueilli tout ce qu’elle avait de plus précieux, crut prudent de se sauver dans les bois. Madame St.-Aubin elle-même, réunit tout ce qu’elle put avec l’aide de ses domestiques et de Jean Renousse, et dut aller les rejoindre en toute hâte, car le vaisseau s’approchait de la côte avec une effrayante rapidité. Il n’y avait pas longtemps qu’elle avait abandonné ses foyers si chers pour s’enfoncer dans les bois avec ses fidèles domestiques, lorsque gravissant une petite éminence où ses compagnons d’infortune l’attendaient, elle vit les tourbillons de flamme et de fumée s’élever dans la direction de sa demeure et de celles des malheureux qui l’entouraient. Ce navrant spectacle leur apprit à tous que les vandales étaient à leur œuvre de pillage et de destruction. Longtemps elle contempla les cendres brûlantes de sa pauvre demeure qui s’élevaient et retombaient tour-à-tour comme font chacune de nos illusions du jeune âge. Elle jeta alors un coup-d’œil en arrière, vers les jours heureux qu’elle avait passés sous ce toit fortuné, vers les objets si chers qu’elle y rencontrait à chaque instant, vers les personnes qui l’entouraient et les autres qui, après être venues lui demander des consolations et des secours, s’en retournaient en lui offrant des larmes de gratitude et de bénédictions : mais sa pensée se reporta surtout sur la main bien-aimée qui après Dieu lui avait fait ce bonheur si tôt passé. Hélas ! elle n’était plus auprès d’elle pour la soutenir et la protéger avec son enfant, cette main tant aimée et tant regrettée ! Reverrait-elle jamais celui auquel elle adressait chaque jour une pensée, un souvenir, une larme ! Et lorsque la dernière flamme vint jeter une lueur vacillante et disparaître pour toujours, elle comprit alors qu’une barrière insurmontable venait de s’abaisser entre elle et son passé. Il ne lui restait plus désormais que l’avenir, mais quel avenir ? L’hiver s’approchant avec son nombreux cortège de froid, de privations et de misères ; nul asile pour la recevoir, à charge aux pauvres gens qui n’avaient pas même de quoi se nourrir, qu’allait-elle devenir ? Accablée sous le poids de tant de malheurs elle sentait le désespoir la gagner, lorsque tombant à genoux, elle s’écria : « Mon Dieu, mon Dieu, vous êtes maintenant notre seul et unique espoir. Ce n’est pas en vain que la veuve et l’orphelin vous implorent, ayez pitié de nous. » Cette courte mais fervente prière fut immédiatement exaucée. En relevant la tête, elle aperçut, à quelques pas d’elle, la figure bienveillante et amicale de Jean Renousse qui, n’osant dire un mot, paraissait attendre ses ordres : « Jean, lui dit-elle, en lui remettant son enfant dans ses bras, prends soin de cette pauvre petite, veille sur elle, c’est en toi seul, après Dieu, en qui nous devons nous confier. Peut-être ne pourrai-je jamais récompenser dignement ton généreux dévouement pour nous jusqu’à ce jour, mais compte sur une reconnaissance qui ne s’éteindra qu’avec ma vie. » « Madame, lui répondit celui-ci, d’une voix émue et avec noblesse, Dieu m’est témoin que si j’ai tâché de vous être utile jusqu’ici, ce n’est pas dans l’espoir d’une récompense ; je donnerais volontiers ma vie pour pouvoir vous rendre ce que vous avez perdu ; mais de grâce n’allez pas vous désespérer ! À deux pas d’ici est ma pauvre cabane, la vieille Martine, votre servante, vous y attend. J’ai pu sauver quelques linges et des provisions. Venez, Madame, et tant que Jean Renousse pourra porter un fusil, vous et la petite ne manquerez pas de nourriture et de vêtements. » Chargé de son précieux fardeau, il conduisit Madame St.-Aubin dans sa demeure où Martine l’attendait. Un feu brillant avait été allumé, le lit de sapins avait été renouvelé, on y avait étendu les quelques couvertures que Jean Renousse, dans sa sollicitude, avait sauvées du pillage.

La marmite était au feu. On offrit à Madame St.-Aubin les quelques aliments qu’on avait préservés ; elle en prit ce qu’il lui en fallait pour se soutenir et s’empêcher de mourir. La petite mangea avec l’appétit qu’on a à quatre ans ; puis toutes les deux, vaincues par les émotions de la journée, la fatigue et le sommeil qui les gagnaient, s’étendirent sur le lit de sapin et ne tardèrent pas à s’endormir profondément. Jean Renousse et Phédor se couchèrent à l’entrée de la cabane et firent bonne garde toute la nuit.

Lorsque Madame St.-Aubin s’éveilla le matin, tous les malheureux proscrits, ses compagnons d’infortune, lui avaient construit une demeure un peu plus confortable : c’était une misérable masure de pièces qui lui offrait un séjour plus spacieux, mais qu’il y avait loin de là à la maison qu’elle avait laissée.

Comment l’hiver se passa-t-il ? Laissons à M. Rameau de dépeindre ce que durent souffrir les malheureuses victimes de l’expatriation. C’est d’ailleurs de lui que nous empruntons la partie historique de ce récit, en ce qui concerne les Acadiens.

« Quelle que fut l’âpre sollicitude que montrèrent les Anglais, un certain nombre d’individus cependant se sauvèrent de la proscription. Comment ces pauvres gens purent-ils vivre dans les bois et les déserts ? par quelle suite d’aventures et de souffrances ont-ils passé, pendant de longues années, en présence de spectateurs auxquels on distribua leurs biens ? c’est ce que nous ignorons…

« Là, pendant plusieurs années, ils parvinrent à dérober leur existence au milieu des inquiétudes et des privations, cachant soigneusement leurs petites barques, n’osant se livrer à la culture, faisant le guet quand paraissait un navire inconnu, et partageant avec leurs amis, les Indiens de l’intérieur, les ressources précaires de la chasse et de la pêche. »

Enfin le printemps arriva. Jamais dans les longues journées d’hiver, le zèle et le dévouement de Jean Renousse ne s’étaient ralentis une seule fois. Sous le commandement de Bois-Hébert il avait été faire le coup de feu contre les Anglais, puis aussitôt sa tâche achevée, il était revenu prendre son rôle de pourvoyeur. Souvent, dans le cours de l’hiver, on l’avait vu parcourir des distances considérables, refouler au plus profond de son âme tout sentiment de haine et d’antipathie, qu’il avait voué aux Anglo-Américains, et rapporter des traitants anglais, qui étaient établis le long de la côte, à la place des malheureux Acadiens expropriés, les quelques effets qui pouvaient être utiles et agréables à ses protégées. Mais le printemps qui apporte, pour le pauvre au moins, un soupir de soulagement et une larme d’espérance ; pour l’homme qui jouit de l’aisance, un sentiment de satisfaction par anticipation des jouissances que la nouvelle saison doit lui donner, était pour les pauvres expatriés chargé d’orages.

Où iraient-ils fixer leurs demeures ? En quel endroit seraient-ils hors des atteintes de leurs implacables ennemis ? Était-il un lieu à l’abri de leurs rapines, où l’on put fournir le pain et la nourriture à la famille et aux pauvres enfants qui les réclamaient ? Telles furent les questions que se posèrent les Acadiens de la colonie que M. St.-Aubin avait formée.

Plusieurs décidèrent de demeurer dans les bois, d’autres résolurent d’aller rejoindre leurs concitoyens échelonnés sur la côte, protégés seulement par l’isolement et l’inhospitalité des parages qu’ils habitaient. Madame St.-Aubin se voyant seule, à bout de toutes ressources, et ne voulant plus être à charge du généreux Jean Renousse ainsi qu’à ses compagnons, prit la résolution de se rendre en Canada. En effet, de vagues rumeurs étaient parvenues que dans ces pays lointains un bon nombre d’Acadiens avaient, dans le voisinage de Montréal, fondés une petite colonie.

Jean Renousse, dans ces rapports avec les traitants anglais, avait appris d’une manière certaine qu’un vaisseau portant un certain nombre d’émigrants avait mis à la voile pour le Canada. D’après le nombre de jours qu’il était en mer, il ne tarderait pas à être en vue.