Le Capitaine Aramèle/16

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Éditions Édouard Garand (p. 42-45).

XI


Aramèle avait quitté sa maison en disant sur un ton décidé :

— Quand je devrais aller sommer le gouverneur de retrouver Thérèse…

Il partait, la tête pleine de colère, mais aussi le cœur rempli d’angoisse.

De même qu’avaient fait Léon et Étienne, le capitaine se rendit d’abord chez les Whittle. Il fut reçu par une fille de chambre qu’il interrogea adroitement. Puis s’étant aperçu que cette fille se contredisait dans ses réponses, et soupçonnant que Thérèse avait été amenée dans cette maison, Aramèle essaya de persuader la fille de lui dire la vérité. Comme celle-ci, pour obéir à des instructions de sa maîtresse, essayait de donner le change au capitaine, lui employa enfin les menaces,

— Il vaut mieux pour vous que vous me disiez de suite la vérité, sinon je vous conduis chez le gouverneur, et pour vous être rendue complice d’un rapt odieux, je vous fais jeter en prison.

La fille de chambre eut peur et elle confessa que Mrs Whittle et son mari avaient conduit Thérèse au « King’s Inn ».

Ce nom fit frémir le capitaine. Il n’était jamais allé à cet endroit, mais il en avait entendu parler comme d’un lieu de débauche. Aussi se fit-il aussitôt indiquer le chemin à suivre, et il partit à pied.

La nuit était froide, le firmament tout étoilé, et la lune nouvelle allait bientôt se perdre à l’horizon de l’ouest. Quand il fut sorti de la ville, il traversa le faubourg tranquille, ne croisant que quelques rares piétons. Puis il traversa le pont de la rivière Saint-Charles et s’engagea d’un pas plus accéléré sur la grande route. La nuit n’était pas très noire, mais elle était encore trop sombre pour reconnaître les physionomies humaines. Aussi, quand Aramèle fut croisé par un cabriolet qui passait au trot et qui gagnait la cité, ne put-il voir les occupants de la voiture. Et puis, que lui importait ce cabriolet ? Il allait chercher Thérèse au King’s Inn !

Déjà il apercevait dans le lointain les lumières de l’auberge.

Le capitaine avait marché plus d’une demi-heure, lorsqu’il frappa à la porte d’entrée.

Un domestique vint ouvrir.

À cet instant la danse battait son plein.

— Mon ami, dit Aramèle au serviteur, je désire parler à mademoiselle Thérèse Lebrand.

Le domestique, qui ne connaissait pas le nom de Thérèse, parut s’étonner fort.

— Connais pas, fit-il en hochant la tête.

— Où est ton maître ? demanda Aramèle d’une voix rude cette fois.

Le ton de cet étranger sembla agacer le domestique. Il répliqua d’un ton non moins rude que celui d’Aramèle :

— Dites-moi exactement ce que vous voulez, sans me commander de la sorte !

Mais Aramèle fut bien autrement piqué par le ton du domestique que ne l’avait été ce dernier de l’accent du capitaine français.

Il reprit sur un ton autoritaire et menaçant :

— J’ai dit que je veux parler à ton maître !

Comme le valet voulait faire mine de repousser la porte sur lui, le capitaine lui saisit une oreille qu’il pinça fortement.

Le serviteur fit entendre un grognement de douleur.

Aramèle tordit l’oreille et commanda :

— Conduis-moi… marche !

Le domestique poussa un cri déchirant.

À ce cri, des serviteurs accoururent de la cuisine. En voyant leur compagnon qu’un étranger tirait après lui par une oreille toute tordue et sanguinolente, la meute entière poussa les hauts cris. La danse fut interrompue, et du pavillon sud accourut en la salle commune toute la bande des invités de Mrs Loredane. Parmi cette foule se trouvaient une vingtaine d’officiers de la garnison, et, entre autres, le major Whittle.

En reconnaissant le capitaine français le major sentit toute sa haine lui affluer au cœur. Comme il était déjà à demi ivre et, par conséquent, pas assez raisonnable pour être prudent, il cria aux autres officiers en mettant l’épée à la main :

— Messieurs, voici l’ennemi, sus !

Un hurlement retentit dans la salle :

— Sus ! sus !…

Vingt épées au moins jetèrent leurs éclats fauves à la lueur des lampes.

Mrs Whittle voulut retenir son mari. Lui, la repoussa durement et fonça sur le capitaine en même temps que les autres officiers. Les vingt épées ennemies s’arrêtèrent et s’immobilisèrent dans un grand choc d’acier : elles avaient rencontré la rapière d’Aramèle.

— À la bonne heure ! dit le capitaine en souriant d’aise.

Car il aimait toujours la bataille, ce brave Aramèle, il l’aimait sans la provoquer, et du moment qu’il se sentait dans son droit, du moment qu’il n’aurait pas à se reprocher une traîtresse offensive, il se sentait plus fort que vingt hommes, il eût résisté à cent hommes, et sa défensive était aussi mortelle à ses adversaires que la plus foudroyante offensive.

Or Aramèle, dès sa première parade à l’attaque soudaine des officiers, avait déjà fait une victime : la pointe de sa rapière avait troué la gorge d’un jeune lieutenant qui s’était trop tôt aventuré contre la terrible rapière.

Ce premier coup d’Aramèle sema la rage parmi le groupe des officiers, qui dégagèrent vivement leurs lames pour reculer et foncer de nouveau sur le capitaine. Les passes qui suivirent furent plutôt lentes et timides, et l’on eût pensé que les officiers, après avoir vu un des leurs tomber la gorge percée, voulaient à présent tâter de loin la rapière comme pour en découvrir le point faible.

Durant ces quelques passes l’épée d’Aramèle demeura sur la défensive, mais fière et solide.

Autour des combattants un brouhaha indescriptible naissait et grandissait.

Des femmes, éperdues, se jetaient contre les officiers, leurs maris ou leurs amants, et elles tentaient de les empêcher de se battre contre ce Français dont elles connaissaient la terrible réputation d’escrimeur. Et elles criaient en tirant leurs hommes par les basques de leurs habits, elles se lamentaient, elles pleuraient. Les officiers les repoussaient en jurant et en invoquant le prestige de la grande Angleterre et de son valeureux roi.

Très effarouchés, les serviteurs couraient çà et là, pour apaiser la terreur des femmes ou pour les conseiller de se retirer de la salle, afin qu’elles ne fussent pas exposées à être battues ou blessées, et en même temps ils appelaient à tue-tête :

Mrs Loredane ! Mrs Loredane !…

Comme s’ils avaient cru que Mrs Loredane fût assez puissante pour arrêter le combat…

Mais Mrs Loredane n’était pas en vue et elle n’accourait pas aux appels, pour la bonne raison qu’elle venait justement de faire transporter le corps inanimé de Hampton dans une chambre reculée de son propre logement, et qu’elle n’entendit pas, probablement, le vacarme de la salle commune. Avec l’aide d’une servante elle s’efforçait de ramener à la vie le jeune officier.

Mêlés aux femmes troublées et affolées dans la salle, et non moins troublés et apeurés que celles-ci, se trouvaient des bourgeois sans armes et des jeunes gens de l’administration. Ces bourgeois et jeunes gens se tenaient, craintifs et curieux, derrière les officiers ou se dissimulaient dans la masse des serviteurs et des femmes, tout prêts à prendre la fuite au premier danger pour leur propre peau. Naturellement tous ces gens souhaitaient la mort rapide du Français, et si, en dépit de leur effroi, ils demeuraient là près des épées menaçantes, c’était pour mieux se réjouir et plus tôt de la mort de ce damné capitaine, c’était pour se jeter sur son corps et le piétiner, c’était pour abreuver un cadavre d’outrages, c’était pour cracher tout leur mépris sur ce Français qu’ils redoutaient par-dessus tout.

Mais il y avait là aussi des jeunes filles qui, très surexcitées par l’influence des vins qu’elles avaient largement absorbés, applaudissaient au spectacle et juraient contre ceux et celles qui essayaient d’empêcher le cours et le dénouement. Elles aidaient les officiers à repousser ces femmes qui tentaient d’arrêter la bataille, et elles les encourageaient en criant à grande voix :

For England’s glory !

Et cette clameur avait son effet : elle produisit comme un choc électrique sur les officiers qui fondirent avec furie sur le capitaine en hurlant à leur tour :

For England’s glory !

Alors, la voix claironnante d’Aramèle tonna ces paroles fières :

— Pour la France !

Et alors aussi, Aramèle fit jouer sa longue rapière, alors il abandonna la parade et la défensive pour attaquer, alors il fondit à son tour sur la masse des officiers… Et ceux-ci, au choc, devant ce tigre rugissant reculèrent, ils s’écartèrent prudemment et hâtivement devant la foudroyante rapière qui sifflait et coupait l’espace comme un éclair.

— Pour la France ! cria Aramèle.

À l’instant un officier tomba baigné dans son sang.

Un immense cri d’épouvante s’éleva dans la salle.

La rapière rugit, fendit l’espace, piqua, frappa mortellement.

— Pour la France ! claironna encore la voix d’Aramèle.

En même temps un officier s’écroulait, percé de part en part.

Le commencement de confusion qui s’était dessiné l’instant d’avant parut se changer en désordre.

Les spectateurs — bourgeois, jeunes hommes, femmes et jeunes filles — se hâtèrent vers les portes par où les domestiques avaient déjà pris la fuite. Et de toutes parts retentissaient des cris, des lamentations, des gémissements, des chocs d’acier, des rugissements de fauves, des plaintes d’agonisants ; et les murs, les parquets de l’hôtellerie tremblaient comme secoués par un séisme soudain. Et au-dessus de cette tempête de cris, de ce vacarme quasi infernal volait la voix de tonnerre d’Aramèle :

— Pour la France !

Des épées s’envolaient dans l’espace, d’autres se brisaient entre les mains qui les brandissaient, et des hommes s’écrasaient sur les dalles où des cadavres déjà gisaient, des mares de sang se dessinaient en rouge sombre çà et là, et dans ces mares les pieds glissaient, dans ce sang des blessés se tordaient en d’inouïes souffrances, juraient et blasphémaient.

— Pour la France ! hurlait toujours Aramèle.

À son tour, le major Whittle tomba, frappé à l’abdomen. Vingt fois il avait essayé d’atteindre le capitaine, vingt fois son épée avait été rudement écartée.

Or, devant la rapière d’Aramèle il ne restait plus que sept ou huit épées.

— Pour la France ! rugit-il encore une fois.

Et il manœuvra si rapidement sa rapière qu’elle sembla vouloir balayer ce qui restait devant elle…

Mais, chose étonnante, et comme si un magicien eût joué de sa baguette, des portes s’ouvrirent brusquement pour se refermer à la seconde même avec des chocs violents, et, tout à coup, Aramèle se vit seul dans la grande salle : ses derniers adversaires avaient suivi dans la fuite les spectateurs épouvantés. Il ne restait que des blessés et des cadavres. Et derrière les portes, verrouillées à la hâte, Aramèle entendait un effrayant bousculement de meubles qui lui fit comprendre qu’on se barricadait.

Il sourit et essuya la lame de sa rapière.

Soudain, juste au-dessus de sa tête une voix se fit entendre.

Aramèle leva les yeux et découvrit dans le plafond un étroit carreau par lequel se posait la face horrible d’une femme : c’était Mrs Loredane.

— Êtes-vous l’antéchrist ou bien le diable ? demanda la tenancière.

Aramèle sourit placidement et répondit :

— Peut-être bien l’un et l’autre, selon que vous le voudrez, madame. Mais une chose certaine et réelle, c’est que je suis le capitaine Aramèle et que je suis venu ici chercher une jeune fille qu’on a amenée de force.

— Ho ! s’écria Mrs Loredane, ne serait-ce pas Miss Theresa que cette jeune fille que vous venez chercher ?

— Thérèse Lebrand, oui, madame. Et puisque vous la connaissez, je compte bien que vous serez assez aimable de m’apprendre ce qu’elle est devenue. Et je dois vous déclarer de suite, chère madame, que si vous cherchez à me tromper j’aurai bien le regret de défaire pièce par pièce votre maudit château, et d’assommer du pommeau de ma digne rapière tout ce qui y reste de vivants !

— Ho ! par pitié, monsieur le capitaine, larmoya Mrs Loredane qui de renom connaissait Aramèle, n’en faites rien je vous supplie, car je vous affirme par tous les saints du Paradis que Miss Theresa n’est plus dans mon auberge, qu’elle est partie depuis longtemps…

— Elle est partie ? dites-vous ?

— Hélas ! un inconnu a failli tuer le lieutenant Hampton qui s’apprêtait à aller reconduire cette douce Theresa chez-vous, et cet inconnu a emmené la pauvre enfant avec lui.

— Un inconnu ! souffla difficilement Aramèle qu’une nouvelle angoisse mordait soudain.

— C’est bien tel que j’ai l’honneur de vous le dire !

— Et il est parti pour la cité, dites-vous ?

— Pour la cité ?… je le pense. Il est parti en cabriolet, monsieur le capitaine !

— En cabriolet !… grogna indistinctement Aramèle.

Dans une rapide vision, il perçut ce cabriolet qu’il avait croisé sur la route en venant au King’s Inn. Aramèle n’en voulut pas demander davantage, il remit sa rapière au fourreau et se rua vers la porte de sortie. L’instant d’après il était dehors et courait sur la route, vers la ville, et après le cabriolet qu’il pensait pouvoir rattraper, tant lui avait paru court le temps qui s’était écoulé depuis qu’il avait fait la rencontre de cette voiture !