Le Capitaine Micah Clarke/4

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 83-107).

IV-Une mêlée nocturne[modifier]

Si Decimus Saxon refusa de mettra à profit l'offre du logement et de la table que lui avait faite Maître Timewell, ce fut, ainsi que je l'appris plus tard, pour cette raison que le Maire étant un ferme Presbytérien, il croyait inopportun de laisser s'établir entre eux une intimité trop grande, qui lui nuirait auprès des Indépendants et autres zélotes.

À vrai dire, mes chers enfants, cet homme plein de ruse commença, dès ce jour, à régler sa vie et ses actes de façon à se concilier l'amitié des Sectaires, et de se faire considérer par eux comme leur chef.

En effet, il était fermement convaincu que dans des mouvements violents comme celui où nous étions engagés, le parti le plus extrême est sûr d'avoir enfin la haute main.

-Fanatisme, me disait-il un jour, cela signifie ferveur, et ferveur signifie qu'on sera âpre à la besogne, et l'âpreté à la besogne signifie la puissance.

Tel était le pivot de toutes ses intrigues, de tous ses projets.

En premier lieu, il s'appliqua à prouver qu'il était un excellent soldat. Il n'épargna ni le temps, ni la peine pour y arriver.

Du matin jusqu'à midi, dans l'après-midi jusqu'à la nuit, nous faisions l'exercice, et encore l'exercice, si bien qu'enfin les commandements lancés à tue-tête, ce fracas des armes devinrent fatigants par leur monotonie.

Les bons bourgeois purent bien se figurer que l'infanterie du Wiltshire sous le colonel Saxon, faisait partie de la place du Marché au même titre que la croix de la ville ou le carcan de la paroisse.

Il fallait faire bien des choses en peu de temps, et même tant de choses que plus d'un aurait déclaré la tentative inutile.

Ce n'était pas seulement la manoeuvre d'ensemble du régiment; il fallait de plus que chacun de nous habituât sa compagnie à l'exercice qui lui était propre.

Il nous fallait apprendre de notre mieux les noms et les besoins des hommes.

Mais notre tâche fut rendue plus aisée par la certitude que ce n'était point du temps perdu, car à chaque rassemblement nos patauds se tenaient plus droit et maniaient leurs armes avec plus de dextérité.

Depuis le chant du coq jusqu'au coucher du soleil, on n'entendit dans les rues d'autres cris que: Portez armes, préparez armes, reposez vos armes, apprêtez vos amorces» et tous les autres commandements de l'ancien exercice de peloton.

À mesure que nous devenions meilleurs soldats, notre nombre augmentait, car notre apparence coquette attirait dans nos rangs l'élite des nouveaux-venus.

Ma compagnie s'accrut au point qu'il fallût la dédoubler.

Il en fut ainsi des autres dans la même proportion.

Les mousquetaires du baronnet atteignirent le chiffre d'une bonne centaine, gens sachant pour la plupart se servir du mousquet.

En totalité, nous passâmes de trois cents à quatre cent cinquante, et notre façon de manoeuvrer se perfectionna au point de nous valoir de tous côtés des éloges sur l'état de nos hommes.

À une heure avancée de la soirée, je rentrais à cheval, lentement, à la maison de Maître Timewell, quand Ruben arriva à grand bruit derrière moi et me pria de revenir sur mes pas avec lui pour assister à un spectacle qui valait la peine d'être vu.

Bien que je ne me sentisse guère disposé à ce genre de plaisirs, je fis faire demi-tour à Covenant, et nous descendîmes toute la longueur de la Grande Rue, pour entrer dans le faubourg qui se nomme Shuttern.

Mon compagnon s'y arrêta devant un édifice nu, qui avait l'air d'une grange, et me dit de regarder dans l'intérieur par la fenêtre.

Le dedans se composait d'une seule grande chambre.

C'était le magasin, alors vide, dans lequel on avait l'habitude de mettre la laine.

Il était éclairé d'un bout à l'autre par des lampes et des chandelles.

Un grand nombre d'hommes parmi lesquels je reconnus des gens de ma compagnie, ou de celle de mon camarade, étaient couchés des deux côtés, occupés les uns à fumer, d'autres à prier, d'autres à polir leurs armes.

Dans le centre, sur toute la longueur, des bancs avaient été rangés bout à bout, et sur ses bancs étaient assis à cheval tous les cent mousquetaires du baronnet.

Chacun deux était en train de tresser en forme de queue la chevelure de l'homme assis devant lui.

Un jeune garçon allait et venait, un pot de graisse à la main, et avec cet ingrédient et de la ficelle à fouet, la besogne marchait rondement.

Sir Gervas en personne, muni d'une grande boîte pleine de farine, était assis, perché sur un ballot de laine au bout de la rangée, et aussitôt qu'une queue était achevée, il l'examinait à travers son monocle, et si elle lui paraissait convenablement faite, il la saupoudrait d'un geste précieux, en puisant dans sa boîte, et opérait avec autant de soin et de sérieux que s'il se fut agi d'une cérémonie de l'Église.

Jamais cuisinier, assaisonnant un plat, n'eût distribué ses épices avec autant d'exactitude et de jugement que notre ami n'en mettait à enfariner les têtes de sa compagnie.

Au milieu de son travail, il leva les yeux, et vit une ou deux figures souriantes à la fenêtre, mais son occupation l'absorbait trop pour qu'il se permit de l'interrompre, et nous finîmes par repartir à cheval sans lui avoir parlé.

À ce moment, la ville était fort tranquille et silencieuse, car les gens de cette région étaient habitués à se coucher tôt, à moins que quelque occasion ne les tînt sur pied.

Nous parcourions, au pas lent de nos chevaux, les rues muettes.

Les fers de nos montures résonnaient d'un bruit clair sur le pavé de galets, et nous tenions de ces propos légers qui sont d'usage entre jeunes gens.

Au dessus de nous, la lune brillait d'un vif éclat, répandait une lueur argentée sur les larges rues, et dessinait en un réseau d'ombres les pointes et les clochetons des églises.

Arrivé dans la cour de Maître Timewell, je mis pied à terre, mais Ruben, charmé par le calme et la beauté de la scène, continua sa promenade à cheval, dans l'intention de pousser jusqu'à la porte de la ville.

J'étais encore occupé à défaire les boucles de la sangle, et à enlever mon harnais, quand tout à coup arriva d'une des rues voisines, un grand cri, un bruit de lutte, de choc d'épées en même temps que la voix de mon camarade appelant à l'aide.

Je tirai mon épée et sortis en courant.

À une faible distance de là, se trouvait un assez large espace, tout blanc de clarté lunaire, et au centre j'aperçus la silhouette trapue de mon ami.

Il faisait des bonds avec une agilité dont je ne l'avais jamais cru capable, et échangeait des coups de pointe avec trois ou quatre hommes qui le serraient de près.

Sur le sol gisait une figure sombre.

Du groupe de combattants, la jument de Ruben se dressait, se baissait comme si elle comprenait le danger que courait son maître.

Comme j'accourais, criant, l'épée haute, les assaillants s'enfuirent par une rue latérale, excepté l'un d'eux, un homme de haute taille, musculeux, qui avait une épée.

Il se lança contre Ruben, en lui portant un furieux coup de pointe, jurant, et le traitant de trouble-fête.


J'éprouvai une sensation d'horreur en voyant la lame passer à travers la parade de mon ami, qui leva les bras, et tomba la face en avant, pendant que l'autre, après avoir lancé un dernier coup, s'enfuyait par une des ruelles étroites et tortueuses qui allaient de la rue de l'Est à la rive de la Tone.

-Au nom du ciel, où êtes-vous atteint? m'écriai-je en me jetant à genoux près du corps étendu. Où êtes-vous blessé, Ruben?

-Surtout dans le soufflet, dit-il en soufflant comme un soufflet de forge, et aussi derrière la tête. Donnez-moi la main, je vous prie.

-Vraiment, vous n'êtes pas touché? m'écriai-je, le coeur soulagé d'un grand poids, en l'aidant à se relever. Je croyais que ce gredin vous avait transpercé.

-Autant chercher à percer un crabe de Warsash avec un épingle à cheveux, dit-il. Grâce au bon Sir Jacob Clancing, jadis de Snellaby Hall, et présentement de la Plaine de Salisbury, leurs rapières n'ont produit d'autre effet que de rayer ma cuirasse impénétrable. Mais où en est la demoiselle?

-Quelle demoiselle?

-Oui, c'était pour la sauver que j'ai dégainé. Elle était assaillie par des rôdeurs de nuit. Voyez, elle se relève. Ils l'avaient jetée à terre quand j'ai fondu sur eux.

-Comment vous trouvez-vous, madame? demandaije, car la personne gisante à terre s'était relevée et avait pris l'aspect d'une femme, jeune et gracieuse, d'après toutes les apparences, mais dont la figure était enveloppée dans un manteau. J'espère que vous n'avez eu aucun mal?

-Aucun, monsieur, répondit-elle d'une voix basse et douce, mais si j'ai échappé, je le dois à la valeur et à l'empressement de votre ami, ainsi qu'à la sagesse prévoyante de Celui qui confond les complots des méchants. Sans doute tout homme digne de ce nom aurait rendu ce service à une jeune personne en détresse, quelle qu'elle fût, et pourtant, ce qui contribuera peut-être à votre satisfaction, ce sera d'apprendre que votre protégée ne vous est pas inconnue.

Et en parlant ainsi, elle laissa tomber son manteau et tourna sa figure vers nous sous la clarté de la lune.

-Grands Dieux! C'est Mistress Timewell, m'écriai-je tout abasourdi.

-Rentrons à la maison, dit-elle d'une voix ferme et rapide. Les voisins ont pris l'alarme et il y aura bientôt un rassemblement de populace. Échappons aux commentaires.

En effet, on entendait déjà de tous côtés le bruit des fenêtres, et des gens demandant à tue-tête de quel malheur il s'agissait.

Bien loin, au bout de la rue, nous pouvions apercevoir la lueur des lanternes se balançant et annonçant la patrouille qui arrivait à grands pas.

Nous nous dérobâmes cependant, à la faveur de l'ombre, et fûmes bientôt en sûreté dans la cour du Maire, sans être interpellés ou arrêtés.

-J'espère, monsieur, que vous n'avez pas été blessé, bien vrai? dit la jeune demoiselle à mon compagnon.

Depuis qu'elle avait découvert sa figure, Ruben n'avait pas dit un mot.

Il avait tout l'air d'un homme qui est bercé par un rêve agréable et qui n'est fâché que d'en être réveillé.

-Non, je ne suis pas blessé, répondit-il, mais je voudrais que vous nous disiez quels sont ces spadassins errants et où l'on peut les trouver.

-Non, non, dit-elle, le doigt levé, vous ne pousserez pas l'affaire plus loin. Quant à ces hommes, je ne puis dire avec certitude qui ils pouvaient être. J'étais sortie pour rendre visite à Dame Clatworthy, qui a la fièvre tierce, et ils m'ont assaillie pendant que je revenais. Peut-être sont-ce des gens qui ne partagent pas les opinions de mon grand-père sur les affaires de l'État, et est-ce lui qu'ils ont visé par-dessus moi. Mais vous fûtes tous deux si bons pour moi, que vous ne me refuserez pas une autre faveur que j'ai à vous demander.

Nous protestâmes que cela nous était impossible, en mettant la main sur la garde de nos épées.

-Non, gardez-les pour la cause de Dieu, dit-elle, en souriant de notre geste. Tout ce que je vous demande, c'est de ne rien dire de cette affaire à mon grand-père, car la moindre chose suffit pour le mettre en feu, malgré son grand âge. Je ne voudrais pas que son attention fût détournée des affaires publiques par un détail personnel comme celui-là. Ai-je votre parole?

-La mienne! dis-je en m'inclinant.

-La mienne aussi! dit Lockarby.

-Merci, mes bons amis! Ah! J'ai laissé tomber mon gant dans la rue. Mais cela n'a pas d'importance. Je rends grâce à Dieu de ce qu'il n'est arrivé malheur à personne. Merci encore une fois, et que des rêves agréables vous attendent.

Elle gravit lestement les marches et disparut en un instant.

Ruben et moi, nous ôtâmes les harnais de nos chevaux et assistâmes en silence aux soins qu'on leur donna.

Nous entrâmes alors dans la maison, pour regagner nos chambres, toujours sans mot dire.

Arrivé sur le seuil de sa porte, Ruben s'arrêta.

-J'ai déjà entendu la voix de l'homme au long corps, Micah, dit-il.

-Et moi aussi, répondis-je. Le vieillard fera bien de se méfier de ses apprentis. J'ai presque envie de sortir pour aller chercher le gant de la fillette.

Un joyeux clignement d'yeux brilla dans le nuage qui avait obscurci la figure de Ruben. Il ouvrit la main gauche et me montra le gant de peau de daim froissé entre ses doigts.

-Je ne le troquerais pas contre tout l'or qui se trouve dans les coffres de son grand-père, dit-il avec une explosion soudaine d'ardeur.

Puis riant à la fois et rougissant, il se hâta de rentrer et me laissa à mes pensées.

Ce fut ainsi que j'appris pour la première fois, mes chers enfants, que mon bon camarade avait été percé par les flèches du petit dieu.

Quand un homme ne compte que vingt ans, l'amour jaillit en lui, ainsi que la citrouille dont parle l'Écriture et qui poussa en une seule nuit.

Je vous aurais mal raconté mon histoire, si je ne vous avais pas fait comprendre que mon ami était un jeune homme franc, au coeur chaud, tout de premier mouvement, chez qui la raison était rarement de faction en présence de ses penchants.

Un homme de cette sorte est aussi peu capable de s'éloigner d'une jeune fille attrayante que l'aiguille de fuir l'aimant.

Il aime, tout comme l'alouette chante, tout comme joue un chaton.

Or, un garçon à l'esprit lent et lourd comme moi, et dans les veines duquel le sang avait toujours coulé avec quelque froideur, quelque réserve, peut entrer dans l'amour ainsi qu'un cheval entre dans un cours d'eau aux rives en talus, degré par degré, mais un homme tel que Ruben frappe du talon un seul instant sur le bord, et l'instant d'après, il s'est lancé jusqu'aux oreilles dans l'endroit le plus profond.

Le ciel seul sait quelle mèche avait mis le feu à l'étoupe.

Tout ce que je puis dire, c'est que depuis ce jour, mon camarade était mélancolique et assombri une heure, puis gai, et plein d'entrain l'heure suivante.

Il n'avait plus rien de son flot constant de bonne humeur, il devenait aussi piteux qu'un poussin qui mue, chose qui m'a toujours paru un des plus singuliers résultats de ce que les poètes ont appelé le joyeux état de l'amour.

Mais, il faut le dire, en ce monde, joie et plaisir se touchent de si près, qu'on dirait qu'ils sont à l'attache dans des stalles contiguës, et qu'une ruade suffirait pour faire tomber la cloison qui les sépare.

Voici un homme aussi plein de soupirs qu'une grenade est bourrée de poudre.

Il fait triste figure; il a l'air abattu. Son esprit va à l'aventure et si vous lui faites remarquer qu'il est très malheureux dans cet état, il vous répondra, vous pouvez en être certain, qu'il ne l'échangerait pas pour les Puissances ni pour les Principautés du ciel.

Pour lui les larmes sont de l'or, et le rire n'est que de la fausse monnaie.


Mais, mes chers enfants, c'est peine perdue pour moi que de vous expliquer une chose que moi-même je n'entends point.

Si comme je l'ai entendu dire, il est impossible de trouver deux empreintes du pouce qui soient identiques, comment espérer de faire coïncider les pensées et les sentiments les plus intimes de deux êtres.

Toutefois, il est une chose que je puis affirmer comme vraie, c'est que quand je demandai la main de votre grand-mère, je ne m'abaissai point à prendre la mine d'un homme qui mène un enterrement.

Elle me rendra ce témoignage que j'allai à elle avec la figure souriante, bien que j'eusse tout de même une petite palpitation au coeur, et je lui dis...

Mais diantre, ou me suis-je laissé entraîner?

Qu'y a-t-il de commun entre tout cela et la ville de Taunton, et la révolte de 1685?

Le mercredi soir, 17 juin, nous apprîmes que le Roi, (c'était ainsi qu'on désignait Monmouth dans tout l'Ouest) était campé à moins de dix milles de là, avec toutes ces forces, et que le lendemain matin, il ferait son entrée dans la fidèle ville de Taunton.

On s'ingénia tant qu'on put, comme vous le pensez bien, pour lui souhaiter la bienvenue d'une façon qui fût digne de la ville d'Angleterre la plus attachée aux Whigs et au Protestantisme.


Un arc de plantes vertes avait déjà été dressé à la porte de l'ouest.

Il portait cette devise: Bienvenue au Roi Monmouth!»

Un second s'élevait depuis l'entrée de la place du Marché jusqu'à la fenêtre la plus haute de l'hôtellerie du Blanc-Cerf, avec ces mots en grandes lettres écarlate Salut au Chef Protestant.»

Un troisième, si je m'en souviens bien, surmontait l'entrée de la cour du château, mais je ne me rappelle plus la devise qui s'y lisait.

L'industrie du drap et de la laine est, ainsi que je vous l'ai dit, la principale occupation de la ville.

Les marchands n'avaient pas ménagé leurs marchandises.

Ils les avaient étalées à profusion pour embellir les rues.

De riches tapisseries, des velours lustrés, de précieux brocarts flottaient aux fenêtres ou décoraient les balcons.

La rue de l'Est, la Grande Rue, la rue d'Avant, étaient tendues des greniers jusqu'à terre d'étoffes rares et belles.

De gais étendards étaient suspendus aux toits des deux côtés, ou voltigeaient en longues guirlandes d'une maison à l'autre.

La bannière royale d'Angleterre était déployée au clocher élevé de Sainte Marie-Madeleine, et le drapeau de Monmouth flottait au clocher tout pareil de Saint Jacques.

Jusqu'à une heure avancée de la nuit, on manoeuvra le rabot, le marteau, on travailla, on inventa, si bien que le jeudi 18 juin, quand le soleil se leva, il éclaira le plus beau déploiement de couleurs et de verdure qui ait jamais paré une ville.

Une sorte de magie avait changé la ville de Taunton en un jardin fleuri.

Maître Stephen Timewell s'était occupé de ces préparatifs, mais il s'était dit en même temps que le signe de bienvenue le plus agréable qu'il pût offrir aux yeux de Monmouth serait la vue du gros corps d'hommes armés qui étaient prêts à suivre sa fortune.

Il y en avait seize cents dans la ville.

Deux cents d'entre eux formaient la cavalerie.

La plupart étaient bien armés et équipés.

Ils furent rangés de façon que le Roi passât devant eux à son entrée.

Les gens de la ville bordaient, sur trois rangs de profondeur, la place du Marché, depuis la porte du Château jusqu'à l'entrée de la Grande Rue.

De là jusqu'à Shuttern, les paysans du comté de Dorset et ceux de Frome étaient placés sur les deux côtés de la rue.

Notre régiment était posté à la porte de l'Ouest.

Avec des armes bien astiquées, des rangs bien alignés, et des branches vertes à tous les bonnets, aucun chef ne pouvait s'abstenir de souhaiter de voir son armée ainsi accrue.

Lorsque tous furent à leurs places, que les bourgeois et leurs épouses se furent parés de leurs atours des jours de fête, avec des figures réjouies, des corbeilles pleines de fleurs, tout fût prêt pour la réception du royal visiteur.

-Voici mes ordres, dit Saxon en s'avançant vers nous sur son cheval, au moment où nous prenions nos places près de nos compagnons. Moi et mes capitaines, nous nous réunirons à l'escorte du Roi, quand il passera, et nous l'accompagnerons ainsi jusqu'à la place du Marché. Vos hommes présenteront les armes et resteront en place jusqu'à notre retour.

Nous tirâmes, tous les trois, nos sabres et nous fîmes le salut.

-Si vous voulez bien venir avec moi, messieurs, et prendre position à droite de cette porte-ci, dit-il, je pourrai vous dire quelques mots au sujet de ces gens, quand ils défileront. Trente ans de guerre, sous bien des climats, m'ont bien donné le droit de parler en maître-ouvrier qui instruit ses apprentis.

Nous suivîmes son invitation avec empressement.

On franchit la porte, qui maintenant se réduisait à une large brèche parmi les tas de déblais marquant l'emplacement des anciennes murailles.

-On ne les aperçoit pas encore, fis-je remarquer, pendant que nous montions sur une hauteur commode. Je suppose qu'ils doivent arriver par cette route dont les détours suivent la vallée en face de vous.

-Il y a deux sortes de mauvais généraux, dit Saxon, l'homme qui va trop vite et celui qui va trop lentement. Les conseillers de Sa Majesté ne seront jamais accusés du premier de ces défauts, quelques erreurs qu'ils puissent commettre d'ailleurs. Le vieux Maréchal Grunberg, avec qui j'ai fait trente-six mois de campagne en Bohème, avait pour principe de voler à travers le pays, pêle-mêle, cavalerie, infanterie, artillerie, comme s'il avait le diable à ses trousses. Il aurait pu commettre cinquante fautes, mais l'ennemi n'avait jamais le temps d'en profiter. Je me rappelle un raid que nous fîmes en Silésie. Après deux jours de marche dans les montagnes, son chef d'état-major lui dit que l'artillerie était hors d'état de suivre.

-Qu'on la laisse en arrière! répondit-il.

On abandonna donc les canons, et le lendemain au soir, l'infanterie était fourbue.

-Ils ne peuvent pas faire un mille de plus, dit le chef.

-Qu'on les laisse en arrière, dit Grunberg.

Nous voilà donc partis avec la cavalerie. Pour mon malheur, j'étais dans son régiment de pandours, après une escarmouche ou deux, tant par l'état des routes que par le fait de l'ennemi, nos chevaux étaient crevés inertes.

-Les chevaux sont fourbus, dit le capitaine en chef.

-Qu'on les laisse en arrière! crie-t-il.

Et je parie qu'il aurait poussé jusqu'à Prague avec son état-major, si on l'avait laissé faire. Après cela, nous lui donnâmes comme surnom Général Laisse-en-arrière.»

-Un brillant commandant, oh! oui, s'écria Sir Gervas, j'aurais aimé servir sous lui.

-Oui, et il avait une façon de former ces recrues qui n'aurait guère été du goût de nos bons amis d'ici dans l'Ouest, dit Saxon. Je me rappelle qu'après Salzbourg, quand nous eûmes pris le château ou la forteresse de ce nom, nous fûmes renforcés d'environ quatre mille hommes d'infanterie qui n'avaient point été dressés. Comme ils approchaient de nos lignes, en agitant les mains, en sonnant du clairon, le vieux Maréchal Laisse-en-arrière» déchargea sur eux tous les canons qui se trouvaient sur les murs, ce qui tua soixante hommes et jeta parmi le reste une grande panique.

-Il faut que ces coquins apprennent tôt ou tard à tenir bon sous le feu, dit-il. Ils peuvent bien commencer tout de suite leur éducation.

-C'était un rude maître d'école, fis-je remarquer. Il aurait pu laisser à l'ennemi partie de cet enseignement.

-Et pourtant le soldat l'aimait, dit Saxon. Il n'était point homme, quand une ville avait été prise d'assaut, à regarder de trop près quand une femme braillait, non plus qu'à écouter tous les bourgeois qui avaient par hasard trouvé leur coffre plus léger d'une bagatelle. Mais parlons des chefs qui vont lentement. Je n'en ai connu aucun qui pût être comparé au Brigadier Baumgarten, qui était aussi de l'armée impériale. Il levait par exemple ses quartiers d'hiver, pour venir s'établir devant une place forte. Il élevait un épaulement ici, là il creusait une sape, si bien que ses soldats finissaient par avoir mal au coeur rien qu'à regarder la place. Il jouait ainsi avec elle comme un chat avec une souris, jusqu'au moment où elle allait ouvrir ses portes, mais alors il pouvait bien prendre la fantaisie de lever le siège et de se mettre en quartiers d'hiver. J'ai fait deux campagnes sous lui, sans honneur, sans mise à sac, sans pillage, sans profit, excepté une misérable solde de trois florins par jour, payée en pièces rognées, avec six mois de retard... Mais voyez-vous les gens sur ce clocher! Ils agitent leurs mouchoirs comme s'ils apercevaient quelque chose.

-Je ne puis rien voir, répondis-je, en abritant mes yeux et promenant mon regard sur la vallée semée d'arbres qui montait en pente douce jusqu'aux collines couvertes de pâturages de Blackdown.

-Les gens, qui sont sur les forts, agitent des mouchoirs et désignent du geste quelque chose. Il me semble que j'entrevois l'éclair de l'acier parmi les bois tout là-bas.

-C'est ici, dit Saxon, étendant sa main armée d'un gantelet sur la rive ouest de la Tone, tout près du pont de bois. Suivez mon doigt, Clarke, et voyez si vous pouvez le discerner.

-Oui, c'est vrai, m'écriai-je, je vois un reflet brillant qui va et vient. Et ici, à gauche, à l'endroit où la route passe en courbe par dessus la hauteur, apercevez-vous cette masse compacte d'hommes! Ha! la tête de la colonne commence à sortir d'entre les arbres.

Il n'y avait pas un nuage au ciel, mais la grande chaleur produisait une buée qui s'étendait sur la vallée.

Elle devenait très épaisse le long du cours sinueux de la rivière, et flottait en petits flocons en lambeaux, au-dessus de la région boisée qui avoisine ses bords.

À travers cette mince couche de vapeur pénétrait de temps en temps un éclair de vive lumière, quand les rayons du soleil tombaient sur une cuirasse ou sur un casque.

Par intervalles, la douce brise de l'été apportait à nos oreilles de soudains éclats d'une musique militaire, où se mêlaient le son aigu des trompettes et le sourd grondement des tambours.

Puis, nos regards perçurent l'avant-garde de l'armée, qui commençait à se dérouler, sortant de l'ombre des arbres et apparaissant en noir sur la route blanche et poussiéreuse.

La longue ligne continua à s'étendre, se tordant sur elle-même, à mesure qu'elle sortait des bois, pareille à un serpent noir aux écailles polies.

Enfin, l'armée rebelle tout entière-cavalerie, infanterie, artillerie-fut visible pour nous.

L'éclat des armes, le flottement de nombreux drapeaux, les plumes des chefs, les colonnes épaisses des hommes en marche, tout cela formait un tableau qui remuait jusqu'au fond du coeur les citoyens de Taunton.

Ceux-ci, du haut des toits, des éminences croulantes que formaient les murs démantelés, pouvaient contempler les champions de leur foi.

Si la seule vue d'un régiment qui passe est capable d'exciter un frisson dans votre poitrine, vous vous imaginerez sans peine ce qui se passe, quand les soldats que vous regardez ont pris les armes pour tout de bon afin de défendre vos intérêts les plus chers, les plus aimés, et viennent de sortir victorieux d'une lutte sanglante.

Si la main de tous les autres hommes était levée contre nous, du moins ceux-là étaient de notre côté, et nos coeurs allaient à eux comme à des amis et à des frères.

De tous les liens qui unissent les hommes en ce monde, il n'en est pas de plus fort qu'un commun danger.

Pour mes yeux inexpérimentés, tout cela apparaissait comme très guerrier, très imposant, et en contemplant ce long défilé, je me disais que notre cause était en quelque sorte gagnée.

Mais à ma grande surprise, Saxon postait, jetait à demi-voix des peuh! dédaigneux.

À la fin, ne pouvant plus maîtriser son impatience, il éclata en paroles brûlantes de mécontentement.

-Regardez-moi seulement cette avant-garde pendant qu'elle descend la pente, s'écria-t-il. Où est le groupe d'éclaireurs, de vorreiter, comme disent les Allemands? Et où est l'espace qu'il faudrait laisser entre l'avant-garde et le corps principal? Par l'épée de Scanderbeg, ils me rappellent plutôt un troupeau de pèlerins, comme j'en ai vus, lorsqu'ils s'approchent du sanctuaire de Saint Sébald, à Nuremberg, avec leurs bannières et leurs flots de rubans. Et au centre, parmi cette troupe de cavaliers, se trouve sans doute notre nouveau monarque. Quel malheur pour lui de n'avoir point à ses côtés un homme capable de ranger cet essaim de paysans en quelque chose qui ressemble à un ordre de campagne! Maintenant regardez-moi ces quatre pièces de canon qui traînent comme des moutons boiteux derrière le troupeau! Carajo, je voudrais être un jeune officier du Roi avec un escadron de cavalerie légère sur cette crête que voilà! Par ma foi, je fondrais sur ce croisement de routes, comme un émouchet sur une bande de petits pluviers. Alors et je taille, et je coupe. À bas ces canonniers qui rampent, un feu de carabines pour nous couvrir, un mouvement enveloppant de la cavalerie, et les canons des rebelles partent dans un nuage de poussière. Qu'on dites-vous, Sir Gervas?

-Un fameux sport, colonel, dit le baronet, dont une légère rougeur anima les joues pâles. Je parie que vous faisiez trotter vos pandours!

-Oui, les coquins avaient le choix: travailler ou être pendus. Mais il me semble que nos amis sont loin d'être aussi nombreux qu'on le rapportait. J'estime que la cavalerie se monte à un millier, et que l'infanterie compte environ cinq mille deux cents hommes. J'ai été regardé comme un bon appréciateur en fait de nombre en pareilles occasions. Avec les quinze cents qu'il y a dans la ville, cela nous ferait près de huit mille hommes, et ce n'est pas là une armée bien considérable pour envahir un royaume et disputer une couronne.

-Si l'Ouest peut fournir huit mille hommes, combien peuvent donner tous les comtés d'Angleterre, demandai-je. N'est-ce pas la façon la plus équitable d'envisager la situation?

-La popularité de Monmouth est concentrée surtout dans l'Ouest, répondit Saxon. C'est ce souvenir qui l'a décidé à lever son étendard dans ces comtés.

-Dites plutôt ses étendards, fit Ruben. Tenez, on dirait qu'ils ont mis leur linge à sécher tout le long de la ligne.

-C'est vrai, ils ont plus d'enseignes que je n'en vis jamais dans une armée aussi faible, répondit Saxon, en se dressant sur ses étriers. Il y en a un ou deux qui sont bleus. Tous les autres, autant que je pus en juger, avec le soleil qui les éclaire, sont blancs, avec un mot ou une devise.

Pendant cette conversation, le corps de cavalerie qui formait l'avant-garde de l'armée protestante était parvenu à moins d'un quart de mille de la ville, lorsqu'une sonnerie bruyante et claire de trompettes le fit s'arrêter.

Ce signal fut répété dans chacun des régiments ou escadrons en sorte que le son passa rapidement sur toute la longue rangée, jusqu'à ce qu'il finit par se perdre dans l'éloignement.

À la vue de ce câble humain qui couvrait toute la route, et qui était à peine agité d'un mouvement de vibration, d'ondulation dans sa ligne oscillante, l'analogie avec un serpent gigantesque me revint encore une fois à l'esprit.

-Je trouverais que cela ressemble à un grand boa, qui irait entourer la ville de ses replis.

-Un serpent à sonnettes plutôt, dit Ruben, en montrant les canons à l'arrière-garde. C'est dans sa queue qu'il garde de quoi faire du bruit.

-Voici sa tête qui approche, si je ne me trompe, dit Saxon. Il vaudrait mieux, je crois, nous placer sur le côté de la porte.

Comme il parlait, un groupe de cavaliers aux costumes voyants se détacha du corps principal et se dirigea tout droit vers la ville.

À leur tête se trouvait un jeune homme de haute taille, de tournure svelte et élégante, qui montait avec la grâce d'un écuyer accompli.

Il se faisait remarquer parmi ceux qui l'entouraient par la fierté de son attitude et la richesse de son harnachement.

Lorsqu'il se fut approché au galop de la porte, une clameur de bienvenue, partit de la multitude, clameur qui se transmit et se prolongea dans la foule plus éloignée.

Celle-ci, ne pouvant voir ce qui se passait en avant, conclut de ces acclamations que le Roi approchait.