Le Capitaine Pamphile/7

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Michel Lévy frères (p. 69-78).
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VII

Comment Tom embrassa la fille de la portière, qui montait de la crème, et quelle décision fut prise à propos de cet événement.


Flers ouvrit la porte et s’avança sur l’escalier, afin de réclamer la chose demandée ; puis il rentra sans s’apercevoir que Tom, qui l’avait suivi, était resté dehors ; alors Jadin, qui s’était interrompu à la mort de Catacoua, fut prié de continuer sa lecture.

— Ici, messieurs, dit-il en montrant le manuscrit terminé, la simple narration va se substituer aux mémoires écrits, en raison du peu d’importance des événements qu’il nous reste à raconter ; l’offrande faite par Jacques aux dieux de la mer les rendit favorables au bâtiment du capitaine Pamphile, de sorte que le reste de la traversée s’accomplit sans autres aventures que celles que nous avons rapportées ; un seul jour, on craignit un accident funeste pour Jacques. Voici à quelle occasion :

» Le capitaine Pamphile, en passant à la hauteur du cap des Palmes, en vue de la Guinée supérieure, avait attrapé dans sa chambre un magnifique papillon, véritable fleur volante des tropiques, aux ailes diaprées et étincelantes comme la gorge d’un colibri. Le capitaine, ainsi que nous l’avons vu, ne négligeait rien de ce qui pouvait avoir une valeur quelconque à son retour en Europe ; en conséquence, il avait pris son hôte imprudent avec les plus grandes précautions, afin de ne point miroiter le velours de ses ailes, et l’avait cloué avec une épingle contre le lambris de l’appartement. Il n’y a pas un de vous qui n’ait vu l’agonie d’un papillon, et qui, entraîné par le désir de conserver, dans une boîte ou sous un verre, ce gracieux enfant de l’été, n’ait étouffé sous ce désir la sensibilité de son cœur. Vous savez donc combien de temps lutte, en tournant sur le pivot qui lui traverse le corps, la pauvre victime qui meurt de sa beauté. Le papillon du capitaine Pamphile vécut ainsi plusieurs jours, battant des ailes comme s’il eût sucé le suc d’une fleur ; ce mouvement attira l’attention de Jacques, qui le regarda du coin de l’œil sans faire semblant de rien voir, mais qui, profitant d’un moment où le capitaine Pamphile avait le dos tourné, sauta contre la boiserie, et, jugeant de la bonté de l’animal par l’excellence de ses couleurs, le dévora avec sa gloutonnerie accoutumée. Le capitaine Pamphile se retourna aux bonds et aux culbutes que faisait Jacques ; en avalant le papillon, il avait avalé l’épingle ; l’arête de cuivre lui était demeurée dans la gorge ; le malheureux étranglait.

» Le capitaine, qui ne connaissait point la cause de ses grimaces et de ses contorsions, le crut en gaieté, et s’amusa un instant de sa folie ; mais, voyant qu’elle se prolongeait indéfiniment, que la voix du sauteur imitait de plus en plus l’accent de Polichinelle, et qu’au lieu de sucer son pouce comme il avait coutume de le faire depuis son traitement, il se fourrait jusqu’au coude la main dans le gosier, il se douta qu’il y avait dans toutes ces gambades quelque chose de plus pressant que le désir de lui être agréable, et alla vers Jacques ; le pauvre diable roulait des yeux qui ne laissaient aucun doute sur la nature des sensations qu’il éprouvait, de sorte que le capitaine Pamphile, voyant que décidément son singe bien-aimé allait passer de vie à trépas, appela le docteur de toute la force de ses poumons : non qu’il crut beaucoup à la médecine, mais afin de n’avoir rien à se reprocher.

» La voix du capitaine Pamphile avait pris, en raison de l’intérêt qu’il portait à Jacques, un tel caractère de détresse, que non-seulement le docteur, mais encore tous ceux qui l’entendirent, accoururent aussitôt ; parmi les plus empressés se trouva Double-Bouche, qui, occupé de ses fonctions habituelles, en avait été tiré par l’appel du capitaine et était accouru tenant à la main un poireau et une carotte qu’il était en train d’éplucher ; le capitaine n’eut pas besoin d’expliquer la cause de ses cris ; il n’eut qu’à montrer Jacques, qui continuait de donner, au milieu de la chambre, les mêmes signes d’agitation et de douleur. Chacun s’empressa autour du malade : le docteur déclara qu’il était atteint d’une congestion cérébrale, maladie à laquelle était particulièrement fort sujette l’espèce des callitriches, qui, ayant pris l’habitude de se suspendre par la queue, est naturellement exposée à ce que le sang lui porte à la tête ; qu’il fallait, en conséquence, saigner Jacques sans retard, mais que, dans tous les cas, comme il n’avait pas été appelé dès les premiers symptômes de l’accident, il ne répondait pas de le sauver ; après ce préambule, il tira sa trousse, apprêta sa lancette, et recommanda à Double-Bouche de maintenir le patient, afin qu’il ne lui ouvrit pas une artère au lieu d’une veine.

» Le capitaine et l’équipage avaient grande confiance dans le docteur ; aussi écoutèrent-ils avec un profond respect la dissertation scientifique dont nous avons rapporté le principal argument : il n’y eut que Double-Bouche qui secoua la tête en signe de doute. Double-Bouche avait une vieille haine contre le docteur : un jour que des prunes confites dont le capitaine Pamphile faisait le plus grand cas, attendu qu’elles lui venaient de son épouse, un jour donc que ces prunes, renfermées dans une armoire particulière, avaient visiblement diminué de nombre, il avait rassemblé son équipage pour connaître les voleurs capables de porter la dent sur les provisions particulières du chef suprême de la Roxelane : chacun avait nié, et Double-Bouche comme les autres ; cependant, comme celui-ci était coutumier du fait, le capitaine avait pris sa dénégation pour ce qu’elle valait, et avait demandé au docteur s’il n’y avait pas quelque moyen d’arriver à la vérité. Le docteur, dont la devise était celle de Jean-Jacques, vitam impendere vero, avait répondu que rien n’était plus facile, et qu’il y avait pour cela deux moyens infaillibles : le premier et le plus prompt était d’ouvrir le ventre à Double-Bouche, opération qui pouvait se faire en sept secondes ; le second était de lui donner un vomitif qui, selon son gré de force entraînerait un délai plus ou moins long, mais qui, dans tous les cas, ne dépasserait pas une heure ; le capitaine Pamphile, qui était l’homme des moyens doux, opta pour le vomitif ; sa médecine fut immédiatement et de force administrée, puis le délinquant remis aux mains de deux matelots, qui eurent ordre précis de le garder à vue.

» Trente-neuf minutes après, montre en main, le docteur entra avec cinq noyaux de prune, que, pour plus grande sûreté, Double-Bouche avait cru devoir avaler avec le reste, et qu’il venait de restituer à son corps défendant. Les preuves du délit étaient palpables, Double-Bouche ayant positivement déclaré n’avoir mangé, depuis huit jours que des bananes et des figues d’Inde ; aussi la punition ne se fit pas attendre : le coupable fut condamné à quinze jours de pain et d’eau, puis, après chaque repas, à recevoir, à titre de dessert, vingt-cinq coups de garcette qui lui furent administrés régulièrement par le contre-maître. Il était résulté de ce petit événement que Double-Bouche, comme nous l’avons dit, détestait cordialement le docteur, et ne laissait jamais, depuis cette époque, échapper une occasion de lui être désagréable.

» Aussi Double-Bouche fut-il le seul qui ne crut pas un mot de ce que disait le docteur : il y avait dans la maladie de Jacques des symptômes que Double-Bouche connaissait parfaitement pour les avoir éprouvés lui-même, lorsqu’il lui était arrivé, surpris au moment où il goûtait à la bouillabaisse du capitaine, d’avaler un morceau de poisson, sans prendre le temps d’en extraire les arêtes. Ses yeux se portèrent donc instinctivement autour de lui pour chercher, par analogie, ce qui avait pu tenter la gourmandise de Jacques. Le papillon et l’épingle avaient disparu ; il n’en fallut pas davantage à Double-Bouche pour lui révéler la vérité tout entière : Jacques avait le papillon dans le ventre et l’épingle dans le gosier.

» Aussi, lorsque le docteur, la lancette à la main, s’approcha de Jacques, que Double-Bouche tenait entre ses bras, celui-ci déclara-t-il, à la grande stupéfaction et au grand scandale du capitaine et de l’équipage, que le docteur s’était trompé ; que Jacques n’était pas le moins du monde menacé d’apoplexie, mais bien de strangulation, et qu’il n’avait pas pour le moment le moindre épanchement au cerveau, mais une épingle qui lui barrait l’œsophage. En achevant ces paroles, Double-Bouche, employant pour Jacques le remède qu’il pratiquait ordinairement sur lui-même, lui enfonça, à plusieurs reprises, dans le gosier le poireau qu’il tenait par hasard à la main lorsqu’il était accouru aux cris du capitaine, de manière à faire glisser vers des voies plus larges le corps étranger qui était resté dans les voies étroites ; puis, certain que l’opération avait réussi à son honneur, il posa au milieu de la chambre le moribond, qui, au lieu de continuer les gambades exagérées auxquelles tout l’équipage l’avait vu se livrer cinq minutes auparavant, resta assis un instant dans une tranquillité parfaite, comme pour s’assurer que la douleur avait bien disparu ; puis cligna des yeux, puis se mit à se gratter le ventre d’une main, puis à danser sur ses pattes de derrière ; ce qui était, comme nos lecteurs le savent, le signe chez Jacques du parfait contentement. Mais ce n’était pas tout encore, Double-Bouche, pour porter le dernier coup à la réputation du docteur, tendit au convalescent la carotte qu’il avait apportée, de sorte que Jacques, qui était on ne peut plus friand de ce légume, s’en empara immédiatement, et donna la preuve en le grignotant sans retard et sans interruption, que les voies nutritives étaient parfaitement débarrassées, et ne demandaient pas mieux que de reprendre leur service. L’opérateur était triomphant. Quant au docteur, il se promit de prendre sa revanche, si Double-Bouche tombait malade ; mais, pendant le reste de la route, Double-Bouche n’eut malheureusement, à la hauteur des Açores, qu’une petite indigestion qu’il traita lui-même à la manière des anciens Romains, en s’introduisant le doigt dans la bouche.

» Le brick la Roxelane, capitaine Pamphile, après une heureuse traversée, arriva donc, le 30 septembre, dans le port de Marseille, où il se défit avantageusement du café, du thé et des épiceries qu’il avait échangés, dans l’archipel Indien, avec le capitaine Kao-Kiou-Koan ; quant à Jacques Ier, il fut vendu, pour la somme de soixante et quinze francs, à Eugène Isabey, qui le céda pour une pipe turque à Flers, qui le troqua contre un fusil grec avec Decamps.

» Et voilà comment Jacques passa des bords de la rivière Bango à la rue du faubourg Saint-Denis, n° 109 où son éducation acquit, grâce aux soins paternels de Fau, le degré de perfection que vous lui connaissez.

Jadin s’inclinait modestement au milieu des applaudissements de l’assemblée, lorsqu’un grand cri se fit entendre du côté de la porte : nous nous précipitâmes vers l’escalier, et nous trouvâmes la petite fille de la portière à moitié évanouie entre les bras de Tom, qui, effrayé de notre sortie inattendue, se mit à descendre l’escalier au galop. Au même instant, nous entendîmes un second cri plus perçant encore que le premier ; une vieille marquise, qui demeurait depuis trente-cinq ans au troisième étage, attirée par le bruit, était sortie, son bougeoir à la main, s’était trouvée face à face avec le fugitif et s’était évanouie tout à fait. Tom remonta quinze marches, trouva la porte du quatrième ouverte, entra comme chez lui, et tomba au milieu d’un repas de noces. Pour le coup, ce furent des hurlements ; les convives, mariés en tête, se précipitèrent sur l’escalier. Toute la maison, de la cave aux mansardes, se trouva en un instant échelonnée de palier en palier, chacun parlant à la fois, et, comme il arrive en pareille circonstance, personne ne s’entendant plus.

Enfin, on remonta à la source : la petite fille qui avait donné l’alarme, raconta qu’elle grimpait sans lumière, la crème demandée à la main, lorsqu’elle s’était senti prendre la taille ; croyant que c’était quelque locataire impertinent qui se permettait cette familiarité, elle avait riposté à la déclaration par un vigoureux soufflet ; Tom avait répondu au soufflet par un grognement qui avait à l’instant même révélé son incognito ; la petite fille, épouvantée de se trouver dans les griffes d’un ours, quand elle se croyait saisie par les bras d’un homme, avait jeté le cri qui nous avait fait sortir ; notre sortie, comme nous l’avons dit avait effrayé Tom et l’effroi de Tom avait amené les événements subséquents, c’est-à-dire l’évanouissement de la marquise et la déroute de la noce.

Alexandre Decamps, qui était plus particulièrement lié avec lui, se chargea de l’excuser auprès de la société, et, comme preuve de sa sociabilité, il offrit d’aller chercher Tom partout où il serait et de le ramener comme sainte Marthe avait ramené la tarasque avec une simple faveur bleue ou rose : un petit drôle de douze à quinze ans s’avança alors et lui présenta la jarretière de la mariée, qu’il venait de prendre sous la table pour en décorer les convives lorsque l’alerte avait été donnée ; Alexandre prit le ruban, entra dans la salle à manger, et trouva Tom qui se promenait avec une adresse merveilleuse sur la table toute servie : il en était à son troisième baba.

Ce nouveau délit le perdit : le marié avait malheureusement les mêmes goûts que Tom ; il fit appel aux amateurs de baba ; de violents murmures s’élevèrent aussitôt, que ne put calmer la docilité avec laquelle le pauvre Tom suivit Alexandre. À la porte, il rencontra le propriétaire, à qui la marquise venait de signifier qu’elle donnait congé ; le marié, de son côté, déclara qu’il ne resterait pas un quart d’heure de plus dans la maison, si on ne lui faisait pas justice ; le reste des locataires fit chorus. Le propriétaire pâlit en voyant d’avance sa maison vide ; il signifia, en conséquence, à Decamps que, quel que fût son désir de le garder chez lui, cela devenait impossible, s’il ne se défaisait immédiatement d’un animal qui donnait, à pareille heure et dans une maison honnête, de si graves sujets de scandale. De son côté, Decamps, qui commençait à se dégoûter de Tom, ne fit de résistance que juste ce qu’il en fallait pour qu’on lui sût gré de céder. Il engagea sa parole d’honneur que, le lendemain, Tom quitterait le logement, et, pour rassurer les locataires qui demandaient que l’expropriation se fît à l’heure même, déclarant que, s’il y avait retard, ils ne coucheraient pas chez eux, il descendit dans la cour, fit, bon gré mal gré, entrer Tom dans une niche à chien, tourna l’ouverture contre une muraille, et chargea la niche de pavés.

Cette promesse, qui venait de recevoir un commencement d’exécution si éclatant, parut suffisante aux plaignants ; la petite fille de la portière essuya ses larmes, la marquise s’en tint à sa troisième attaque de nerfs, et le marié déclara magnanimement qu’à défaut de baba, il mangerait de la brioche. Chacun rentra chez soi, et, deux heures après, la tranquillité se trouva parfaitement rétablie.

Quant à Tom, il essaya d’abord, comme Encelade, de se débarrasser de la montagne qui pesait sur lui ; mais, voyant qu’il ne pouvait y réussir, il fit un trou au mur ; et passa dans le jardin de la maison voisine.