Le Capitan/XXII

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XXII. Le roi et l'aventurier
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Non ! Louis XIII n'avait pas bu ! Le tumulte déchaîné dans le Louvre avait arrêté sa main qui allait saisir la coupe d’or, la coupe empoisonnée ! À cette étrange rumeur qui montait, grandissait, se déchaînait, le jeune roi avait bondi de son lit et avait sauté sur son épée. La porte de sa chambre s’ouvrit comme sous le choc d’un ouragan. Il leva l’épée, prêt à frapper. Mais dans le même instant, il la baissa : Louis XIII venait de reconnaître Capestang !

Il le vit se ruer jusqu’à la petite table ; il le vit regarder avidement l’amphore et la coupe, il le vit briser l’amphore, jeter sur le parquet le contenu de la coupe. Et Louis XIII devint livide. Louis XIII avait compris !

Dans le même moment, derrière la petite porte déguisée dans les tentures, dans les ténèbres du couloir secret, l’empoisonneuse rugissait de rage et, pantelante, de tout son être, elle écoutait. Le roi était sauvé ! Mais par qui ? Oh ! connaître cet homme, et alors, le guetter, le saisir, lui infliger en supplices corporels la même torture qu’elle éprouvait à l’esprit dans cette minute horrible ! Elle veut savoir à tout prix. Et elle ne s’en va pas ! Elle écoute !

Capestang était tombé sans connaissance, sur le tapis. La chambre s’était remplie de gardes, d’officiers, de valets, portant des flambeaux, et, dans la première seconde, tous ces gens, furieux, exaspérés, affolés, se ruèrent sur le chevalier.

"Arrêtez ! cria le roi. La mort pour qui touche à cet homme !"

Tous se pétrifièrent en des attitudes immobilisées ; la rumeur s’éteignit soudainement ; un silence énorme pesa. Louis XIII jeta un regard sombre sur l’amphore brisée, puis sur la coupe, puis sur le chevalier évanoui. Puis, ce regard, il le ramena sur la foule qui avait envahi la chambre. Alors, peu à peu, soit qu’il voulût donner le change, soit que ses nerfs se fussent détendus, soit enfin que ce qu’il voyait fût plus comique encore que ce qu’il avait deviné n’était effroyable ; alors, disons-nous, un sourire entrouvrit ces lèvres qui si rarement souriaient. Une flamme de malice pétilla dans ces yeux toujours inquiets. Et enfin, chose inouïe, pour la première fois, gardes, officiers, courtisans et valets entendirent le rire du roi ! Louis XIII éclatait d’un rire inextinguible !

"Oh ! celui-ci ! avec son nez vert !... Et celui-là, rouge et bleu !... Oh ! en voilà un tout jaune !... Et celui-ci ! sa barbe violette !..."

Le roi riait, se pâmait dans son fauteuil, regardait à droite, à gauche, et plus il voyait de ces étranges figures badigeonnées, plus il riait. Et derrière la petite porte, l’empoisonneuse écumait.

Alors, ce fut une autre rumeur qui éclata dans la chambre royale. Un éclat de rire fusa, monta, gronda, un homérique éclat de rire qui fit trembler les vitraux et ce fut ce rire immense qui réveilla Capestang. Il ouvrit les yeux. Il vit ces bouches fendues jusqu’aux oreilles, ces panses agitées par un rire épileptique qui était la flatterie adressée au rire du roi, il vit ces visages barbouillés, ces costumes bigarrés étrangement, il se releva, étonné d’abord, puis il dit :

"Les camions, parbleu ! Prenez garde aux camions !

— Allez, messieurs, disait le roi toujours riant. Allez vous débarbouiller !"

Brusquement, le rire homérique s’arrêta : d’un geste, le roi renvoyait tout le monde. En quelques instants, la chambre fut vide. La porte se referma. Louis XIII et le chevalier de Capestang demeurèrent seuls en présence. La figure du roi était redevenue sombre. Il avait jeté sur ses épaules un long manteau par-dessus son costume de nuit et se promenait à pas lents. Immobile et raide, Capestang attendait.

"Chevalier de Capestang, asseyez-vous, là, dans ce fauteuil, dit tout à coup Louis XIII.

— Chevalier de Capestang ! Bon ! murmura l’empoisonneuse.

— Sire, fit l’aventurier, si peu au fait que je sois des usages de la cour, j’ai toujours entendu dire par mon père qui a servi le roi votre père qu’un bon sujet ne s’assied pas en présence de la majesté royale.

— Asseyez-vous", répéta doucement le roi.

Capestang s’inclina et obéit. Il prit place dans le fauteuil que Louis lui désignait. Et il poussa un soupir. Vraiment, il avait besoin d’un peu de repos. Le roi, tout à coup, se baissa et ramassa un énorme pinceau... puis un autre.

"Qu’est-ce cela ? fit-il.

— Mes armes ! sire !" dit Capestang.

Le roi, de nouveau, éclata de rire, s’assit devant le chevalier, jeta dans un coin les deux pinceaux et, se penchant vers l’aventurier :

"Expliquez-moi... Oh ! ce doit être amusant comme un conte de fées !"

Capestang commença le récit de l’épique bagarre où les camions de peinture avaient joué un rôle si prépondérant. Il dit sa course affolée, son arrivée dans le corps de garde, sa terrible impatience, et sa résolution de parvenir tout de suite auprès du roi, et ce qui s’en était suivi. Étonné de tant d’audace déployée, de tant d’ingénue fierté dans ce récit tracé à grands traits, le roi, sous le charme, admirait ce fin visage étincelant, ces gestes d’héroïque emphase, il écoutait cet homme qui avait tenu tête à tout le Louvre. Et quand ce fut fini, il écoutait encore. Longtemps, Louis XIII demeura silencieux, pensif. Puis un frisson le secoua, et il aborda la question redoutable :

"Pourquoi cette impatience d’arriver près de moi ?

— Parce qu’il fallait arriver à temps pour briser ce flacon, sire ! Pour crier à Votre Majesté : « Sire, ne buvez rien, cette nuit, ne mangez rien ! »"

Il y eut un nouveau silence, terrible cette fois. Sur le front du jeune roi passaient les reflets des pensées d’épouvante et d’horreur, il se pencha vers le chevalier, et, d’une voix sourde, basse, qu’il semblait redouter d’entendre lui-même, après une hésitation, brusquement :

"Je devais donc être empoisonné cette nuit ?

— Oui, sire !" répondit nettement le chevalier.

Les yeux de Louis se dilatèrent. Les ailes du nez se pincèrent. Ses joues prirent la couleur du lis. Il serra son front dans une de ses mains, et murmura :

"Je succomberai ! D’abord on a essayé de me tuer en affolant le cheval que je montais. Cette nuit, on essaie de me tuer par le poison. Demain, on tentera autre chose. Le crime rôde autour de moi. Il y a longtemps que je l’ai deviné. On veut ma mort, chevalier ! Je suis condamné… je succomberai !"

Le chevalier eut un regard de pitié pour ainsi dire fraternelle pour l’adolescent qui se penchait ainsi sur l’abîme, sachant que l’abîme, tôt ou tard, l’attirerait, le dévorerait.

"Non, sire, vous ne succomberez pas, dit-il avec fermeté. Défendez-vous ! Attaquez au besoin ! Les empoisonneurs, ceux qui dans les ténèbres méditent le crime, sont toujours lâches. Ils ont peur. Ils tremblent. Sire, ouvrez les yeux, regardez autour de vous, et quand vous aurez reconnu où est le danger, attaquez hardiment. Je vous jure, moi, que ce n’est pas vous qui succomberez !"

Le roi se leva, fit quelque pas en songeant, puis revint s’asseoir devant Capestang.

"Comment avez-vous su ? demanda-t-il. Comment avez-vous appris ?

— Un mot que j’ai entendu par hasard, sire. Qui a prononcé ce mot ? je l’ignore. En pleine nuit, il m’a été impossible de rien distinguer de ceux qui parlaient. Mais ce qu’ils disaient était terriblement précis. Il n’y avait pas de doute, pas d’espoir : c’était bien du roi qu’on parlait ! C’était bien le roi qui, cette nuit, devait être empoisonné. Alors, sire, je suis accouru... voilà tout.

— Voilà tout !" répéta Louis XIII en considérant le chevalier avec une naïve admiration.

Capestang, de son côté, regardait le roi avec cette chaude et rayonnante sympathie qui était à l’hommage des courtisans ce que les soleils de messidor sont à une veilleuse de sépulcre. Le roi et l’aventurier se sourirent.

Et, dans cette minute où leurs âmes vibraient à l’unisson, Louis XIII oublia ce qu’on lui avait enseigné de la majesté royale ; et Capestang comprit que ce qu’il entreprenait de sauver, ce qui lui inspirait une affection de grand frère, ce n’était pas le roi... c’était l’adolescent si pâle, si triste, si seul contre tant d’ennemis. Une seconde, ils furent égaux.

Le jeune roi était sous le charme de cette aventure, lui, qui rêvait d’épisodes chevaleresques, lui qui lisait avec passion les vieux récits épiques des trouvères. Il jeta un coup d’œil malicieux sur les fameux pinceaux dont bien longtemps on devait parler sous les lambris du Louvre. Et, se renversant dans son fauteuil, il se remit à rire aux éclats.

"Corbacque ! songea le chevalier. Il pense aux camions et oublie le poison. Allons, il est brave."

"Ces figures barbouillées, ces baudriers badigeonnés, et jusqu’à Vitry qui n’y comprenait rien ! Oh ! la belle entrée que vous avez dû faire dans mon Louvre ! Cette irruption à coups de pinceau ! Je donnerais cent pistoles pour avoir vu cela !

— Vrai, sire ? Bon, vous en verrez bien d’autres !"

Capestang appuya cette fanfaronnade par une attitude matamore. Ses yeux étincelèrent. Il fit le geste de porter la main à sa rapière.

"Sang-Dieu ! qu’ils y viennent ! Je les écrase comme ceci, je les pile comme ces débris de verre !"

Il écrasa du talon l’amphore qui avait contenu le poison et cria :

"Capestang à la rescousse !

— Oui, oui, haleta Louis, qui se leva à son tour, tout pâle. À la rescousse !"

Un nuage d’amertume, tout à coup, voilà le front du roi. Une lassitude soudaine brisa cet enthousiasme. Louis retomba dans son fauteuil en murmurant :

"À quoi bon ? Ils ont tué mon père ; ils me tueront !"

De l’autre côté de la petite porte secrète, à ce moment l’empoisonneuse se redressa, se recula, silencieuse, invisible, ombre qui s’incorporait aux ténèbres. Elle en avait assez entendu. Elle en savait assez. Léonora Galigaï, lentement, regagnait son appartement. Elle songeait :

"Capestang ? Qu’est-ce que Capestang ? Voici la deuxième fois que cet homme se met en travers de ma route. Qui est-il ? Concino le hait. Moi, je ne le hais pas, mais je le tuerai".

Dans la chambre royale, Louis était retombé dans son fauteuil ; le doute lui brisait les ailes ; il n’avait pas peur ; seulement, la sombre résignation de ceux qui se savent condamnés venait de s’appesantir sur ce cerveau timide.

"Ils me tueront comme ils ont tué mon père.

— Allons donc, sire ! Avant de vous atteindre, leur bras se desséchera. Défendez-vous, sire !

— Me défendre ? Oui, certes. Dès demain, j’ordonne une enquête.

— L’enquête, sire ? Faites-la vous-même. Que nul ne sache ! Que vos ennemis ne se doutent pas que vous avez revêtu la cuirasse et que vous vous armez en guerre ! Écoutez, regardez, veillez, fouillez les yeux et l’âme de qui vous approche ! Et quand vous saurez, frappez comme frappe la foudre, sans prévenir ! D’ici là, gardez-vous !"

Louis, de nouveau, sentait son cœur battre, et l’ange des batailles le touchait de son aile.

"Pourtant, reprit-il, hésitant encore, si, je devine autour de moi quelque danger terrible.

— Alors, appelez-moi, sire ! Par les plaies, par l’épine, par les clous de la Croix, je jure que, moi vivant et présent, le roi de France est invulnérable !"

Le mot était ridicule ou sublime ; il était d’une basse vantardise ou d’une hautaine conscience de force. Il électrisa le roi qui, deux heures avant ou deux heures plus tard, en eût souri. Louis, deux fois sauvé par Capestang, Louis qui venait d’échapper à la mort, Louis qui avait assisté à l’épique aventure de cet homme bousculant tout le Louvre pour arriver jusqu’à lui. Louis leva les yeux sur l’aventurier, il le vit étincelant d’audace, pétillant de malice, superbe de geste et d’attitude. Il frémit, et sa voix toujours si nonchalante vibra comme tout à l’heure quand il avait crié : « À la rescousse ! »

"Eh bien, oui ! J’ai foi en vous ! Oui, vous me sauverez, vous ! Dès cet instant, je veux vous confier les secrets d’Etat qui font ma tête si lourde et mon cœur si tremblant, je veux vous désigner les ennemis qui, de tous les horizons de la conspiration, rampent vers mon trône.

— Sire, sire, je ne vous demande pas de secrets !

— Taisez-vous, monsieur ! Il faut que vous sachiez. Car, à partir de cette minute, chevalier, vous ne me quittez plus. Je vous nomme... voyons... que pourrais-je bien vous nommer ? À l’homme spécial que vous êtes, il faut un emploi spécial, et un titre spécial. Je veux que l’emploi vous fasse honneur, vous qui allez être mon commensal, le compagnon de mes travaux et de mes plaisirs. M. Concini n’est que maréchal. M. de Luçon n’est que ministre. Luynes n’est que maître de ma volerie. Je veux que votre titre, à vous, fasse pâlir tous ces titres… car vous serez plus que maréchal et ministre... vous serez l’ami du roi !

— Sire ! Sire ! ! Sire ! ! !"

Capestang baissa la tête, écrasé par cette fortune. Elle était inouïe, fabuleuse, impossible et pourtant réelle. Éperdu, la tête au ciel, Capestang balbutiait ; sa pensée titubait ; il était ivre de sa fortune comme il l’avait été de sa première bouteille de vieux vin volée dans les caves paternelles et bue d’un trait, en cachette. Voici qu’il était devant le roi ! Non en quémandeur, mais en sauveur ! Lui qu’on pouvait prendre pour un capitan de comédie parce qu’il ne savait museler ni son geste ni sa parole. Ce fut une vertigineuse minute d’enivrement. La Fortune ! La Fortune !... Ah ! oui, c’était la Fortune qui venait de le prendre par la main. Et Louis XIII continuait :

"Votre titre, je le chercherai, je le trouverai. Je le veux éclatant car l’emploi que je vous destine sera terrible. Dès cet instant, chevalier vous entrez dans la fournaise d’une lutte à mort. Vous allez être une poitrine désignée aux poignards, une cible vivante pour les pistolets et les arquebuses.

— Bataille, donc ! bataille ! rugit Capestang d’une voix qui fit trembler les vitraux.

— Oui ! la bataille ! Par les armes, par les ruses, par l’estocade et l’embuscade, sous le soleil et dans les ténèbres, chaque jour, chaque nuit, à toute heure. Oui, ce sera terrible, car je vous lance sur des ennemis qu’avec mes gentilshommes, mes maréchaux, mes suisses, mes Corses, j’ai peur d’attaquer, moi ! Et, pour commencer par le plus redoutable, écoutez, écoutez, acheva le roi avec une fiévreuse exaltation, écoutez, voici l’ordre !

— J’écoute ! gronda Capestang d’un si formidable accent que le roi électrisé frappa violemment ses mains l’une contre l’autre. Donnez l’ordre, sire !

— L’ordre, chevalier... mon chevalier ! Oh ! mais le voici, votre titre : CHEVALIER DU ROI ! Je restaure pour vous, pour vous seul, ce titre que Charlemagne et les rois féodaux donnaient aux plus fidèles, aux plus vaillants ! Défenseur de la personne du roi, rempart de la majesté royale, je vous nomme chevalier du roi !

— L’ordre, sire, l’ordre ! L’ordre de bataille, mon roi !

— L’ordre, mon chevalier ! Voici le premier, le plus terrible de tous, Chevalier, le duc de Guise est mon ennemi, et je ne le compte, pas. Le prince de Condé est mon ennemi, et je le dédaigne. Rohan, Épernon, Montmorency, Bouillon, Cinq-Mars, Vendôme, cent autres puissants seigneurs sont mes ennemis, et je ne les compte pas. Dans mon Louvre même, près de moi, M. d’Ancre est peut-être mon ennemi, on me le dit du moins ; mais je méprise Concini. Je crois, oui, que ma mère elle-même est mon ennemie... et je ne la redoute pas ! Tout cela n’est rien. Chevalier, c’est au plus épais de la mêlée que je vous lance ; c’est tout de suite, du premier coup, sur l’homme qui a pu un moment faire trembler Henri IV, l’homme qui compte ! Car il est de sang royal ! Car il représente la race que ma race a détrônée ! Prenez garde ! Celui-là c’est un fils de roi qui veut être roi ! Il est la tête de cette armée de conspirateurs dont Guise et Condé, Vendôme et Cinq-Mars, Rohan et Montmorency ne sont que de simples lieutenants ! il y a autour de lui dix mille gentilshommes prêts à le porter sur le pavois. Lui à terre, tout s’écroule, et je règne ! Chevalier du roi, voici l’ordre, le premier ordre : cet homme, cherchez-le, trouvez-le, et, quand vous l’aurez trouvé, provoquez-le ! Et quand vous le tiendrez au bout de votre épée..."

Capestang livide les yeux agrandis par une sorte d’horreur, laissa échapper un râle que Louis XIII prit pour une interrogation.

"Eh bien ! acheva le roi d’une voix sourde, quand vous le tiendrez au bout de votre épée… tuez-le !

— Son nom ! râla Capestang, frappé de vertige – et ce nom, déjà, retentissait en lui depuis une minute.

— Charles, bâtard de Valois, comte d’Auvergne, duc d’Angoulême ! répondit Louis XIII.

— Le père de Giselle !" bégaya au fond de sa pensée Capestang, qui étouffa une imprécation de désespoir.

Il y eut comme un fracas dans l’âme du chevalier : le bruit effrayant de toute sa jeune fortune qui se disloquait et tombait en ruines.

Pendant une inappréciable seconde, Capestang essaya de lutter. Que lui demandait-on ? de provoquer et de tuer en combat loyal l’ennemi acharné du roi. Cet homme qu’il s’agissait de tuer l’avait insulté, avait voulu le tuer, lui, Capestang. Ce roi qui lui demandait de marcher au combat lui offrait cette fortune qu’il était venu chercher à Paris, mais plus radieuse mille fois que toutes des fortunes entrevues dans ses rêves les plus exorbitants.

"Rien de plus ! se hurla Capestang. Il n’y a que cela !"

Il y avait autre chose ! Il y avait que l’homme à tuer était le père de Giselle ! Il y avait que dans les couches profondes de sa pensée, l’espoir vivait et chantait ! Il y avait que, conscient ou non, il adorait Giselle d’un frénétique amour ! Il y avait que le meurtre d’Angoulême par Capestang, c’était l’abîme ouvert entre Capestang et Giselle ! Il y avait que fortune, gloire, honneurs, fabuleuse richesse, tout au monde, il eût tout donné pour se rapprocher d’elle !

C’est pourquoi, sans savoir ce qu’il faisait, d’un geste impulsif, d’un geste qu’il maudissait, Capestang, raide, livide, furieux, frissonnant de rage, Capestang secoua la tête, farouchement, d’un NON irrévocable.


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Louis XIII, avec stupeur, vit ce signe désespéré. Bien qu’il n’eût que quinze ans, bien que les enthousiasmes de l’adolescence grondassent encore au fond de lui-même comme un volcan qui bientôt va s’éteindre, déjà il portait dans l’esprit cet ulcère qui dévora sa vie : le soupçon !

"Vous refusez ? demanda-t-il d’une voix altérée. Prenez garde, chevalier, mon chevalier ! Voyez ce que je vous offre. Voyez ce que vous rejetez. Vous ne m’avez donc pas compris ? Vous ne savez donc pas ce que c’est d’être le premier après le roi, à la cour de France ? Je me défie de tous ici, même d’Ornano, vieux soldat loyal et brave, mais qui manque d’esprit... même de Luynes qui, lui, en a peut-être trop. Vous chevalier, vous m’êtes apparu comme l’intelligence et la force incarnées dans un dévouement. Vous m’inspirez la confiance sans bornes."

Le roi marcha à l’aventurier, posa doucement sa main sur son bras, et dit :

"Vous m’avez demandé l’ordre. Le voici. Délivrez-moi d’Angoulême. Vous secouez la tête, encore ? Prenez garde ! Les signes sont vains. Il faut ici des paroles. Parlez. Acceptez-vous ? Refusez-vous ?"

L’aventurier, d’une voix pareille à une malédiction, répondit :

"Je refuse..."

Le roi, comme tout à l’heure, frappa ses mains l’une contre l’autre, mais cette fois dans un mouvement de colère.

"Sire, dit Capestang, demandez-moi de marcher contre M. de Guise, ou M. de Condé, ou tel autre gentilhomme, ou contre tous ensemble. Tenez, sire ! Contre tous, oui, contre tous ! (Il se redressa, la lèvre frémissante, l’œil étincelant.) J’attaque. Tout de suite. Comment ferai-je ? J’ignore ! Je ne sais. Mais j’attaque, sire ! Je fonce tête baissée ! L’un après l’autre ou tous ensemble !

— Un seul ! gronda le roi. Délivrez-moi d’Angoulême !

— Sire ! Sire ! cria l’aventurier d’une voix déchirante, celui-là, je ne peux pas ! Malheur, malheur sur moi ! Celui-là m’est inviolable ! Mais les autres, sire ! Aussi forts, aussi puissants, aussi redoutables, je vous jure ! Un mot de Votre Majesté, je fonce !

— Un seul ! répéta le roi d’un sombre accent de menace. Donnez-moi Angoulême !

— On en parlera ! rugit Capestang, qui n’avait peut-être pas entendu, qui s’enfiévrait, s’exaltait, s’emportait à l’évocation de la furieuse lutte. Ma rapière ! Mon bon cheval ! À nous trois, moi, mon destrier, mon épée, oui, à nous trois, nous les provoquons, nous..."

L’aventurier compléta son rêve délirant par un geste de délire. Tout droit, le bras tendu, le poing crispé, le visage convulsé, flamboyant, il fut une seconde l’épique statue de la Provocation, l’héroïque figure de la Bataille. A ce moment, le roi, lui aussi, allongea le bras ; du bout du doigt il toucha la statue à la poitrine, et, avec un sourire terrible de dédain, il prononça :

"Capitan !"

L’aventurier chancela. Le mot l’atteignait comme un coup de masse à la tempe. Il eut la foudroyante intuition que tout son courage indomptable, son audace furieuse, et sa glorieuse certitude de vaincre ou de mourir n’aboutissaient qu’à une attitude de matamore, à un geste de fier-à-bras, puisqu’il refusait de marcher contre le seul homme qu’on lui donnât à combattre ! Donner des explications ? Avouer son amour ? La fierté se révolta. Il se redressa davantage. Son regard terrible d’insolence pesa pour ainsi dire sur le roi des pieds à la tête. Il gronda :

"Vous m’appelez Capitan parce que vous me devez deux fois la vie. Comment m’appellerez-vous quand vous me la devrez une troisième ?"

Et, sans attendre de réponse, il sortit de la chambre royale, traversa d’un pas nerveux les antichambres remplies de gardes et de gentilshommes qui attendaient avec une anxieuse curiosité la fin de cette étrange audience accordée en pleine nuit à un inconnu, franchit sans être inquiété le guichet du Louvre et, tout furieux, tout joyeux, se maudissant, s’applaudissant, désespéré d’avoir manqué la fortune, radieux de se dire qu’au moins il n’y avait pas de sang entre lui et Giselle, il se dirigea à grandes enjambées vers l’auberge du Grand-Henri.