Le Captain Cap/II/1

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Juven (p. 45-50).

CHAPITRE I

Les aventures du Captain Cap dans la région du Haut-Niger. Apparente solidarité du boa et de la girafe au cours d’une laryngite chez ce quadrupède à qui la nature se plut à monter le cou.


Je n’avais pas eu l’heur de rencontrer mon vaillant ami le Captain Cap depuis les élections législatives qui désolèrent la France lors du mois d’août 1893.

S’en souvient-on ? 176 citoyens du IXe arrondissement (quartier Saint-Georges) affirmèrent sur le nom du Captain Cap leurs convictions résolument anti-européennes.

— Allô, Cap ! fis-je, ravi.

— Allô ! répondit Cap.

Et il m’étreignit les mains avec une énergie peu commune. Il m’appela son old fellow, me présenta au bonhomme qui l’accompagnait, un gentleman bien mis, entre deux ou trois âges, qu’il décorait du titre de commodore, et m’emmena prendre un drink dans une bodega espagnole tenue par des Belges qui vendent des boissons américaines. (Internationalisme, voilà bien de tes coups !)

Cap commanda trois John Collins[1] de derrière les fagots.

Et se délièrent nos langues.

Je reprochai à l’intrépide Captain le long temps qu’on ne l’avait point vu.

Froidement :

— J’ai été très occupé, dit-il, depuis deux mois. Pour commencer, le gouvernement du Val d’Andorre m’a chargé d’organiser sa nouvelle flottille de torpilleurs…

Un signe de mon doigt indiqua à l’homme du bar de renouveler les consommations.

— Ensuite, poursuivit Cap, je suis allé en Afrique où j’ai de gros intérêts.

— Ah bah !

— Oui, je fus désigné par le conseil d’administration pour organiser le service.

— Quel service, Captain ?

— Le service de la Société générale de Publicité dans les W.-C. du Soudan… Ah ! cette Afrique !

Darkest Africa, comme dit Stanley.

— Stanley n’a jamais f… les pieds en Afrique.

— Je m’en doutais.

— Le peu qu’il connaît de ce pays, il l’a appris dans le supplément de la Lanterne. (?)

Le commodore profita d’une vague accalmie pour faire venir une bouteille de champagne (un petit extra-dry, au sujet duquel je ne vous dis que ça).

Cap poursuivit :

— Vous avez raconté il y a deux ou trois jours dans le Journal, mon cher Alphonse, l’histoire d’un jeune requin qui pleure en reconnaissant, dans un porte-monnaie, la peau de sa mère… Moi, j’ai vu mieux que ça l’autre jour, en Afrique.

— Allons donc !

— Parfaitement ! Et si vous croyez que votre squale détient le record du pathétisme vous vous enfoncez le doigt dans l’œil jusqu’au deltoïde.

— Diable !

— Vous savez que dans la région du Haut-Niger, c’est en ce moment, la saison des pluies.

— Ce détail m’échappait.

— La saison des pluies, dans ces parages, correspond assez exactement à de fâcheuses périodes d’humidité.

— Je l’aurais gagé.

— Et qui est-ce qui est bien embêté, par les périodes d’humidité ?

— Ah ! voilà !

— Ce sont les girafes… Vous croyez savoir ce que c’est qu’une girafe, vous ne vous en doutez même pas.

— Ah ! permettez !

— Permettez, vous-même ! Les girafes sont des bêtes auxquelles la nature, cette grande fumiste, a monté le cou à la hauteur du ridicule. D’où, énorme tendance, pour ces animaux, aux maladies de la gorge et des cordes vocales. Si nos théâtres d’opéra, d’opéra-comique et même d’opérette se recrutaient uniquement chez les girafes, nous n’en serions plus à compter les jours de relâche.

— Très juste.

— Eh bien, non ! Nous en serions à les compter, car les girafes qui ne pratiquent le laryngoscope qu’à de rares intervalles, pour qui le chlorate de potasse est mythe et la cocaïne chimère, les girafes, dis-je, quand elles se sentent atteintes, se guérissent vite et à peu de frais.

Cap s’apercevant à cet instant que la bouteille d’extra-dry était vide, eut un rictus de douloureuse stupeur auquel l’homme du bar ne se méprit point : il en rapporta une autre.

— Voici comment elle procède, la girafe : elle se couche en exhalant une sorte de plainte mélodieuse qui a la propriété d’attirer le boa constrictor. Ce reptile arrive à pas de loup, si j’ose m’exprimer ainsi, et doucement, sans rien brusquer, s’enroule autour du cou de la jeune malade, du ras des épaules jusqu’au-dessus de la tête. Nos élégantes Parisiennes portent des boas en plume ou en fourrure. Les girafes portent des boas en boa, ce qui est bien plus près de la nature. Quarante-huit heures de ce traitement et la girafe est plus vaillante que jamais ! Hein ! qu’est-ce que vous dites de ça ?

Le commodore se chargea de la réponse :

— J’ai à dire de cela qu’il ne faut pas voir dans l’acte du boa la moindre humanité — la moindre girafité, plutôt. — Reptile curieux et potinier, le boa constrictor est très embêté de ne détenir qu’un horizon visuel restreint. S’il s’enroule autour du cou de la girafe, c’est tout simplement afin de voir plus loin et de plus haut. Voilà tout ! Et la girafe serait bien bête d’éprouver la moindre reconnaissance à l’égard de ce maudit. Garçon, trois corpse revivers[2], et soignés, s. v. p.


  1. Excellente boisson pour matins alanguis, le John Collins se prépare de la façon suivante : remplissez un grand verre de glace pilée, 2 cuillerées de sucre en poudre, pressez un citron, versez un verre à liqueur de gin, complétez avec eau de seltz ou soda, renversez et dégustez avec des chalumeaux.
  2. Cette consommation, d’une si originale fantaisie, est assez difficile à préparer, les produits qui la composent étant eux-même de densités fantaisistes. Il s’agit de verser à l’aide d’une petite cuiller, avec infiniment de précaution pour ne pas les mélanger, les 12 liqueurs suivantes : grenadine, framboise, anisette, fraise, menthe blanche, chartreuse verte, sherry-brandy, prunelle, kummel, guignolet, kirsch et cognac. On avale d’un seul coup.