Le Captain Cap/II/12

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Juven (p. 99-104).

CHAPITRE XII

Récit incroyable mais vrai de dressages d’animaux, obtenus sans effort par de patients bipèdes.


Dimanche dernier, aux courses d’Auteuil, je fis la rencontre du Captain Cap et je ressentis de cette circonstance, une joie d’autant plus vive que je croyais, pour le moment, notre sympathique navigateur en rade de Bilbao.

La journée de dimanche dernier n’est pas tellement effondrée dans les abîmes de l’Histoire qu’on ne puisse se rappeler l’abominable temps qui sévissait alors[1].

— Mouillé pour mouillé, conclut Cap après les salutations d’usage, j’aimerais mieux me mouiller au sein de l’Australian Wine Store de l’avenue d’Eylau. Est-ce point votre avis ?

— J’abonde dans votre sens, Captain.

— Alors, filons !

Et nous filâmes.

— Qu’est-ce qu’il faut servir à ces messieurs ? demanda la gracieuse petite patronne.

— Ah ! voilà, fit Cap. Que pourrait-on bien boire ?

— Pour moi, fis-je, il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville, en sorte que je vais m’envoyer un bon petit Angler’s cocktail[2].

— C’est une idée ! Moi aussi, je vais m’envoyer un bon petit Angler’s cocktail. Préparez-nous, madame, deux bons petits Angler’s cocktails, je vous prie.

À ce moment, pénétra dans le bar un homme que Cap connaissait et qu’il me présenta.

Son nom, je ne l’entendis pas bien ; mais sa fonction, vivrais-je aussi longtemps que toute une potée de patriarches, je ne l’oublierai jamais.

L’ami de Cap s’intitulait modestement : chef de musique à bord du Goubet ![3]

Cet étrange fonctionnaire se mit à nous conter des histoires plus étranges encore.

Il avait passé tout l’été, affirmait-il, à dresser des moules.

— La moule ne mérite aucunement son vieux renom de stupidité. Seulement, voilà, il faut la prendre par la douceur, car c’est un mollusque essentiellement timide. Avec de la mansuétude et de la musique, on en fait ce qu’on veut.

— Allons donc !

— Parole d’honneur ! Moi qui vous parle (et le Captain Cap vous dira si je suis un blagueur), je suis arrivé, jouant des airs espagnols sur la guitare, à me faire accompagner par des moules jouant des castagnettes.

— Voilà ce que j’appelle un joli résultat !

— Entendons-nous !… Je ne dis pas positivement que les moules jouaient des castagnettes ; mais par un petit choc répété de leurs valves, elles imitaient les castagnettes, et très en mesure, je vous prie de le croire. Rien n’était plus drôle, messieurs, que de voir tout un rocher de moules aussi parfaitement rythmiques !

— Je vous concède que cela ne devait pas constituer un spectacle banal.

Pendant tout le récit du chef de musique du Goubet, Cap n’avait rien proféré, mais son petit air inquiet ne présageait rien de bon.

Il éclata :

— En voilà-t-y pas une affaire, de dresser des moules ! C’est un jeu d’enfant !… Moi j’ai vu dix fois plus fort que ça !

Le chef de musique du Goubet ne put réprimer un léger sursaut :

— Dix fois plus fort que ça ? Dix fois ?

— Mille fois ! J’ai vu en Californie un bonhomme qui avait dressé des oiseaux à se poser sur des fils télégraphiques selon la note qu’ils représentaient.

— Quelques explications complémentaires nous semblent indiquées.

— Voici : mon bonhomme choisissait une ligne télégraphique composée de cinq fils, lesquels fils représentaient les portées d’une partition. Chacun de ses oiseaux était dressé de façon à représenter un ut, un , un mi, etc. Pour ce qui est des temps, les oiseaux blancs représentaient les blanches, les oiseaux noirs les noires, les petits oiseaux les croches, et les encore plus petits oiseaux les doubles croches. Mon homme n’allait pas plus loin.

— C’était déjà pas mal !

— Il procédait ainsi : accompagné d’immenses paniers recelant ses volatiles, il arrivait à l’endroit du spectacle. Après avoir ouvert un petit panier spécial, il indiquait le ton dans lequel s’exécuterait le morceau. Une couleuvre sortait du petit panier spécial, s’enroulait autour du poteau télégraphique et grimpait jusqu’aux fils entre lesquels elle s’enroulait de façon à figurer une clef de fa ou une clef de sol. Puis l’homme commençait à jouer son morceau sur un trombone à coulisse en osier.

— Pardon, Cap, de vous interrompre. Un trombone à coulisse… en quoi ?

— En osier. Vous n’ignorez pas que les paysans californiens sont très experts en l’art de fabriquer des trombones à coulisse avec des brins d’osier ?

— Je n’ai fait que traverser la Californie sans avoir le loisir de m’attarder au moindre détail ethnographique.

— Alors, à chaque note émise par l’instrument, un oiseau s’envolait et venait se placer à la place convenable. Quand tout ce petit monde était placé, le concert commençait, les volatiles émettant leur note chacun à son tour.

La petite patronne[4] de l’Australian Wine Store semblait au comble de la joie d’entendre une si mirifique imagination, et comme nous manifestions une vague méfiance, elle se chargea de venir au secours de Cap avec ces mots qu’elle prononça gravement :

— Tout ce que vient de dire le Captain est rigoureusement exact. Moi, je les ai vus, ces oiseaux mélomanes. C’était, n’est-ce pas, Cap ? sur la ligne télégraphique qui va de Tahdblag-town à Loofock-Place.


  1. Ce qui était vrai alors se trouve inexact aujourd’hui, et bien peu de personnes ont dû garder le souvenir du déplorable état climatérique de cette journée. Après la pluie le beau temps.
  2. Êtes-vous comme moi ? J’adore l’angler’s cocktail. Goûtez-en, vous verrez : glace pilée, quelques gouttes d’angustura, une cuillerée à café d’orange-bitter, une autre de sirop de framboise ; complétez avec du gin, agitez, passez, délectez-vous.
  3. À cette époque le Goubet passait pour constituer l’avenir de la marine submersible française. Aujourd’hui, grâce à M. Lockroy, cet ingénieux sous-marin est la propriété de l’Angleterre.
  4. Dire que j’ai été follement amoureux de cette petite bonne femme-là ! Très brune, un peu forte, d’une fraîcheur ! duvetée comme une douzaine de pêches, je la vois encore ! Comme c’est loin tout ça !