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Le Caractère et l’œuvre politique d’Edouard VII

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Le Caractère et l’œuvre politique d’Edouard VII
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 555-574).
LE CARACTÈRE ET L’ŒUVRE POLITIQUE
D’ÉDOUARD VII

Si l’on avait dit, il y a vingt-cinq ans, aux spectateurs de la politique européenne que l’Angleterre, vers le début du XXe siècle, posséderait un grand roi, ils se seraient crus autorisés à dédaigner cette prédiction. « Un grand règne, soit ! » auraient-ils répondu, « mais non un grand roi. Le dernier souverain anglais auquel on puisse appliquer l’épithète, Guillaume III, est mort il y a plus de deux siècles et j’oserai dire qu’il est mort à la peine, mort en léguant à son pays une guerre dont la nation ne se souciait pas, mort d’un incroyable effort pour faire prévaloir sa volonté sans contraindre celle de ses sujets. Le pouvoir personnel n’existe plus chez nos voisins : Pitt lui a porté le coup suprême en 1788, au moment de la folie de George III. Les mœurs politiques de l’Angleterre contemporaine imposent à un souverain anglais de nombreux devoirs, lui accordent, par compensation, de brillans privilèges, mais lui refusent absolument les moyens d’être « un grand roi. » Un seul trait suffit : l’homme qui vient, chaque année, en public et du haut d’un trône, débitez comme sienne une page écrite par ses ministres, et qui peut donner un décisif et outrageux démenti à celle de l’année précédente, cet homme-là peut-il espérer de passer dans l’histoire comme un grand roi ? Et le doute, sinon l’incrédulité, eût été encore plus marqué, s’il avait fallu identifier la promesse de cette grandeur royale avec la personnalité, très sympathique et très séduisante, mais un peu frivole et nonchalante, pensait-on, de cet aimable prince de Galles, l’hôte privilégié de nos grands clubs et de nos petits théâtres, l’ami de nos mondains et de nos artistes, que nous félicitions d’être « très Parisien, » sans nous inquiéter de savoir s’il n’était pas, par cela même, un peu moins Anglais.

Pourtant, que la prédiction ait été formulée ou non, elle est réalisée. Nous nous trouvons en présence d’un fait patent, indéniable, que la mort soudaine d’Edouard VII a mis plus que jamais en lumière et qui s’accusera tous les jours davantage, lorsqu’on mesurera, au vide qu’il laisse, la place qu’il a occupée. Je ne fais que répéter ce que tout le monde a dit lorsque j’écris qu’il a été vraiment un grand roi, et je ne crois pas que ce soit là l’exagération de la première heure, l’hyperbole inévitable des oraisons funèbres. Reste à faire comprendre comment il a pu, sans sortir des étroites limites où la Constitution l’enfermait, sans s’arroger un seul des pouvoirs dont ses prédécesseurs s’étaient dessaisis, jouer un rôle si considérable, exercer une influence si bienfaisante, créer ou restaurer une tradition, un système de politique européenne, refaire de ses mains ce vieil équilibre européen auquel l’histoire nous commandait de croire, mais que, pendant trente ans, nous avons vu dans la poussière. La « grandeur » d’Edouard VII semblait une impossibilité et demeure un paradoxe. Essayons de la comprendre et de l’expliquer.


I

« Est-ce un garçon ou une fille ? » demanda anxieusement le duc de Wellington à Mrs Lilly au moment où elle sortait de la chambre royale, le 9 novembre 1841, tenant le nouveau-né dans ses bras.

« — C’est un prince, Votre Grâce ! » répondit avec dignité la gouvernante, corrigeant ainsi l’irrévérence familière du vieux héros, vivante incarnation du culte monarchique, auquel l’émotion avait fait, pour une seconde, oublier l’étiquette. Certaines anecdotes sont des documens ; elles éclairent l’histoire et je crois que celle-ci est du nombre. Elle nous montre la vieille Angleterre, traditionnelle et formaliste, debout près du berceau de l’enfant royal qui était destiné à comprendre un autre idéal et à guider des générations nouvelles vers un nouvel état social. Si l’on pouvait analyser les sentimens qui composaient l’atmosphère morale de la nursery, où le baby-prince allait recevoir ses premières impressions, — celles qui, dit-on, ne s’effacent jamais, — on y découvrirait des élémens insoupçonnés de l’excellente Lilly. La jeune mère s’était laissé façonner aux idées de simple félicité domestique, apportées d’Allemagne par un mari qu’elle adorait. Réaliser sous l’apparat royal la douce vie intime d’un ménage heureux, partager son temps entre la représentation officielle et l’éducation des enfans, tel est le plan d’existence adopté par le couple royal, sous l’inspiration de Stockmar qui s’est constitué leur mentor. Ils s’échapperont souvent, le plus souvent qu’ils pourront, de Buckingham-palace, si froid et si banal, ou de ce beau Windsor, plein des souvenirs d’un autre âge ; ils se créeront, à Osborne et à Balmoral, des résidences à leur goût et, si je puis dire, à leur image, simples, mais très modernes, confortables et rustiques, de vraies « maisons de campagne, » où les enfans seront sans cesse auprès de leurs parens, où ils joueront en bon air et en pleine liberté, où la princesse royale sera Vicky, et le petit prince de Galles, tout uniment, Bertie.

D’après tout cela, on imagine quelle fut l’éducation de l’ambiance, la plus importante, peut-être ! — pour Albert-Edward, prince de Galles, duc de Cornwall et de Rothsay, qui ajouta plus tard à tous ces titres, héréditaires ou quasi héréditaires, celui de comte de Dublin. A huit ans, il passait des mains des femmes dans celles des hommes ; il entrait sous un régime nouveau dont les lignes principales avaient été arrêtées, après de longues et consciencieuses réflexions, par le prince Albert, assisté et très influencé par l’inévitable Stockmar. Je ne donnerai pas les noms des précepteurs qui se succédèrent auprès de lui et furent censés présider aux différentes périodes de son éducation. Le prince Albert fut le véritable précepteur de son fils. Il voulait lui inspirer et réussit, en effet, à lui inspirer deux sentimens qui étaient des traits distinctifs de son propre caractère : la sympathie envers les humbles et les déshérités et cette universelle curiosité qui le portait à s’intéresser à toutes les manifestations de l’intelligence de son temps, dans la science, dans la littérature, dans l’industrie et dans l’art. Cette universalité devait, suivant lui, répandre sur toutes les classes et sur tous les objets la sympathie du futur monarque, en sorte qu’il ne se laissât point accaparer, monopoliser par telle ou telle branche de l’activité humaine, qu’il ne devînt jamais la proie d’une idée ou le prisonnier d’une coterie. Fut-ce l’effet d’une hérédité naturelle ? Fut-ce le triomphe de la méthode éducatrice ? Ce qui est certain, c’est que le prince de Galles garda, jusqu’au bout, comme ce père qu’il aima si tendrement, mais auquel, à tous autres égards, il ressemblait si peu, l’esprit ouvert à toutes les pensées de progrès qui passionnaient, autour de lui, les hommes et qu’il resta l’ami généreux et infatigable de ceux qui souffrent ; sur ce dernier point, je citerai tout à l’heure un témoignage peu suspect que lui rendait, il y a quelques jours à peine, un des esprits les plus hardis et les plus ardens qui marchent à l’avant-garde du parti populaire.

Le prince et la Reine n’avaient pas jugé à propos d’imiter le roi Louis-Philippe, qui envoyait ses fils au collège pour y partager les études des enfans de nos classes moyennes. Le prince n’alla pas à Eton, mais il retrouva à Oxford et à Cambridge ceux qu’il aurait eus pour condisciples dans la grande maison qui dispense l’éducation secondaire aux fils de l’aristocratie. Il passa un trimestre à Christ Church dans l’Université classique, une année à Trinity Collège, dans l’Université qui était et qui est encore le foyer des hautes études scientifiques. Comme préliminaire à ces travaux, il avait suivi, pendant quelque temps, à Edimbourg, l’enseignement de Lyon Playfair qui, mêlant la théorie à la pratique, conduisait le prince, de la salle de cours et du laboratoire où les principes lui avaient été enseignés, à l’usine où on tes appliquait sous ses yeux. Croire ceux qui savent, s’en rapporter aux compétences, voilà encore un don de prince, car il leur est rarement permis d’approfondir les choses, et l’universalité d’intérêt dont je parlais, il y a un moment, les oblige à accepter des affirmations sans preuves. Le grand point est donc, pour eux, de s’adresser, suivant les cas, à l’honnête homme ou à l’homme supérieur de qui découlera l’information utile ou nécessaire. Une erreur dans ce choix peut être fatale ; elle peut avoir un long retentissement. A cet égard, on mit le prince dans la bonne voie ; son instinct sûr, son rare bon sens, éclairé par une expérience, sans cesse accrue, du mérite et du démérite des hommes, l’y maintinrent toute sa vie. S’il ne fut pas toujours bien inspiré dans le choix de ses relations personnelles et demeura trop fidèle à des amitiés qui n’étaient pas toujours dignes de lui, il ne se trompa jamais lorsqu’il s’agit de découvrir un informateur, un confident, un instrument politique.

Entre le trimestre d’Oxford et l’année de Cambridge, le prince accomplit le premier de ces voyages qui devaient achever son éducation d’héritier présomptif, et dont les circonstances firent, pour lui, un devoir professionnel et une forme de travail. Il se montra aux Canadiens chez qui son passage échauffa un loyalisme encore tiède. De là, traversant un petit village de pêcheurs qui répondait au nom, alors obscur, de Chicago, il pénétra sur le territoire des Etats-Unis et alla loger à la Maison-Blanche, sur l’invitation pressante du président Buchanan. Ainsi se consommait un nouveau pacte amical entre les deux moitiés disjointes de la race anglo-saxonne. Quand le prince de Galles visitait la tombe de Washington ou les mémorables champs de bataille de l’indépendance, si on lui avait demandé ce qui lui avait paru le plus intéressant et le plus curieux, il eût pu répondre, comme le doge de Venise, amené dans le Versailles du Grand Roi : « C’est de m’y voir ! » Mais le prince n’était pas de ceux qui s’étonnent. Il possédait déjà une bonne dose de scepticisme qu’assurément il ne tenait ni de l’un ni de l’autre de ses parens et qu’il allait fortifier dans un contact assidu avec notre société du monde impérial. En bon Anglais, il unissait, sans aucun effort, l’esprit traditionnel avec la faculté de s’adapter aux besoins nouveaux ; observateur scrupuleux des vieilles formes auxquelles il attribuait probablement, comme nous, un sens et une vertu symboliques, il n’était pas, il ne fut jamais l’homme des attendrissemens rétrospectifs et des pleurnicheries historiques. L’impression qu’il rapporta de son voyage d’Amérique aurait pu se résumer ainsi : « L’heure du retour possible de la colonie à la Métropole est passée ; l’heure de l’intimité entre les deux grandes nations de la même race est venue. »

A dix-huit ans, le prince reçut une belle lettre de la Reine, sa mère, qui lui annonçait son émancipation. Bachelier es arts de Cambridge, avocat, colonel d’un régiment, il était, désormais, le maître absolu de ses actions. Cette indépendance illimitée eût, peut-être, présenté certains périls pour une nature exubérante dont l’ardente vitalité se jetait dans tous les sports[1] et aspirait à tous les plaisirs. On y obvia en formant sa maison avec un soin tout particulier et en désignant, pour l’accompagner dans ses voyages, des hommes dont la présence seule était une garantie, sinon une contrainte.

L’année 1861 fut une des plus importantes, une des plus décisives de cette vie si pleine. Dans une vieille cathédrale allemande, le hasard (un hasard très avisé et, j’imagine, fort bien dirigé) lui fit rencontrer une belle jeune fille, venue, comme lui, en touriste et que ce décor gothique encadrait admirablement. C’était l’aînée des filles de Christian VII, roi de Danemark. Le prince en devint amoureux, c’est une lettre de son père qui l’affirme. Et qui s’en étonnerait ? Un demi-siècle a passé depuis cette entrevue et, par un privilège inouï, les derniers regards d’Edouard VII, en s’arrêtant sur ce visage anxieux qui se penchait vers lui, pouvaient y reconnaître les traits, à peine altérés, de la royale voyageuse, rencontrée à Worms et qui avait servi fidèlement son œuvre de prince et de roi en l’aidant de son charme, de sa grâce, de sa bonté et de tous ces dons multiples auxquels elle a dû d’être, à la fois, l’idole des pauvres et le type des mondaines élégances à travers le monde entier.

L’année 1861 vit les fiançailles des deux jeunes gens, mais non leur mariage, célébré seulement en 1862. Mais, avant de finir, elle tenait en réserve, pour le prince de Galles, une émotion d’un tout autre genre. En décembre, il perdit son père et fut si profondément affecté de cette mort qu’on jugea la distraction d’un grand voyage nécessaire pour secouer la tristesse et la torpeur où il restait plongé. Cette fois, ce ne fut pas vers les pays neufs, mais vers la terre des souvenirs, vers les débris d’une des plus anciennes civilisations que l’on orienta sa curiosité. Il visita l’Egypte et, de là, passa en Palestine, où il eut pour compagnon et pour guide le doyen Stanley. Stanley, un des esprits les plus larges et les plus tolérans qu’ait produits l’Anglicanisme, était l’ami personnel de la famille royale et lui servait de lien avec le monde intellectuel. C’est chez lui, à l’abbaye de Westminster, si je ne me trompe, que la Reine rencontra Thomas Carlyle et crut avoir apprivoisé le rustre philosophe. Stanley, homme de science et homme de goût, homme d’église et homme du monde, était très propre à introduire le royal pèlerin au milieu de toutes les émotions qu’évêque le berceau de la pensée judéo-chrétienne. Je ne me figure pas très bien le prince de Galles, tel que je l’ai connu, méditant sur les ruines du Temple, rêvant au jardin des Olives ou à Gethsemani. Jusqu’à présent, nous ne possédons aucun témoignage écrit de ses impressions, car s’il parlait volontiers et facilement, il se répandait plus rarement sur le papier, n’étant pas de complexion écrivassière comme quelques-uns des membres de sa famille. Pourtant, il eut des impressions, et qui persistèrent, car il tint à recommencer ce pèlerinage en compagnie de sa jeune femme et en jouit une seconde fois avec elle.

Six enfans, dont quatre survivent, ont été les fruits de son union avec la fille de Christian VII. On le vit souvent à Paris pendant les dernières années de l’Empire, non pas en voyageur et en passant, mais — pourquoi ne pas le dire, ainsi qu’il l’a dit lui-même et dans les termes qui ont si vivement touché la France en 1903 ? — comme s’il avait été « chez lui. » Le Paris d’alors était une table, toujours mise, qui offrait à tous les appétits mille sensualités exquises. Est-ce là ce qui attirait exclusivement le prince ? Je ne le crois pas. Il aimait notre littérature, notre art, le ton et l’allure de notre haute société, si différente de celle qui entourait le trône de Victoria, la causerie libre, brillante et familière de nos fumoirs. Dans cette conversation, il jetait sa note, caustique et gaie, et quand viendra le moment où l’on pourra être indiscret sans indiscrétion et tempérer le deuil d’aujourd’hui par des réminiscences plaisantes, on nous redira quelques-uns de ces mots par lesquels le prince achetait sa grande naturalisation, payait son droit de cité.

S’il faisait des mots, il ne faisait pas de phrases et n’était jamais dupe de celles qu’on lui adressait. Sa charmante bonhomie cachait un pénétrant ironiste. Il était prompt à rassurer un timide qui perdait contenance en l’approchant, mais celui qui avait « posé » devant lui était jugé. En revanche, sa présence, il le savait, il le sentait, était une inspiration. Les artistes aimaient à jouer pour lui, et Coquelin, un jour, me l’expliqua : « Quand le prince de Galles est là, tout le monde a du talent ! » Je répète ce mot, parce que je crois que le grand artiste eût été heureux d’avoir fourni un trait à cet hommage funèbre.

La mort du prince Albert avait apporté au prince une foule de devoirs nouveaux, et ces devoirs n’étaient pas toujours faciles ni agréables à remplir. La Reine s’enfermait dans son deuil et le bonnet de crêpe des veuves semblait avoir, pour jamais, remplacé sur sa tête la couronne d’Angleterre. Cependant la vie nationale ne pouvait s’arrêter parce qu’un noble et généreux prince avait cessé d’y jouer son rôle actif et bienfaisant. La Reine fit deux parts des attributions de la souveraineté. Elle se réserva l’action politique, les relations avec les ministres, toute cette partie du pouvoir royal qu’elle prisait au-dessus de tout ; les fonctions sociales de la royauté, elle les délégua à son fils et à sa bru. A eux de tenir les levers, de présider aux bals, aux galas, aux réceptions officielles ; à eux de se transporter d’un bout à l’autre du Royaume-Uni, toutes les fois qu’il y avait un cuirassé à lancer, un pont à ouvrir, un monument à inaugurer, une première pierre à poser, un geste à faire ou une parole à prononcer au nom de la royauté.

J’ai vu des natures délicates lasses jusqu’à la mort de ce dur métier si ingrat, mais si nécessaire, qui comporte, à certains momens, un oubli de soi-même, une abdication de la personnalité à laquelle on ne trouverait d’analogue que le dévouement sans réserve du Jésuite à son ordre et son effrayante formule : Perinde ac cadaver. L’esprit anglais présente, pour l’accomplissement d’un tel rôle, des ressources que les autres races ne possèdent pas au même degré : son optimisme invincible, son goût de la vie et cette étonnante élasticité qu’ils nomment buoyancy et dont nos langues continentales ignorent, et pour cause, l’équivalent. Le prince en était richement pourvu et c’est ce fond qui lui permit de rester, pendant quarante ans, à la hauteur de ses fonctions d’héritier présomptif, de soutenir, sans défaillance, la fatigue, l’ennui, l’écœurement de cette figuration royale. Sans rappeler ici cette universelle sympathie qui était, chez lui, un don de nature et qu’avait développée une éducation heureusement dirigée, il trouvait une compensation dans son goût pour tous les sports où se déploie l’activité physique du peuple anglais, pour l’art sous toutes les formes et, en particulier, pour le théâtre. Si, de nos jours, la scène anglaise tend à sortir de l’infériorité où nous l’avons vue si longtemps, elle doit ce progrès, dans une certaine mesure, aux encouragemens qu’ont reçus du prince les auteurs et les artistes. J’ajouterai, sans crainte d’être démenti par personne, que le concours intelligent et gracieux de la princesse diminuait les difficultés de sa tâche ardue. Mais il était aidé, surtout, par la conscience de son propre succès et par la popularité croissante qui récompensait ses efforts.

Quelle meilleure preuve donner de cette popularité que l’explosion de tendre sympathie qui salua sa convalescence après la maladie qui mit sa vie en danger durant les dernières semaines de 1871 ? J’étais alors en Angleterre et je me rappelle avec quelle anxiété profonde étaient attendus les bulletins qui tenaient le public, jour par jour, heure par heure, au courant des phases de la fièvre typhoïde, dont les émouvantes alternatives faisaient succéder l’un à l’autre les sentimens les plus opposés de l’espérance et de la crainte.

Je me rappelle surtout cette journée du Thanksgiving, la première et la seule journée monarchique à laquelle il m’ait été donné d’assister. J’avais une place dans une tribune à Saint-Paul pour la cérémonie et je viens d’exhumer d’un tiroir ce vieux billet qui, — détail caractéristique ! — porte le plan de la cathédrale avec l’indication du chemin à suivre et du siège à occuper. Je n’ai pas fait usage de ce morceau de carton parce que, à cette cérémonie, si savamment réglée, je préférai l’étonnant spectacle de la rue où la joie populaire se donnait un libre cours et prenait toutes sortes de formes improvisées. Ceux qui ont assisté, chez nous, à la fête du 14 juillet, pendant les premières années qui suivirent son institution, se feront une idée du spectacle que présentaient les rues de Londres pendant l’après-midi et la soirée de ce jour-là.

Les mêmes sentimens se manifestèrent, quoique d’une façon plus restreinte, lors d’un grave accident qui arriva au prince de Galles pendant un séjour chez M. F. de Rothschild en 1898, et, aussi, en 1900, lorsqu’une brute à demi fanatisée, à demi inconsciente, tira sur lui, presque à bout portant, dans une des gares de Bruxelles et le manqua.

Évidemment, le peuple anglais tenait son existence pour très précieuse. Est-ce parce qu’on le croyait réservé à de grandes choses ? En vérité, je ne le pense pas. Sauf pendant son voyage dans l’Inde en 1875, qui fut vraiment un événement historique et servit de préface au couronnement de sa mère comme impératrice des Indes, il n’avait été associé à aucun acte important, n’avait eu part à aucune des hautes fonctions que gardait encore la royauté. Bien éloigné de l’attitude remuante et frondeuse qui caractérisait les princes de Galles de jadis, il se renfermait dans une sorte d’indifférence, se laissait accuser de n’aimer que les chevaux, les cartes et le théâtre, d’être un indolent, lui qui allait être le roi travailleur par excellence et finir comme l’empereur Sévère dont le dernier mot fut : Laboremus. C’est ainsi que le prince Edouard put arriver au jour de son avènement sans que personne, en dehors de son cercle intime, eût soupçonné ses grandes facultés politiques.


II

S’aperçut-on, dès le premier jour, que la royauté avait changé de mains et qu’un esprit tout différent allait présider à la direction des affaires ? Non, car la première qualité d’Edouard VII était le tact, la prudence : or, le tact et la prudence conseillent, en politique, d’éviter les coups de théâtre. Aussi bien le nouveau roi ne s’apprêtait pas à renverser les pratiques royales établies sous le règne précédent, mais à les régulariser et à les systématiser. J’insiste sur ce point que Victoria prétendait exercer, et exerçait, en effet, une autorité réelle dans les choses du gouvernement. J’y insiste d’autant plus que je suis tombé, de son vivant, dans l’erreur que j’essaie de rectifier. La publication de sa correspondance m’a ouvert les yeux et un très curieux article où Lecky, le pénétrant observateur de l’évolution politique contemporaine, a noté tous les actes politiques de la vieille Reine pendant son règne de soixante-trois ans, a achevé de me convaincre et a défini, pour moi, d’une manière précise les revers de ce qu’on pourrait appeler la politique personnelle de Victoria. Son oncle Léopold, Stockmar, surtout le prince Albert, — et là est le secret de l’animosité sourde que ne cessaient de lui témoigner les grands chefs whigs, de 1840 à 1860, — lui persuadèrent que son premier devoir envers le pays était de défendre la prérogative royale contre les empiétemens du parlementarisme, — ce qu’elle fit et continua de faire, très courageusement et très consciencieusement, suivant ses lumières plus claires, parfois, que celles de ses ministres. Ceux de ses sujets que j’ai souvent entendus parler d’elle comme d’un symbole vivant, d’un fétiche, d’une mascotte, de la « figure sculptée à la proue du navire, » ne se rendaient pas compte du tort qu’ils faisaient à la souveraine en lui déniant, précisément, les attributions dont elle était le plus jalouse. Elle considérait son rôle comme double. D’une part, elle se regardait comme l’âme visible, la conscience du peuple anglais ; de l’autre, comme un agent, hors cadre et hors ligne, de la diplomatie britannique, une sorte d’ambassadeur extraordinaire auprès de toutes les cours. Pour accomplir la première de ces deux missions, elle comptait sur son propre instinct de droiture qui lui permettait, non de pénétrer dans la complexité des intérêts, mais d’embrasser d’un seul regard la moralité d’un acte politique. Et, pour s’acquitter de la seconde, elle mettait au service de son ministre des Affaires étrangères l’autorité patriarcale que lui conférait sa situation de mère et de grand’mère des familles régnantes de l’Europe.

En indiquant la situation politique de Victoria, j’ai défini, d’avance, celle d’Edouard VII. Mais ici apparaît immédiatement la différence de caractère, de voies et de méthode qui sépare les deux souverains. L’action de Victoria a été intermittente, limitée à certains milieux, à certains momens, à certains objets ; elle a concouru à des visées politiques qui n’étaient pas toujours d’accord entre elles. Elle ne s’est exercée qu’à l’intérieur de cette vaste famille que forment entre elles les maisons régnantes de l’Europe, et dans le tête-à-tête des conversations intimes. Le roi Edouard VII a eu une politique à lui, parfaitement nette et parfaitement suivie, un programme dont il a développé, devant nous, l’un après l’autre, tous les principes et toutes les conséquences, d’une façon si claire que le plus novice spectateur de la politique européenne peut la formuler sans difficulté : fin du « splendide isolement, » restauration de l’équilibre européen. Si quelque chose avait donné une couleur et une unité aux efforts politiques de la feue Reine, c’étaient ces vagues sympathies germaniques qui venaient du plus profond de sa nature et que quelques-uns de ses sujets encourageaient, tandis que d’autres, — plus nombreux, je crois, — les lui reprochaient. La politique du nouveau Roi, au contraire, allait avoir pour but de contre-balancer la puissance allemande, devenue une menace pour la suprématie maritime et commerciale de l’Angleterre. Ce serait prendre les grandes choses par le petit côté que de voir une sorte de taquinerie rétrospective dans l’empressement avec lequel, au début du règne d’Edouard VII, les sympathies françaises remplacèrent les sympathies allemandes. Cette réaction était préparée depuis longtemps par des actes et des paroles que tout le monde se rappelle. Les prétentions que l’Allemagne affichait à la domination des mers, la nécessité où elle était de se créer un empire colonial aux dépens des autres puissances (puisque ce petit monde, déjà plein, n’offrait à son activité qu’un champ peu enviable), le progrès de son industrie et de son commerce qui faisaient concurrence aux Anglais sur leurs propres marchés, tout faisait comprendre aux esprits clairvoyans qu’au XXe siècle, la rivalité s’établirait entre l’Empire allemand et l’Empire britannique. L’heure était venue de sortir de cet isolement dont la prétendue « splendeur » menaçait d’aboutir à une éclipse ; l’heure de chercher des alliances ou des amitiés et de réparer la faute commise en 1870, lorsque l’Angleterre de Gladstone avait laissé écraser son alliée de la veille sans dire un mot, sans faire un geste pour la secourir. Cette faute-là, je puis l’affirmer, Edouard VII n’avait jamais cessé de la regretter.

Au service de cette politique qui s’imposait à lui, mais qui, évidemment, flattait, par certains côtés, ses sympathies et ses antipathies, le Roi allait placer cette incomparable expérience de quarante années, durant lesquelles il s’était familiarisé avec tous les détails de l’échiquier européen, avait appris à connaître les mœurs de toutes les cours, les caractères des gouvernans, les dispositions de tous les peuples et le point sensible de chacun. On ne lui avait rien laissé faire, mais il avait tout vu et de très près. Il savait comme personne les secrets des chancelleries aussi bien que les courans magnétiques qui emportent les foules. Il connaissait les ressources, les ambitions, les faiblesses de toutes les nations, y compris la- sienne, l’étendue et la limite extrême de leur capacité pour la production pacifique comme pour l’action militaire. Son stock d’informations, sa sphère d’activité et d’influence étaient donc beaucoup plus vastes que ceux de Victoria et il disposait de moyens tout différens. Sa bonne humeur, son entrain, sa franchise créaient autour de lui une atmosphère de bon vouloir, et donnaient une impression de sincérité qui rendaient faciles les négociations avec ses ministres. Il faut se rappeler qu’au début de son règne, l’Angleterre ne comptait guère que des ennemis. Elle était respectée : il entreprit de la faire aimer. Et comment ? En se faisant aimer lui-même. Il ramena l’opinion en lui faisant croire, ce qui n’était pas tout à fait vrai, que la nation britannique, c’était lui, et qu’elle possédait toutes les qualités qui plaisaient dans sa personne. Cette défiance envers les étrangers, parfois tempérée par une hautaine indulgence, parfois voisine du mépris, qui creusait un fossé, sinon un abîme, entre ses compatriotes et les continentaux, il n’avait pas à la dissimuler, puisqu’il ne l’éprouvait pas lui-même. Jusqu’où il poussait l’art de plaire, la coquetterie royale dont il était passé maître, un seul tout petit fait en donne l’exemple et la mesure. Il a été rapporté par un habitant de Marienbad, où il passait, chaque année une partie de l’automne. « Quand le Roi vient chez nous, il nous fait la grâce de parler l’allemand avec l’accent autrichien. » Biarritz, le séjour de printemps, aurait, sans doute, à nous offrir un témoignage analogue, quoique dans une note différente.

En essayant de comparer la politique de Victoria et celle d’Edouard VII, je me suis laissé entraîner. Revenons aux premiers jours du règne. Avant tout, il fallait mettre fin à cette guerre qui avait attristé les deux dernières années de la Reine et indisposé l’Europe, sans promettre à l’Angleterre, après tant et de si douloureux sacrifices, aucun avantage quelle n’eût pu réaliser sans tirer un coup de fusil, si, de part et d’autre, les bonnes volontés s’étaient unies. La paix de Vereinigen, on peut s’en convaincre en lisant les procès-verbaux des négociations, ne fut pas une œuvre de diplomates, mais de soldats. Les noms de Botha et de Kitchener y demeurent attachés, mais ils se savaient encouragés et soutenus, de loin, par le Roi pour qui cette paix fut un don de joyeux avènement. Il fallait qu’ils eussent achevé leur œuvre pour qu’Edouard VII pût commencer la sienne. Il attendit encore un an avant de l’entamer.

Je n’écris pas ici une biographie. Je n’ai donc pas à raconter les péripéties du couronnement préparé et attendu, puis ajourné ; la maladie du Roi déclarée à l’avant-veille de la cérémonie, alors que les étrangers arrivaient en foule et que les rues de la grande ville étaient déjà en toilette et en fête ; l’espoir, puis la certitude de la guérison royale succédant, presque aussitôt, et comme un second coup de théâtre, à l’annonce du danger ; enfin la cérémonie célébrée deux mois plus tard, à la satisfaction de tous les Anglais, et variée par un ou deux de ces incidens touchans et pittoresques auxquels ils attachent beaucoup de prix : le Roi soutenant de ses propres mains le vieil archevêque dont les forces défaillent au moment de lui poser la couronne sur la tête, ou relevant, pour l’embrasser, son fils qui vient, le premier, lui rendre hommage.


III

Au printemps de 1903, le Roi, parfaitement assis sur son trône, quittait l’Angleterre pour un voyage qui devait rester une date dans l’histoire de l’Europe. Il fit voile d’abord vers Lisbonne où l’attendait un roi ami et où sa visite avait été préparée par un très habile homme et très fin diplomate, qu’on mettait, et non sans raison, au nombre de ses amis personnels. Mais quelle que fût la dextérité du marquis de Soveral, il ne dépendait pas de lui de faire disparaître certaines rumeurs nées pendant la guerre, et qui lui survivaient. Il s’agissait de l’acquisition, forcée ou semi-volontaire, de Delagoa Bay dont le voisinage avait singulièrement gêné l’action militaire des Anglais et prolongé ainsi la résistance du Transvaal. A Lisbonne, Edouard VII laissa tomber, sans hâte et sans affectation, mais avec cet accent de parfaite loyauté auquel tous croyaient et auquel personne n’a jamais regretté d’avoir cru, des paroles décisives, destinées à rassurer les Portugais sur la conservation des précieux restes de leur bel empire colonial.

Lorsque Edouard VII remonta sur son yacht, le Victoria and Albert, il avait rendu facile la tâche des diplomates chargés de régler les questions pendantes et rattaché le Portugal à cette alliance bi-séculaire de la Grande-Bretagne qui lui a coûté beaucoup et beaucoup rapporté, et dont il doit estimer la valeur à ses profils comme à ses sacrifices. De Lisbonne, le Roi se rendit à Gibraltar et de Gibraltar à Malte. C’était la première fois qu’un souverain anglais visitait cette possession si importante. Le loyalisme des habitans était des plus précaires. En quelques paroles, adroites mais franches, le Roi toucha aux griefs de la population et fit des promesses dont le sens avait été arrêté à Londres avant son départ : elles ont, depuis, été réalisées et ont contribué à l’apaisement des esprits. Le Roi visita Naples en touriste et fut l’hôte de lord Rosebery dans sa villa du Pausilippe. A Rome, il allait se trouver en présence de certaines difficultés, connues d’avance et déjà résolues en principe. Il s’agissait de se faire un ami du jeune roi d’Italie, de maintenir cette clause qui est le point vulnérable de la Triplice, puisqu’elle immobilise la flotte italienne en cas de guerre avec l’Angleterre dans la Méditerranée. Ce but atteint, le Roi tenait à s’entretenir une fois encore avec le merveilleux vieillard du Vatican, qu’il admirait et dont il se savait apprécié. Le Roi manœuvra avec une aisance vraiment exceptionnelle, et la Cour de Rome, cette vieille école des diplomates, rendit hommage à son tact subtil, que Léon XIII, en cette circonstance, assista et doubla du sien, pour rendre possible une rencontre, également désirée des deux parts. Le Pape et le Roi, chef nominal de l’Anglicanisme, eurent donc ensemble une longue entrevue qui resta un des souvenirs les plus intéressans d’Edouard VII et qui eut, sans doute, d’importantes conséquences, bien que le public ne les ait pas, d’abord, aperçues.

En quittant Rome, le roi d’Angleterre prit la route de Paris. Il y avait, déjà, une détente sensible dans les relations entre les deux gouvernemens depuis le commencement du nouveau règne. Les questions qui avaient divisé la France et le Royaume-Uni depuis quinze ou vingt ans, question d’Egypte, question des pêcheries de Terre-Neuve, délimitation des zones d’influence respectives en Afrique, étaient arrangées ou en voie d’arrangement. Mais ce rassérénement graduel de l’atmosphère diplomatique n’avait point gagné les couches profondes de la population. Sans remonter aux souvenirs de 1870, un nom, présent à toutes les mémoires, Fachoda, rappelait une heure où l’amour-propre national avait été cruellement froissé. Remplacer cet état d’âme par un état d’âme opposé, l’amertume et la défiance que nous avait laissées l’affaire de Fachoda par une disposition favorable à un rapprochement effectif : telle est la tâche dont Edouard VII s’était chargé, tâche bien autrement ardue que la rédaction d’un protocole, et il faut reconnaître que, dans la distribution des rôles avec ses ambassadeurs et ses ministres, il s’était donné le plus difficile.

Il entra à Paris le 1er mai 1903. L’accueil qu’il y reçut fut poli, mais hésitant. La population, en revoyant son ancien favori dans sa réincarnation officielle, semblait se demander si elle allait le retrouver tel qu’elle l’avait connu ou si la scène allait finir comme celle où Shakspeare place, sur le chemin d’Henry V, le vieux Falstaff, le compagnon de sa jeunesse, son précepteur de folie et de plaisir. Le discours à la Chambre de commerce anglaise mit fin à tous les doutes et expliqua clairement les intentions du Roi :

« La divine Providence a voulu que la France fût notre proche voisine et, j’ose l’espérer, notre meilleure amie. Il n’est pas deux nations dans le monde que leur prospérité fasse plus intimement solidaires l’une de l’autre. Il est possible qu’il y ait eu des malentendus et des causes de dissentiment dans le passé ; mais ces différences sont, je crois, heureusement dissipées et oubliées, et je suis persuadé que l’amitié et l’admiration que nous éprouvons tous pour la nation française et pour ses glorieuses traditions peut, dans un avenir prochain, se transformer en un sentiment de sincère et profonde affection entre les peuples des deux pays. C’est le but de tous mes désirs et je compte sur vous, Messieurs, qui résidez dans cette belle cité et recevez l’hospitalité de la République française, je compte sur vous tous et sur chacun de vous en particulier pour m’aider à atteindre ce résultat. »

Dès que ce discours fut connu, on put en constater l’effet. Le lendemain, les acclamations, sur le passage du Roi, doublèrent d’énergie. Elles furent encore plus enthousiastes après la visite à l’Hôtel de Ville, lorsqu’il répondit en français aux gracieuses paroles de bienvenue qui lui étaient adressées par le président du Conseil municipal :

« Je n’oublierai jamais ma visite à votre charmante ville, et je puis vous assurer que c’est avec le plus grand plaisir que je reviens à Paris, où je me trouve toujours comme si j’étais chez moi. »

Si, à la fin du XVIe siècle, Paris valait bien une messe, on peut dire qu’au début du XXe siècle il valait bien un compliment que, d’ailleurs, on sentait parfaitement sincère. Le demi-succès du premier jour s’était changé en triomphe au départ. L’entente cordiale était fondée.

Tout le monde sait avec quel zèle et quelle patience Edouard Vil continua l’œuvre, si bien ébauchée à Paris en 1903. Les visites cordiales des marins anglais à Brest et des marins français à Portsmouth, l’Exposition franco-britannique et les autres occasions qui permirent aux deux nations de déployer devant l’Europe et de resserrer leur intimité ne sont que des détails d’un plan conçu par le Roi pour donner à l’entente les dehors d’une amitié véritable. Mais ces embrassades publiques eussent été vaines si la France et l’Angleterre n’avaient montré une sérieuse résolution d’agir en commun et de se prêter l’une à l’autre un concours effectif. La convention du 8 avril 1905 fut la plus importante manifestation de ce genre : elle nous mit presque immédiatement en présence d’une opposition déclarée du côté de l’Empire allemand. C’est alors que nous fûmes sommés de soumettre à l’Europe les questions que la France, l’Angleterre, l’Italie et l’Espagne avaient cru régler entre elles. Irions-nous à Algésiras ? Si nous refusions d’y aller, quelles seraient les conséquences de cette résolution ? Au surplus, pourquoi ne pas y aller si l’on avait la certitude, ou la presque certitude, d’une majorité autour de la table de la conférence ? La France y alla donc et elle y trouva mieux qu’une majorité : une quasi-unanimité en sa faveur ; en sorte que le retour d’Algésiras fut un succès et l’on peut rappeler ces faits sans y mêler aucune amertume, à présent que l’Allemagne les a franchement acceptés. Nous aimons à penser que cet acquiescement final est spontané et que notre sagesse nous l’a justement mérité, mais il n’est pas défendu de supposer que les promenades du roi Edouard en Allemagne et en Autriche, ses causeries avec les souverains et les hommes d’Etat ont largement contribué à cet heureux résultat.

Restait au Roi à accomplir la partie la plus difficile de son œuvre, le rapprochement avec la Russie. La France s’y est prêtée de grand cœur, dès qu’elle a vu que, loin de mettre fin à son alliance avec la Russie, la nouvelle politique britannique allait tendre à resserrer les liens qui nous unissent au grand Empire du Nord. En Angleterre, l’entrevue de Revel et ses suites n’ont pas été comprises dès la première heure, parce que le public ordinaire est lent à s’apercevoir que les actions indirectes sont, en politique, plus efficaces, bien souvent, que les actions directes et que l’entente avec la Russie, en dépit des anciens préjugés et des nouveaux griefs, était un des plus sûrs moyens de contenir dans ses justes limites l’ambition allemande. Mais chaque jour rendra ce fait plus évident à tous les yeux. Deux groupes de puissances ont été ainsi constitués en Europe et se font contrepoids. A l’inquiétude, à l’énervement d’une paix chaque jour menacée a succédé un sentiment de sécurité fondé sur l’équivalence des forces et qui pourrait, si les gouvernemens étaient habiles et si les peuples étaient sages, se changer en une confiance réciproque, propice à l’établissement d’une nouvelle vie internationale qui aurait ses organes communs et ses fonctions solidaires. Edouard VII a trouvé une Europe troublée et désunie ; il la laisse plus calme et mieux équilibrée. Ces grands effets, il ne les a pas obtenus en menant de sournoises intrigues derrière le dos de ses ministres ou en s’épanchant dans le sein des reporters. Tout ce qu’il a fait, il l’a fait au grand jour. Il n’a jamais formulé une promesse qu’il ne fût certain de tenir, ni pris aucun engagement sans s’être mis d’accord avec son gouvernement. Aussi l’homme qui lui a le mieux rendu justice est-il celui qui connaît le mieux ses actes. Sir Edward Grey, le chef du Foreign Office, disait au mois de mars 1909 :

« C’est une pratique universellement admise que le travail lu Roi en matière de politique étrangère se fera par le Foreign Office, uniquement et exclusivement par le Foreign Office. Qu’il me soit permis de dire qu’aucun souverain n’a observé cette règle constitutionnelle plus fidèlement, plus religieusement que le Roi actuel. Je sais qu’il en est ainsi pour le Foreign Office, et je suis persuadé qu’il en est de même pour les autres départemens. Les visites du Roi aux cours et aux nations étrangères ont été précieuses pour la politique britannique. Elles ont été précieuses parce que le Roi possède en lui un don spécial qui n’a, je crois, jamais été surpassé, d’inspirer aux gouvernemens et aux peuples parmi lesquels il se rend l’impression du bon vouloir et des bonnes dispositions du peuple anglais. »

Lord Lansdowne, le prédécesseur de sir Edward Grey au Foreign Office, et tous les hommes d’Etat, anglais ou étrangers, qui ont eu l’honneur de traiter des affaires publiques avec Edouard VII, souscriront de grand cœur à cet éloge qui lui assure une place à part parmi les souverains diplomates.


IV

En ce qui touche la politique intérieure, la Constitution anglaise ou, plutôt, l’ensemble de précédens qui forme la Coutume constitutionnelle de l’Empire Britannique impose au souverain une neutralité presque absolue qui fait à la fois sa faiblesse et sa force. Les ministères s’élèvent sans qu’il ait à choisir aucun des membres qui le composent ; le chef lui-même en est désigné d’avance par le rôle qu’il a rempli ; en revanche, ils tombent sans emporter avec eux une parcelle de son pouvoir. Edouard VII s’était préparé, de vieille date, à ce rôle très difficile et c’est ici le lieu de remarquer combien ce prince si expansif, si libre dans l’expression de ses sentimens, était prudent et réservé dans celle de ses opinions. Aucun des deux partis qui se succédaient au pouvoir ne pouvait le considérer comme acquis à ses doctrines et je suis persuadé que cette neutralité était devenue chez lui une seconde nature. En cela il était le précurseur d’un mouvement presque universel auquel nous assistons de nos jours et que j’ai plusieurs fois signalé dans la Revue : celui qui tend à détacher les masses des deux organisations politiques auxquelles elles ont si longtemps appartenu et qui, aujourd’hui, ne sont plus que des cadres, de simples états-majors. Il y avait une tendance de plus en plus marquée à envisager le Roi comme le représentant de ces masses flottantes qui s’inquiètent peu de la discipline des partis, mais s’émeuvent à propos de telle ou telle question d’intérêt national. De temps en temps, une pensée, une manière de voir du Roi transpirait dans le public et c’était, précisément, celle qui prévalait au dehors, celle qui semblait la plus juste et la plus simple aux spectateurs. Lorsque l’Angleterre se porta, en 1906, à la défense du Libre-Echange, nul n’ignorait que ce mouvement avait les sympathies du souverain. S’agissait-il d’empêcher une grève, comme celle des chemins de fer, dont l’Angleterre fut menacée dans l’été de 1908, le Roi était aussitôt prêt à intervenir officieusement, presque silencieusement, sauf à laisser, après avoir réussi, tout le mérite du succès au ministre qu’il avait aidé de son influence. Nous ne parlerons pas du rôle modérateur qu’il a essayé de jouer dans la crise actuelle ; les faits sont trop récens ; le dénouement ne s’est pas encore produit.

Edouard VII a-t-il subi l’évolution démocratique de l’Angleterre contemporaine ou l’a-t-il servie ? Y a-t-il vu une nécessité inévitable ou un bienfait des temps nouveaux ? Une voix indépendante va répondre et le témoignage qu’elle nous apporte paraîtra, je crois, d’autant plus intéressant qu’il est inattendu. Il émane, en effet, d’un orateur révolutionnaire, de ce William Crooks dont les audaces déconcertaient le dernier parlement et qui espère bien braver et agiter encore les parlemens futurs de son ardente parole. Voici en quels termes, le 8 mai, il parlait à un meeting populaire, au moment où le danger de mort du souverain était soudainement révélé à ses sujets :

« Je suis peut-être un de ceux qui se trouvent en savoir plus long que les autres sur le Roi. Je sais, je sens que la paix du monde est en sûreté dans ses mains et qu’il est le plus grand homme d’Etat que possède l’Europe au moment où je parle. Vous me demanderez pourquoi je l’aime ? Est-ce parce qu’il est puissant ? Non : c’est parce que je sais qu’il aime les pauvres gens… Il est au-dessus des Tories, au-dessus des Libéraux, au-dessus des Socialistes. Nous aimons à porter nos yeux, tout en haut, vers lui, comme vers notre père à tous, à nous dire qu’il est là, qu’il nous regarde et qu’il est content de nous voir livrer chacun notre bataille selon nos moyens et comme nous l’entendons. Je prie Dieu de tout mon cœur de nous le conserver. »

Les vœux de William Crooks n’ont pas été exaucés et, quelques heures plus tard, la noble et utile existence dont il demandait la préservation avait pris fin. Mais il me semble que ces paroles émues, jaillies du plus profond de l’âme populaire, doivent être recueillies et qu’elles font à ce prince, qui détestait l’exagération et l’emphase presque à l’égal du mensonge, la meilleure des oraisons funèbres. Joignez-y deux mots, prononcés par le Roi lui-même, le mot qui ouvre son règne et le mot qui clôt sa vie : « Tant que j’aurai un souffle, je travaillerai au bien de mon peuple, » avait-il dit à son premier Conseil privé en prenant possession de la couronne. Et, en effet, moins de douze heures avant qu’il expirât, les médecins devaient, l’empêcher de se lever « pour travailler, pour donner une audience. » Quand il sentit que c’était la fin, il murmura : « J’ai tâché de faire mon devoir ! » Ne mêlons point notre rhétorique à ces choses simples et grandes. L’œuvre politique d’Edouard VII survit : elle le fera regretter plus encore si elle est détruite.


AUGUSTIN FXLON.

  1. J’ai raconté dans un journal, au lendemain de sa mort, un incident dont j’ai été témoin, à Compiègne, dans l’automne de 1868. Il suivait une chasse au cerf et serrait la bête de si près qu’elle se retourna et fonça sur lui. Le prince fut renversé avec son cheval. Nous accourûmes. Le prince était déjà debout. Il n’avait pas changé de couleur et s’égayait de nos figures consternées.