Le Cardinal Maury

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Le Cardinal Maury
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 520-561).
LE
CARDINAL MAURY


I

Au XVIIIe siècle, on ne se faisait pas une idée bien austère du sacerdoce. C’était une carrière comme les autres, comme la magistrature ou comme l’armée, avec cette différence que les grades ne s’y achetaient point et qu’il n’était pas besoin de produire un certificat de noblesse pour obtenir les ordres. On se faisait d’église, comme on se serait fait de robe ou d’épée, sans qu’une vocation spéciale parût une condition nécessaire. Le plus souvent, les convenances de fortune et de famille étaient seules consultées. Pour les cadets de grande maison, la carrière ecclésiastique était un moyen de ne pas trop souffrir des conséquences du droit d’aînesse. Pour les roturiers, elle était un passage du troisième ordre de l’État dans le second. A un jeune homme pauvre, sans relations, sans appui, mais bien doué et désireux de sortir de la médiocrité, elle offrait plus qu’aucune autre voie des perspectives séduisantes. Maint exemple montrait qu’un clerc intelligent pouvait aisément, pour parler comme La Bruyère, se pousser dans le monde, et marcher de pair avec les plus honnêtes gens. Sans même prétendre aux hautes dignités qu’un usage presque toujours suivi réservait alors aux hommes de grande naissance, il pouvait conquérir assez vite l’aisance et la considération, et plus tard, si les circonstances lui venaient en aide, les honneurs et la richesse. Tel fut le secret de la vocation de bien des hommes n’ayant guère d’ecclésiastique que l’habit, de Voisenon, de Terray, de Prévost, et sans doute aussi du brillant écrivain et orateur, sur lequel une publication récente vient de rappeler l’attention, l’abbé, puis cardinal Maury[1].

Jean Sifirein Maury naquit en 1746 à Valréas, en terre papale. Son père, simple cordonnier, était beau parleur et naturellement spirituel comme on l’est souvent en ce pays-là. Il réunissait dans sa boutique les beaux esprits du lieu. On y parlait politique, on frondait l’administration du vice-légat, on tenait des propos peu révérencieux pour l’Église et pour ses chefs. C’est sans doute à cette origine et à ce milieu que Maury est redevable de ce qui a caractérisé le plus nettement sa personnalité : l’esprit naturel et primesautier, esprit de reparties et de bons mots, qu’il eut au suprême degré, et la rusticité, la vulgarité de langage et de manières dont il ne se dépouilla jamais. Le jeune Jean Siffrein fit ses premières études chez un vieux prêtre du Buis, aux Baronnies, puis au collège de Valréas, puis à Avignon, au séminaire diocésain et au séminaire provincial. Dans ce dernier établissement, il occupa la cellule où avait demeuré avant lui le père Bridaine, le prédicateur populaire, dont les missions, sur tous les points de la France, ont eu pendant un demi-siècle un si grand retentissement. Cette circonstance, d’après son dernier biographe, n’aurait pas été sans influence sur la vocation religieuse du jeune Maury. N’est-ce pas tirer une bien grosse conséquence d’une coïncidence fortuite ? Jamais deux hommes ne furent plus dissemblables que Bridaine et Maury. Jamais ce dernier, qui fut plus éloquent au sens littéraire et académique du mot, n’eut à son actif les triomphes populaires, que valurent à Bridaine l’accent de la foi, l’enthousiasme religieux et le désintéressement absolu des pompes terrestres. La vocation de Maury, nous croyons en avoir indiqué déjà les causes. Très brillant élève, en même temps que très joyeux compagnon, réalisant au plus haut point le type de l’homme du midi, en qui la vie s’épanouit avec tant de force, il aspirait à montrer ce qu’il se sentait de talent sur un théâtre plus vaste que Valréas, Carpentras ou même Avignon, qui n’avait plus Pétrarque et pas encore les félibres. Pour cela, il fallait prendre le petit collet. Il put choisir, d’ailleurs, entre Rome et Paris. Instruit des grandes espérances que ses maîtres concevaient de lui, le vice-légat lui offrait la protection de l’académie des Arcades. Mais les gens du Comtat, si longtemps sujets du saint-siège, n’aimaient pas l’Italie. Au XIVe siècle, l’horreur que causait aux cardinaux français la perspective de franchir les Alpes et de résider à Rome a prolongé de quinze ans la captivité de Babylone, et leur désir immodéré de revoir la Provence a contribué beaucoup au grand schisme d’Occident. Au siècle dernier, les Comtadins se sentaient déjà Français. C’est vers Paris qu’ils tournaient leurs regards. Maury, sûr de lui-même, dédaigna les faveurs de l’académie des Arcades, obtint non sans difficulté de sa famille l’exeat et le viatique, alla rejoindre à Montélimar le coche de Paris, et se confia vaillamment à sa fortune. Ajoutons à son honneur que, s’il quitta les siens et la terre natale, il leur garda toujours un tendre souvenir. Non-seulement il aida sa famille, mais, devenu riche, il l’enrichit. Il dota ses nièces et les maria brillamment. Il assura le sort de ses neveux. Loin de rougir de son humble origine plébéienne, il fit toujours un accueil cordial aux gens de son pays qui la lui rappelaient et ne manqua jamais l’occasion de leur marquer sa générosité. Peut-être un peu de vanité s’y mêlait-il ? Il est flatteur de secourir ceux qui vous ont connu pauvre. Ce fut néanmoins un beau côté de son caractère.

L’état d’esprit de Maury pendant son voyage n’est pas difficile à deviner. C’est l’ivresse des jeunes méridionaux, et ils sont nombreux, qui marchent à la conquête du nord, comme pour prendre leur revanche de l’invasion des barbares. A Avallon, un étudiant monte dans le coche. La conversation s’engage. Les rêves d’avenir, de succès, de grandeur bouillonnent dans la tête de l’abbé. — Vous serez archevêque de Paris, lui dit l’étudiant. — Quand vous serez ministre, répliqua le futur cardinal. L’étudiant s’appelait Treilhard. Arrivé dans la capitale, Maury se montre d’emblée un lutteur accompli dans ce struggle for life particulier, qui est et était déjà le lot des jeunes ambitieux. Tout en donnant des leçons pour vivre, il se créait des relations utiles. Son premier protecteur fut Lebeau, l’auteur d’une Histoire du Bas-empire, qui enseignait l’éloquence latine au Collège de France. Grâce à l’amitié de Lebeau qu’il avait charmé, il étendit bientôt le cercle de ses connaissances dans le monde des lettres. Rasé et poudré dès huit heures du matin, il visitait les écrivains, il se montrait partout où il voyait quelque profit à tirer. Doué d’une physionomie agréable et expressive, d’un esprit intarissable, d’une mémoire merveilleuse, lisant beaucoup et retenant tout, plein de gaîté, il exerçait une séduction générale. Point timide, il possédait l’art, si précieux pour parvenir, de s’insinuer dans la familiarité des gens arrivés, de ceux qui créent l’opinion et dispensent la notoriété. Deux ans après son arrivée à Paris, il se sentait déjà si bien en selle qu’il disait à Mercier, le polygraphe à qui nous devons les tableaux de Paris : « Je serai académicien avant vous. » L’événement lui donna raison. Un an plus tard, devisant avec ce même Mercier, ce n’était plus l’un des quarante fauteuils qu’il se promettait, c’était la chaire de saint Pierre. Il vaticina qu’il serait pape. Cette fois, l’événement devait lui donner tort ; mais nous verrons que par deux fois ce candidat à la papauté a pu croire que ses espérances sortiraient du domaine des rêves. — En attendant, il employait pour se pousser le mode le plus classique. Il prenait part aux concours de l’Académie, il écrivait des éloges. Ce genre littéraire, qui fit la gloire de Thomas, était alors dans sa fleur. Il consiste à écrire, à commandement, sur un personnage que l’on n’a pas choisi, et pour lequel on peut ne se sentir aucun goût, un morceau plus ou moins oratoire où l’on exalte de parti-pris les mérites de ce personnage. Pour le grandir, on le compare à ceux qui l’entourent, amis, ennemis, rivaux, sur lesquels on met en relief son écrasante supériorité. Ses défauts deviennent des qualités ou, si la transmutation est impossible, sont soigneusement masqués. Pour émoustiller les curiosités, quelques allusions sont glissées çà et là dans le récit. Maury concourut en 1776 pour l’éloge de Charles V le Sage. Il n’eut pas l’honneur d’être couronné, mais cet échec ne l’empêcha pas de publier son discours. C’est un brillant tableau des vertus de Charles V. Le jeune abbé, non encore, il est vrai, investi des ordres majeurs, oppose la sagesse de ce prince à la folie de ses prédécesseurs, qu’il représente « dévastant les forêts, dépeuplant les campagnes, immolant leurs sujets dans les malheureuses expéditions des croisades. » On voit que l’auteur sacrifiait résolument à l’esprit du siècle. Pas plus que ses contemporains il ne comprenait la beauté et la grandeur de ce mouvement qui entraîna des milliers de chrétiens vers le berceau du christianisme, de ces expéditions où notre peuple de France témoigna de cette force intermittente d’expansion, que possédaient déjà les Gaulois des anciens âges et dont il a donné, il y a moins d’un siècle, une nouvelle et si éclatante preuve. Au surplus, ce qui paraît à Maury le plus admirable chez Charles V, c’est que « sous son règne, le mérite conduisait aux honneurs. » Il est difficile de ne pas voir dans ces mots un reflet de ses préoccupations ordinaires. S’ils impliquent une satire de la France d’alors, l’abbé devait démontrer bientôt que le reproche était peu fondé. Sous Charles V, son mérite, joint à son talent de le faire valoir, ne l’eût sans doute pas conduit aux honneurs plus vite qu’il n’y parvint. En 1769, l’abbé Maury, déjà connu dans le monde des lettres, reçoit les ordres majeurs. A peine prêtre, il est appelé par M. de Fénelon, évêque de Lombez, aux fonctions de grand vicaire. C’était la vie matérielle assurée, une existence tranquille et large, avec des loisirs pour le travail. Mais c’était l’obligation de quitter Paris, c’était la vie ecclésiastique de province, dans toute son austérité. L’ennui, chez les Français, dit quelque part Stendhal, au lieu de chercher des consolations dans l’étude, aime mieux se distraire et se dissiper dans la conversation. Maury était, à cet égard, un vrai Français. Ses amis de Paris, ses relations lui manquaient cruellement. Lombez lui devint promptement un exil, le vieux palais épiscopal, où il demeurait, une prison. Cet ennui l’eût conduit peut-être à quelque fâcheux éclat, si une circonstance imprévue ne l’eût inopinément arraché à ses fonctions administratives. — L’usage était en ce temps-là que chaque année l’Académie française, réunie dans la chapelle du Louvre, le jour de la fête du roi, entendît un panégyrique de saint Louis. Maury qui, en 1771, avait obtenu une mention honorable pour l’éloge de Fénelon, fut désigné pour prêcher ce panégyrique en 1772. C’était un coup de fortune. Il revint à Paris et se mit au travail pour élaborer l’homélie de laquelle allait dépendre son avenir. Un point le gênait. Dans l’éloge de Charles V, il avait mal parlé des croisades. On ne l’avait pas oublié et on se demandait ce qu’il en dirait à propos de saint Louis. La conjoncture était délicate. Il prit le parti du fier Sicambre et composa sur les croisades un morceau de bravoure terminé par ce cri éloquent : « Eh ! messieurs, où en serions-nous sans les croisades ? » Le succès fut complet. Les juges les plus sévères ne ménagent pas les louanges. Le baron de Grimm annonce aux cours du Nord que l’orateur a du style. Voltaire déclare qu’il donne presque envie de voir une croisade. De ce jour, la réputation de l’abbé Maury est assise. L’Académie le prend sous sa protection. Elle députe trois de ses membres au cardinal de La Roche-Aymon, tenant la feuille des bénéfices, pour le recommander à son éminence. Bientôt une première abbaye lui assure le nécessaire. D’autres lui donneront ensuite le superflu. Puis il est nommé prédicateur du roi.

Alors commence pour le jeune Comtadin, marchant à l’assaut de la gloire, la série des années heureuses. Très fêté dans le monde des lettres, recherché dans l’aristocratie, admis à la cour, aucun genre de succès ne lui est étranger, tout lui réussit. Ses sermons à la cour n’existent plus. Il les a brûlés de ses propres mains en 1800, dans un moment de ferveur, ne voulant plus se souvenir d’un temps où, disait-il, « on n’osait pas prononcer le nom de Jésus-Christ. » Les quelques pages sauvées par son neveu montrent qu’en effet ces sermons étaient plutôt ce que nous appellerions aujourd’hui des conférences. L’abbé Maury avait sécularisé l’éloquence de la chaire. Il parlait de tout et parfois même avec une certaine hardiesse. Un jour, paraît-il, il avait un peu dépassé la mesure dans certaines appréciations. Il s’aperçoit que le roi montre quelque impatience, que les courtisans, plus susceptibles que le maître, commencent à murmurer. Sans se déconcerter, il poursuit sa remontrance, termine le morceau et ajoute gravement : « Ainsi parlait saint Jean Chrysostome ! » L’invocation de ce haut patronage rétablit le calme dans l’auditoire. On eût sans doute embarrassé l’orateur, si on l’eût prié d’indiquer l’ouvrage et le chapitre où l’on pourrait retrouver la citation. Mais l’esprit sauve tout et Maury n’en manquait jamais. Il en avait tant qu’il en inspira même un jour au roi Louis XVI, qui disait après un de ses sermons : « Si l’abbé Maury nous avait parlé un peu de religion, il nous aurait parlé de tout. » Ce propos prouve en outre que, malgré ce qu’il disait plus tard, on eût peut-être pardonné au prédicateur de la cour de faire quelques incursions dans le domaine religieux.

En 1785, la première des hautes ambitions de Maury fut réalisée. Ses grandes relations, ses fonctions, non moins que ses Éloges et son Essai sur l’éloquence de la chaire, dont la première édition date de ce temps, lui ouvrirent les portes de l’Académie. Grimm reconnaissait, d’ailleurs, qu’il était peu d’orateurs chrétiens plus dignes du choix de cette assemblée. « Il n’en est guère, sans doute, ajoutait-il, qui puissent se trouver moins déplacés dans une assemblée de philosophes. » Il succédait à Lefranc de Pompignan, qu’il était difficile de louer sans blesser les amis de Voltaire ; mais il s’acquitta de cette tâche délicate avec une habileté qui ravit l’auditoire. Et quand le duc de Nivernais, chargé de lui répondre, l’accabla de ces louanges énormes que comportait l’ancienne politesse académique, les applaudissemens éclatèrent nourris et unanimes. Le plus curieux passage du discours de Maury n’est pas l’éloge d’un poète dont quelques strophes ont seules survécu, c’est l’exorde où il parle de lui-même. « Messieurs, s’il se trouve dans cette assemblée un jeune homme né avec l’amour des lettres et la passion du travail, mais isolé, sans appui, destiné à lutter dans cette capitale contre tous les découragemens de la solitude, qu’il jette les yeux sur moi en ce moment et qu’il ouvre son cœur à l’espérance ! » N’est-ce pas le cri de triomphe du soldat vainqueur qui plante son drapeau sur la citadelle conquise ? Qu’on se rappelle, pour le comprendre, ce qu’était l’homme, le chemin qu’il avait parcouru, et le prix qu’avaient les dignités dans l’ancienne France.

Chose digne de remarque, du jour où Maury fut de l’Académie française, il cessa d’être littérateur. C’est qu’en réalité, il n’avait pas le goût d’écrire. Il n’aimait pas les lettres pour elles-mêmes. La littérature ne fut pour lui qu’un moyen de parvenir. Il n’a laissé qu’un livre durable : son Essai sur l’éloquence de la chaire. Ses éloges sont des compositions élégantes, modèles recommandables pour les élèves de rhétorique. Ses sermons n’existent plus. Les discours qu’il prononcera à l’Assemblée constituante subiront le sort auquel est presque fatalement vouée l’éloquence parlementaire, qui est de ne pas survivre aux circonstances et aux passions qui l’ont inspirée. Bien plus intéressant à étudier que l’écrivain est, dans Maury, l’homme même.

Aux approches de la révolution, il était un des membres les plus en vue du clergé de France. Mais pour les vrais ambitieux, une situation acquise n’est jamais qu’une pierre d’attente. La convocation des états-généraux lui ouvre la perspective de succès d’un nouveau genre. Avec 1789, il entre dans une nouvelle phase. Abandonnant la chaire pour la tribune, il va se révéler orateur politique de premier ordre, il va devenir le défenseur éloquent du trône et surtout de l’autel. Si les états-généraux eussent été convoqués vingt ans plus tôt, il eût probablement hésité. Sorti des rangs du peuple, peut-être se fût-il mis du côté des réformateurs. Mais l’ancien régime l’avait comblé. Les abus, il en avait joui ; les privilèges, il en avait eu sa part et il leur était d’autant plus fermement attaché qu’il les avait plus vivement recherchés. Grâce à une abbaye qu’il possédait en Picardie, il fut député aux états par le clergé de Péronne. Son attitude pendant les débuts de la révolution est bien connue. Ce fut la période la plus retentissante de sa vie, ce fut aussi la plus honorable, car, en ce temps d’effervescence, il fallait un véritable courage pour prendre la défense du passé. Maury, après le 14 juillet, eut, semble-t-il, un instant de faiblesse. Il s’enfuit. On l’arrêta à Péronne. Il assura qu’il venait pour conférer avec ses électeurs. Mais il avait commandé des chevaux de poste pour aller plus loin. Heureusement pour lui, on était encore au temps des premiers enthousiasmes. Les passions ne s’étaient pas encore aigries. L’Assemblée elle-même réclama Maury qui revint, bon gré mal gré, prendre sa place et jouer pendant deux ans le brillant rôle que l’on sait.

Le débat sur les biens du clergé marque l’apogée de son talent et de sa réputation. Il avait deux illustres adversaires : Talleyrand, le jeune évêque d’Autun, qui, en 1784, comme agent du clergé de France, avait soutenu dans un éloquent mémoire le droit sacré de propriété de l’Église, qui, en 1790, demandait à l’Assemblée constituante que les biens du clergé fussent déclarés biens nationaux, et Mirabeau. Ce dernier, doué d’un sens politique supérieur, avait discerné tout de suite la portée du mouvement révolutionnaire. Il sentait que des nécessités inéluctables s’imposaient, que pour sauver le trône de l’incendie qui menaçait de l’atteindre, il fallait faire au feu de larges sacrifices. Il avait renoncé pour lui-même aux privilèges qu’il tenait de sa naissance, il estimait que les autres privilégiés devaient montrer le même détachement. Les tournois oratoires de Mirabeau et de Maury sont peut-être ce que l’éloquence parlementaire offre de plus dramatique et de plus beau. Ces deux hommes, presque du même pays, également fougueux, également rudes et ardens, — deux taureaux, disait Sainte-Beuve, — également dénués de ces scrupules de conscience qui modèrent certains élans de la pensée, avaient un art incomparable pour soulever les passions. Ils se lançaient des sarcasmes, ils se cinglaient avec de cruelles invectives ; mais j’imagine qu’au fond ils se savaient quelque gré l’un à l’autre des succès qu’ils se valaient. Et quand Mirabeau tomba malade, Maury alla le visiter dans la chambre où il se mourait.

Les autres grands débats auxquels Maury prit part sont ceux qui s’élevèrent sur la constitution civile du clergé et sur l’affaire d’Avignon. On devine quelle fut, dans les deux cas, son attitude. Dans la première question, Louis XVI, que les violences choquaient et effrayaient, lui recommandait la prudence, tout en lui reconnaissant le courage des Ambroise et l’éloquence des Chrysostome. Dans l’affaire d’Avignon, se souvenant qu’il était né en terre papale, Maury soutint énergiquement les droits du saint-siège. Mais c’est en vain qu’il déployait sa magnifique éloquence. Les causes qu’il défendait étaient d’avance perdues. Et l’acharnement qu’il apportait à soutenir un passé condamné par la majorité du pays comme par celle de l’assemblée rendait sa situation difficile et même dangereuse. Des pamphlets abominables commencèrent à circuler, en 1790, contre sa vie privée. Ce devint un déchaînement de basses injures dans la presse périodique et dans de petites brochures de circonstance. Dans quelle mesure ces prétendues révélations étaient-elles fondées ? Il est difficile de le dire. Certes on ne saurait trop se défier de ces vagues accusations, que l’on répète comme on les a entendues et que nul ne saurait prouver. Mais, chez Maury, il faut bien le reconnaître, une extrême liberté de propos, choquante surtout chez un prêtre, même au siècle des Prévost et des Voisenon, accréditait les mauvais bruits universellement répandus. Ceci soit dit sans excuser les ignobles pamphlets qui l’attaquaient dans ses mœurs, ses moyens de parvenir, sa famille, jusque dans la personne de sa mère. Il parvint au comble de l’impopularité. Pour un homme comme lui, c’était encore une forme de la gloire, que sa vanité eût préférée sans doute à l’obscurité et à l’oubli, si le principe de l’inviolabilité des représentans de la nation eût été sérieusement assuré. Mais, à l’Assemblée, s’il prenait la parole, c’étaient des huées dans les tribunes publiques et un débordement d’outrages. Dans la rue, la foule le suivait, l’invectivait, le menaçait. Il s’en débarrassait par des bons mots bien connus qu’on a souvent répétés : — Je t’enverrai dire la messe au diable ! lui crie un jour un énergumène. — Tiens, voilà les burettes pour la servir, répond l’abbé en tirant de ses poches une paire de pistolets. On riait et Maury poursuivait son chemin. — « Chaque bon mot, dit l’abbé de Pradt, lui valait un mois de sécurité. » — Sa vie n’en était pas moins intolérable. Menacé dans la rue, vilipendé dans la presse, inscrit en bonne place sur les listes de proscription, il finit par se lasser. L’entraînement de la lutte l’avait soutenu tant qu’elle n’était pas trop inégale. Quand il sentit s’échapper le dernier espoir d’une réaction de l’esprit public, le sentiment du danger le ressaisit. Il savait que, défenseur des droits du saint-siège sur Avignon, il serait reçu par le pape à bras ouverts, qu’il trouverait à Rome honneurs, calme et sécurité. En octobre 1791, il passa la frontière. Quelque temps avant, causant avec Marmontel, il n’avait pas caché ses angoisses et son découragement : « Ils prendront la place d’assaut, avait-il dit. Ma résolution est prise de périr sur la brèche. » Mieux eût valu pour son nom qu’il eût tenu parole. Car les années qui lui restent à vivre n’ajouteront rien de glorieux à sa mémoire. — Quant au fait même de sa fuite, il importe de marquer à sa décharge que les princes de la maison de France l’avaient précédé en Allemagne et que, si son roi était encore à Paris, ce n’était pas de plein gré.


II

En quittant la France, l’abbé Maury se rendit d’abord à Bruxelles où tenait une cour brillante l’archiduc qui fut le dernier gouverneur des Pays-Bas autrichiens, puis à Coblence. La nouvelle de sa venue l’y avait précédé. Une foule de gentilshommes émigrés l’attendaient, pleins d’enthousiasme pour le champion de la bonne cause. Avec eux était le comte d’Artois, le propre frère de Louis XVI, fort anxieux apparemment d’avoir des nouvelles du roi et de la France. On prévoyait une touchante entrevue : — Oh ! l’abbé, s’écria le futur Charles X, comme vous êtes grossi ! — Et moi, monseigneur, je vous trouve bien grandi, répondit l’abbé. — L’impertinence, dans certains cas, est une forme de la légitime défense. Au reste, Maury n’avait rien à ménager ici. Ni Bruxelles, ni Coblence n’étaient le but de son voyage. Il n’entendait pas perdre son temps parmi les émigrés. Ce n’était pas pour les rejoindre qu’il avait passé la frontière : c’était parce qu’il avait jugé leur cause perdue : « Je n’avais plus de poste à remplir, écrivait-il. Rome, sous la domination de laquelle j’étais né, m’offrait une seconde patrie. Déjà l’orage grondait sur la tête de mon souverain qui m’appelait, me réclamait, et dont mon devoir était d’aller partager les périls. » Pie VI désirait, en effet, voir auprès de lui le grand orateur de l’église de France, l’éloquent porte-parole de la papauté à l’Assemblée constituante, celui qu’il appelait sans le connaître encore son caro Maury. Depuis longtemps, des correspondances s’échangeaient entre le député de Péronne et le cardinal Zelada, secrétaire d’État de sa sainteté. Le voyage de Maury à travers l’Italie, surtout à partir de son entrée dans les États pontificaux, fut un triomphe. Il entra dans Rome par la porte du peuple, la porte des entrées solennelles, par où défilaient au moyen âge les cortèges des empereurs allemands et des papes, les troupes bigarrées des rois et des condottieri. Plusieurs princes de l’église allèrent l’attendre hors des murs. Le peuple romain se pressait au corso pour le contempler. Lui, assis dans une berline remplie de brochures et de journaux, affectait de ne pas regarder la foule et de continuer sa lecture au milieu des acclamations. Le jour même de son arrivée, il était reçu au Vatican. Pie VI lui témoignait la plus vive affection, et, quelque temps après, en le décorant du titre d’archevêque de Nicée in partibus et faisant allusion à l’usage où sont les évêques de signer de leur prénom, tandis que les cardinaux reprennent leur nom de famille, le saint-père lui disait : « Nous vous demandons pardon de vous enlever aujourd’hui votre nom, mais nous vous le rendrons bientôt. »

Au moment de l’arrivée de Maury à Rome, les rapports étaient rompus entre la France et le saint-siège. La constitution civile du clergé était le vrai motif de la rupture. Cependant le pape, sentant combien il serait difficile de renouer les liens quand ils seraient brisés, n’avait pas rappelé le nonce après le vote des lois créant le schisme, ni même après l’approbation donnée à ces lois par Louis XVI. Il avait patienté, tant qu’il avait gardé quelque espoir d’un rapprochement. C’est seulement six mois plus tard, à la suite de l’incinération de l’effigie du pape au palais royal, que le nonce, puis l’auditeur de la nonciature repassèrent les monts. D’autre part, en mars 1791, le cardinal de Demis, ambassadeur de France à Rome, avait dû présenter ses lettres de rappel. Il n’avait pu prêter sans réserves le serment exigé par la loi. Ses réserves ne portaient que sur la religion ; mais l’Assemblée constituante ne les avait pas admises. Force fut à Louis XVI de révoquer ce prudent et sage serviteur de la monarchie. Destitué et ruiné, le vieux cardinal continuait de demeurer à Rome, sans amertume, ni aigreur, cherchant toujours à faire prévaloir les opinions les plus modérées dans le sacré-collège. — On discutait alors à Rome une grave question : celle des mesures à prendre contre les jureurs et les intrus, c’est-à-dire contre les prêtres assermentés, comme on les appelait d’ordinaire en France. Bernis voulait atermoyer. Le roi avait approuvé la constitution civile du clergé. Ne devait-on pas admettre que beaucoup des prêtres qui avaient prêté le serment civique s’y étaient crus par cela même autorisés ? Il savait qu’un grand nombre d’entre eux n’étaient pas de mauvais chrétiens, ni même de mauvais prêtres, qu’ils avaient subi l’entraînement général, qu’ils avaient cédé aux pressantes suggestions du besoin. Assagi par l’âge, ayant cette bienveillance que donne aux vieillards doués d’une âme généreuse la longue pratique de la vie, il conseillait l’indulgence. Maury était trop homme de parti et trop récemment sorti de l’arène pour penser ainsi. Le pape le chargea de rédiger un mémoire sur la question : il eut à choisir entre l’opinion de Bernis et celle des évêques français émigrés qui venaient de tenir un synode à Nice. Ces prélats, gens de cour, connaissant mal leur clergé et leur diocèse, préconisaient les mesures les plus violentes : l’excommunication contre tous les assermentés. Maury ne les suivit pas jusque-là. Il comprit ce qu’il y avait d’excessif à confondre le prêtre qui n’avait pas refusé de prêter le serment, le simple jureur, avec celui qui avait accepté en même temps une fonction nouvelle, l’intrus, — qu’il s’agît soit d’un véritable changement de poste, soit d’un accroissement de juridiction résultant des modifications apportées aux circonscriptions des diocèses et des paroisses. Le mémoire de l’ancien député de Péronne concluait à l’excommunication contre les intrus seulement, à la suite de deux monitions canoniques de soixante jours chacune. Quant aux jureurs, il proposait qu’on leur adressât un monitoire spécial, au moment où la dernière monition canonique serait envoyée aux intrus. — Ce programme, dont nous indiquons seulement l’esprit général, fut soumis au sacré-collège. Bernis seul y fit opposition. Tous les autres cardinaux l’agréèrent et le pape l’adopta, le 19 janvier 1792.

Ce succès accrut l’importance de Maury. Une occasion s’offrit bientôt au pape de lui marquer son estime et sa confiance. L’empereur Léopold étant mort quelques semaines plus tard, et le collège des électeurs étant convoqué à Francfort pour élire son successeur, Maury fut envoyé en Allemagne en qualité de nonce extraordinaire. Ce fut une curieuse mission, qui lui permit de jeter un regard dans le vieil édifice, solennel et vermoulu, du saint-empire romain de nation germanique. Il visita, avant de se rendre à Francfort, les trois cours électorales ecclésiastiques. Il n’avait pas, malheureusement, le sens du pittoresque, le goût des détails caractéristiques, des traits de mœurs. Il eut l’occasion de nous laisser une peinture bien curieuse de ces principautés bizarres, qui avaient survécu au congrès de Westphalie, et qu’allait emporter, à la grande joie de leurs habitans, l’orage qui se préparait. Mais cette occasion, il ne la saisit pas. Sa correspondance est purement politique. Ses dépêches s’étendent peu sur les pompes solennelles qui avaient tant frappé Goethe au sacre de Joseph II et qui nous ont valu de si curieuses pages dans Aus meinem Leben. Maury dut, suivant l’usage, s’éloigner de la ville de Francfort, au moment de l’élection. Mais il assista au couronnement de l’empereur François par son altesse électorale l’archevêque de Mayence. L’accomplissement des rites traditionnels dura si longtemps que l’empereur dut boire un verre de vin de Tokay pour ne pas se trouver mal au cours de la cérémonie. Maury prit part ensuite aux fêtes données par les électeurs et par l’empereur lui-même. Ce dernier prit envers lui l’engagement formel de restituer au pape Avignon et le Comtat : il déclara même expressément qu’il ne déposerait pas les armes avant que cette restitution fut effectuée. Cet engagement un peu excessif réjouit beaucoup le pape et son secrétaire d’État, qui comblaient d’éloges leur envoyé. De part et d’autre, on n’avait pas prévu Jemmapes et Valmy. Maury parle aussi parfois des affaires de France, des préparatifs militaires et des princes français, qu’il avait eu l’occasion de revoir. « La situation de ces princes est toujours inquiétante, écrit-il. On ne leur a communiqué ni le plan militaire, ni le plan politique, et cette réticence, fondée sur des prétextes d’indiscrétion qui ne sont malheureusement que trop bien fondés, n’est pas d’un augure favorable pour le désintéressement des cours de Vienne et de Berlin. » Le plan militaire, en admettant qu’il y en eût un, on ne pouvait évidemment le révéler à des chefs ayant un rang subalterne dans la coalition et dont la légèreté est constatée par tous les historiens. Quant au plan politique, assurément il existait, mais les princes français étaient bien les derniers à qui on en eût fait la confidence. Il fallait une rare naïveté pour supposer que la Prusse et l’Autriche, ayant la France à leur merci, rendraient bénévolement toute sa puissance à la maison de Bourbon, leur plus dangereux adversaire. L’exemple de la Pologne n’était-il pas là pour dessiller les yeux ? Le vieux Bernis, à Rome, ne se trompait pas sur les vraies intentions des coalisés. Il souhaite, mais sans rien demander à l’étranger, le retour de jours meilleurs, au moyen d’une « nouvelle révolution solide et utile. » « Celle que pourraient produire les armées étrangères, ajoute-t-il, ne devrait occasionner tout au plus que le démembrement du royaume. » À ce langage du bon sens et du patriotisme, il est triste d’opposer celui du nonce extraordinaire à Francfort, écrivant, le 2 septembre 1792, au cardinal Zelada : « On ne veut et on ne peut négocier avec personne… Il est très heureux pour le clergé et pour la religion que les démagogues soient intraitables et qu’on ne puisse entrer en négociation avec aucun d’eux. La force armée décidera de tout… Le problème sera incessamment résolu. » Dix-huit jours après que ces lignes étaient écrites, les canonniers de Kellermann bousculaient à Valmy les régimens du roi de Prusse.

Au retour de sa courte mission, pendant qu’à Paris on le décrétait d’accusation, Maury reprenait à Rome, auprès de Pie VI, son rôle de conseiller souvent écouté. En janvier 1794, en réponse à une démarche du chef de la maison de France, le pape lui conféra le chapeau promis depuis deux ans. Le fils du cordonnier de Valréas reçut les complimens des princes français et des chefs de la coalition : les rois l’appelaient mon cousin. En même temps qu’il était élevé à la dignité cardinalice, il recevait du pape un évêché. C’était celui de Montefiascone, jolie petite ville, non loin du lac Bolsena, entre Viterbe et Orvieto. Le nom en est connu surtout par le vin délicieux que produisent les coteaux voisins, un des plus exquis entre ces vins parfumés et légers de l’Italie centrale. On raconte à Montefiascone que le chanoine Jean Fugger, de l’opulente famille augsbourgeoise de ce nom, avait coutume, lorsqu’il voyageait en Italie, de charger le courrier qui le précédait de goûter le vin dans les villages où il devait passer. Quand l’épreuve était satisfaisante, le fidèle serviteur écrivait à la craie le mot est sur la porte. A Montefiascone, il fut si satisfait qu’il répéta trois fois le mot convenu : Est. Est. Est. Le chanoine arriva quelques heures plus tard et se trouva, dit-on, si bien qu’il ne partit plus. Il vécut jusqu’à sa mort à Montefiascone, où l’on voit encore sur son tombeau les mots Est. Est. Est, gravés dans le marbre. — Le nouveau cardinal vint se fixer au siège de son évêché. Son frère, puis quelques autres prêtres du Comtat le rejoignirent. Il fut ainsi entouré d’une aimable cour de compatriotes, fuyant comme lui l’orage et heureux de trouver le repos dans cette douce retraite. Le chanoine Borelli, d’Avignon, ancien jésuite, composait des petits vers ou des chansons pour les anniversaires du prélat, et faisait exécuter sous sa direction d’exquises recettes qu’il avait apportées de Provence. Si troublés que fussent les temps, les relations de commerce n’étaient pas suspendues entre la France et l’Italie. Les produits du Comtat, au dire d’un témoin oculaire, abondaient sur la table épiscopale : truffes de Carpentras, olives de Villedieu, jambons de Valréas, vin de Châteauneuf, poulardes de la Bartelasse, huile de Barbentane. Le cardinal vivait gaîment avec ses amis, s’occupait de l’administration de son petit diocèse, et donnait parfois l’hospitalité aux étrangers de marque qui voyageaient sur la route de Rome. Quatre années s’écoulèrent doucement ainsi, faisant un singulier contraste avec la vie fiévreuse de Paris et les agitations de l’Assemblée constituante.


III

L’admirable campagne de 1798-1797, qui rendit l’armée française maîtresse de l’Italie du Nord, eut son contre-coup à Rome. Le traité de Tolentino avait rétabli la paix entre le Directoire et le saint-siège ; mais les passions fermentaient dans la ville éternelle. Des manifestations populaires en faveur de la république avaient lieu devant le palais de Joseph Bonaparte, ministre de France. Le général Duphot, voulant un jour empêcher l’effusion du sang, s’élança entre les manifestans et les troupes pontificales, fut entraîné par celles-ci et massacré. En vain, le saint-siège offrit toutes les satisfactions, Joseph Bonaparte se retira en Toscane et quelques jours après, une armée française marchait sur Rome sous les ordres du général Berthier. Le peuple ouvrit lui-même les portes de la ville et lit un accueil enthousiaste au futur prince de Neuchâtel et de Wagram. Sur l’ordre du Directoire, Pie VI, invité à quitter ses États, se retirait à Sienne.

Le Directoire n’avait pas oublié Maury. Berthier avait reçu l’ordre de l’arrêter. Les dragons chargés de s’emparer de sa personne arrivèrent à Montefiascone quelques heures trop tard. Avisé secrètement du sort qui l’attendait, il s’était enfui en Toscane. Mais sa présence étant signalée au ministre de France, le grand-duc le fit échapper. On lui donna un passeport où il était désigné comme domestique d’un courrier de cabinet, envoyé par le gouvernement grand-ducal à Vienne. Le cardinal s’arrêta à Venise dont le traité de Campo-Formio venait de faire une ville autrichienne. Il y resta, malgré l’invitation du tsar Paul, qui l’engageait à se rendre en Russie, où il aurait trouvé le comte de Provence, alors réfugié à Mittau. C’est à cette occasion et à cette époque qu’une correspondance suivie s’établit entre le chef de la maison de France et l’ancien chef de la droite à l’Assemblée constituante. Ce dernier s’était excusé de ne pouvoir quitter l’Italie, à cause du conclave que l’âge et la santé de Pie VI permettaient de croire prochain ; l’exilé de Mittau lui répondit par une longue lettre autographe, dans laquelle, envisageant à son tour l’éventualité d’une prochaine élection pontificale, il communiquait au cardinal ses vues et lui donnait ses instructions. « Je voudrais, écrivait-il, que le futur chef de l’Église fût un homme d’un âge mûr, sans être dans la vieillesse, dont les rudes épreuves eussent fait éclater le courage et les bons principes, qui eût déjà réuni tous les suffrages dans l’administration d’une diocèse, dont l’éloquence fût connue de toute l’Europe, et dont la santé fût en état de résister aux fatigues qui plus que jamais seront inséparables de la tiare. Il ne manque à ce tableau que votre nom : c’est donc vous que je désirerais voir élever sur le trône pontifical, et ce serait le plus grand bonheur qui pût arriver à l’Église et à la France. » Mais le comte de Provence ne se dissimulait pas les difficultés de l’entreprise. « S’il faut y renoncer, ajoutait-il, ce serait du moins une bien grande consolation pour moi de voir élire quelqu’un des prélats de mon royaume… Mais comment m’en flatter, si votre dignité de cardinal et d’évêque de Montefiascone et la circonstance même d’être né sujet du saint-siège ne peuvent l’emporter sur les intrigues de ceux dont je viens de vous parler (les révolutionnaires) ? Il faudrait donc, si mes souhaits ne peuvent être remplis, vous appliquer à faire tomber le choix du sacré-collège sur un prélat qui eût une partie des qualités que je vois si bien réunies en vous, qui se souvînt du moins que la France est le royaume très chrétien, que son monarque est le fils aîné de l’Église. Enfin pour dernière ressource, n’eussiez-vous pu diriger l’élection, il faudrait que vous cherchassiez à prendre de l’influence sur le nouveau pape et je ne vous ferai pas un compliment en vous disant que vous en avez tous les moyens. »

Voilà donc Maury chargé du secret du roi et de plus son candidat à la papauté. Sans doute, en lisant cette lettre, où le frère de Louis XVI l’appelait mon cousin, il se rappela la prédiction qu’il avait faite, trente ans plus tôt, à Mercier, et plus que jamais il dut croire à son étoile. Il faut avouer qu’alors la fortune semblait conspirer avec lui. Elle lui accordait la faveur des Bourbons au moment même où le Directoire paraissait le plus menacé au dedans et au dehors. Au dehors surtout, la situation des Français était grave. En Italie, ils perdaient du terrain devant les efforts concertés des Napolitains, des Anglais, des Autrichiens, des Russes, — des Russes principalement dont le général, l’illustre Souvarow, se couvrait de gloire en battant Moreau à Cassano, Macdonald à la Trebbia, Joubert et ses lieutenans à Novi. Maury, dans ses dépêches, enregistre avec joie ces défaites. A Mittau, on croyait fermement à une restauration prochaine.

Le malheureux pape Pie VI, qui avait été emmené de Toscane en France, mourut à Valence le 29 août 1799. Où se tiendrait le conclave ? C’est la première question qui se posa quand parvint la triste nouvelle aux cardinaux réfugiés en assez grand nombre à Venise. A Rome, les esprits étaient trop troublés pour qu’on y pût trouver le calme et la sécurité nécessaires. La majorité du sacré-collège opinait pour Venise, si l’empereur agréait ce choix et voulait bien assurer le conclave de sa protection. C’est de cette ville que partit l’avis officiel de la vacance du saint-siège, adressé à tous les gouvernemens par le sacré-collège. Maury obtint que l’on observât à l’égard de l’exilé de Mittau les formes suivies quand la mort du pape Innocent X fut annoncée à Louis XIV. Ce fut une grande joie pour le comte de Provence, qui répondit également selon le protocole solennel de la cour de Versailles. En attendant l’arrivée des cardinaux étrangers, Maury continue d’envoyer à Mittau les renseignemens qu’il peut recueillir et ses propres observations. « Les brillans succès du maréchal Souvarow en Suisse, écrit-il le 19 octobre, et des Anglo-Russes en Hollande, nous combleraient de la joie la plus pure, si elle n’était tempérée par les pertes trop déplorables de l’illustre et malheureuse armée de Condé à Constance… Il est affreux de ne voir reculer que pied à pied ces imbéciles fanatiques qui arrivent enchaînés aux champs de bataille, et dont la valeur personnelle oublie sitôt les conscriptions forcées qui sont pour eux des proscriptions. Mon espoir est qu’ils cesseront d’être d’aveugles machines à feu sur le sol de France. La réaction de l’opinion publique ne se fera sentir que dans leurs loyers, et on ne verra qu’alors deux partis aux prises l’un contre l’autre. » Il est permis de se demander si Maury était sincère en parlant de ces soldats arrivant enchaînés sur le champ de bataille. Qu’à Mittau, en Courlande, on crût à de pareilles légendes, ce serait assez vraisemblable ; mais à Venise, si près du théâtre de la guerre, était-ce possible ? Il est plus probable que le cardinal ne voulait pas être en reste de flatteries avec son roi. Pourtant cet espoir d’invasion et de guerre civile, qui lui cause une joie si pure, est quelque peu troublé par une sinistre rumeur qui se répand tout à coup en Italie. « On a débité, dit-il, sur la loi de je ne sais quel corsaire, que le général Bonaparte s’est sauvé d’Egypte et qu’il venait d’arriver en Corse. Personne ne croit à cette nouvelle, qui ne manquerait pas d’avoir un tout autre caractère de certitude et même d’évidence, si elle avait quelque fondement (sic). » Mais la rumeur persiste. « On me confirme l’arrivée de Bonaparte en France, écrit-il, le 2 novembre, Dieu veuille que ce soit un faux bruit. » Et il ajoute, le 9 : « Personne ne doute plus du retour de Bonaparte. C’est un homme dangereux : mais la Providence a ses desseins et il faut attendre que les événemens nous les expliquent. »

Cependant les cardinaux retardataires arrivaient. L’empereur François avait autorisé la tenue du conclave à Venise. Les préparatifs s’achevaient. Tous les voyageurs qui ont visité l’antique cité ont remarqué, du coin du palais des doges, de l’autre côté du grand canal, le noble et élégant profil de la coupole de San Giorgio Maggiore. L’église, œuvre de Palladio, est l’une des plus belles de Venise. C’est dans l’ex-couvent de Saint-George, aujourd’hui caserne d’artillerie, que s’enfermèrent les cardinaux pour élire le successeur de Pie VI. À l’ouverture du conclave, Maury n’avait pas reçu de nouvelles instructions, mais il ne paraît pas embarrassé pour cela. « N’ayant pas reçu d’ordre de Votre Majesté, écrit-il au comte de Provence, je ne crois pas pouvoir mieux la servir qu’en favorisant par tous mes moyens l’élection de celui qui a eu l’honneur de correspondre trois fois avec elle dans le cours de l’année. » Et il ajoute simplement : « C’est, à mon avis, le meilleur choix que nous puissions faire ; mais on ne saurait se donner à soi-même aucune assurance dans de pareils futurs contingens. » Si Maury crut sérieusement à la possibilité de ceindre la tiare, son illusion ne fut pas de longue durée. Jamais son nom ne fut mis aux voix dans les scrutins du couvent de Saint-George. Les cardinaux étaient déjà réunis depuis quelques jours, quand ils furent rejoints par le cardinal Herzan, ayant le secret de l’empereur. On apprit alors que ce prince entendait, comme on devait s’y attendre, profiter autant que possible de la circonstance imprévue qui plaçait le conclave sous la garde de ses baïonnettes. Il voulait, au dire d’Herzan, un pape à sa convenance : mais point n’était besoin, dans sa pensée, de choisir un homme de talent, car « on emprunte aisément des lumières à Rome. » La chancellerie impériale portait en première ligne le cardinal Mattei, en seconde ligne le cardinal Valensi. La cour d’Espagne accordait, au contraire, ses préférences à Valensi et agréait subsidiairement le choix de Mattei. Cela n’était pas pour arranger les choses. On commença par se compter sur le nom du cardinal Bellinsomi. Comme il ne lui manquait que deux ou trois voix pour atteindre la majorité requise des deux tiers, la faction d’Autriche prit peur. Herzan annonça qu’il allait envoyer un courrier à Vienne pour solliciter en faveur de Bellinsomi l’agrément de l’empereur François. C’était un prétexte pour gagner du temps. Et pendant que le courrier courait la poste, Herzan nouait une série d’intrigues en faveur de Mattei. Plus tard, devant l’acharnement de l’Autriche à soutenir la candidature de ce cardinal, l’Espagne conçut de l’inquiétude et fit entendre qu’elle exercerait contre lui son droit d’exclusion. Restait Valensi, le second des candidats de l’empereur. Il était très vieux et presque aveugle. Ses adversaires imaginèrent un jour de le désigner pour scrutateur. On avait choisi une journée brumeuse et le malheureux vieillard ne put lire les bulletins de vote. Cette « espièglerie de conclave » lui fit perdre ses dernières chances. Un instant on crut à la nomination du cardinal Castagnini, candidat des Zelanti. Ce pieux prélat avait des scrupules de conscience. « Saint Pie V, disait-il, assurait qu’il avait compté sur son salut quand il était moine, qu’il en était inquiet quand il était cardinal, qu’il en désespérait presque quand il était pape. — Votre Éminence voit bien, répondit Maury, que cette appréhension ne l’a pas empêché d’être canonisé. » L’intervention de Herzan fit échouer cette candidature. Le conclave avait commencé en décembre. On touchait au mois de mars, sans qu’aucune solution fût intervenue, sans même qu’on entrevît aucune issue. Le feu comte d’Haussonville a exposé jadis, ici même, les péripéties de ce long et laborieux conclave dont les résultats déconcertèrent toutes les prévisions. Maury, dans sa correspondance avec le comte de Provence, raconte au jour le jour les intrigues qui se succédèrent. Ses dépêches sont d’un politique, sinon très habile, du moins spirituel et très libre de préjugés. Quand arrive le mois de mars, les cardinaux, énervés par une longue séquestration, sont dans un état indescriptible. Cette assemblée de vieillards affectait le ton d’un club populaire, s’il faut en croire Maury, qui parle à plusieurs reprises de « vacarme » et de « tintamarre ! » A tout prix, il fallait en finir. C’est alors que se produisit tout à coup une candidature à laquelle nul n’avait songé jusque-là : celle du cardinal Chiaramonti, évêque d’Imola, qui, proposé par la faction d’Autriche à la faction adverse dont il faisait partie, réunit soudain l’unanimité des suffrages. Ici se pose un petit problème historique assez curieux. D’après le comte d’Haussonville, qui s’inspirait des mémoires de Consalvi et aussi de la tradition, c’est à Maury que reviendrait le mérite d’avoir inventé la candidature de Chiaramonti : se promenant avec Consalvi, secrétaire du conclave et ami de l’évêque d’Imola, sous les portiques du monastère de Saint-George, l’évêque de Montefiascone aurait présenté cette candidature comme le seul expédient qui pût tirer d’embarras les membres du conclave. Sentant toutefois l’impossibilité de la faire triompher directement, il aurait chargé son conclaviste, l’abbé Pinto, familier du cardinal Antonelli, chef de la faction d’Autriche, de la suggérer discrètement à ce prélat, en lui faisant comprendre que le fait même d’aller chercher un candidat dans la faction adverse lui vaudrait l’amitié de cette faction et l’appui assuré du nouveau pontife. C’est en effet sur l’initiative d’Antonelli, que Pie VII fut élu. Chose curieuse, dans les rapports détaillés que Maury envoyait à Mittau, cet incident est passé sous silence. Maury se dit l’ami de l’évêque d’Imola, se réjouit hautement à la pensée de son élévation possible au trône pontifical, et raille Antonelli de faire les affaires de la faction adverse, mais il n’avoue pas qu’il ait cabale en sous-main pour Chiaramonti. Et pourtant, Maury n’est pas modeste, Maury ne craint pas de se faire valoir et de se mettre en avant. Est-ce à dire qu’il faille reléguer au rang des fables le curieux récit du comte d’Haussonville ? Nous ne le pensons pas. Le plus probable est que Maury n’a pas cru devoir trop marquer au comte de Provence sa coopération dans un choix qui était pour l’empereur un gros échec, mais qui n’était pas un succès pour la cour de Mittau. Non-seulement le nouvel élu n’était pas Maury, mais il n’était pas un cardinal français. Il n’était pas même « un prélat qui se souvint du moins que la France est le royaume très chrétien, et que son monarque est le fils aîné de l’Église. » En effet, Chiaramonti, en 1797, avait loué publiquement la démocratie, avait adhéré sans arrière-pensée à la constitution de la République cisalpine et, lors de l’invasion française, était resté dans son diocèse. Ce fait tout exceptionnel lui avait valu les éloges du général Bonaparte, de l’homme dont le retour d’Egypte avait troublé les têtes, dont « la despotique et colossale puissance, » pour parler comme Maury, faisait trembler l’Europe. Irons-nous jusqu’à dire, avec M. d’Haussonville, que cette dernière considération avait inspiré le ministre du comte de Provence, qu’il ait prévu l’avenir et voulu se réserver ? C’est peut-être aller bien loin : mais la plus vraisemblable hypothèse est assurément que Maury, habile à prendre le vent, trouvait préférable de pousser au trône pontifical, à défaut de lui-même, un homme qui ne fût pas trop compromis dans une politique dont il était trop fin pour ne pas voir le danger. Ce qui nous incline à croire à l’intervention efficace de l’évêque de Montefiascone, c’est l’empressement que mit le nouveau pape à lui être agréable en notifiant son exaltation au comte de Provence, dans les formes officielles d’autrefois, — toujours comme à Louis XIV.


IV

Les gens ruinés et malheureux, peu habitués aux égards, sont plus sensibles aux marques de courtoisie qu’on leur témoigne et sont enclins à s’en exagérer l’importance. C’était le cas de la cour de Mittau au printemps de l’année 1800. Non-seulement Pie VII, mais aussi le tsar Paul venaient de reconnaître Louis XVIII. L’agent à Saint-Pétersbourg du prince fugitif, M. de Caraman, était reçu à la cour impériale comme ministre de France. Le comte de Provence comptait aussi que le cardinal Maury serait admis officiellement au même titre auprès d’un pape qui venait de lui donner une preuve de haute déférence. Il s’imaginait que, par le seul prestige de son nom, il jouerait son rôle dans la politique européenne. Cet état d’esprit se trahit dans les instructions adressées à Maury, qui étaient rédigées dans le plus noble style de la diplomatie de Versailles : — « La mission que je confie à M. le cardinal Maury, écrivait le frère de Louis XVI, n’est pas en ce moment très importante du côté de la politique générale. Elle l’est infiniment plus du côté de la religion. » — Et Maury était invité à demander au pape de remettre en vigueur le concordat de François Ier, de nommer des cardinaux de couronne, bref d’agir comme si la monarchie française n’eût pas subi la plus légère atteinte. Il devait, en outre, proposer la médiation du « roi de France » pour amener le saint-siège à reconnaître l’empereur schismatique de Russie comme grand-maître de l’ordre de Malte. Le comte de Provence espérait par ce moyen gagner définitivement à sa cause le tsar dont il était l’hôte et le pensionnaire.

Tout à coup une grande nouvelle éclate en Europe. Le premier consul de la république française a franchi les Alpes. Les Autrichiens, battus dans une première rencontre à Montebello, sont écrasés à Marengo. Le fruit des victoires de Souvarow est perdu. L’Autriche évacue le nord de l’Italie. Les patriotes saluent comme un sauveur le fondateur de la république italienne. Et le poète Monti chante, aux applaudissemens de tous, la gloire de celui qui lui rouvre les portes de la patrie :


Bella Italia, amate sponde
Pur vi torno a riveder.
Trema in petto e si confonde
L’alma oppressa dal piacer.


Une conséquence de la bataille de Marengo lut l’évacuation de Rome par les troupes napolitaines. Le saint-père put se rendre dans sa capitale, où le peuple le reçut avec cet enthousiasme facile qu’il avait prodigué successivement aux Français et aux Napolitains. Maury suivit le souverain pontife à Rome ; mais il ne tarda pas à comprendre qu’on refusait absolument de le reconnaître comme ambassadeur de France. Et, bientôt, il eut à mander à la cour de Mittau une grave nouvelle. Laissons-lui la parole : — « Voici, maintenant, sire, écrivait-il le 12 juillet 1800, une affaire très sérieuse dont il importe que Votre Majesté soit instruite exactement pour pouvoir en calculer elle-même les résultats. Dès que le consul Bonaparte fut arrivé à Verceil, le 25 du mois dernier, le cardinal Martiniana alla le visiter et en fut parfaitement accueilli. Le général lui dit qu’il venait de rétablir le roi de Sardaigne dans ses États et qu’il désirait que ce prince en fût informé. Le lendemain, il rendit visite au cardinal à la tête de tout son état-major. Il lui dit qu’il le priait de se rendre à Rome pour annoncer au pape qu’il voulait lui faire cadeau de 30 millions de catholiques français, qu’il voulait la religion en France, que les intrus du premier et du second ordre étaient un tas de brigands déshonorés dont il était déterminé à se débarrasser, que les diocèses étaient anciennement trop multipliés en France et qu’il fallait en restreindre le nombre, qu’il désirait établir un clergé vierge, que quelques-uns des anciens évêques n’étaient nullement considérés dans leurs diocèses où ils ne résidaient presque jamais, que plusieurs n’avaient émigré que pour cabaler et qu’il ne voulait pas les reprendre, qu’on traiterait avec eux de leur démission et qu’il leur ferait un traitement convenable, qu’en attendant qu’il pût doter le clergé avec des biens-fonds, il lui assurerait un sort très honnête, mais sans magnificence, et que le plus pauvre des évêques aurait 15,000 livres de rente, que l’exercice de la juridiction spirituelle du pape reprendrait librement son cours en France, que le pape seul instituerait les évêques et qu’ils seraient nommés par celui qui administrerait l’autorité souveraine, enfin qu’il voulait rétablir le pape dans la possession de tous ses États. »

On voit que Bonaparte avait dans la tête tout le plan du futur concordat. Le cardinal Martiniana dépêcha à Rome son neveu le comte Alciati avec une lettre dont on connaît seulement un fragment en traduction[2]. Ce fragment correspond assez exactement aux termes du rapport de Maury. Le pape fut enchanté. Sa réponse[3] témoigne de la plus vive satisfaction : Non ci poteva, écrit-il au cardinal-évêque de Verceil, giungere certamente nuova piu grata di quella que contiene la di lei lettera dei 26 giugno recataci da suo nipote il conte Alciati. Quant à Maury, après avoir résumé, comme on l’a vu, le langage du premier consul, comprenant le coup qu’un tel avis va porter à son roi, il s’applique à en atténuer la violence. Il ajoute quelques phrases rassurantes : — « On ne voit encore (sic) rien de monarchique dans cette proposition qui semble au premier coup d’œil devoir former la première marche du trône. Quels étranges évêques nommerait Bonaparte ? Où les prendrait-il à moins qu’il ne voulût se servir d’eux pour détruire entièrement la religion ? Comment concilier le catholicisme avec les décades, avec les sermens, avec l’instabilité d’un clergé salarié, avec le divorce et les autres lois existantes, avec la destruction des collèges, des séminaires, etc. — « Si la proposition est sérieuse, conclut-il, ce sera une terrible affaire que nous aurons à traiter dans un mois. »

L’arrivée de cette dépêche à Mittau fut un coup de foudre. A la pensée de la réconciliation possible de la France avec le catholicisme, de la restauration du culte, de la réouverture des églises, à cette perspective consolante, semble-t-il, pour les âmes chrétiennes, le comte de Provence est pris à la fois de colère et de découragement. C’est un coup terrible, peut-être mortel, qui frappe ses espérances. Quelle sera sa raison d’être à l’avenir, et qui pensera encore aux Bourbons si la paix religieuse est rétablie en France ? A travers les réticences de son agent, le fils aîné de l’Église voit clairement la situation et ne se paie pas de mots : « Le pape a cru bien faire sans doute, écrit-il à Maury, mais, dans le fait, il s’est conduit comme un enfant. » Et avec cette clairvoyance que donne l’imminence du péril, il fait justice des objections du cardinal : — « Les décades, on les supprimera : Bonaparte a trop de bon sens pour ne pas sentir que le nouveau calendrier est détesté en France… Le serment, on l’abolira : le consul ne s’embarrasse pas d’une vaine formalité ; le divorce,.. on sanctionnera les mariages qui en ont été la suite et on l’abolira pour l’avenir. Si le premier consul se dégoûte d’une femme surannée que le débordement des mœurs et la guillotine ont placée dans son lit, s’il veut avoir des enfans, il trouvera facilement des nullités dans leur mariage. La destruction des collèges et des séminaires, on les rétablira… Voilà pourtant les difficultés entrevues en supposant quelque durée à la puissance de l’usurpateur. Elles sont faciles à lever ; mais il en est une plus forte et qui, dans le moment, est tout à la fois un motif d’espérances et de crainte : c’est le corps actuellement existant du clergé français. Le pape se résoudra-t-il à le sacrifier, exposera-t-il la France à un schisme plus terrible que celui dont il veut la tirer ? »

Cette lettre trouva Maury, non plus à Rome, mais à Montefiascone, où il était venu pour fuir les chaleurs de l’été. L’ambassadeur prit l’affaire plus froidement que son maître. Sans aller lui-même au Vatican, il rédigea une longue et savante note où il développe éloquemment l’argument suggéré par le chef de la maison de France, savoir la nécessité d’obtenir l’assentiment des évêques français au nouveau régime à établir. Ces évêques, le pape, d’après les traditions de l’Église, n’a pas le droit de les déposséder. Comme ils appartiennent à l’aristocratie, qu’ils passent pour royalistes, qu’ils ont souffert de la révolution, on compte qu’ils opposeront une résistance invincible. Le mémoire fut remis au secrétaire d’État du pape par le frère du cardinal. Consalvi déclara que c’était une œuvre admirable, qu’il allait le faire traduire en italien pour que le saint-père pût mieux s’en pénétrer. En réalité, Maury est soigneusement tenu à l’écart. Il a appris que Mgr Spina a traversé mystérieusement son diocèse en se rendant à Verceil. Il sait aussi que les conférences ouvertes en cette ville se poursuivront à Paris, mais il ne se doute pas de ce qui se fait et de ce qui se fera : — « On se tait par politique, » écrit-il au mois d’octobre au comte de Provence ; « mais ce silence est d’un heureux augure, » ajoute-t-il aussitôt, comme s’il craignait de trop affliger son maître.

La cour de Mittau ne s’était pas bornée à charger Maury d’agir auprès du pape. Elle intriguait de toute part pour faire échouer les pourparlers engagés, sans même prendre soin de colorer les motifs d’une politique si peu chrétienne. « Tout accord que passerait le chef de l’Eglise avec Bonaparte renfermerait la reconnaissance de l’usurpateur et priverait le roi de l’appui de la religion, » écrivait crûment la chancellerie de Mittau à l’un des agens royalistes de Paris. Louis XVIII suppliait le tsar Paul d’appuyer ses représentations auprès du pape. Il pressait les évêques français de refuser tout compromis, de résister au chef de l’Église lui-même au nom de leur roi et de l’Église gallicane. Mais la cause était perdue d’avance et chaque courrier apportait au prince exilé quelque nouvelle cause de tristesse. Maury était de moins en moins écouté à Rome. On apprenait, d’autre part, que deux des principaux prélats français, les archevêques de Bordeaux et de Paris, MM. de Boisgelin et de Juigné, inclinaient à se rallier au gouvernement consulaire. Enfin le tsar, l’ami fidèle sur qui Ton comptait le plus, déclinait tout concours, et passait, lui aussi, dans le parti du plus fort. Ce prince subissait, comme toute l’Europe, le charme prestigieux alors du vainqueur de Marengo. Il voyait la France pacifiée, la sécurité publique rétablie, le crédit reconstitué, l’ordre garanti, la religion assurée d’une restauration prochaine. Il avait conclu avec le premier consul une alliance intime, que sa mort tragique devait malheureusement rompre avant qu’elle ait porté ses fruits. À l’égard de son hôte de Mittau, changeant brusquement d’attitude, il fit preuve d’une brutalité choquante. Le commandant militaire de la ville se rendit au château le 20 janvier et notifia au comte de Provence le retrait de l’asile accordé en Russie aux Bourbons. Le comte d’Avaray, qui remplissait les fonctions de secrétaire d’État, informa Maury de cette décision soudaine. La dépêche était accompagnée d’une note autographe du frère de Louis XVI, ainsi conçue : « L’empereur de Russie ayant retiré au roi l’asile qu’il lui avait jusqu’à présent accordé, Sa Majesté, sans pouvoir apprécier les motifs d’une pareille détermination, se met en route demain avec Mme la duchesse d’Angoulême. Il est impossible de prévoir encore où l’héritier de Louis XIV et la fille de Louis XVI trouveront un abri. Dès que le roi pourra avoir un aperçu du lieu où il lui sera possible de s’arrêter, il en instruira M. le cardinal Maury, qui, en attendant, continuera sa correspondance avec Sa Majesté en l’adressant à M. de Thauvenay à Hambourg. » Rien de plus lamentable que cet exode. L’oncle et la nièce, qui voulut noblement partager son sort, allèrent échouer à Varsovie. Le chef de la maison de Bourbon se fixa dans cette ville, alors prussienne, sous le nom de M. le comte de l’Isle.

Cette expulsion, accentuant l’isolement des Bourbons, rend plus fausse encore la situation de Maury. Il lui devient impossible de rien savoir. On lui cache tout. Le secret des négociations de Paris est gardé « à peine d’excommunication, » écrit-il à M. de Thauvenay, comme pour excuser son ignorance. En février 1801, il avait demandé une audience au pape et avait directement interrogé sa sainteté sur les négociations de Mgr Spina. Le saint-père avait répondu avec une finesse charmante « que Mgr Spina écrivait qu’il avait quelque espoir de servir utilement le saint-siège, en gagnant du temps, qu’il traînait en longueur le plus possible, que Bonaparte ne se montrait pas absolument intraitable, mais que le pape devait faire le mort… » Maury savait ce que parler veut dire et il sentait tous les moyens d’action lui échapper successivement. Chaque jour amène une défection nouvelle. Un jour Murat vient à Rome. C’est à qui lui fera sa cour. Le pape et les cardinaux lui réservent l’accueil le plus flatteur : sa belle mine charme tout le monde. Le ministre de France, Cacault, est très entouré, très écouté et peu à peu les plus acharnés adversaires de la république se font présenter à lui. — Au mois de juin, comme les pourparlers de Paris traînaient sans aboutir, Cacault fait pressentir son départ. Cela suffit à répandre partout le trouble et la consternation. L’habile diplomate en profite pour décider le secrétaire d’État Consalvi à partir lui-même pour la France. Le ministre et le cardinal font route ensemble jusqu’en Toscane. — Quelques semaines après, l’accord était conclu ; mais bien que le traité fût dûment scellé et signé, comme il n’avait pas encore reçu les ratifications, il fut convenu de part et d’autre que pendant quelque temps il ne serait pas divulgué. Le secret fut si rigoureusement observé, que Maury, en annonçant au comte de l’Isle la conclusion de cet accord si redouté, n’était pas même en mesure d’en envoyer une analyse. Il se bornait à manifester son indignation en termes énergiques. « Jamais, disait-il, le saint-père ne s’est traîné si bassement à la suite de l’autorité temporelle. » Le comte de Provence ne pensait pas autrement. Son seul espoir était dans le schisme qu’il s’efforçait de susciter en encourageant les anciens évêques à la résistance. Mais qu’importait l’attitude de ces prélats, ayant, suivant le joli mot de l’un d’eux, « le douloureux, mais nécessaire courage qui anima saint Paul lorsqu’il résista en face à saint Pierre ? » Le pape passa outre. Un bref du 15 août 1801 invita à se démettre les évêques qui ne trouvaient pas leur place dans la nouvelle organisation. Beaucoup obéirent. Quant aux autres, on ne s’en occupa plus.

Dans sa hâte de protester contre le concordat, le comte de l’Isle n’attendit même pas de le connaître. Le 6 octobre, il expédiait à Maury une note ainsi conçue : « Par sa note du 25 août dernier, le roi avait prévenu M. le cardinal Maury qu’il déposerait secrètement entre ses mains un acte conservatoire de ses droits. Il eût été à désirer, sans doute, qu’avant de faire cet acte, le roi eût une connaissance entière des conditions arrêtées entre le pape et B. P. (évidemment Bonaparte) ; mais les occasions sûres de communication sont trop rares pour que le roi ne saisisse pas celle qui se présente aujourd’hui, et il vaut mieux faire une protestation moins parfaite que de s’exposer à n’en point faire du tout. Cette protestation doit demeurer secrète quant à son contenu et à son dépositaire… » Dans ce curieux document, que M. Ricard publie in extenso, le chef de la maison de France déclare le concordat nul comme « attentatoire aux droits de notre couronne, à ceux des évêques de notre royaume, aux saints canons et aux libertés de l’Église gallicane, fait d’ailleurs sans pouvoir de la part du soi-disant premier consul et sans liberté de la part du souverain pontife, capable enfin de produire un nouveau schisme et d’induire en erreur nos bien-aimés sujets sur l’un des devoirs les plus sacrés que la religion leur impose, savoir la fidélité envers nous. »

Les dépêches qu’échangent à cette époque le comte de Provence et son agent près le saint-siège montrent bientôt qu’une profonde divergence de vues tend à séparer les deux correspondans. Le prétendant, au fond de la Pologne, isolé dans son exil, se renferme dans son intransigeance. Le cardinal subit l’influence de son milieu et veut éviter de se compromettre inutilement. Il opine pour que la protestation du roi contre le concordat ne soit pas publiée et obtient facilement qu’elle garde le caractère secret. A l’égard des anciens évêques français qui lui demandent conseil, son rôle est embarrassant : il sait que M. de l’Isle les pousse à la résistance ; mais son bon sens le détourne de les engager dans la voix du schisme. Il imagine de leur conseiller de se concerter tous entre eux pour adopter d’un commun accord la même attitude. C’est moins compromettant. Cependant le gouvernement français ne le perd pas de vue. En avril 1801, Talleyrand, ministre des affaires étrangères du Directoire, avait chargé Cacault de témoigner au pape son étonnement que « Sa Sainteté n’ait pas encore éloigné de sa personne un des ennemis les plus acharnés de la France. » Depuis ce moment, il a dû abréger de plus en plus ses séjours à Rome. En 1802, il est même invité à rester à Montefiascone. C’est un exil qu’en apparence il supporte courageusement : « Cette nouvelle persécution que je m’honore de mériter, écrit-il à M. de Thauvenay, ne me dégoûte pas le moins du monde de la cause pour laquelle je suis heureux de souffrir en lui sacrifiant tous mes intérêts. » Mais ne voit-on pas à travers ces protestations percer le dépit ? L’homme dévoué à une cause jusqu’à être heureux de souffrir pour elle ne se vante pas des sacrifices qu’elle lui impose. Il n’y songe même pas.

A partir de ce moment, les dépêches de Maury sont plus rares. Son rôle commence visiblement à le lasser. Pour citer un mot brutal qu’il a prononcé plus tard, justement à propos des Bourbons, il avait perdu la foi et l’espérance, il ne lui restait que la charité. Cet état d’esprit explique son attitude dans le dernier incident auquel il se trouva mêlé comme agent et confident du comte de Provence. En 1803, le premier consul, qui avait rendu la paix à la France, eut l’idée de demander aux Bourbons une renonciation à leurs droits. On sait que le gouvernement prussien, qui donnait asile au prétendant, voulut bien assumer le rôle délicat d’intermédiaire. Le président de la régence de Varsovie, M. de Meyer, fut chargé d’offrir au comte de l’Isle, au nom du premier consul, « des indemnités et même une existence brillante. » La réponse fut un refus, conçu en termes très nets et très dignes, terminé par ces mots : « Successeur de François Ier, je veux du moins pouvoir dire comme lui : nous avons tout perdu, fors l’honneur. » Le chef de la maison de Bourbon, dont la noble attitude reçut aussitôt l’approbation de tous les princes du sang, confia le détail de cette affaire à « la fidélité et à la discrétion de M. le cardinal Maury. » La réponse de ce dernier est bien curieuse. Sans oser blâmer son roi, il ne cacha pas son regret qu’on n’eût pas du moins ouvert des pourparlers avec Bonaparte, en chargeant un « négociateur habile » d’écouter ce que le premier consul avait à dire. On était alors dans la trop courte période qui a suivi la paix d’Amiens. Le rôle des Bourbons paraissait à jamais fini, et le cardinal semblait, je ne sais pour quels motifs, croire que « l’existence brillante » offerte à M. de l’Isle par Bonaparte comporterait un trône en Italie. De pareilles propositions ne devaient pas, d’après lui, rester sans réponse ou être rejetées sans examen. Cette désapprobation simplement indiquée dans sa lettre au roi, où elle est un peu noyée dans les éloges, il eut le loisir d’en déduire les raisons de vive voix en causant avec M. d’Avaray dans son palais épiscopal à Montefiascone. Le comte de Provence, informé par ce dernier des objections de Maury, ne blâma pas le cardinal, mais eut à cœur de lui expliquer les causes qui avaient entraîné sa décision. Aujourd’hui, bien des raisons allégués par le prince exilé nous semblent puériles : tant nous sommes loin des théories du droit divin et de la conception qu’on se faisait alors de la royauté légitime. Mais comment ne pas l’admirer, quand l’orgueil de son nom, de sa grandeur, de ses devoirs, inspire au chef de la maison de Bourbon des accens comme ceux-ci : « Je ne prétends pas nier notre détresse (Maury avait fait allusion à la misère et à l’abandon de la famille royale), ni que notre existence ne soit très agitée ; mais tout cela dure depuis longtemps, nous y sommes faits, nous y portons le témoignage d’avoir sans cesse travaillé à remplir notre devoir et, pour moi, cet état est plus effrayant à voir que difficile à supporter. » — Maury, en remerciant le roi de sa lettre, déclare a que ce nouveau chef-d’œuvre a porté la conviction la plus entière et la plus irrésistible dans son âme. » — « Quand, ajoutait-il, je penchais pour une négociation et pour un accommodement avec Bonaparte, je craignais dix ans de paix en Europe. L’Angleterre a compris qu’elle était perdue si elle laissait à la France le temps de se créer une marine… Tout est changé par sa sage déclaration de guerre. » — Ainsi écrivait Maury, mais telle n’était pas, au fond, sa pensée. Son sentiment intime perce dans une lettre qu’il adressait à son frère pour chercher à nouer des relations avec le cardinal Fesch, alors ministre de France à Rome, qui affectait de l’éviter. « Les uns montent toujours, dit-il, tandis que les autres s’enfoncent sans cesse. » Voilà le cri du cœur ! Maury n’était pas, comme Caton, l’homme des causes vaincues. L’ennui lui pesait. Le séjour de Montefiascone lui devenait odieux, comme autrefois celui de Lombez. Il ne pouvait souffrir d’être écarté des grandes affaires, exilé, annihilé. Ce qu’il eût souhaité, c’était d’être « le négociateur habile, chargé d’écouter ce qu’on avait à dire, » le courtier entre Louis XVIII et Bonaparte, — admirable rôle, qui lui eût permis de concilier la faveur de l’un avec celle de l’autre. Comment expliquer autrement son attitude dans une circonstance où l’honneur de son maître eût sombré, si son avis eût prévalu ?

Au surplus, le comte de Provence ne s’y trompa pas. Malgré le ton affectueux de la correspondance à laquelle il donna lieu, l’incident paraît avoir laissé une impression pénible chez ce prince. Le charme était rompu. Maury s’en aperçut bientôt. Il est de règle que les cardinaux, traités de cousins par les rois, les congratulent pour les « bonnes fêtes. » Cacault avait obtenu que le premier consul fût, à cet égard, traité en roi. Qu’allait faire l’évêque de Montefiascone ? Le 3 septembre 1803, il exposa au comte de l’Isle ses perplexités. Il avait éludé l’année précédente. Mais le pape a donné des ordres formels : que faire à l’avenir ? La réponse de Varsovie est un modèle d’ironie : « Le roi voit avec une peine bien vive la position personnelle du cardinal Maury. Il faudrait être sur les lieux pour bien juger les sacrifices que cette position et l’unanimité des démarches du sacré-collège peuvent imposer au cardinal Maury. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le roi n’en sera pas plus scandalisé qu’il ne l’a été jadis de lui voir porter un ruban tricolore. » C’était une allusion à la fête de la Fédération, où le député de Péronne s’était montré avec la cocarde aux trois couleurs, — allusion injuste si, comme on l’affirme, cette cocarde lui avait été envoyée par Marie-Antoinette elle-même, — allusion blessante, en tout cas, dans les circonstances où elle était faite. Le cardinal ne la pardonna pas. Le 6 décembre, il chargeait le marquis de Bonnay, successeur de M. de Thauvenay, de « mettre aux pieds du roi ses vœux les plus ardens de bonne année. Ses vertus, son génie, ses malheurs, ajoutait-il, sont à mes yeux comme aux vôtres, de très sûrs garans des présages que vous formez sur son règne, dès que Dieu nous fera la grâce de relever son trône. Cet espoir consolant ne s’éteindra jamais dans mon âme et j’en ai besoin pour aimer la vie. » — Mais trois jours avant, il avait, dans une lettre assez banale d’ailleurs, envoyé au général Bonaparte « ses vœux les plus ardens » pour « la conservation » et le bonheur du premier consul de la république française. C’était un jalon. On devine aisément que les temps sont proches où le cardinal se séparera définitivement de ceux qui a s’enfoncent. » L’occasion s’offrit bientôt. « Le pape m’a fait avertir, mande-t-il au marquis de Bonnay, le 21 février 1804, de n’écrire à qui que ce soit sur les affaires politiques, en me déclarant que, si je me compromettais, il lui serait impossible de ne pas me sacrifier. Je suis fort surveillé, en pleine disgrâce à Rome, à cause de la peur qui y règne… Mes principes et ma fidélité sont invariables. Je donnerais volontiers ma vie pour mettre le roi sur le trône. Mais, dans ma triste position, je dois suivre les avis ou plutôt les ordres qu’on me donne et m’occuper uniquement de mon métier. C’est pour moi un bien grand et bien pénible sacrifice et je ne doute pas que vous n’en soyez bien convaincu. » C’était un congé donné en termes polis. À Varsovie, on feignit de l’entendre autrement. Mais le parti du cardinal était pris. Dorénavant il laissera sans réponse les lettres du comte de Provence et du marquis de Bonnay.


V

Nous venons de voir Maury brûlant ce qu’il avait adoré. Nous le verrons maintenant adorant ce qu’il avait brûlé. Le retour de Bonaparte d’Egypte le troubla. Le consulat, Marengo, la conclusion du concordat l’ébranlèrent. La proclamation de l’empire porta le dernier coup. Être oublié dans un village d’Italie, sans avenir, sans renommée, tandis qu’à Paris, dans cette ville témoin de ses premiers succès, règne un tout-puissant dispensateur des honneurs, de la fortune, de la gloire : c’est plus que ne peut supporter l’évêque de Montefiascone. En vain son passé proteste contre l’idée d’un rapprochement. En vain son roi, outré de voir l’usurpateur s’asseoir sur le trône, fait un suprême appel « à son cœur, à sa tête et à sa plume, » le naturel l’emporte. — Les membres du sacré-collège envoient leurs complimens au nouvel empereur. C’est l’occasion qu’il saisit ; mais, cette fois, ce n’est plus une fortune banale au bas de laquelle il met sa signature. C’est sa capitulation qu’il signe, et son adhésion enthousiaste :

« Sire, c’est par sentiment autant que par devoir que je me réunis loyalement à tous les membres du sacré-collège pour supplier votre majesté impériale d’agréer avec bonté et confiance mes sincères félicitations sur son avènement au trône. Le salut public doit être dans tous les temps la suprême loi des esprits raisonnables. Je suis Français, sire, je veux l’être toujours, etc. »

Quand Napoléon reçut cette lettre, il était à Aix-la-Chapelle, au cours de ce voyage à travers les nouveaux départemens de l’Est qui ne fut qu’un long triomphe. Il dit à l’abbé de Pradt : « J’ai reçu une lettre du cardinal Maury. Il me dit les plus belles choses du monde ; mais je ne sais à quoi m’en tenir. » L’empereur doutait de la sincérité de Maury : il ne le connaissait pas encore. Pour l’obliger à être sincère, après coup, au cas où il ne l’aurait pas été auparavant, Napoléon fit insérer au Moniteur la lettre du cardinal. C’était lui brûler ses vaisseaux.

Le temps était alors aux conversions. Une foule de gens trouvaient leur chemin de Damas sur la route des Tuileries. Cependant, quelque habitude que l’on eût des apostasies, la lettre de Maury fit scandale. Tout le monde se rappelait le rôle du cardinal à l’Assemblée constituante, nul n’ignorait ses attaches avec la maison de Bourbon. Ce qui nous paraît fatal, à nous qui l’avons suivi dans ses années d’exil, parut d’abord inadmissible aux contemporains. Les royalistes crurent à quelque audacieuse mystification. Mais l’évidence était là. Il fallut bien s’y rendre. Alors l’indignation fit place à la stupeur. Tous les courriers apportaient au palais épiscopal de Montefiascone des diatribes, des injures. Je laisse à penser ce qu’on dut ressentir au palais Lazienski, chez le comte de l’Isle. Quelques mots gracieux tracés de la main de l’empereur compensèrent amplement ces déboires. Cependant Maury demeura quelque temps encore à Montefiascone. Il ne se joignit pas aux cardinaux qui accompagnèrent Pie VII à Paris pour le couronnement. L’année suivante, quand Napoléon descendit en Italie pour ceindre la couronne de fer des rois lombards, Cambacérès l’invita à prendre part aux solennités de Milan ; mais le cardinal ne put se mettre en route en temps utile. C’est à Gênes, le 1er juillet 1805, qu’il fut reçu pour la première fois par l’empereur. Celui-ci, quand il voulait s’attacher quelque nouvelle recrue, déployait un charme de séduction auquel peu résistaient. Il lui fut bien facile de conquérir un homme qui ne demandait qu’à être conquis. « Après cinq minutes de conversation, disait Maury, je fus ébloui, et je me sentis tout à lui. » Napoléon aurait voulu le ramener tout de suite à Paris, comme un trophée. Maury s’excusa, il demanda du temps. Il est clair que Paris l’attirait et l’effrayait un pou tout à la fois. Depuis quatorze ans, il n’y avait pas reparu. Quel accueil y trouverait-il ? dans le monde, ou il était autrefois si fêté ? dans la rue, où jadis les injures et les menaces avaient retenti si souvent à ses oreilles ?

Il vint un moment où il ne pouvait plus ajourner davantage le devoir d’aller faire sa cour à son nouveau maître. Il prit lentement la route du Mont-Cenis, s’arrêta à Lyon, et entra enfin dans la capitale du nouvel empire. Les caprices de la popularité sont étranges ! Le peuple de Paris fit fête à ce revenant. Le même homme qu’on menaçait de la lanterne en 1792 fut acclamé en 1806. Il se trouvait, paraît-il, dans les rues des gens qui criaient : vive le cardinal Maury ! Napoléon fit grand accueil à l’ancien agent des Bourbons, lui assura 30,000 francs de traitement comme cardinal français, et le nomma, aux appointemens de 12,000 francs, aumônier du prince Jérôme, — charge qui n’était apparemment pas très absorbante. Mais ce n’était qu’un commencement. La correspondance intime de Maury avec son frère, chanoine de Saint-Pierre de Rome, resté en Italie, nous initie au secret de ses espérances. « Il est beaucoup plus probable que je ne retournerai pas en Italie, écrit-il le 30 août, et que j’aurai ici une magnifique place. Tout le monde le dit, tout le monde le croit. » Et comme la pensée d’une séparation attristait l’abbé : « Pour te contenter, réplique-t-il, il aurait fallu se renfermer dans un berceau, à Valréas, avec toute la nichée… Heureusement pour toi et pour moi, je n’ai pas été atteint de la même maladie. Tu vois aussi que notre empereur a le bon sens de ne pas croire qu’il faille loger sous le même toit avec sa famille pour lui prouver son attachement, et qu’il s’en sépare, au contraire, pour l’associer à sa destinée. » Et il ajoute : « Personne ne doute ici et n’a jamais douté depuis mon arrivée du beau sort qui m’est réservé. Ce ne sont pas les hommes, ce sont les pavés qui le disent unanimement… On espère qu’avant la fin du mois, son génie (de l’empereur) décidera la question qu’il médite et dont on dit que je fais partie. Je me conduis de mon mieux. Je m’efface le plus qu’il m’est possible… Je deviens à vue d’oeil gros et gras… Ce serait bien autre chose, sans l’abominable habitude qui s’est introduite à Paris de dîner à sept heures du soir. »

Je ne sais à quelle « magnifique place, » à quel « beau sort, » pensait alors Maury. Il dut attendre, sans que d’ailleurs cette attente eût rien de cruel. Il reprit la vie mondaine qu’il avait menée avant la Révolution. Il eut bien à subir ça et là quelques allusions désobligeantes, — comme ce jour où, voyant son portrait exposé en bonne place dans un salon qu’il avait fréquenté sous Louis XVI et ayant remercié la maîtresse de la maison d’un tel honneur, celle-ci lui répondit : « C’est votre portrait avant la lettre ! » Le mot était spirituel et courut alors Paris. Mais, en somme, les salons ne furent pas plus sévères au revenant que la rue. Sa verve, son esprit, joints à l’attrait de ses souvenirs, à la liberté de langage qu’il avait gardée sous la pourpre romaine, faisaient de ce prince de l’église un causeur d’un rare agrément. Il était partout recherché et fêté, surtout dans le monde officiel alors si brillant et si riche.

L’Académie française, reconstituée sous le consulat, l’avait exclu. C’avait été pour lui un cruel chagrin. Aussi n’attendait-il, depuis son retour à Paris, qu’une vacance pour solliciter l’honneur de reprendre son fauteuil. La mort de Target vint fort à propos. Le cardinal fat facilement élu, et ce fut pour lui l’occasion d’un de ces triomphes de vanité qui furent les grandes joies de sa vie. Je ne parle pas de son discours de réception, harangue médiocre, qui ne lui fit pas grand honneur, mais d’une question de protocole académique, qui agita le monde des lettres et de la cour. Le cardinal serait-il traité par l’Académie de monseigneur ou simplement de monsieur ? Les académiciens estimaient monsieur plus conforme aux traditions égalitaires de la compagnie. Mais Maury tenait énergiquement pour monseigneur. « Si je m’appelais Montmorency, je me moquerais de vous, disait-il à Regnault de Saint-Jean-d’Angely ; mais mon talent seul me porte à l’Académie et si je vous cédais sur le monseigneur, le lendemain vous me traiteriez en camarade. » « M. Regnault, ajoute Mme de Rémusat, à qui nous avons emprunté ce trait, M. Regnault rappelait qu’une seule fois l’Académie avait cédé à l’usage du monseigneur et que ce fut à l’égard du cardinal Dubois, qui fut reçu par Fontenelle. Mais, ajoutait-il, les temps sont bien changés. J’avoue qu’en regardant le cardinal Maury j’osais penser un peu que les hommes ne l’étaient pas beaucoup. » L’affaire alla jusqu’à l’empereur. Napoléon connaissait les hommes. Il s’entendait à discerner ceux qui pouvaient le servir et à tirer d’eux le maximum d’utilité qu’il en pouvait attendre. Sachant que les mécontens sont de mauvais auxiliaires, il s’appliquait à satisfaire ceux qu’il avait distingués. Maury, qui était peut-être avec Fesch l’homme le plus en vue du sacré-collège, n’était pas une personnalité négligeable. Pourquoi manquer une occasion de lui être agréable à peu de frais, en le flattant dans sa vanité ? Napoléon donna raison aux prétentions du cardinal, pour se l’attacher plus sûrement. Le jour de sa réception solennelle, l’académicien réélu fût traité de monseigneur par son confrère l’abbé Sicard, qui, on le pense bien, ne fut pas plus avare d’éloges que ne l’avait été jadis le duc de Nivernais. L’infatuation de Maury n’eût plus de bornes. Il suait l’orgueil. C’est vers ce temps qu’un académicien lui ayant demandé ce qu’il croyait valoir pour affecter à l’Institut de telles allures de supériorité, il répondit avec une superbe impertinence : « Bien peu quand je me considère, beaucoup quand je me compare. »

La solution donnée à cet incident académique, en même temps qu’elle mettait plus que jamais en relief la personne du cardinal Maury, avait poussé jusqu’au fanatisme son admiration pour l’empereur. L’éclat de la couronne impériale l’éblouissait au point que toute opposition aux volontés du maître lui paraissait une chose criminelle et monstrueuse. Il n’y avait guère en 1808, sur le continent européen, qu’un homme qui tînt tête à Napoléon : c’était Pie VII. La noble attitude du souverain pontife, qui fait l’admiration de l’histoire, était, aux yeux de l’évêque de Montefiascone, pure démence. « C’est Rome elle-même qui se jette par la fenêtre, écrit-il à son frère, et elle seule pourra s’en préserver (sic) en accordant les choses raisonnables et très supportables qu’on lui demande… Je suis confondu d’étonnement et navré de la plus profonde douleur en voyant les Romains si arriérés en politique. Comment est-il possible que la soumission et la dégradation des grandes puissances ne les éclairent pas ? » Le cardinal aimerait mieux apparemment que l’exemple de cette dégradation gagnât aussi la cour pontificale. Si l’empereur, ce que j’ignore, avait chargé Fouché de lui rendre compte de la correspondance privée de Maury, il dût être pleinement satisfait. L’enlèvement du pape au palais du Quirinal ne trouble pas les sentimens de ce courtisan passionné. Rien ne le fait dévier de la nouvelle ligne de conduite qu’il s’est tracée. Arrive l’affaire du divorce. Son influence s’exerce dans le comité des affaires ecclésiastiques dans le sens des vues de l’empereur. Et il lui semble tout naturel que le mariage religieux contracté par Napoléon et Joséphine, la veille du sacre, soit entaché de nullité par défaut de consentement de l’époux. Après l’excommunication de l’empereur, lors du conflit relatif à l’institution canonique, il eut le mérite de découvrir, dans l’histoire des rapports de l’Église et de l’État sous Louis XIV, un moyen d’éluder l’intervention pontificale. Ce moyen consistait à faire désigner par le chapitre, comme administrateur, l’évêque nommé par le pouvoir civil, mais non agréé par le pape. L’expédient fut étudié par M. Bigot de Préameneu, ministre des cultes, et approuvé par l’empereur. Celui-ci ne pouvait obtenir du pape l’institution canonique pour pourvoir aux sièges épiscopaux vacans en France et en Italie, notamment à celui de Paris, dont le titulaire était mort en 1808. Il avait désigné comme archevêque de Paris son propre oncle, le cardinal Fesch, qui n’était déjà rien de moins que grand-aumônier de sa majesté, archevêque de Lyon, primat des Gaules, et coadjuteur avec succession future du prince primat de la confédération du Rhin. En ce temps-là, le cumul n’étonnait pas trop. Le chapitre métropolitain de Paris, pour complaire à l’empereur, désigna Fesch comme administrateur du diocèse. L’oncle de l’empereur ne voulut pas assumer cette administration. C’était un bon prêtre. Il avait eu pendant la révolution, comme bien d’autres, une période de trouble moral. Après une incursion de quelques années dans la vie laïque, il était rentré dans sa voie. Comblé, par son neveu, d’honneurs et de titres, comte de l’empire, altesse sérénissime, pourvu de revenus énormes, il menait une existence princière : mais il n’entendait pas manquer à ses devoirs envers le chef de l’Église. Son biographe[4] raconte que l’empereur, irrité de son abstention, le manda un jour aux Tuileries et le pressa d’accepter. Fesch se défendit avec vigueur ; l’entretien devint de plus en plus vif. L’oncle lut inébranlable dans son refus. Potius mori, dit-il à son neveu, en manière de conclusion. — Ah, potius mori, s’écria Napoléon, plutôt Maury. Eh bien ! vous l’aurez ! — Et quelques jours après, pendant que Fesch, en pleine disgrâce, dépouillé de la grande aumônerie et de la majeure partie de ses revenus, se retirait à Lyon, l’empereur annonçait brusquement à l’évêque de Montefiascone qu’il venait de le nommer archevêque de Paris. Maury connaissait mieux que personne la situation, étant l’inventeur de l’expédient auquel on lui demandait de se prêter. Sa réponse lut fort belle et de grande allure : « Sire, c’est donc pour assister aux funérailles de la religion. » Mais Napoléon, qui avait appris à le connaître, lui donna le temps de la réflexion, sûr de ce qu’elle amènerait.

Qu’on se rappelle quelle était alors la position de l’Église et de son chef. Brutalement enlevé au Quirinal par le général Radet, traîné à Florence, à Grenoble et de Grenoble à Savone, sans égards pour son âge et ses infirmités, sérieusement malade pendant ce rude voyage, le saint-père était arrivé en Ligurie en pitoyable état. Le genre de vie qu’il menait à Savone, séquestré par M. de Chabrol, harcelé par l’empereur, en proie aux plus cruelles émotions, frappé dans sa dignité et dans ses affections, n’était pas de nature à le rétablir. Sa santé causa même à plusieurs reprises de vives inquiétudes. La mort du pape et l’ouverture d’un conclave étaient donc des éventualités auxquelles il était impossible de ne pas penser. Napoléon, a dit Mme de Staël, voulait avoir un clergé comme il avait des chambellans. L’idée d’un pape docile, soumis, lui permettant d’exercer sur l’Église cette domination qui était dans la tradition des Césars romains et que les empereurs allemands avaient toujours cherché à établir, cette idée l’a hanté souvent. Les dictées de Sainte-Hélène en font loi. Il songeait à transférer le saint-siège en France, non pas à Avignon, mais à Paris. Des dispositions ont même été prises par son ordre en vue de ce transfert. Le palais archiépiscopal, somptueusement restauré, décoré des plus riches tapisseries des Gobelins, serait devenu le palais papal. Il porta même déjà ce nom dans certaines publications quasi officielles. Mais ce n’était pas avec un pontife italien, ayant régné sur Rome et demeuré au Vatican, qu’un pareil rêve pouvait être entièrement réalisé. Il fallait un pape français, un Bertrand de Got. L’empereur devait se croire en mesure de faire élire son candidat. Quel serait ce candidat ? Le premier nom qui se présente à l’esprit est celui du cardinal Fesch. Mais, outre qu’il était alors en disgrâce, le primat des Gaules manquait de souplesse et venait de donner une preuve éclatante d’opiniâtreté. A défaut de Fesch, Maury ne semblait-il pas tout désigné ? Si rien n’autorise à l’affirmer, tout porte à croire que ce fut l’arrière-pensée de Napoléon. Quant à Maury, il était sans doute, en 1810, dans l’état d’esprit qu’il avouait ingénument à l’ouverture du conclave de Venise. Comment, dès lors, eût-il encouru la disgrâce de l’empereur ? Comment eût-il décliné des fonctions qui semblaient un acheminement vers de plus hautes destinées ? Il se laissa nommer archevêque de Paris. Mais la fortune qui l’avait conduit d’une main si sûre, qui l’avait élevé si haut, et qui pour la seconde fois faisait miroiter devant ses yeux la tiare, la fortune l’abandonna, alors qu’il paraissait plus près du but suprême auquel se puisse hausser l’ambition d’un prêtre.

L’archevêque nommé de Paris, c’est ainsi qu’il se qualifiait lui-même, obtint facilement du chapitre le mandat dont il avait besoin. Mais sa qualité de cardinal, ses anciennes relations si amicales avec Pie VII, et le souci de son propre avenir ne lui permettaient guère d’ignorer entièrement l’existence du prisonnier de Savone. Il notifia au pape sa nomination, lui fit part des conditions dans lesquelles il allait assumer l’administration du diocèse de Paris, exprima le vœu d’obtenir bientôt l’investiture canonique et termina sa lettre en sollicitant la bénédiction apostolique. La réponse ne se fit pas attendre. Ce fut un bref foudroyant. Le pontife, si plein de douceur avec ses geôliers, ne transige pas avec un homme lié envers lui par le serment d’obéissance. « Quittez donc sur-le-champ cette administration, écrit-il. Non-seulement nous vous l’ordonnons, mais nous vous en prions, nous vous en conjurons, pressé par la charité personnelle que nous avons pour vous, afin que nous ne soyons pas forcé de procéder, malgré nous, et avec le plus grand regret, conformément aux statuts des saints canons. » Le gouvernement impérial s’appliquait alors à intercepter tous les rapports entre l’exilé de Savone et le clergé français. Ce bref resta inconnu du public au moment où il fut écrit. Maury nia toujours qu’il l’eût reçu. La vérité paraît être qu’il ne l’avait pas reçu officiellement, par la bonne raison que la voie officielle était alors coupée, mais qu’il le connaissait et qu’il n’en tint pas compte. Il s’installa au palais des archevêques de Paris et prit le gouvernement de l’archidiocèse. Ce que fut ce gouvernement, devant l’hostilité sourde du chapitre, devant l’opposition froide, correcte, mais constante du chanoine d’Astros, M. le comte d’Haussonville l’a conté en détail et la publication de M. Ricard n’ajoute rien de bien essentiel à ce que l’on connaît déjà. On aimerait à être fixé sur le rôle de Maury dans l’arrestation de l’abbé d’Astros, qui expia par une longue et arbitraire détention à Vincennes le crime de correspondre avec le pape. Maury s’est toujours défendu d’y avoir participé. M. d’Asiros ne laissait échapper aucune occasion de rappeler au cardinal sa situation fausse et précaire d’administrateur. Un jour, il fit, de son autorité, rentrer la croix archiépiscopale indûment portée devant le prélat. Une autre fois, il échappa à Maury de dire : Mes grands vicaires. « Votre éminence veut parler, sans doute, des grands vicaires du chapitre, » reprit sévèrement le chanoine. Le cardinal répétait volontiers qu’il aimait mieux les coups de barre que les coups d’épingle. Nul n’ignorait les u coups d’épingle » qu’il recevait de M. d’Astros, et quand ce dernier fut conduit à Vincennes, tout le monde crut à une vengeance de l’archevêque nommé de Paris.

L’année 1811 fut doublement mauvaise pour Maury. Il avait donné l’année précédente une édition augmentée et définitive de son meilleur ouvrage : l’Essai sur l’éloquence de la chaire. Il voulut, comme on dit, joindre l’exemple au précepte. Il fit annoncer qu’il prêcherait la Passion à Notre-Dame. Ce fut un événement pour le Paris littéraire et mondain de l’époque. On se rappelait encore l’éloquent prédicateur de la cour de Louis XVI, on n’avait pas oublié le rival de Mirabeau à l’Assemblée constituante. Une foule énorme envahit la vieille basilique. La presse était telle que la princesse de Schwarzenberg, ambassadrice d’Autriche, ne put trouver d’autre siège que les degrés de la chaire. Grande fut la déception de tous. Ce n’était plus l’éloquent orateur d’autrefois, l’homme à la mémoire infaillible, l’improvisateur incomparable. C’était un vieillard lisant un factum ampoulé. Sentant lui-même la décadence, il renonça bientôt à reprendre la parole. Sa vie, du reste, n’est plus la brillante existence qu’il avait reprise en 1806. Soit qu’il veuille se réserver, soit qu’il redoute les appréciations désobligeantes dont il était si souvent l’objet, soit qu’il ait conscience de n’être plus l’homme d’autrefois, soit peut-être pour tous ces motifs ensemble, le cardinal Maury affecte une certaine austérité qui n’était pas dans ses habitudes. Il évite de se trop répandre dans le monde, comme absorbé par les devoirs de sa charge.

Dans la même année 1811, se réunissait à Paris le concile national convoqué par l’empereur pour presser sur la volonté du pape. Maury n’y joua qu’un rôle de comparse. Sans illusion sur la solidité des velléités de résistance que manifesta d’abord cette assemblée, il avait trouvé pour exprimer son sentiment une formule triviale, dont il était enchanté et qu’il répétait partout : « Notre vin n’a pas été trouvé bon en cercles, vous verrez qu’il sera meilleur en bouteilles. » Le plus triste, c’est que sa cynique prophétie fut réalisée. Il paraît être resté également étranger au concordat de 1813, arraché au pape par Napoléon lui-même, à Fontainebleau. Quand le vieux pontife, revenant sur les engagemens qu’il avait contractés, eut écrit sa fameuse lettre de rétractation, l’empereur lui envoya Maury pour essayer de le ramener. Le cardinal, comme il devait s’y attendre, lut mal reçu et ne retourna plus à Fontainebleau. De cette époque, il ne reste de lui que les lettres pastorales, les mandemens qu’il adressait à ses ouailles : ils sont pleins de flatteries pour l’empereur, l’impératrice, le roi de Rome, flatteries lourdes, énormes, sans mesure, sans discernement. Plus que jamais lui manquait le goût, qu’il n’eut jamais fin, ni délicat. Mais, au fond, les éloges qu’il décernait si libéralement à l’empereur et à la famille impériale, les vœux qu’il formait pour le succès des armées françaises étaient sincères, comme son attachement à la cause à laquelle il s’était rallié. Déconsidéré dans le clergé par son attitude à l’égard du pape, brouillé avec celui-ci, odieux aux royalistes qui ne lui pardonnaient pas sa défection, il n’existait que par Napoléon, et il avait trop d’esprit pour ne pas comprendre que son sort était indissolublement lié à celui de son maître. Nul assurément n’adressa au ciel des prières plus ardentes pour le triomphe de l’empereur, nul ne suivit avec plus d’angoisses les déplorables événemens de 1812, de 1813, de 1814, la retraite de Russie, l’évacuation de l’Allemagne, la campagne de France, l’abdication de Fontainebleau.


VI

Quand la nouvelle de l’entrée des alliés à Paris parvint au palais archiépiscopal, le cardinal lisait, assure-t-on, le Tractatus de sacramentis. Il fut, nous dit son biographe, atterré et prononça quelques paroles tirées de l’Ecclésiaste. Certes le Vanitas vanitatum, qui est toujours vrai, n’avait jamais été mieux en situation. Des amis engagèrent Maury à partir : il monta en voiture pour se rendre à Versailles, mais il trouva la barrière fermée et dut rebrousser chemin. Rentré dans son palais, il revêtit la soutane rouge et attendit les Cosaques, qui ne vinrent pas. — Malheureusement pour lui, il n’y avait pas dans Paris que les Cosaques. Avec les alliés, était venu le comte d’Artois, précurseur de son frère, l’ex-roi de Mittau, le ci-devant M. de l’Isle, qui était bien aujourd’hui le roi de France. Maury se joignit au chapitre pour adhérer à la déchéance de l’empereur, et fit demander une audience au comte d’Artois. L’audience fut refusée. C’était de mauvais augure. En même temps, le bref fulminant de 1810 était livré à la publicité. Aussitôt, le chapitre métropolitain s’assemble et « déterminé par une multitude de considérations qu’il est plus facile de sentir que d’exprimer » (ainsi porte le texte officiel de la délibération), retire à Maury son mandat administratif. Et celui-ci reçoit l’ordre de retourner dans son diocèse, à Montefiascone. Abandonné de tous, attaqué dans la presse, insulté, comme toujours en pareil cas, par ceux qui l’avaient le plus flatté, le malheureux prélat connut alors toutes les amertumes. Avant de partir, il rédigea un mémoire apologétique, où il se place sous le patronage de Bossuet. On y retrouve son beau style d’avocat, abondant, nombreux, facile, ce style si merveilleusement approprié aux éloges académiques qui lui valurent ses premiers succès, ce style qui a toutes les qualités, sauf celle qui prime les autres, l’accent de la conviction. Pauvre défense, au demeurant, où, pour pallier sa palinodie de 1804, le cardinal se retranche derrière les ordres du pape, où, pour s’excuser d’avoir violé les ordres du même pape en 1810, il invoque Louis XIV et Bossuet qui n’ont que faire en l’espèce.

Le « mémoire pour le cardinal Maury, » daté du 12 mai 1814, parut au moment même où le prélat prenait le chemin de l’exil. Il avait fait marché avec un voiturier qui devait le conduire à Montefiascone en vingt-six jours. Triste fuite, ne ressemblant guère au voyage triomphal de 1806. Et Maury ne se doutait pas de ce qui l’attendait en Italie. Le pape, à qui l’effondrement du grand empire venait de rendre la liberté, s’était, avant de rentrer à Rome, arrêté, pour quelques jours, dans la petite ville romagnole de Césène, son pays d’origine. C’est là que le départ de Maury parvint à sa connaissance. Il lança aussitôt un bref interdisant à « son cher fils le cardinal Jean Siffrein Maury » d’exercer les fonctions épiscopales, et l’invitant à se rendre à Rome. Le cardinal était à quelques lieues de Montefiascone, quand, dans un village, il apprit la mesure qui le frappait. Il traversa son diocèse pendant la nuit et courut à Rome. Là, nouveau déboire, il reçoit défense de se présenter chez le pape : Monte-Cavallo et la chapelle papale lui sont interdits, et une enquête est ouverte sur sa conduite.

Si les pages qui précèdent ont exprimé l’idée que je me fais moi-même du cardinal Maury, on comprendra ce qu’il dut souffrir de cette disgrâce et ce qu’il y eut de lugubre et de navrant dans l’existence qu’il mena durant ses dernières années. Pour l’homme qui n’a vécu que pour le monde, chez qui les préoccupations d’ambition et d’orgueil ont détruit toute vie intérieure, être rendu à soi-même est le pire des maux. Abattu, écrasé dans l’effondrement de ses espérances, il suppliait, mais en vain, qu’on hâtât du moins son procès, afin d’avoir la possibilité de se justifier. Sans amis, il errait tristement dans cette Rome, où il avait été si fêté jadis et où toutes les portes se fermaient devant lui. On le vit alors, nous dit M. Ricard, « prendre des habitudes dévotieuses qui avaient toujours un peu manqué à sa façon de comprendre et de pratiquer la foi. » — Il était si déprimé qu’il n’essaya pas même de profiter du retour de Napoléon pour rentrer en France. Quand cette nouvelle arriva à Rome, Fesch partit aussitôt pour Paris. Maury aurait pu l’accompagner. Il n’osa pas. Il demanda au pape ce qu’il devait faire, on ne lui répondit pas. Cependant le pape, inquiet, partait pour Gènes, laissant le soin de gouverner les États de l’Église à une junte que présidait le cardinal de La Somaglia. Ce prélat était un de ceux qui avaient refusé d’assister au mariage de Napoléon avec Marie-Louise, estimant que le premier mariage n’était pas rompu. L’empereur pour les punir les avait dépouillés de leurs biens et exilés dans des villes de province, où ils vécurent trois ans sous la surveillance de la police, sans pouvoir porter la soutane rouge. Autant Pie VII, qui, même après Savone et Fontainebleau, gardait un reste d’affection pour l’empereur, était disposé à l’indulgence, autant La Somaglia, dans sa haine pour tout ce qui touchait à l’empire, inclinait à la rigueur. Le 12 mai, Maury fut conduit au château Saint-Ange. On l’enferma dans la cellule jadis occupée par Cagliostro. Il resta sous les verrous pendant trois mois et demi et il y serait resté plus longtemps encore, si le cardinal Consalvi, revenant du congrès de Vienne, n’eût pris en pitié son ancien ami tombé gravement malade et n’eût obtenu du pape une mesure de clémence. Maury fut d’abord autorisé à demeurer au couvent de Saint-Silvestre. Au printemps suivant, Pie Vil donna l’ordre d’abandonner le procès ouvert contre lui. Maury, pour marquer sa soumission, offrit spontanément de se démettre de sa qualité d’évêque de Montefiascone. Le pape fut touché. Il reçut amicalement le cardinal et lui permit de retourner chez lui. La santé du prélat était malheureusement trop gravement atteinte pour qu’il pût profiter longtemps de la clémence du souverain pontife.

Quelques mois auparavant, il avait cherché aussi à se réconcilier avec Louis XVIII. Il saisit pour cette tentative une occasion semblable à celle qu’il avait prise autrefois pour entrer en rapports avec Bonaparte : la lettre de félicitation que les cardinaux adressent aux souverains pour le renouvellement de l’année. M. Ricard a publié le texte de la lettre que Maury écrivit au roi de France pour le 1er janvier 1816. Elle est pénible à lire, attristante. Le vieux cardinal célèbre en termes pompeux les bienfaits de la Restauration, la charte titulaire, le trône, qui est « la clef de voûte sociale. » Sous sa plume, le retour de l’île d’Elbe devient « le dernier cri d’un délire isolé. » Aucune réponse ne lut faite à cette lettre, sinon, que son auteur fut chassé par le roi de cette Académie française, dont il avait été deux fois nommé membre. Louis XVIII ne pardonna pas à Maury. Les souvenirs de 1804 étaient trop amers. Il avait bien pardonné à Talleyrand, à Fouché lui-même, Fouché le régicide, et à bien d’autres. Mais ces hommes avaient favorisé son retour, ils le servaient, et après tout, ils ne l’avaient pas trahi lui-même. Les sages de la Chine, — seul pays du monde où l’on se soit avisé de poser des règles de morale pour le cas de changement de gouvernement, — professent que, lorsqu’une dynastie a donné.des signes manifestes d’indignité ou de.décrépitude, les sujets sont dégagés par cela même du lien de fidélité et ne manquent à aucun devoir en se mettant au service d’un nouveau maître. Ils ne font d’exception que pour les hommes qui ont été attachés à la personne même du souverain déchu. « Ceux-ci, lui doivent être toujours fidèles, si méritée que puisse être sa déchéance. C’est à ce précepte qu’avait manqué Maury. Le ressentiment de Louis XVIII était naturel, son irritation légitime. Mais n’était-ce pas pousser bien loin la rancune que de poursuivre jusque par-delà la mort le serviteur infidèle ? C’est pourtant ce qui eut lieu.

Le mal contracté au château Saint-Ange n’avait jamais complètement disparu. Bien que le cardinal fût en état de travailler, — il écrivit même alors une longue étude sur les libertés de l’Église gallicane, où il se vantait d’avoir « éventré » le sujet « effleuré » seulement par Bossuet, — sa robuste constitution avait été profondément atteinte. Au printemps de 1817, son état s’aggrava tout à coup, et il mourut brusquement dans la nuit du 10 au 11 mai. L’ambassade de France s’acharna contre sa dépouille. Non-seulement elle lui refusa les honneurs d’une cérémonie dans l’Église nationale de Saint-Louis-des-Français, mais elle ne permit pas non plus que les obsèques eussent lieu à la Trinité-des-Monts, église française fondée par Charles VIII, dont il était le cardinal titulaire. Sur l’ordre du pape, les funérailles furent célébrées à Santa-Maria in Vallicella. Mais après que les chants eurent cessé, après que les cierges furent éteints, le corps resta abandonné dans l’église, attendant une sépulture. Il attendit trente-huit jours. On lui ouvrit enfin un caveau, à la prière du chanoine Maury frère du défunt.

Si, comme certains semblent le penser aujourd’hui, le principal attrait de la vie est le spectacle de la vie elle-même, les hommes nés avec Maury, autour de 1750, ont joui d’une faveur spéciale de la fortune. Ils ont vu l’ancien régime ; ils ont pu mener cette existence dont Talleyrand disait qu’il fallait avoir vécu à Versailles avant 1789 pour connaître la douceur de vivre ; ils ont vu la Révolution, âge héroïque, époque d’enthousiasme et de passion, de cruauté et de gloire ; ils ont vu se développer la prodigieuse épopée militaire qui commence à Jemmapes pour finir à Waterloo ; ils ont vu s’élever, tomber, se relever, puis disparaître tragiquement de la scène du monde l’homme qui, depuis Charlemagne, y a tenu la plus grande place ; ils ont vu enfin le descendant des anciens rois de France remonter sur le trône de Louis XVI et s’appliquer en vain à renouer les anneaux d’une chaîne à jamais brisée. Tragédie, comédie, féerie, rien ne leur a manqué. Mais prendre plaisir à ce genre de spectacle n’est pas donné à tous. Une pareille jouissance suppose un goût peu commun de l’observation, une sorte de dilettantisme raffiné bien rare en un temps où toutes les facultés étaient absorbées par l’action. Maury n’était ni un observateur, ni un penseur. Sa correspondance est singulièrement dépourvue d’idées générales, d’appréciations personnelles, de vues d’ensemble, de tout ce qui révèle un esprit supérieur s’élevant au-dessus des faits pour les comprendre et les juger. Les événemens et les hommes l’intéressent peu pour eux-mêmes : il voit dans les uns des occasions à saisir et des dangers à éviter, dans les autres, des auxiliaires possibles ou des adversaires éventuels. Sa philosophie de l’histoire ne va pas au-delà. Pour observer, pour réfléchir, pour juger choses et gens, il faut une liberté d’esprit que ne possède pas l’homme uniquement préoccupé de lui-même et de frayer son chemin dans le monde. Avant tout et par-dessus tout, Maury est un ambitieux. Mais l’ambition revêt des formes diverses. Chez lui, ce n’est pas ce besoin féroce de domination qui poussait à tous les excès les mauvais tyrans de l’ancienne Grèce ou les aventuriers de l’Italie du moyen âge, ni cette frénésie du pouvoir qui animait Napoléon. C’est l’amour des places, des pensions, des titres, des décorations, des honneurs, de toutes les flatteries de l’amour-propre et de la vanité. C’est l’ambition de ce qui se donne et non de ce qui se prend. C’est, au fond, la passion de l’avancement ; au service de cette passion et de ceux qui, successivement, lui paraissaient en état de la satisfaire, il a mis son remarquable talent d’écrivain, ses dons oratoires de premier ordre, son savoir-faire, son instruction solide et étendue. Ces rares aptitudes expliquent sa rapide ascension dans le monde et comment le prestolet du Comtat est devenu grand-vicaire, prédicateur du roi, député aux Etats-généraux, évêque, nonce, cardinal, archevêque de Paris, comment, en ce temps où l’on passait roi ou empereur, il a pu penser qu’il passerait pape ! Mais les succès ne sont pas complets s’ils ne sont consacrés par la considération que donnent seulement la dignité de la vie et l’élévation du caractère. Le caractère ! c’est ce qui manqua toujours à cet homme si heureusement doué sous le rapport de l’intelligence et de l’esprit. Les événemens historiques offrent à ceux qui y sont mêlés, surtout dans les périodes de troubles et de révolution, des occasions nombreuses de montrer leur trempe. Il est bien permis à la postérité de se demander comment ils se sont tirés de ces épreuves. Courtisan successif de Louis XVI, du pape, de Louis XVIII, de Napoléon, Maury ne fut pas plus fidèle aux personnes qu’aux principes. La faiblesse du caractère, le manque de tenue morale n’étaient pas même atténués en lui par le tact et la finesse qui, chez d’autres, font illusion et sauvent du moins les apparences.

Naïvement infatué de ses succès, il était grossier et intempérant dans ses propos, brutal dans son langage et ses manières, si bien qu’en son âge mûr, en sa vieillesse même, au comble des honneurs, il sembla toujours plus parvenu qu’arrivé. Le jugement de l’histoire, jusqu’ici, ne lui pas été favorable. La plupart des écrivains qui se sont occupés de lui, Sainte-Beuve, le comte d’Haussonville, l’ont apprécié en termes sévères. La publication de M. Ricard n’est pas pour infirmer leur jugement ; elle montre, il est vrai, que les dernières années de la vie du cardinal lui furent une expiation cruelle ; elle montre aussi par les curieux extraits de sa correspondance intime, qu’il était entièrement étranger aux sentimens au nom desquels nous le jugeons aujourd’hui. Mais je n’oserai invoquer cette inconscience manifeste comme une circonstance atténuante. Me trouvant récemment à Rome, j’ai eu la curiosité de voir le tombeau du cardinal Maury. J’errai longtemps dans l’église de Santa-Maria in Vallicella, cherchant, parmi les inscriptions qui garnissent les murs et le pavé, l’épitaphe latine dont M. Ricard a donné le texte. Ne pouvant la découvrir, je m’adressai à un employé de l’église. Il me conduisit dans un étroit couloir qui mène à la sacristie et me dit en m’indiquant une large dalle : « C’est ici que repose le cardinal français que vous cherchez. Aucune inscription ne marque la place de sa tombe. Le pape l’a ordonné ainsi. » Et je me demandai si Pie VII, en refusant à Maury ce suprême honneur, en cherchant à le faire oublier, n’avait pas montré pour son nom plus de vraie sollicitude que le prélat qui vient de rappeler sur lui l’attention, en publiant les volumes qui ont fourni l’occasion d’écrire ces pages.


GEORGE COGORDAN.

  1. Correspondance diplomatique et Mémoires inédits du cardinal Maury (1792-1817), annotés et publiés par Mgr Ricard, 2 vol. in-8o. Lille, 1891.
  2. Documens sur la négociation du Concordat, par le comte Boulay de la Meurthe, t. Ier, p. 25.
  3. Page 26 du même recueil.
  4. L’abbé Lyonnet, mort archevêque d’Albi.