Le Carillonneur/III/III

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Charpentier (p. 261-268).
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Troisième partie — III.

III


La guerre était déclarée entre Borluut et les magistrats de la ville qui, la plupart, hommes d’affaires et de spéculations, étaient engagés dans l’entreprise du Port-de-Mer. Borluut les avait dénoncés. Il leur fut dès lors un suspect, presque un traître. Encore un peu on le traitait de mauvais citoyen et d’ennemi public. Les journaux de ses adversaires ne lui ménageaient ni injures ni attaques, à lui et à ses amis. Toutes les petites vexations lâches et occultes commencèrent.

La Société des archers de Saint-Sébastien, dont il était Chef-Homme, touchait annuellement un subside, de quoi acheter quelques pièces d’argenterie pour offrir en prix dans ses concours de tir. L’allocation fut retirée, par vexation vis-à-vis de Borluut, et aussi parce que la Gilde paraissait pactiser avec lui, faire opposition au projet.

Mais ce fut surtout contre Bartholomeus, le peintre, qu’une campagne s’engagea. On le savait lié intimement avec Borluut. Au surplus, on le soupçonnait l’auteur de la caricature sur Bruges-Port-de-Mer, ce dessin satirique où l’on voyait les habitants, avec leurs maisons sur le dos, courir après la mer.

Il venait de terminer enfin ses peintures, la grande fresque qu’on lui avait commandée pour la salle gothique de l’Hôtel de Ville. L’occasion était propice, peut-être, aux représailles.

Le peintre travaillait depuis des années et n’avait jamais voulu montrer à personne, même à Borluut, les quatre panneaux qui constitueraient l’ensemble de l’œuvre. Il les avait exécutés au point de vue du lieu de leur destination, en harmonie avec le style du monument, la couleur des murs et des boiseries, l’inflexion du plafond, le jour sobre qui, à travers les vitraux, règne dans cette salle d’apparat. Il ne fallait donc les voir qu’à leur emplacement définitif.

Bartholomeus les installa et, malgré ses scrupules ordinaires, son éternel mécontentement de lui-même, il fut satisfait, presque surpris, du recul que ses peintures, enchâssées dans les encadrements, avaient pris tout à coup, quelque chose comme un enfoncement dans le rêve et hors des âges.

Borluut les vit, les trouva admirables, s’émotionna, s’enthousiasma.

C’était moins de la peinture qu’une apparition, comme si les murs séculaires étaient à jour et qu’on voyait enfin le rêve que les pierres font.

En somme, Bartholomeus avait trouvé un nouveau mode de décoration murale où les choses apparaissaient à travers une brume, ainsi qu’elles doivent apparaître à un somnambule, ainsi qu’elles subsistent dans la mémoire. Les proportions humaines cessaient. Tout s’accroissait d’un règne. Telles pierres de vieux quais s’étiolaient comme un parterre. Des cloches cheminaient comme de petites vieilles. Les personnages n’avaient plus que des gestes d’éternité, la beauté des gestes inutiles.

Borluut, en sa qualité d’architecte de la ville, avait présidé à leur installation ; il convoqua ensuite la Commission des beaux-arts qui devait en prendre livraison. Il y figurait lui-même avec un échevin, quelques conseillers.

Ce fut, chez ceux-ci, un désappointement, un immense ahurissement.

Ils demandèrent des explications à Bartholomeus, qui se trouvait là.

— Quel est le sujet de vos peintures ? interrogea l’échevin.

Le peintre les mena au centre de la salle, d’où on jouissait du meilleur éclairage ; et, après une hésitation, s’emballant, comme s’il oubliait tout à coup qu’ils étaient là, il expliqua :

« Voilà ! c’est un ensemble. Une symphonie sur la ville grise, qu’est Bruges. Une symphonie en blanc et noir, par conséquent. Donc des cygnes et des béguines, d’une part ; des cloches et des mantes, de l’autre ; et tout cela raccordé par le paysage circulaire qui continue et qui est l’orchestration. »

Les membres de la Commission se regardèrent, décontenancés, sévères, soupçonnant quelque ironie de la part du peintre qui ne daignait rien leur expliquer et se réfugiait en des formules hermétiques, les nuées de son orgueil. D’ailleurs, ils jugèrent vite que la peinture était bien conforme à ce charabia. Allaient-ils enlaidir et ridiculiser la salle gothique avec ces tableaux incompréhensibles ?

Il fallait voir. L’œuvre pourrait être refusée. Elle n’était pas payée.

Les examinateurs circulèrent, allèrent se poster de l’autre côté, devant le panneau où figuraient des béguines.

Un conseiller ricana :

— Mais le béguinage n’est pas ainsi du tout.

Bartholomeus jugea inutile de discuter.

Un autre observa encore :

— Il n’y a pas de perspective…

— Chez Memling non plus, riposta Borluut qui commençait à ne plus se contenir, s’extasiait précisément à la même minute sur ce joli fond où Bartholomeus avait enfoncé des chemins, aux indolences de fumées, qui s’en vont jusqu’au ciel, comme dans les Primitifs flamands.

À vrai dire, la Commission n’y pouvait rien comprendre ; mais, au surplus, elle était hostile, excitée par l’échevin, le même qui présida naguère le meeting et, à cause de la caricature imputée au peintre, cherchait à le frapper, et Borluut aussi, par ricochet.

Celui-ci accepta la bataille bravement. Devant les réticences, les critiques niaises de la Commission, il proclama son admiration :

— Ces tableaux sont des chefs-d’œuvre ! On s’en apercevra plus tard. C’est le sort de tout art nouveau de déconcerter d’abord, même de déplaire. Bruges possède un trésor de plus et un grand peintre, dont le nom vivra dans l’avenir.

L’échevin et les conseillers protestèrent contre la leçon qu’en voulait leur donner. Ils avaient leur opinion, aussi légitime, et plus juste peut-être.

— M. Bartholomeus est votre ami ! Nous, nous sommes libres ! observa un d’eux, d’un ton colère.

La séance allait tourner à la dispute. L’échevin, plus prudent et retors, rompit en déclarant que lui et ses collègues feraient rapport au Conseil ; et tous se retirèrent.

Quelques jours après, le peintre reçut une lettre officielle lui notifiant que la ville, conformément aux conclusions de la Commission, ne pouvait accepter les peintures décoratives de l’Hôtel de Ville que moyennant certains remaniements et transformations, qu’une note détaillée lui ferait connaître ultérieurement.

C’était le coup lâche et prévu. Bartholomeus répondit instantanément qu’il ne toucherait plus à son œuvre, longuement mûrie et définitive ; que la commande lui avait été faite sans condition, qu’il la tenait pour indissoluble et exigible.

Le pire, c’est que le payement n’avait pas été effectué encore. Borluut, indigné, dénonça dans un journal toute l’odieuse et ignare machination. Il menaça l’administration d’un procès de l’artiste où il ne pouvait manquer d’obtenir gain de cause. Quant à Bartholomeus, il s’inquiétait surtout du sort de ses peintures. Volontiers il en eût abandonné le prix. Mais il tenait essentiellement à ce qu’elles demeurassent dans la salle gothique de l’Hôtel de Ville, liées à la destinée du monument illustre, incorporées à lui, pour ainsi dire, comme les images à un cerveau. N’était-ce pas le rêve même de Bruges qu’il avait peint, et ce rêve ne devait-il pas, dès lors, s’éterniser dans la Maison Commune ?

Il songeait surtout à la gloire, à l’avenir. Est-ce qu’on viendrait aussi voir son œuvre dans les siècles prochains, comme on va, à l’Hôpital, en traversant des corridors blancs et des jardins de buis, contempler les Memlings ? Ah ! cet orgueil de durer, de vaincre la mort et le néant, d’être le pain et le vin d’art, de faire communier de soi toute l’Élite future ! Ainsi l’ambitionnait Bartholomeus, prêtre d’un Art-Religion.

Borluut publia un jour, dans ce temps-là, un portrait émouvant de son ami, si désintéressé et si noble, et qui devrait être l’honneur et la parure, le trône et le sceptre, le phare vivant de la ville.

Mais ces dithyrambes et ces menaces ne firent qu’envenimer l’affaire. Le patronage de Borluut fut moins efficace que nuisible, à cause des animosités qu’il avait excitées en prenant une attitude d’opposition dans l’affaire du Port-de-Mer. On fut sur le point de faire enlever, d’office, les peintures. À ce moment, le collège intervint, un peu inquiet du bruit suscité, et n’osant assumer la responsabilité du cas. Il conféra avec l’artiste, essaya des moyens de conciliation.

De guerre lasse, on accepta de part et d’autre l’arbitrage d’une Commission exclusivement composée de peintres, et que chacune des deux parties en cause élirait pour moitié. On convint aussi qu’on choisirait comme président, et afin de s’assurer toute impartialité, un artiste français, célèbre, qui exposa fréquemment en Flandre.

Voici ce qui arriva : quand ces peintres se trouvèrent réunis devant les fresques de Bartholomeus, ce fut un élan unanime, un cri de surprise et d’admiration pour cette œuvre d’une unité si parfaite, dont le symbolisme était clair, en somme, et qui attestait une science, une sûreté de son art, une entente du sens des lignes et de la concordance des tons, vraiment déconcertantes. On était en présence d’un maître, qui faisait honneur à l’art flamand et à la ville de Bruges.

Un rapport fut rédigé dans ce sens et transmis.

Borluut exulta, triompha bruyamment. La campagne avait donc abouti. L’évidence s’était faite. Il accabla d’ironies ceux qui n’avaient pas vu clair, dévoila leur ignorance en même temps que leur bassesse d’âme. Borluut prenait un âcre plaisir à ces luttes. Il jouissait de l’Action. Il vivait comme dans la flamme et les fumées.

Ce combat pour Bartholomeus n’avait été qu’une escarmouche, victorieuse, celle-ci, après l’autre, celle de la soirée du meeting, qui fut néfaste, elle, sembla une défaite contre un ennemi invisible, à travers la nuit et de la pluie. La guerre continuerait, la guerre contre le Port-de-Mer, la guerre pour l’art et l’idéal, pour la beauté de la ville. Cette beauté de Bruges, encore inachevée, était son œuvre, sa fresque de pierre, qu’il avait à défendre, comme Bartholomeus la sienne, et vis-à-vis des mêmes ennemis.

L’Action ! L’Action ! Ivresse d’être seul et de vaincre ! Peut-être qu’ici encore il triompherait. Mais combien d’obstacles et d’assauts ! Borluut s’en rendait compte et songeait, non sans mélancolie, que les grands hommes ne s’imposent que malgré tout le monde.