Le Cas du docteur Plemen (Pont-Jest)/II/VII

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VII

LES DÉBUTS DE WITSDN À VERMEL


Les choses en étaient là quand William Witson, le mystérieux personnage que nous avons présenté à nos lecteurs dans le prologue de ce récit, arriva à Vermel.

À l’hôtel du Lion-d’Or, où il était descendu, on ne parlait que de l’empoisonnement de M. Deblain, de l’arrestation de sa femme et de son complice et des charges si accablantes relevées contre eux.

M. Babou, le juge d’instruction, était un homme trop habile pour se tromper, affirmaient quelques personnes. Il est vrai que d’autres, par contre, traitaient irrévérencieusement ce magistrat d’imbécile et d’entêté, qui, plutôt que de revenir sur une erreur, était homme à faire condamner dix innocents.

La ville était donc partagée en deux camps bien distincts. Dans l’un, on croyait à la culpabilité de la jolie veuve et à celle de Félix Barthey, par conséquent ; dans l’autre, on ne voulait pas y ajouter foi, tout en reconnaissant ce qu’il y avait de grave pour les prévenus dans le résultat des perquisitions et dans le rapport médico-légal du docteur Plemen, dont la science ne pouvait pas être plus suspectée que l’honorabilité.

On plaignait l’éminent praticien d’avoir été forcé de prêter son concours à la justice en si terrible circonstance, et on admirait son courage d’avoir poussé le dévouement professionnel, l’amour de la vérité, le respect à la loi, jusqu’à fouiller le corps de celui dont il avait été, pendant plus de dix ans, l’ami dévoué.

Ce qui paraissait surtout inexplicable aux défenseurs de Mme  Deblain, c’était la promptitude avec laquelle M. Babou lui donnait comme complice M. Félix Barthey, que personne, sauf peut-être quelques jaloux, n’avait jamais soupçonné d’être l’amant de la jeune femme, et qui, conséquemment, n’avait eu aucun intérêt à la mort de son mari.

Mais, on le comprend, ces racontars et ces cancans de province n’avaient qu’une importance relative pour William Witson ; il voulait se livrer lui-même à une enquête sérieuse, et comme il fallait, avant tout, qu’il pût agir en liberté, sans provoquer ni les étonnements ni les suspicions, son premier soin fut de faire usage de quelques-unes des lettres d’introduction dont il s’était muni avant son départ de Paris.

Il était prudent que, pour les autorités du chef-lieu de Seine-et-Loire, il ne fût pas un inconnu.

L’une de ces lettres, qui lui avait été donnée par l’un des savants conseillers de la cour de cassation, le recommandait très chaudement à M. de la Marnière, l’un des magistrats les plus estimés de la cour d’appel de Vermel ; une autre, qu’il tenait de l’un des hauts fonctionnaires du ministère de l’intérieur, le présentait à M. Berton, commissaire central de la ville, et une troisième enfin, de son banquier de Paris, l’introduisait auprès de M. Meursan, le plus grand financier du pays, en le créditant sur sa maison d’une somme importante.

La première visite de William fut pour M. de la Marnière, après lui avoir fait remettre préalablement la lettre de son collègue de la cour de cassation.

L’éminent conseiller le reçut tout de suite, et il ne fallut qu’un instant à l’Américain pour comprendre qu’il était en présence de l’un de ces magistrats de vieille roche comme les voulait d’Aguesseau : intègres, dignes et irréprochables, aussi bien dans leur vie privée que dans leur vie publique.

M. de la Marnière venait à peine de dépasser la cinquantaine. D’une distinction parfaite, la physionomie pleine de finesse, il était le fils d’un homme qui, après avoir été pendant vingt ans premier président de la cour de Vermel, en était resté le président honoraire ; mais, comme il s’était prononcé très courageusement contre les décrets d’expulsion, il figurait en tête de cette liste de proscription qui se préparait au ministère de la justice.

On allait suspendre l’inamovibilité de la magistrature pour procéder à ce qu’on appellerait, par antithèse, sans doute, son épuration ; mesure qui avait pour double but, de la part du gouvernement, de se défaire de magistrats peu disposés à rendre des services au lieu de rendre des arrêts, et de créer des places pour tous ces avocassiers sans talent et sans cause, qui encombraient les antichambres ministérielles.

Après avoir appris de Witson ce qui motivait son arrivée à Vermel, M. de la Marnière lui répondit, avec la réserve et la discrétion que lui commandaient ses fonctions aussi bien que son caractère

— Il est certain que les poursuites dont Mme  Deblain est l’objet ont surpris non seulement ceux qui la connaissent, mais encore les gens du monde dont l’esprit sérieux ne se laisse pas entraîner par les apparences. Supposer qu’une femme de vingt-deux ans, un peu légère d’allures peut-être mais dont rien ne prouve la mauvaise conduite, car ce jeune Parisien qu’on affirme maintenant avoir eu avec elle des relations coupables n’avait certes pas l’air de jouer ce rôle auprès d’elle ; supposer, dis-je, qu’une telle femme est devenue tout à coup une misérable empoisonneuse, c’est aller bien vite ! Le parquet s’est peut-être un peu trop hâté, mais, quoique je ne partage aucune des idées politiques de M. le procureur de la République ni de M. le juge d’instruction, je dois croire qu’au point de vue professionnel ce sont d’honnêtes gens qui sauront, s’ils se sont trompés, revenir loyalement sur leur erreur.

— Je n’ai pas l’honneur de connaître M. Babou et suis sans lettre d’introduction auprès de lui ; j’ai cependant l’intention d’aller lui demander l’autorisation de voir Mme  Deblain.

— Je crains qu’il ne vous le permette pas. Elle est au secret le plus rigoureux, ainsi que M. Félix Barthey.

— Comment, cette jeune femme accoutumée au luxe et sur qui ne pèsent encore que des soupçons est enfermée dans une cellule, avec impossibilité de recevoir qui que ce soit !

— Vous n’ignorez pas que les juges d’instruction sont les maîtres absolus en semblable matière. C’est la loi.

— Loi inhumaine, inique, monstrueuse, qui fait de la prison préventive un supplice plus terrible encore que la torture, qui livre un malheureux, innocent peut-être, à l’isolement, au désespoir, à la folie ! Quand il s’agit d’une femme, comment qualifier cette mesure ?

Witson était là sur son terrain. Nous savons quelle était son indignation à l’égard du pouvoir sans limite et sans contrôle que le Code donne aux juges d’instruction, magistrats souvent trop jeunes, sans expérience, infatués de leur puissance, ne voyant tout d’abord que des criminels dans ceux qu’ils sont chargés de poursuivre, craignant toujours que l’acquittement d’un prévenu ne soit une mauvaise note pour eux, tandis qu’une condamnation, qui prouve leur habileté, peut les faire inscrire sur le tableau d’avancement ou les désigner pour la croix.

— Hélas ! vous avez peut-être raison, fit l’honorable conseiller ; mais les choses sont ainsi, et jusqu’à ce que le Code d’instruction criminelle ait été l’objet d’une réforme, non pas radicale mais sage et humaine, il n’y aura rien à faire.

— Si je trouve M. Babou aussi sévère, reprit l’Américain, je pourrai toujours m’adresser à ses supérieurs hiérarchiques : au procureur général et au premier président.

— Dans ce cas spécial, ainsi d’ailleurs que dans tout ce qui concerne la marche de l’instruction, le juge qui en est chargé n’a d’ordres à recevoir de personne, pas même du garde des sceaux.

— C’est vrai, je l’oubliais.

— J’ajouterai ceci, cher monsieur, avec la franchise dont je dois user à l’égard d’un homme qui m’est, aussi affectueusement adressé par l’un des magistrats les plus distingués de notre époque, c’est que, bien certainement, vous ne serez pas en odeur de sainteté auprès du chef du parquet et du premier président de notre cour, lorsqu’ils sauront que vous êtes venu ici en quelque sorte comme ennemi ou du moins comme adversaire, puisque vous vous intéressez à Mme  Deblain.

— Je suis un vieil ami de son père, je l’ai connue enfant, je ne puis croire à sa culpabilité. Elle est étrangère, seule, sans défenseur ; je suis son compatriote. N’est-ce pas mon devoir de la protéger, jusqu’à l’arrivée de M. Panton, qu’on a informé sans doute par dépêche de la terrible accusation qui pèse sur sa fille ? Il est impossible que votre premier président et votre procureur général, si prévenus qu’ils soient contre cette malheureuse, prennent ombrage de mon intervention toute officieuse. Je ne connais point ces messieurs, mais on n’arrive pas en France à ces hautes situations, sans avoir fait ses preuves de capacité, de caractère, d’indépendance. J’ai toute confiance dans l’accueil que je recevrai d’eux, ainsi que dans celui que me feront MM. Duret et Babou.

— Je ne veux pas vous décourager ; permettez-moi seulement de vous donner un conseil : ne dites à aucun de ces messieurs que vous m’avez fait l’honneur de votre première visite.

— Pourquoi donc ?

— Ne me forcez pas à m’expliquer davantage.

M. de la Marnière avait, en hochant la tête, appuyé ces mots d’un sourire d’une telle finesse, que William Witson comprit aussitôt. La magistrature de la cour de Vermel était partagée en deux camps, et c’était précisément auprès de ceux qui pouvaient réellement lui être utiles qu’il était sans accès.

— J’ai saisi, monsieur le conseiller, fit-il en se levant pour prendre congé de son hôte, qu’il avait complètement séduit par sa franchise et sa distinction. Eh bien ! si ces messieurs me reçoivent mal ou refusent de me recevoir, j’agirai seul. Peut-être leur prouverai-je que je suis un adversaire avec lequel on doit compter !

Et saluant l’éminent magistrat, qui ne le laissa partir qu’après l’avoir prié de considérer sa maison comme la sienne, Witson s’en fut chez M. Berton, le commissaire central.

Pour l’ami de la famille Panton, il ne s’agissait, par cette démarche, que d’établir son identité, afin de ne point passer pour un intrus auprès des autorités de Vermel, qui n’allaient pas manquer de s’inquiéter du rôle que venait jouer cet étranger dans une affaire dont toute la ville se préoccupait à si juste titre.

À la présentation de la lettre d’introduction de l’Américain auprès de lui, M. Berton se mit entièrement à sa disposition, mais Witson lui dit, après l’avoir remercié de ses offres de service :

— Je vous suis fort obligé, monsieur, de votre bon vouloir, néanmoins je n’en abuserai pas, tout simplement pour ne pas vous embarrasser ni vous compromettre.

Tout stupéfait, le commissaire de police fit un mouvement.

— Sans doute, monsieur, poursuivit William ; vous êtes naturellement l’auxiliaire du parquet, et je ne suis venu dans votre ville que par intérêt pour Mme  Deblain.

Mme  Deblain, l’empoisonneuse de son mari ! s’écria M. Berton.

— Vous voyez, déjà vous affirmez la culpabilité de cette pauvre femme, tandis que moi, qui ne sais rien de l’affaire, il est vrai, j’en doute encore. Je ne puis donc solliciter de vous aucun service ; je veux seulement vous prier, lorsqu’on vous demandera qui je suis, ce qui ne tardera pas, j’en suis certain, de répondre qu’un des fonctionnaires les plus hauts placés de votre administration vous a complètement assuré de mon honorabilité.

— Oh ! monsieur, je n’y manquerai pas. Maintenant, permettez-moi une simple question. Pourquoi croyez-vous à l’innocence de Mme  Deblain ?

— J’avoue que je n’obéis là qu’à un pressentiment. Je puis me tromper, mais en apprenant, à Paris, les motifs de l’arrestation de cette jeune femme, Américaine, ainsi que moi, j’ai pensé qu’il était de mon devoir de ne pas la laisser sans protecteur, puisque son père n’est pas auprès d’elle.

— M. Panton ne peut tarder à arriver. Le parquet l’a prévenu par un télégramme.

— Et M. Félix Barthey, ce complice supposé de Mme  Deblain ?

— Il appartient à une famille des plus honorables de Lyon ; son frère est ici depuis hier.

— Il n’a pu le voir encore ?

— Non, pas plus que personne n’a pu voir Mme  Deblain. Par ordre de M. le juge d’instruction, les deux prévenus sont au secret.

— Ils n’ont pas même reçu la visite des défenseurs qu’ils ont choisis ?

— Je ne crois pas qu’ils aient encore manifesté le désir de conférer avec aucun avocat. Je dois vous avouer d’ailleurs que M. Babou est d’une réserve extrême sur tout ce qui touche à son instruction. Depuis que mon rôle est terminé, il ne m’a pas fait demander une seule fois.

— Ah ! c’est juste, c’est vous qui avez été appelé à faire les premières constatations, les arrestations peut-être ?

M. Berton, excellent homme, hésitait un peu à avouer à cet ami de Mme  Deblain que c’était lui, en effet, qui avait exécuté contre elle le mandat d’arrêt de M. Babou ; cependant il répondit :

— Je n’ai pas fait autre chose. Je dois ajouter que sous peu de jours, je le crois, votre compatriote et M. Barthey seront autorisés à communiquer avec leurs conseils, car le rapport médico-légal si affirmatif, si accablant de M. le docteur Plemen a permis de hâter la marche de l’instruction. Elle est sur le point d’être terminée. D’après ce qui se dit au Palais, personne ne doute que les conclusions de M. Babou seront pour le renvoi des prévenus en cour d’assises, et que la chambre des mises en accusation se prononcera également dans ce sens.

— Pauvre femme ! quelles doivent être ses angoisses, même si, comme j’en ai la conviction, elle est innocente. Et ce docteur Plemen, que je connais de nom et de réputation, affirme que M. Deblain est mort empoisonné par des sels de cuivre ?

— Il l’affirme, et il a rempli là la plus douloureuse des missions, lui, l’ami de M. Deblain, l’ami de sa femme. Pensez s’il a dû appeler toute sa science à son aide pour ne pas se tromper.

— Il n’a pas dit toutefois que Mme  Deblain fût coupable.

— M. le docteur Plemen n’avait pas à aller aussi loin ; il la défend au contraire avec énergie ; mais il a démontré que M. Deblain a été empoisonné, il a armé la justice ; c’est, à elle de trouver les assassins. Or j’ai peur que votre intérêt pour la prévenue ne vous aveugle, car sans trahir, moi non plus, le secret professionnel, je puis vous apprendre que les perquisitions faites dans l’hôtel de M. Deblain et dans son château, à la Malle, ont eu un résultat terrible pour ceux que le parquet poursuit.

— Les perquisitions ? Ah ! c’est vrai ! C’est vous sans doute qui les avez faites. Je ne commettrai pas alors l’indiscrétion de vous demander en quoi consistent ces preuves que vous avez découvertes de la culpabilité de Mme  Deblain ; vous ne me ré pondriez pas.

— Il est de mon devoir de garder le silence, vous le comprenez.

— Oui, mais il est de mon devoir, à moi, de faire mon enquête officieuse, personnelle ; je vais m’y livrer sans retard. Il y a au fond de toute cette horrible aventure un mystère que je saurai découvrir par mes seules investigations.

— Je souhaite sincèrement que vous réussissiez, car, je n’ai pas besoin de vous l’affirmer, je n’ai aucun motif de vouloir du mal à Mme  Deblain. J’avais l’honneur d’être en excellents termes avec son mari. Quant à elle, je l’ai toujours trouvée charmante et la main ouverte lorsque je me suis adressé à sa charité pour le soulagement des malheureux.

— Eh bien ! nous nous reverrons. Je ne vous prie pas de garder le secret de ma visite ; je vous quitte pour me rendre chez M. le procureur de la République et chez M. le juge d’instruction. J’espère qu’ils me feront l’honneur de me recevoir, bien que je sois sans lettre d’introduction auprès d’eux.

— Oh ! j’en suis certain mais ce dont je doute, c’est qu’ils vous renseignent plus que je ne puis le faire.

— Alors je me renseignerai moi-même.

En quittant, sur ces mots, le commissaire de police, William Witson s’en fut au palais de justice. C’était l’heure où devaient s’y trouver ceux qu’il désirait voir.

MM. Duret et Babou étaient, en effet, à leurs cabinets.

Reçu tout de suite par le premier de ces magistrats, à qui il avait fait passer sa carte, l’Américain lui dit :

— Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, monsieur, mais je suis un vieil ami de Mme  Deblain ; ma visite a donc lieu de moins vous surprendre.

M. Duret s’inclina légèrement, en pinçant les lèvres.

C’était un homme de quarante a cinquante ans, d’un blond roux, au visage blafard, à la physionomie dure mais intelligente, d’assez bonne tenue, affectant cette raideur qui passe, aux yeux de certaines gens, pour de la distinction et n’est, en réalité, qu’une sorte de masque comme en portent, même chez eux, les comédiens confinés dans un seul et même rôle.

William continua :

— Je n’ai pas eu le temps de me procurer une lettre de présentation auprès de vous, ce qui m’eût été facile, car je suis lié avec quelques-uns des magistrats les plus éminents de la cour de Paris, mais M. Berton, le commissaire central, pourra vous dire qui je suis ; le chef du personnel au ministère de l’intérieur m’a adressé à lui. De plus, mon arrivée ici a été annoncée à M. Meursan, l’une des sommités financières du département.

Le procureur de la République s’inclina de nouveau, un peu moins sèchement, mais sans répondre un seul mot.

Nous savons que notre mystérieux personnage n’était pas homme à se démonter facilement ; aussi, sans paraître froissé de cet accueil glacial, poursuivit-il :

— Compatriote de Mme  Deblain, lié depuis de longues années avec sa famille, je n’ai pu apprendre sans une vive émotion les poursuites dont elle est l’objet, et j’ai pensé qu’il était de mon devoir de venir me mettre à son service, tout au moins jusqu’à ce que son père, mon vieil ami Elias Panton, soit auprès d’elle. Je viens donc vous demander, monsieur, l’autorisation de voir cette malheureuse femme, à la culpabilité de laquelle je ne puis croire.

— Monsieur, se décida à répondre, de sa voix cassante, M. Duret, je n’ai pas pouvoir pour accueillir favorablement votre requête. Vous ignorez que, lorsqu’une affaire est entre les mains d’un juge d’instruction, ce magistrat seul a le droit d’autoriser les prévenus à recevoir telles ou telles personnes.

— Je le sais ; je connais parfaitement les lois françaises, bien que je sois étranger ; mais, avant de me rendre chez M. le juge d’instruction, j’ai cru devoir, par déférence, m’adresser d’abord à vous.

Tout cela était dit d’un ton si net, si ferme, si correct, que le procureur de la République en était frappé. Aussi répondit-il avec une politesse relative :

— Voyez M. Babou, je m’en rapporte absolument à ce qu’il jugera bon de faire.

Et daignant se soulever de son fauteuil, M. Duret salua son visiteur, lui indiquant ainsi que son audience était terminée.

Witson comprit et se retira.

Un quart d’heure après, il était introduit auprès du juge d’instruction, magistrat jeune encore, — quarante ans peut-être, — très brun, au teint jaunâtre, le visage orné de longs favoris noirs, les traits communs, les lèvres pincées, le nez fort, les yeux aux regards durs, d’un aspect complètement antipathique. L’étranger vit tout cela d’un seul coup d’œil.

M. Babou tournait dans ses gros doigts la carte par laquelle l’Américain s’était fait précéder.

— Monsieur Witson ? demanda-t-il, avec un accent de terroir, chantant et traînard, comme celui de certains paysans.

— Oui, monsieur, répondit William.

— Que me voulez-vous ?

— Je désirerais vous le dire en particulier, fit-il, en désignant du regard un famélique personnage assis devant une table, en face du juge d’instruction, et qui le regardait en dessous, d’un œil curieux, en rongeant sa plume.

C’était le greffier de M. Babou.

Le magistrat hésita quelques secondes, pendant lesquelles il inspecta son visiteur, pour ainsi dire, des pieds à la tête puis, rassuré sans doute par cet examen, il lit un signe et le greffier sortit, enchanté de prendre un peu de liberté.

— Pardonnez-moi mon indiscrétion, monsieur, dit aussitôt Witson, mais j’ai à vous adresser une requête d’une telle nature que vous l’accueillerez peut-être plus favorablement si elle est confidentielle.

— Une requête ? dit M. Babou en se rejetant en arrière, dans son fauteuil, avec le mouvement d’un supérieur qui veut bien écouter un subalterne. De quoi s’agit-il ?

— Mon nom vous a déjà indiqué que je ne suis pas Français.

— En effet ! Anglais, probablement ?

— Américain.

— Anglais, Américain, c’est la même chose !

— À l’égard de l’idiome. Or, monsieur, non seulement je suis Américain, mais, de plus, je suis de Philadelphie.

— De Philadelphie !… Alors, vous venez me parler de Mme  Deblain ?

— Vous l’avez deviné. Vieil ami de sa famille et l’ayant connue, elle, toute jeune, vous comprenez aisément l’émotion pénible avec laquelle j’ai appris, à Paris, la situation douloureuse qui lui est faite. Je n’ai pas hésité à venir ici pour remplacer ses parents absents.

— Son père ne peut tarder à arriver ; on m’a annoncé qu’il s’était embarqué à New-York avant-hier.

— J’en suis heureux, car M. Elias Panton est un homme considérable dont la présence sera pour sa fille un grand soulagement. Bon nombre des premiers industriels de cette ville le connaissent ; il est en rapports d’affaires avec eux depuis plus d’un quart de siècle.

— Je le sais, mais cela ne m’explique pas le but de votre visite.

— Je viens vous demander l’autorisation de voir Mme  Deblain.

— Voir Mme  Deblain ! Vous ! Pourquoi ?

— J’ai eu soin, monsieur, de me munir, avant de quitter Paris, de lettres de recommandation prouvant qui je suis. M. Berton, votre commissaire central, et M. Meursan, le banquier, vous renseigneront à mon sujet. Quant à mon désir de visiter Mme  Deblain, il est tout naturel : je voudrais que cette pauvre femme fût assurée qu’elle n’est pas seule, isolée, sans défenseur.

Ce dernier mot sonna probablement fort mal aux oreilles de M. Babou ; car, sans hésiter, il répondit brusquement :

— C’est impossible ! La prévenue est au secret ; personne ne la verra tant que mon instruction ne sera pas close.

— Je regrette profondément cette sévérité.

— Je n’agis jamais par sévérité, mais par devoir.

— Alors M. Elias Panton lui-même ne pourra pas communiquer avec sa fille ?

— Pas plus lui que qui que ce soit, si, lors de son arrivée ici, je ne le juge pas à propos.

— Pouvez-vous tout au moins prévoir quand vous lèverez ce secret, isolement si pénible déjà à subir pour un homme et qui, pour une femme telle que Mme  Deblain, est certainement le plus cruel des supplices ?

— Je l’ignore.

En prononçant ces mots d’un ton autoritaire et nasillard, le juge d’instruction avait appuyé sur un timbre, et, un huissier étant venu de suite à son appel, il lui commanda :

— Dites à mon greffier de rentrer.

C’était faire comprendre à son visiteur que leur entretien ne devait pas se prolonger plus longtemps.

Witson se leva, salua M. Babou, qui lui répondit à peine, et sortit.

— Prétentieux et sot ! se dit l’Américain en descendant l’escalier. Malheureuse enfant ! Je préférerais qu’elle eut affaire un méchant plus intelligent.

Et il reprit lentement le chemin du Lion-d’Or, en songeant à l’épouvantable situation de celle que la fatalité rendait justiciable de semblables gens.

En franchissant le seuil de l’hôtel, William était encore tout à ses pensées lorsqu’il se trouva soudain, dans le vestibule, en présence d’une jeune femme, qui, pâle et tremblante, disait à un homme d’une quarantaine d’années, sur le bras duquel elle s’appuyait :

— Ils l’ont arrêté, lui aussi. Que faire ?

— Ne pas perdre la tête, d’abord, lui répondit affectueusement cet étranger. Mon frère est un soldat ; tous les juges d’instruction du monde ne l’effrayeront pas. Votre sœur est encore plus à plaindre que lui !

Witson comprit aussitôt que l’un des interlocuteurs était le frère aîné de M. Barthey et l’autre la sœur de Mme  Deblain.

Il lui suffit, en effet, de regarder Jenny attentivement pour la reconnaître, bien qu’il l’eût quittée toute jeune fille, à Philadelphie, il y avait déjà près de dix ans.

Il s’avança vivement vers elle et Mme  Gould-Parker, le reconnaissant à son tour, après quelques secondes à peine d’hésitation, lui tendit la main en s’écriant :

— Vous, docteur, vous ! Quel épouvantable événement ! Comment êtes-vous ici ?

— Je vous le dirai, répondit William en anglais ; mais ne m’appelez ni par mon nom ni « docteur », pas encore du moins. Nous sauverons votre sœur, rassurez-vous. Présentez-moi, je vous prie, à M. Armand Barthey.

Ce dernier s’inclina un peu surpris.

— Oh ! je vous connais, monsieur, fit l’étranger, en répondant au salut du négociant lyonnais, car je suis déjà au courant de tout ce qui intéresse la situation de Mme  Deblain et de votre frère. Ne tentez pas de le voir ; vous feriez auprès du juge d’instruction une démarche inutile. Si vous voulez bien tous deux m’accorder quelques instants, je vais vous dire tout ce qu’il vous importe de savoir sur cette odieuse aventure.

Et, priant du geste M. Armand Barthey de le suivre, il offrit son bras à Mme  Gould-Parker, pour se rendre à l’appartement qu’il occupait au premier étage de l’hôtel.