Le Cas du docteur Plemen (Pont-Jest)/II/V

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E. Dentu (p. 223-237).

V

PRISON PRÉVENTIVE


Si la physionomie de Mme Deblain exprimait encore plus d’indignation que de douleur, au moment où le commissaire de police l’avait remise entre les mains du directeur de la prison, c’est qu’il s’était fait tout un travail dans son esprit, pendant que la voiture de M. Berton la transportait de la Malle à Vermel.

Sous le coup de l’horrible accusation dont elle était l’objet, et profondément humiliée de l’effet qu’allait produire son arrestation dans cette ville où elle avait été au premier rang, Rhéa s’était tout d’abord affaissée dans le fond du fiacre, en face de ces deux hommes qui, du moins, respectaient sa situation en gardant le silence, et peut-être s’était-elle imaginé, par instants, qu’elle faisait un épouvantable rêve mais bientôt sa nature énergique avait repris le dessus.

Elle s’était dit alors qu’elle devait mettre sur son visage un masque impénétrable, qu’une femme de son rang ne pouvait solliciter la pitié de qui que ce fût par le spectacle de son désespoir, et elle s’était rapidement armée de tant de calme que, quand la grille de la prison s’ouvrit pour laisser rouler la voiture sous la voûte sonore, elle eut la force de ne pas tressaillir. Le commissaire de police ne sentit pas sa main trembler, lorsqu’elle s’appuya sur son bras pour mettre pied à terre.

Ce fut même d’une voix assurée que, quelques minutes plus tard, elle répondit aux questions que lui adressa M. Crosnier, dans le but de constater son identité, avant de l’inscrire sur son registre d’écrou.

C’est également d’un pas ferme que la malheureuse gagna la petite chambre qui allait lui servir de cellule, et d’un mouvement gracieux de la tête, elle accepta la garde de sœur Sainte-Anne, puis salua le directeur de la prison, lorsqu’il disparut avec la religieuse.

Mais quand, après avoir entendu la porte de sa prison se refermer, elle se vit seule dans cette pièce aux murailles blanchies à la chaux, meublée seulement d’un lit de fer, véritable couche d’hôpital, d’une table, de deux chaises de paille, et éclairée par un bec de gaz qu’un épais verre lenticulaire défendait à l’intérieur et qu’on pouvait éteindre du dehors, tout se révolta en elle : ses instincts de femme élégante, son orgueil, sa terreur de l’isolement !

Elle ne put retenir un cri de dégoût autant que d’épouvante.

À ce cri, sœur Sainte-Anne, qui veillait dans le couloir, ouvrit le guichet de la porte et lui demanda si elle avait besoin de quoi que ce fût ; mais Mme Deblain, faisant un nouvel appel à son énergie, lui répondit non, et elle s’étendit tout habillée sur le lit sordide, pour étouffer ses sanglots.

Elle était là depuis déjà plus d’une heure, s’efforçant de mettre un peu d’ordre dans ses idées, se demandant pourquoi elle était prisonnière, car elle ne pouvait supposer qu’elle fût soupçonnée d’avoir commis un crime. Son exclamation : « Est-ce qu’on croit que c’est moi qui ai empoisonné M. Deblain ! » lorsque le commissaire de police s’était présenté devant elle à la Malle, n’avait été qu’un cri d’indignation. Elle ignorait que, sur le mandat d’arrêt exécuté contre elle, figurait, conformément à la loi, l’énonciation des motifs de son arrestation : elle ne l’avait pas lu.

Elle était donc là, disons-nous, ne se rendant compte que vaguement de sa situation, sentant, en quelque sorte, la raison lui échapper, la tête enfoncée dans ses bras croisés, lorsqu’elle sentit qu’on lui touchait légèrement l’épaule, pendant qu’une douce voix lui disait :

— Ayez du courage, madame.

Elle se redressa brusquement.

— C’était la religieuse, entrée sans qu’elle eût entendu ouvrir la porte.

Sœur Sainte-Anne était une femme d’une cinquantaine d’années, sur les traits émaciés de laquelle il était aisé de lire toute une existence de sacrifices et de bonté.

— Vous ? s’écria la prisonnière. Oh ! merci ! merci ! J’ai peur !

— Ne vous laissez pas abattre, reprit avec bienveillance la sainte fille. Vous devez être brisée de fatigue. Couchez-vous. Oh ! vous le pouvez sans crainte, c’est moi-même qui ai tout préparé ici, et je ne vous laisserai manquer de rien. Dieu ne veut pas que ses créatures s’abandonnent jamais au désespoir ! Priez-le et vous serez consolée.

Sans mot dire, Mme Deblain fixait son interlocutrice de ses grands yeux pleins de larmes.

— Voulez-vous que nous priions ensemble ? demanda sœur Sainte-Anne.

— Je suis protestante, murmura la jeune femme.

— Il ne m’appartient pas de juger votre foi. Notre Dieu n’est-il pas le même, plein de miséricorde, écoutant toujours celui qui l’implore ? Prions !

La religieuse prit la main de Rhéa ; elles s’agenouillèrent toutes deux.

Peu d’instants après, la veuve de Raymond, calme et reconnaissante, se releva, puis, aidée de sa gardienne, elle se mit au lit pour sa première nuit de prison.

Les heures, hélas ! allaient se succéder pour elle sans lui apporter le repos.

Dès que la malheureuse se vit seule de nouveau, elle ferma les yeux, appelant le sommeil, mais en vain. Les moindres événements de cette atroce journée hantaient son esprit avec une telle obsession qu’elle ne pouvait les oublier.

Elle se demandait ce qu’était devenue sa sœur, ce qu’allaient penser ses amis, quel serait le désespoir de son père et de son excellente mère à la nouvelle de son arrestation, quel était enfin le rôle du docteur Plemen ?

Est-ce qu’on allait l’abandonner dans son infortune ?… De quoi l’accusait-on ? D’avoir tué son mari, peut-être ! Oui, ce devait être de ce crime, puisque M. Deblain était mort empoisonné. Empoisonné ! Comment ? par qui ? Il n’avait pas d’ennemis. Un accident, sans doute ! Mais si on ne pouvait découvrir les causes de cette fin subite, comment se défendrait-elle ? Qui avait osé la soupçonner ?

Elle cherchait et ne trouvait pas. Mme Dusortois ? Elle savait bien que sa tante ne l’avait jamais aimée, mais de là à la croire coupable d’une aussi monstrueuse action, il y avait loin ! Est-ce que la fortune dont elle était l’héritière avait encore augmenté toutes ces jalousies mesquines qui l’entouraient depuis son arrivée à Vermel ? Ah ! cette fortune, elle n’en voulait rien garder ! Est-ce qu’elle ne devait pas être un jour plus riche que ne l’avait jamais été M. Deblain ? Ne le savait-on pas ?

Pourquoi lui voulait-on autant de mal, à elle qui n’avait jamais fait que du bien à tout le monde ?

Elle pressentait qu’on lui reprocherait son élégance, son luxe, ses fêtes, dont tout Vermel s’était disputé les invitations, et cela lui rappelait ses triomphes, sa cour d’adorateurs, son existence de plaisirs et la bonté de son mari.

C’est vrai, Raymond était mort dans la chambre voisine de la sienne ; il avait dû crier, demander du secours. Croirait-on jamais qu’elle ne l’avait pas entendu, qu’elle n’avait pu l’entendre Que répondrait-elle ? Alors elle était perdue ! Ah ! cela était horrible !

Et des heures interminables se passèrent ainsi, soit qu’elle fût éveillée, soit que, succombant à la fatigue, elle sommeillât !

Si elle ne dormait point, la réalité se déroulait devant elle, terrible, inexorable ; si elle s’assoupissait, le cauchemar l’oppressait de ses épouvantements.

Cependant, vers la fin de la nuit, elle finit par trouver un peu de repos, mais pour jeter un cri d’horreur quand, ouvrant les yeux au point du jour et se retrouvant dans cette chambre misérable, elle se souvint.

Heureusement que sœur Sainte-Anne arriva aussitôt.

Après l’avoir rassurée, calmée, la religieuse l’aida à s’habiller et la força, vers dix heures, de prendre un léger repas ; puis elle se chargea de faire demander à l’hôtel Deblain ou à la Malle tout ce qui lui était nécessaire.

Ces détails de la vie matérielle enlevèrent un peu la pauvre femme aux angoisses de sa situation et, cédant aux avis de sa consolatrice, elle commençait à reprendre courage, lorsque le directeur de la prison entra dans sa chambre, après avoir frappé discrètement, et lui dit :

— Madame, M. le juge d’instruction m’envoie l’ordre de vous faire conduire près de lui.

— Ah ! tant mieux, s’écria-t-elle, tant mieux ! Tout, plutôt que cette incertitude qui me rend folle !

Elle se coiffa rapidement, s’enveloppa dans un manteau et suivit M. Crosnier au greffe.

Là, le directeur des Carmes la confia au gendarme qui attendait, en recommandant cet homme d’être rempli d’égards pour sa prisonnière.

Quelques instants plus tard, après avoir suivi le couloir qui mettait en communication la prison et le palais de justice, Mme Deblain arriva au premier étage, sur le seuil d’une espèce de vestibule qui servait d’antichambre au cabinet de M. Babou.

Il s’y trouvait une demi-douzaine d’individus, hommes et femmes, gens du peuple, assis sur des bancs de bois. Des prévenus, sans doute, dont les regards curieux et moqueurs se fixèrent aussitôt sur elle.

Rhéa hésitait à avancer.

– Voulez-vous que nous restions ici, madame ? lui demanda le gendarme, en s’apercevant de son trouble.

— Oui, je vous en prie, répondit-elle ; merci !

La malheureuse s’appuya sur la balustrade de pierre de l’escalier, pendant que son gardien allait et venait, faisant résonner ses talons sur les dalles du palier.

La veuve de Raymond attendait ainsi depuis près d’une heure, sa voilette baissée sur son visage, et elle comprenait que c’était là une première humiliation que M. Babou lui infligeait bien gratuitement, lorsqu’elle entendit une voix qui appelait :

— La femme Deblain !

À cette façon grossière de la désigner, l’Américaine sentit le rouge lui monter au front ; néanmoins, s’avançant d’un pas assez ferme, elle franchit le seuil du cabinet du juge d’instruction.

Le gendarme était resté dehors. La porte de la pièce se referma aussitôt.

Elle était en présence de celui qui tenait son sort entre ses mains.

Renversé dans son fauteuil, les jambes croisées, roulant entre ses gros doigts, aux ongles en deuil, sa chaîne de montre, la physionomie railleuse, le magistrat daigna saluer à peine, légèrerement, de la tête, en disant à cette femme chez laquelle il était allé en visiteur, qu’il avait vue entourée d’hommages :

— Vous pouvez vous asseoir. Ôtez votre voile.

Rhéa obéit et prit un siège. Le dégoût et la colère lui soulevaient le cœur. Elle pressentait que cet homme n’était pas seulement un juge mais encore un ennemi.

Sa prisonnière assise et le visage découvert, M. Babou la fixa pendant quelques secondes, comme pour expérimenter sur elle la toute-puissance de son regard mauvais et faux ; mais, la jeune femme ne se troublant pas, il se décida à lui demander :

— Votre nom, vos prénoms, votre âge ?

— Je suis née à Philadelphie et j’ai vingt-deux ans, répondit-elle sèchement. Quant à mon nom, vous ne pouvez l’ignorer puisque vous m’avez fait arrêter. J’ai hâte de savoir pour quels motifs.

— Vous êtes ici pour me répondre et non pour m’interroger. Je vous préviens que mon greffier transcrit textuellement vos moindres paroles.

— Je m’appelle Marie-Rhéa Panton.

— À quelle époque êtes-vous devenue Mme Deblain ?

— Il y a près de trois ans, pendant un séjour que M. Deblain a fait chez mon père, à Philadelphie.

— M. Deblain est tombé dans un guet-apens que vous lui avez tendu de complicité avec votre oncle, un certain clergyman Jonathan Thompson.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. M. Deblain m’a épousée parce qu’il m’aimait. Il n’a jamais été contraint de me donner son nom. Ceux qui racontent cela sont des calomniateurs et des sots.

— Je vous engage à ménager vos expressions ! Ah ! votre réponse ne m’étonne pas. Vous devez tenir fort peu à ce qu’on connaisse les circonstances dans lesquelles s’est fait votre mariage, en plein air, dans le jardin d’une auberge, et que vous avez dû régulariser à la légation de France pour qu’il ait quelque valeur. Il n’en est pas moins acquis pour la justice que M. Deblain a donné dans un piège. Il s’est ensuite conduit en galant homme. Quelle est la situation de fortune de votre père ?

— M. Panton est plus riche qu’aucun des négociants de Vermel. Ainsi que ma sœur, femme du colonel Gould-Parker, attaché militaire à notre ambassade en France, j’ai eu un demi-million de dot.

— Vous avez toujours manifesté le désir d’habiter Paris, et c’est pour atteindre ce but que vous avez poussé votre mari à se présenter à la députation. M. Deblain a cédé à cette fantaisie comme il avait obéi, par faiblesse, à toutes vos fantaisies précédentes. Cette dernière devait lui être fatale, car c’est lorsque vous avez prévu son échec que vous avez songé à vous défaire de celui qui ne pouvait réaliser votre rêve d’ambition et de liberté.

— Alors vous m’accusez d’avoir tué mon mari ?

— C’est de ce crime dont vous êtes prévenue. Vous avez avoué vous-même votre culpabilité en vous écriant, lorsque M. Berton s’est présenté à la Malle pour vous mettre en état d’arrestation : « Croit-on que c’est moi qui ai empoisonné M. Deblain ! » Or, puisque vous n’aviez pas lu mon mandat d’arrêt, comment saviez-vous à quel genre de mort votre mari avait succombé ?

À cette question Rhéa baissa la tête. Ne pouvant parler de la lettre que lui avait écrite le docteur Plemen, elle comprenait que ses paroles, rapportées par le commissaire de police au juge d’instruction, étaient accablantes.

— Ah ! vous ne répondez pas ? reprit d’un ton narquois M. Babou.

— J’ai jeté ce cri au hasard ! balbutia la pauvre femme.

— Et il s’est trouvé que le hasard vous a fait dire la vérité. Le jury appréciera. Nous trouverons là, probablement, bien d’autres preuves.

Le magistrat pianotait de ses gros doigts sur le coffret où, la veille, M. Berton avait placé les papiers saisis à la Malle, dans la chambre à coucher de Mme Deblain.

– Ce coffret ne renferme que des lettres intimes, observa Rhéa ; M. le commissaire de police m’a affirmé que vous ne l’ouvririez qu’en ma présence et avec mon autorisation.

— Sans doute ; mais, si vous ne m’autorisez pas à lire ces papiers, j’en référerai à qui de droit et la justice passera outre. Vous feriez mieux de compléter vos aveux involontaires en nommant votre complice.

— Mon complice !

— Oui, votre complice : M. Félix Barthey.

— M. Félix Barthey ! D’abord comment aurais-je un complice puisque je n’ai rien à me reprocher ? Ensuite, pourquoi M. Barthey ?

— Je n’ignore rien de votre conduite depuis votre arrivée à Vermel. Votre mari était faible, aveugle vous ne l’aimiez pas et vous avez débuté par faire du docteur Plemen un serviteur soumis ; puis bientôt M. Barthey, qui habitait Paris, Paris où vous vouliez vivre, a remplacé…

— Ah ! monsieur, j’hésitais à vous comprendre. Ce que vous dites là est une infamie ! Je ne croyais pas qu’il existât un pays où la loi permît à un homme, quelles que fussent ses fonctions, d’insulter une femme !

Mme Deblain s’était levée, des éclairs d’indignation dans les yeux.

À ce mouvement, M. Babou demeura un instant interdit et son greffier, ébahi, cessa d’écrire.

Mais le juge d’instruction, se remettant bien vite, reprit :

— Toute cette comédie-là ne me surprend pas, je m’y attendais. Oui, M. Barthey, votre amant !

— Assez, monsieur, s’écria l’Américaine, assez ! Je ne suis pas aussi étrangère que vous le pensez aux lois de la France ; je sais que la torture y est abolie depuis longtemps. Alors pourquoi m’infliger le supplice d’être interrogée ainsi que vous le faites ?

— Madame !

— Je vous jure, monsieur, que ces paroles sont les dernières que je vous adresserai. Désormais, vous me questionneriez vainement, je ne vous répondrais plus. Faites de moi ce que vous voudrez. Mon ambassadeur est peut-être en ce moment même chez votre ministre de la justice. Un jour viendra où vous aurez à rendre compte de votre conduite envers une femme sans défense que vous avez le droit de poursuivre, puisque vous la croyez coupable, mais à laquelle il était de votre devoir d’épargner les outrages. C’est seulement devant mes juges que je m’expliquerai ou qu’on s’expliquera pour moi. À vous, plus un mot, plus un seul !

Rhéa avait dit tout cela avec une telle dignité, la résolution était si énergiquement peinte sur son visage, que M. Babou en demeurait confondu ; non pas qu’il pensât, dans son esprit étroit et vaniteux, qu’il eût le moindre tort, mais tout simplement parce qu’il ne s’attendait pas à une semblable révolte.

— Ah ! vous ne me répondrez plus, dit-il enfin, de son ton nasillard. Eh bien ! nous verrons. La prison préventive et le secret en ont réduit d’autres que vous. Dois-je continuer votre interrogatoire ?

Mme Deblain fit, de la tête, un mouvement négatif.

— Soit ! dit le juge d’instruction.

Et, s’adressant à son greffier, il commanda :

— Faites signer la prévenue.

La jeune femme s’approcha de la table du scribe et, après avoir jeté un coup d’œil sur les feuilles que cet homme lui tendait, elle traça rapidement ces mots au bas de l’une d’elles :

« Lorsque cet interrogatoire mentionnera exactement toutes mes réponses, je le signerai. »

Cela fait, elle se dirigea vers la porte de la pièce.

M. Babou, furieux, s’écria :

— Je vous défends de sortir. Ah ! vous ne voulez pas parler !

Il s’était mis à écrire et, lorsqu’il eut terminé, il ordonna à son greffier d’appeler le gendarme qui avait amené Mme Deblain.

Cet homme entra immédiatement.

— Reconduisez la prévenue en prison, lui dit-il, et remettez cette lettre à M. Crosnier. Ah ! vous ne voulez pas parler !

Rhéa affecta de ne point entendre cette phrase menaçante et sortit en baissant son voile.